– Monsieur, dites-moi, qu’est-ce qui vous a poussé à faire ça ? – C’est qu’y avait plus grand-chose à faire, vous savez…
Les deux hommes étaient assis, face à face, dans une grande pièce sombre. Entre eux, il y avait un bureau. Dans la pièce, tout était vieux. Le bureau était vieux, les chaises également, l’armoire, les livres et les dossiers qu’elle contenait étaient aussi fripés et aussi jaunes que le papier peint qui collait à peine aux murs. Plus que tout, les deux hommes étaient vieux. En réalité, ils l’étaient beaucoup moins qu’il n’y paraissait. Mais ils avaient mauvaise mine, et ils avaient l’air triste. Et puis, dans cette vieille pièce, tout paraissait tomber en ruine. Le premier homme était très maigre ; l’autre avait l’air particulièrement abattu. Il se tenait immobile sur sa chaise, le dos voûté, et il regardait ses mains, qu’il tenait posées sur ses cuisses, comme s’il avait peur qu’elles ne fassent quelque chose de grave, quelque chose qu’il n’aurait jamais pensé pouvoir faire, ou peut-être même qu’elles l’abandonnent.
– De toute ma vie jamais j’aurais pensé que je pourrais en venir à faire une chose pareille, reprit l’homme qui paraissait le plus abattu des deux. Ça me ressemble pas de faire une chose comme ça. – Et vous sauriez me dire, à peu près, ce qui vous a poussé à faire cela ? – C’est que c’est pas simple. Moi-même, je le sais pas vraiment. J’avais jamais pensé que je pourrais faire ça. C’était pas prévu. – Vous comprenez bien que je ne suis pas là pour vous juger, mais pour vous aider, n’est-ce pas ? Et le plus vous m’en direz, le mieux je pourrais vous aider. Est-ce que vous comprenez cela ? – Oui, je comprends. – Alors ? – C’est pas simple.
Le vieil homme maigre qui voulait aider l’homme abattu soupira. Se levant, il traversa la grande pièce jusqu’à l’armoire. Il ouvrit un tiroir dans lequel se trouvaient des fiches classées par ordre alphabétique. Il chercha un instant. Dans la pièce, il n’y avait pas un bruit. On entendait par moment le bruissement des feuilles contre l’index du vieil homme alors que celui-ci les balayait, une à une. Finalement, il trouva ce qu’il était venu chercher. Sans bruit, il referma le tiroir et retourna s’asseoir à sa place. Ses pieds effleuraient à peine le sol.
– Ce que je vous propose, c’est de commencer par le début. Le tout début, s’il le faut. Cela nous permettra peut-être de mettre le doigt sur certaines choses qui nous auraient échappées. – Vous croyez que ça va servir ? Je veux dire, de reprendre depuis le début ? – Nous allons faire en sorte. Vous êtes né à Chauray, en mille neuf cent cinquante-cinq, le quatre juillet, c’est bien ça ? – C’est ça… – Vous avez grandi auprès de vos parents et de vos deux jeunes frères, jusqu’à l’âge de dix-huit ans, c’est exact ? – C’est exact… – Âge auquel vous avez obtenu votre baccalauréat littéraire. Littéraire ? – Oui. – Vous aimez la littérature ? – Non. Enfin… Je lis des conneries, des fois… Surtout des magazines. – Vous préférez l’informatique, alors ? – Non, pas vraiment… – Vous n’aimez ni la littérature, ni l’informatique, mais vous avez obtenu un bac littéraire et vous avez passé les… attendez… vingt dernières années de votre cursus professionnel à travailler dans l’informatique, c’est bien ça ? – C’est bien ça.
Le vieil homme retira ses lunettes, les posa devant lui, sur le bureau, et se frotta les yeux. Puis il remit ses lunettes et observa l’homme qui était assis en face de lui. Pauvre homme. Il avait envie de l’aider mais il ne savait pas vraiment pourquoi. Pourquoi lui plutôt qu’un autre ? Ils étaient des dizaines à défiler, chaque semaine, dans son bureau. Mais celui-ci avait quelque chose de spécial. Quelque chose de sympathique. Et de désespéré.
– Vous allez devoir m’aider un peu plus, Yves. Je peux vous appeler par votre prénom ? – Si vous voulez. – Yves, pour commencer, qu’est-ce qui vous a motivé à préparer un baccalauréat littéraire si vous n’aimez pas la littérature ? – C’est mon père qui m’a motivé. – Votre père ? – Mon père, il a jamais fait d’études, alors il voulait absolument que j’aie le bac, n’importe lequel, par tous les moyens. – C’est plutôt louable, de la part de votre père… – Oui, sauf que le bac littéraire, à l’époque, c’était là qu’ils mettaient les bons à rien, ceux qu’étaient pas capables d’avoir un bac normal. Mon père, il me répétait sans cesse que c’était le seul bac que je pouvais espérer avoir. C’est comme ça que je l’ai eu, mon bac. – Je vois. Et après votre bac, dites-moi, qu’est-ce que vous avez fait ? – Ben, à cette époque-là, y’avait pas beaucoup d’emploi. Et puis moi je savais pas trop quoi faire. J’ai fait quelques mois de chômage et j’ai cherché des petits boulots à droite à gauche. – C’est ce que je peux lire sur votre CV, là, tout en bas ? Mille neuf cent soixante-quinze, société Frères LUD… – Ah non, non, ça, c’était après. Non, ces petits boulots dont je vous parle, ils étaient tellement nuls que je les ai même pas mis dans mon CV. – Nuls ? – C’était de l’intérim, vous savez. J’allais d’entreprise en entreprise, là où y avait un petit coup de pouce à donner. J’étais payé au lance-pierre, quoi. – Mais c’était quoi, comme genre de coup de pouce ? – De la manutention. Lever des sacs, porter des sacs, poser des sacs. Pareil avec des caisses. Ce genre de choses. – D’accord. Et après ? – Après, j’ai réussi à obtenir un ou deux CDD, pas très longs, dans des boîtes par où j’étais déjà passé, et c’est comme ça que j’ai fini par me faire embaucher à la FACIM. Ça s’est fait tout seul. D’abord de l’intérim, après un CDD et pour finir, ils m’ont proposé un CDI. – Vous leur aviez demandé, vous, de vous prendre en CDI ? – Non, non, c’est eux qui m’ont proposé. – Ça ne vous disait rien, c’est pour ça que vous ne leur avez pas demandé de vous prendre en CDI ? – Non, ça me disait bien, mais c’est eux qui m’ont proposé, alors… voila et après, moi, j’ai accepté et c’est comme ça que je suis rentré à la FACIM. – Et s’ils ne vous avaient jamais proposé de vous prendre en CDI, vous auriez fait quoi ? – Ben, ils m’ont proposé, alors… – Alors vous avez accepté et c’est comme ça que vous êtes rentrés à la FACIM. Je vois.
Le vieil homme aux lunettes tira du dossier qu’il avait sous les yeux une feuille vierge, puis il saisit un stylo qui traînait sur son bureau et il commença à écrire. Il prenait des notes.
– Vous avez quelque chose ? Demanda l’homme qui s’appelait Yves. – Peut-être, mais n’y pensez pas. Nous en parlerons plus tard. Éventuellement.
Le vieil homme prenait son temps pour écrire, comme s’il réfléchissait. Dans la grande pièce vide, on n’entendait que le frottement lent et saccadé du stylo contre le papier. Les deux hommes restaient silencieux. Ils respiraient à peine. Soudain, le vieil homme leva la tête et demanda :
– Yves, dites-moi, vous avez une passion ? – J’aime bien le tennis. – Vraiment ? – Oui, je regarde souvent les matchs. Enfin, je regardais. J’ai raté la finale de Roland Garros, cette année. Vous l’avez vue ? – Oui, mais… Attendez, ce n’est pas le sujet. Vous regardez le tennis à la télé, c’est cela, votre passion ? – Non, je joue aussi. – Pourquoi vous ne me l’avez pas dit ? Vous jouez comment, vous êtes classé ? – Je suis quinze-quatre. Enfin, j’étais. – C’est un bon classement, non ? – Bof. – Vous jouez souvent, alors ? – Plusieurs fois par semaine. – Très bien. Et à part le tennis ? – Je suis aussi vice-président du club. – Vous êtes vice-président ? De quel club ? – Du club de tennis où je joue. Avant, j’étais président, mais ça me prenait du temps et je pouvais jamais jouer tranquille. Y avait toujours quelqu’un pour venir m’embêter quand je jouais. – Vous avez été président de votre club de tennis ? Mais pourquoi vous n’avez pas commencé par là quand je vous ai posé la question, à propos de vos passions ? – Je pensais pas que ça vous intéresserait. Moi-même, ça m’intéresse pas particulièrement d’être président de mon club. Ça s’est fait comme ça, et puis de toute façon je préfère voir les matchs à la télé.
Le vieil homme avait posé son stylo et il scrutait son interlocuteur avec attention. Ce n’était plus un homme usé qu’il voyait mais un enfant. Un enfant dans un corps adulte, avec une mine de vieillard. C’était peut-être cela qui l’intriguait, chez cet homme : le fait qu’il embrasse trois générations à lui seul. Le vieil homme regardait l’homme abattu et celui-ci baissait toujours les yeux. Dans la pièce obscure, rien ne bougeait. La fenêtre, en hauteur, laissait pénétrer un filet de lumière pâle qui venait mourir sur le bureau, entre les deux hommes.
– Pourquoi regardez-vous vos mains, Yves ? – Je sais pas, moi… – Elles vous ont bien aidé, ces mains, tout au long de votre vie, n’est-ce pas ? – C’est sûr qu’elles m’ont rendu des services. J’aurais du mal à m’en séparer… – À la FACIM, vous avez commencé par faire de la manutention, au service livraison, c’est ça ? – C’est ça. – Ensuite, vous avez évolué vers d’autres postes, jusqu’à ce qu’on vous propose une place dans le département informatique. Ou alors peut-être avez-vous demandé à y être muté ? – Non, non, c’est eux qui m’ont proposé. À cette époque, ça marchait bien, l’informatique. – Et depuis, on ne vous a jamais proposé d’évoluer vers d’autres fonctions ? – Si, un peu. C'est-à-dire qu’au commencement j’étais opérateur, et après ça s’est appelé technicien, puis préparateur. Maintenant, ils appellent ça analyste. Mais c’est pareil. – Est-ce que ça signifie que depuis vingt ans, vous faites la même chose ? – Ben… Je suppose que oui. Pour être honnête, j’y ai jamais vraiment fait attention.
Le vieil homme soupira.
– Yves, dites-moi, ces questions que je vous pose, sur vos passions, sur votre expérience, on vous les a déjà posées lors de vos entretiens d’embauche ? – Oui, je crois… – Et vous avez répondu la même chose ? La même chose que ce que vous m’avez répondu, à moi ? – Je crois… – Vous réalisez que le monde a changé, en trente ans ? – Oui, c’est sûr. – Qu’est-ce que vous pensez de votre situation actuelle, du fait qu’on vous ait licencié : ça vous fait quoi ? – C’est pas juste.
Le vieil homme se pencha plus en avant.
– Vraiment ? Pourquoi ? – Parce que c’est pas de notre faute, à mes collègues et à moi, si la boîte s’est plantée. – Mais vos anciens collègues, ils ont déjà retrouvé du travail, pour la plupart, non ? – Ça change rien au fait que c’est pas notre faute. C’est la faute aux patrons. On en a eu plein, des patrons. Tous, ils ont fait n’importe quoi et après ils sont partis avec des parachutes. C’est eux qui ont fait couler notre boîte. Nous, on a fait que ce qu’on nous demandait, rien de plus, et maintenant c’est nous qui payons les pots cassés.
L’homme avait parlé sans bouger, sans la moindre expression sur le visage, comme s’il répétait un vieux texte appris par cœur.
– Vous n’êtes pas syndicaliste ? – Non. – Pourquoi ? Cela vous aurait permis de défendre vos opinions. – Je sais pas. Ça sert à rien de toute façon. – Ça ne sert à rien de défendre ses opinions ?
L’homme ne répondait plus. Le vieil homme le scruta longuement puis, subitement, il eut une idée.
– Si je vous attaquais, maintenant, dit le vieil homme, avec un vieux livre ou… mieux : avec un couteau que j’aurais caché sous mon bureau, qu’est-ce que vous feriez ? – Pourquoi vous m’attaqueriez ? Je vous ai rien fait. – C’est juste une supposition. Alors, vous feriez quoi ? – Je ne crois pas que vous m’attaqueriez. Vous voulez m’aider, vous l’avez dit vous-même. Ça colle pas.
Brusquement, le vieil homme saisit le stylo posé devant lui, poing fermé, comme on serre un poignard, poussa un hurlement et se rua sur le bureau en levant son bras pour frapper. Face à lui, l’homme ne broncha pas. Il regardait toujours ses mains. Le cri du vieil homme résonna longtemps dans la pièce, tel un fantôme lointain, puis s’évanouit tout à fait pour rendre sa place au silence. Le vieil homme se tint immobile lui aussi, à genoux sur le bureau, le bras en l’air. Un rai de lumière tombante traversait son visage. En d’autres circonstances, le comique de la situation l’aurait fait sourire mais cette fois, il se sentit triste. Finalement, il descendit du bureau et s’adressa à l’homme abattu :
– J’ai peur de ne pas pouvoir faire grand-chose pour vous. En tout cas, pas tant que vous serez dans cet état. Je suis désolé. Vous avez déjà rencontré des psychologues, ou des psychothérapeutes ? – Oui. – Qu’est-ce qu’ils vous ont dit ? – Ils m’ont conseillé de venir vous voir, pour que vous m’aidiez à trouver un travail. – Ce n’est pas comme cela que ça marche. – Ils m’ont dit que mon problème, c’est que je n’avais pas de travail. – Ce sont des imbéciles. Je vais vous donner les coordonnées d’un psychothérapeute que je connais bien. Si vous voulez du travail, il faudra commencer par là. – Mais pourtant je suis pas malade ? – Non, vous n’êtes pas malade. Vous avez simplement besoin d’un peu d’aide de la part de la personne appropriée et cette personne, pour le moment, ce n’est pas moi. Vous irez ? – Si vous voulez. – Je n’en attendais pas moins de vous.
Le vieil homme recula son siège et ouvrit le tiroir principal de son bureau. Il fouilla un moment dans un gros tas de papiers, duquel il finit par extirper une petite carte de visite qu’il tendit à l’homme abattu. D’un geste lent, ce dernier leva la main, saisit la carte et la déposa sur ses cuisses, là où son regard était déjà posé.
– Merci. – Non, non, ne me remerciez pas. Il est l’heure d’y aller, à présent. Je vous appellerai bientôt pour avoir de vos nouvelles, d’accord ? Prenez rendez-vous rapidement.
Le vieil homme se dirigea vers la sortie et ouvrit la porte. Il se sentait terriblement vieux. Plus tard, quand l’homme abattu aurait définitivement disparu au bout du couloir, il se dirait : « Voila un homme qui n’a jamais fait que ce que l’on attendait de lui, ni plus, ni moins. L’unique décision dont il eut jamais le courage fut celle de se donner la mort. Mais cet acte, le seul qu’il aurait pu accomplir de sa propre initiative, il l’avait manqué, misérablement. Comment aurait-il pu en être autrement ? »
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