Treize heures douze. J’enfile mes chaussettes, mes chaussures en cuir toutes neuves. Je cours à la salle de bain, ma cravate à la main. Je noue le nœud face au miroir. Je m’applique. Mes mains tremblent un peu. Je dois m’y reprendre à plusieurs fois. À la fin, j’ai envie de m’énerver, mais ça n’est vraiment pas le moment. Il vaudrait mieux que j’essaie de me calmer. J’enfile ma veste, je me contemple une dernière fois. Les cheveux, le nez, la bouche, la cravate, la ceinture, tout est ok. Je regarde ma montre. Il est treize heures trente. Je suis à la bourre.
Je sors de ma sacoche un petit comprimé blanc, je le coupe en deux pour limiter l’effet et je l’avale. Il faut compter une petite demi-heure. Ça devrait concorder. Je cours à la cuisine, je remplis une petite bouteille d’eau, j’en fous partout. J’en bois une gorgée au goulot. J’ai la chemise un peu mouillée mais je me dis que ça va sécher. Je regarde ma montre. Treize heures trente-cinq. Je retourne dans la salle de bain, je me mire encore, je vérifie que tout va bien. Je me parle tout haut alors que je ne fais jamais ça. Je dis : « Tu vas le faire, c’est rien ». Je retourne à la cuisine pour vérifier que j’ai bien fermé le robinet, que les plaques chauffantes de la cuisinière sont éteintes. Je cours aux toilettes et je pisse encore un coup, la troisième fois en moins d’une heure. Je vérifie que la chasse ne coule pas. Il est treize heures trente-huit. Je sors en courant.
Dehors, il fait trop chaud. C’est un mois d’août pourri, toujours gris. Avec la chaleur et le ciel tellement bas, on a l’impression d’étouffer. Les journées de ce mois d’août sont interminables, tristes, et se ressemblent comme de longs hivers. Je n’ose pas enlever ma veste, de peur de la froisser. Je trottine dans la rue, jusqu’à l’arrêt de bus. Je transpire de partout. J’arrive en même temps que le bus, un coup de chance. Il est bondé. Je me serre à l’intérieur, debout. Toutes les fenêtres sont ouvertes mais elles sont minuscules et il fait une chaleur à crever. Ma chemise est trempée de sueur, collée à mon dos. C’est extrêmement désagréable. Mon col me serre. J’ai le front qui dégouline.
Ça va faire un an maintenant que je suis au chômage. Pourtant, jusqu’ici, j’avais assuré comme une bête, et c’est peu dire. Bac S, mention bien, quinze de moyenne. Parmi les meilleurs élèves du lycée. Prépa puis école d’ingénieur généraliste à Paris, spécialisation en mécanique. Me demandez pas pourquoi. Je crois bien que c’est parce que, petit, je jouais beaucoup aux LEGOS. Qu’on le veuille ou non, on ramène toujours tout à son enfance. J’ai fini mon cursus il y a un peu plus d’un an maintenant, après un stage pourri dans une grande boîte, passé devant un écran à dessiner des pièces en trois dimensions, payé une misère. Et depuis, plus rien.
Je me suis inscrit à l’ANPE et j’ai voulu m’inscrire aux ASSEDIC, mais comme j’ai moins de vingt-cinq ans et que je n’ai jamais travaillé, ça ne sert à rien. Pas un rond pour moi. Depuis, je consulte les petites annonces, j’envoie mon CV avec des lettres de motivation que je mets des heures à écrire à tout plein de super entreprises et on ne me répond jamais. J’ai même passé quelques coups de fil, surtout à des anciens élèves de mon école qui sont arrivés au bon moment sur le marché du travail, c'est-à-dire il y a dix ans, et ils sont tous patrons de quelque chose. Rien. Alors aujourd’hui, va falloir assurer. Surtout que pour décrocher le premier entretien de ma carrière avortée, j’y suis allé à fond. Je commence à connaître, à force d’avoir essuyé des refus. Je leur ai pondu une lettre de motivation rentre-dedans à souhait, du style :
« Vous recherchez un ingénieur surdiplômé ayant des compétences en management et trois ans d’expérience dans une fonction similaire et acceptant d’être payé comme un junior ? Le poste que vous proposez correspond tout à fait à mes attentes et d’ailleurs, je suis votre homme. »
Ça passe ou ça casse. Le problème c’est que maintenant, va falloir y aller à fond pendant l’entretien et ça, c’est pas mon fort.
Ça bouchonne devant. On n’est à plus qu’à cinq cents mètres de la Défense. Treize heures cinquante à ma montre, rien ne va plus. Je dis pardon aux gens, je les pousse et je leur marche sur les pieds jusqu’au conducteur.
– Vous pouvez m’ouvrir, s’il vous plaît ? je lui dis.
Le type me regarde d’un œil morne. Il est gros, il est moche, il a chaud et il a un boulot de merde. Il est plus tout jeune. À son regard, je vois tout de suite qu’il me déteste déjà, alors que je lui ai à peine dit un mot.
– C’est interdit. – S’il vous plaît, j’ai rendez-vous à quatorze heures, juste ici. Ça n’avance plus. – J’peux pas, c’est interdit.
Je jette un œil à l’avant, la rue est complètement bouchée.
– Écoutez, je dis, j’ai un entretien d’embauche dans dix minutes. J’peux pas me permettre d’arriver en retard. S’il vous plaît.
Le gros type tourne la tête et regarde droit devant lui. Il ne dit rien. Je vois sa main s’écarter lentement et venir se poser sur un bouton, tout doucement. La porte s’ouvre. Je lui dis merci et je sors.
Dehors, il fait toujours aussi chaud, mais c’est toujours mieux que dans le bus. Les voitures klaxonnent, il y a du monde partout. Je dois me frayer un passage sur le trottoir pour avancer plus vite. Je bouscule les gens, je dérange, on me jette des regards noirs. Je ne m’excuse plus. Pas le temps. Je suis devenu parisien. Je sors le plan de ma poche et je trouve l’immeuble. C’est une tour énorme. Je rentre. Il est quatorze heures.
Dans le hall d’entrée, si on peut appeler ça un hall tellement c’est grand, il y a des costard-cravates partout. Ça pullule. Ils sont tous beaux, ou du moins en paraissent convaincus, et arrogants ; ils se tiennent bien droits, parlent fort et rient en montrant les dents. Ils font partie de la même famille. En les regardant, j’ai le sentiment que je n’ai rien à voir avec eux. À droite, il y a un grand bureau d’accueil, avec trois hôtesses. Une noire, une asiatique et une blanche. C’est fort. Je m’approche.
– Bonjour, j’ai rendez-vous avec Monsieur Willermann, je dis, en bafouillant un peu. – De quelle société ? – ALTARIX.
La jeune femme compose un numéro, règle l’affaire et me tend un badge d’accès anonyme :
– Soixante et onzième étage. Les ascenseurs sont sur votre gauche.
Impossible de les manquer : il y en a au moins dix. Je tape le numéro de l’étage sur un pupitre transparent qui m’indique la lettre G. Je mets un moment à comprendre qu’il s’agit de la désignation de l’ascenseur à prendre. Celui-ci m’amène au soixante et onzième étage sans marquer d’arrêt, en moins d’une minute.
Quand j’arrive, il n’y a personne. J’ai les oreilles qui bourdonnent. Je franchis la première porte et je pénètre dans une salle d’attente de taille moyenne. Elle débouche sur une immense baie vitrée. La vue embrasse Paris ainsi que quelques tours voisines. Une secrétaire arrive, plutôt jolie. Je lui dis qui je suis, qui je viens voir. Elle me dit que Monsieur Willermann va me recevoir tout de suite et m’invite à m’asseoir. Elle s’en va.
Une fois assis, je commence à me sentir bizarre. J’ai trop couru, j’ai trop stressé pour arriver jusqu’ici. Ça démarre mal alors que ça n’a même pas encore commencé. J’évite de regarder à l’extérieur parce que j’ai l’impression de plonger. Dans la salle, il n’y a aucun bruit. Rien que le silence.
Sur la table basse devant moi, modèle design en verre, bien sûr, il n’y a que des magasines d’entreprise. Je feuillette un peu : c’est de la propagande. On se croirait chez les Russes. Et vas-y que ça vante les projets réalisés, et qu’on a les plus gros clients, et que tout le monde est content de travailler chez nous… J’en profite pour réviser un peu. Voyons voir. « ALTARIX, société de conseil en ingénierie… » Mon cul. C’est de la prestation que vous faites, c’est tout. Vous bouchez les trous. « … s’est forgé une solide réputation grâce à l’expertise multidisciplinaire de ses collaborateurs dans tous les domaines à la pointe de la technologie. » Merde. Je ne suis pas à la pointe de la technologie. Je suis foutu. Sans rire.
Quatorze heures quinze. Je commence à trouver le temps long. En bas, c’est toujours la même activité. J’imagine le bruit de la rue, la foule et les costard-cravate en train de rire, dans le grand hall. Peut-être même qu’il y en a qui se rient de moi avant de me recevoir, dans un bureau, à côté, au bout du couloir. Ici en tout cas, c’est le silence absolu. Ça me pèse. J’attends.
Quatorze heures trente. Il fait chaud dans cette salle de merde. Le soleil tape directement sur la vitre et il n’y a pas de clim. J’ai envie de me lever, d’enlever ma veste, de marcher un peu, mais je préfère me tenir prêt au cas où quelqu’un viendrait me chercher. En plus, c’est possible qu’ils aient mis des caméras pour voir comment je me comporte, pour savoir si je résiste bien au stress. Il paraît que certaines boîtes le font.
Quatorze heures cinquante. Je vais me casser. Je dégouline. Soudain, une porte s’ouvre et j’entends des pas approcher dans ma direction. Je me lève, j’essuie ma main moite sur mon pantalon. Le type qui entre est énorme. Une masse. Une tête de bulldog sur un corps de boxeur, genre poids lourd. Il prend ma main et la broie au passage, me fait l’honneur d’un joli sourire et me demande si je n’ai pas eu de difficultés à trouver l’immeuble. Je calcule même pas et je lui réponds que non, que c’était très bien indiqué sur le plan. Il a l’air content. Tant mieux. Il m’invite à le suivre dans son bureau. Sur le chemin, on ne croise personne.
La salle est petite. Au fond, il y a une baie vitrée, comme dans la salle d’attente, mais les stores sont baissés. Il me fait signe de m’asseoir en face de lui, ce que je fais, puis il s’assied à son tour. Son bureau nous sépare. C’est déjà ça.
– Il fait un peu sombre, non ? il me dit.
Il se retourne, tends la main et tire sur la ficelle qui pend le long du mur. Le store se lève, et je me retrouve face à la capitale. « D’ici, on domine le monde », voilà ce que ça voulait dire. « Regarde bien et profite tant que tu peux. Peut-être qu’un jour tu seras à ma place. Seulement si je le veux. » Le gros con a l’air tout content de m’en mettre plein la vue. Il me dévisage longuement mais ne dit rien. Je finis par me demander s’il n’attend pas de moi que je prenne l’initiative. J’ouvre la bouche mais il me coupe tout de suite d’un ton sec. Il a une voix forte et rauque.
– Qu’est-ce que vous savez d’ALTARIX ?
Pour le coup, j’avais eu le temps de réviser. Je lui récite les salades qu’il a envie d’entendre. Je sens que ma voix tremble un peu.
– ALTARIX est une société de conseil en technologies leader dans son domaine. Forts de plus de mille collaborateurs répartis dans près de vingt pays, vous êtes présents dans quatre des cinq continents. Vous apportez votre expertise sur des projets variés à la pointe de la technologie et savez identifier les facteurs clés de la réussite. Vous avez collaboré avec un constructeur automobile de renommée mondiale sur un projet de Formule un, vous avez contribué au dimensionnement du système de refroidissement d’une centrale atomique de dernière génération, vous… – Je m’en fous !
Il avait presque crié.
– Pardon ? – Je m’en fous ! C’est du vent ! Dites-moi plutôt pourquoi vous avez postulé chez nous.
Là, je suis scotché, pétrifié sur place. Plusieurs secondes s’enchaînent avant que je ne recouvre l’usage de la parole. Le type s’adosse bien confortablement dans son grand fauteuil en cuir, qu’il remplit tout entier. Il arbore une cravate rouge, énorme, large comme jamais je ne pourrais en porter. Il porte sa main à son énorme nœud de cravate et le desserre un peu, tout en me fixant droit dans les yeux, comme s’il s’apprêtait à m’en coller une.
– J’ai postulé chez vous parce que je sais que je pourrais ainsi acquérir une expertise dans des domaines variés en participant à de nombreux projets. J’ai choisi d’être consultant parce que cette fonction permet de découvrir des problématiques diverses en intervenant auprès de nombreux clients… – Mais pourquoi nous ? – Vous travaillez justement pour les clients les plus importants du secteur industriel. De plus, vous avez une politique des ressources humaines avantageuse, et cela est important pour moi. – C'est-à-dire ? – C'est-à-dire que les nouveaux arrivants participent à un parcours d’intégration de deux jours qui leur permet de s’imprégner de la culture de la société. De plus, les consultants juniors sont suivis par un « coach », ce qui leur permet d’avoir des échanges moins conventionnels qu’avec leur responsable hiérarchique direct.
Ouf, ça a l’air de fonctionner. Ce qu’il faut pas dire, quand même, comme conneries… Là-dessus, le type prend mon CV dans une pile posée sur son bureau et commence à le regarder, un peu comme si c’était la première fois qu’il le voyait.
– Alors… Et si vous me racontiez rapidement ce que vous avez mis dans votre beau CV ?
Nous voilà dans l’épreuve obligée de tout entretien. Bien entendu, je m’y suis préparé. Mais j’ai la bouche pâteuse et je commence à sentir une petite boule oppressante, dans ma gorge, qui m’empêche de respirer. Tout de même, je me lance :
– Voilà, je suis né au Maroc, pays dans lequel j’ai étudié jusqu’à l’obtention de mon baccalauréat, puis j’ai intégré l’école de… – Vous êtes marocain ? Pourquoi vous ne l’avez pas mentionné dans votre CV ? – Non, je suis français. Je suis né au Maroc, mes parents et mes grands-parents aussi, mais nous sommes français d’origine. – Et avec tout ça, vous n’êtes pas marocain ? – Non.
Le type prend le temps de réfléchir un peu. Puis il se penche lentement vers moi et me lance tout bas, sur un ton de confidence :
– Dites-moi, vous ne trouvez pas qu’il y a un problème, quelque part ?
Je ne comprends rien à ce qu’il me raconte. Je me penche aussi, avec méfiance.
– Pardon ? je lui dis. – Vous êtes là-bas depuis trois générations et vous êtes toujours français. Ici, ils arrivent et au bout de trois mois, hop, c’est bon. Vous trouvez ça normal, vous ?
Moi, justement, je suis tellement abasourdi que je ne dis plus rien. Je le regarde, la bouche ouverte, et je dois avoir l’air drôlement con. Bizarrement, le type ne se démonte pas, bien au contraire. Il a l’air pleinement satisfait de l’effet produit. Il se recale confortablement dans son siège, me regarde avec un léger sourire et me demande de reprendre. Moi je ne sais plus si j’en ai vraiment envie. Plus ça va, plus je me demande ce que je fous ici. J’essaye de me relancer mais j’ai perdu le fil.
– Donc… – Vous avez intégré une école d’ingénieur. – C’est ça, et en troisième année, je me suis spécialisé en mécanique. J’ai eu la chance de pouvoir réaliser un stage extrêmement intéressant dans une entreprise allemande qui fabrique des composants hydrauliques pour pelleteuses.
Là, j’ai vaguement conscience d’en faire trop. Je réalise que moi-même, je ne crois pas un mot de ce que je dis. Il faut pourtant continuer, coûte que coûte.
– J’ai mené un projet de conception de télécommande hydraulique, depuis la rédaction du cahier des charges jusqu’à la réalisation. J’ai été amené à travailler en collaboration avec le bureau d’études électronique et avec un fabricant de prototypes. Cette expérience a été très enrichissante car elle m’a permis de… – Ça marche comment, ce truc ? – Pardon ? – Votre truc, là, la télécommande, ça fonctionne comment ? – C’est une télécommande hydraulique. – Vous me prenez pour un con ?
Je crois que je vais m’évanouir. Ma gorge me serre. Et cette boule de merde qui m’empêche de respirer. Et puis il commence à faire vraiment chaud dans la pièce, à cause du soleil qui entre par le store ouvert. Je déteste ce mec. Il me fait trop chier mais j’peux rien faire, putain. Bien sûr que t’es con. T’es même pire que ça. T’es le roi des connards. Attends un peu que je sois à ta place et que j’aie ton putain de fils en face de moi.
– C’est un joystick monté sur pistons hydrauliques, relié au distributeur par un circuit annexe à moindre pression. – Eh ben voilà ! Et c’est tout ce que vous avez fait ? – Lors de mon projet de fin d’études, j’ai aussi… – Depuis la fin de vos études, vous n’avez rien fait ? – Non. – Pourquoi ? – La situation actuelle est difficile pour les jeunes diplômés. – C’est tout ? – J’ai peut-être été trop exigeant sur la qualité des postes auxquels j’ai postulé. – Et maintenant, vous ne l’êtes plus ?
Je le regarde et j’ai le sentiment qu’il réalise qu’il est allé trop loin. Ou peut-être que je me trompe. Toujours est-il qu’il repose mon CV et qu’il m’annonce que nous allons pouvoir passer à la suite. Il me dit que j’ai passé la première étape avec succès, que mon profil et ma personnalité correspondent tout à fait à ce qu’ils recherchent. Et pour la rémunération, c’est trente KE pour tout le monde. Alors il me demande ce que je veux faire, sur quel type de mission j’aimerais commencer. C’est une question piège parce que je n’ai aucune idée de la nature du poste qu’ils ont à me proposer. Je dois rester le plus large possible tout en donnant l’impression que je sais ce que je veux. Encore une merde.
– Je souhaiterais si possible débuter par une mission en relation avec mes expériences passées car cela permettrait à ALTARIX de faire valoir mes compétences. Cela me permettrait également de faire mes premiers pas dans le monde professionnel en toute confiance. Par la suite, j’aimerais pouvoir acquérir des compétences transverses en intervenant sur des projets variés auprès de divers clients. – J’ai justement ici une mission qui correspond tout à fait à votre projet professionnel ! il me dit du tac au tac.
Et il me tend une feuille.
Je la pose sur le bureau, devant moi, et je commence à lire. Le nom du client est caché. Globalement, c’est vrai que ça colle plutôt pas mal. Mais j’arrive à la dernière ligne et là, ça coince.
– Ils demandent trois à cinq ans d’expérience sur un poste similaire, je lui dis. – On peut se tutoyer ? – Oui, je réponds, hésitant. – Ça posera pas de problème. Tu seras épaulé par un senior qui passera une demi-journée sur site avec toi de temps en temps. – Ah… – Ok, il me dit. Maintenant, je suis le client. Je te laisse cinq minutes pour te préparer. Sois convaincant parce que vous êtes deux sur le poste et je te cache pas que l’autre candidat a un profil intéressant. C’est mon collègue qui va prendre la suite. On se voit tout à l’heure.
Et il se casse. Dès qu’il franchit le pas de la porte, je respire à nouveau. Je sors la bouteille de ma sacoche et je bois un grand coup. L’eau est chaude. J’ai le front tout collant. Je dégage un peu la manche de ma chemise de dessous ma veste et je m’essuie avec. Je prépare mon argumentation et au bout d’une bonne vingtaine de minutes, un autre type entre dans le bureau, se présente, et s’assied en face de moi. Il est plus jeune que le premier. Moins impressionnant aussi.
– On peut se tutoyer ? il me dit. On fait partie de la même maison, maintenant. – D’accord. – Je t’écoute, me dit-il en se saisissant de l’offre d’emploi.
Je commence. Je m’embarque dans un long monologue où je vante mes compétences et mes réalisations. J’en rajoute. Ma voix tremble beaucoup. À la fin, j’ai mal à la gorge et j’ai la langue sèche. Je fatigue. Le type me dit que c’est plutôt pas mal, mais que je dois parler plus fluide et penser positif. Il me corrige sur certains points. Ne pas dire « J’ai rencontré quelques problèmes », mais « J’ai surmonté tous les problèmes ». Faire attention à ne pas répéter tout le temps les mêmes mots. Du baratin à la con, quoi.
Sur ce, le premier type entre dans le bureau, tout content. Il nous annonce que le client est dispo cet après-midi et que Marc est prêt à nous emmener. Marc, c’est le patron, m’explique l’autre. Et en moins de deux, nous voilà partis. Arrivés à la porte, Willermann me serre la pince et me souhaite bonne chance. Arrive un troisième type. À son allure, je comprends tout de suite à qui j’ai affaire. Ce gars-là transpire l’autosuffisance. La quarantaine, beau-gosse, la mâchoire et les épaules carrées, une carrière exemplaire. Je le hais.
– Marc Duval, il me dit, en me tendant la main. Bienvenue chez ALTARIX.
Je me présente également et le remercie pour son accueil. Dans l’ascenseur qui nous emmène au parking, les deux types évoquent l’avancement des missions en cours et les contrats à venir. Ce qui est « dans le pipe », comme ils disent. Ils parlent en message codé et j’y comprends que dalle. Très vite, j’arrête d’écouter.
Une fois en bas, Marc sort une télécommande de sa poche. D’un geste trop élégant pour être naturel, il actionne l’ouverture automatique d’une Audi A8 noire. La caisse est énorme. Les deux montent à l’avant et moi, je prends place à l’arrière. Sur le chemin, ils me donnent les dernières instructions et tentent de me mettre en condition.
– C’est ton premier job ? me demande Marc. – Oui. – Ne leur dis pas. – Mais ils ont pas mon CV ? – Ils ont celui qu’on a bien voulu leur donner. Quand tu leur raconteras ton parcours professionnel, sois évasif. Parle de tes stages comme d’un boulot, ne mentionne pas de dates.
J’encaisse le coup.
– C’est qui, ce client ? je demande. – C’est un équipementier automobile leader dans son domaine, m’annonce Marc. Nous sommes implantés chez lui depuis plusieurs années maintenant. C’est un client de confiance. – Tant mieux, je réponds. Il y a autre chose que je dois savoir ? – Non. Tu répètes le même exercice que tout à l’heure, avec Francis. Nous, on s’occupe du reste. À un moment, je te ferai signe. Tu te lèves, tu dis merci, tu quittes la salle. – Ok.
Tout ça va vraiment trop vite pour moi. Discrètement, je tire de ma sacoche la moitié de comprimé qu’il me reste et je l’avale. Je regarde le paysage défiler et j’essaie de me calmer. Il fait bon dans la voiture. J’observe les immeubles crasseux qui bordent le périph. Ils se fondent dans le ciel gris. Qui peut être assez fou pour vivre dans des horreurs pareilles ? Ça ne peut être que des bureaux. Les deux types, à l’avant, ont repris leur conversation cryptée. On prend une sortie dont j’ai déjà oublié le nom et on se retrouve sur l’autoroute. Ça roule bien. Vingt minutes plus tard, on débarque.
Quand on arrive, tous les trois, on nous regarde. L’Audi, les costard-cravates, les cheveux bien peignés, ça jette. La boîte est propre et les locaux sont neufs. C’est du genre blanc immaculé. À l’accueil, on nous fait patienter un peu, puis un type arrive, la cinquantaine passée, avec une femme enceinte jusqu’à l’os qui pourrait être sa fille. Je comprends que c’est elle que je vais devoir remplacer. Un autre type nous rejoint, un gars du budget, d’après ce qu’il dit. On monte à l’étage, dans une salle de réunion immense, et on s’installe autour d’une grande table, eux d’un côté, moi et ma nouvelle famille de l’autre. C’est parti. Le directeur parle aux types. Les types parlent au directeur. Ils m’introduisent, vantent mes qualités. J’essaie d’intervenir pour montrer que je suis dans le coup mais je n’y arrive pas. Et quand c’est à moi de parler, ces gros cons ont déjà tout dit. Tout ce que je trouve à faire, c’est d’en remettre une couche sur mon stage, pour mieux leur expliquer ce que j’ai fait. Au début, ça fonctionne pas mal. Le dirlo m’écoute. Il ne dit rien. Mais tout à coup, c’est la boulette, la connerie qui fait tout foirer. Sans m’en rendre compte, je lâche le mot interdit. Le directeur tombe des nues.
– Un stage ? Mais… il a jamais travaillé !
Je m’apprête à répondre mais Marc intervient.
– Techniquement, non. Mais il a réalisé un stage exigeant et riche en responsabilités. De plus, c’est un garçon de confiance. Je me porte garant de la réussite de la mission.
Le directeur ne dit plus rien. Marc se tourne vers moi et il me fait un petit signe de la tête. Je comprends pas ce qu’il veut. Alors il me demande si je veux bien les laisser afin qu’ils puissent délibérer. Je dis au revoir et je quitte la salle. Je referme la porte derrière moi.
Je descends et je demande à l’accueil la direction des toilettes. La nana est en train de plaisanter avec un mec qui la draguouille à moitié et elle me répond en se foutant légèrement de ma gueule. Une fois aux chiottes, je relâche la pression. Je suis soulagé que ça soit fini. Quelle qu’en soit l’issue, ce qui est fait est fait. Je peux mettre cette journée de merde derrière moi.
Quand les deux types redescendent, ils sont seuls. Et ils font la gueule. Je les suis jusqu’à la voiture. On embarque. Ils ne disent rien. Sur le chemin du retour, Francis se fait exploser la tête par son chef. Je comprends pas trop ce qu’il se passe mais tout ce que je sais, c’est que pour une fois je préfère être à ma place qu’à la sienne. Le Francis, il dit « Oui, oui » et il baisse la tête. Quand c’est terminé, Marc s’adresse à moi :
– Vous avez d’autres pistes ?
Je note qu’il me vouvoie à nouveau.
– Peut-être. Une ou deux, rien de sûr… – Creusez.
Je médite.
– Il vous reste un autre candidat ? je demande. – Non, il s’est désisté. – Ah…
Ils me jettent dans la rue, devant l’entrée du garage.
– On garde contact, me dit Marc.
La nuit commence à tomber. J’ai besoin de marcher. Je décide de ne pas prendre le bus et je commence à descendre la rue à pieds. J’enlève ma veste et ma cravate. Autour de moi, tout est gris. Je me repasse la journée dans ma tête. Il s’est passé tellement de choses en si peu de temps que j’ai du mal à y croire. J’ai l’impression qu’en me remémorant les évènements, je peux les classer un à un et les jeter derrière moi. M’en débarrasser. À mi-chemin, il se met à pleuvoir. Putain d’été pourri.
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