Quand même, quand j’y pense, j’aurai eu une belle vie. Ça me fait drôle de dire ça. Énoncé de cette façon, c’est comme si j’avouais qu’à présent ma vie est quelque part derrière moi. Je suis pourtant bien obligé de voir les choses en face. Je me sens encore tout gaillard dans ma tête, mais trop de choses ont changé. À commencer par moi-même… Pas une journée sans que mon genou ne me lance. Je me suis déjà fait opérer de l’autre il y a un an et ça n’a pas été une partie de plaisir. Il m’a fallu six mois pour m’en remettre. Alors celui-là je le laisse traîner mais ça ne pourra pas durer éternellement. Même si l’éternel – ou quoi que ce soit d’autre – n’est plus très loin à présent.
J’ai l’air triste comme ça mais pourtant j’ai eu une belle vie. Je crois que c’est de mesurer combien elle était belle qui me rend triste. Pas qu’elle soit moche aujourd’hui, bien au contraire. Encore maintenant, beaucoup de gens aimeraient être à ma place, c’est sûr ! Je touche une belle retraite de dentiste et j’ai bien placé tout l’argent que j’ai gagné. Mes enfants sont tranquilles pour le restant de leur vie. Ils l’ont bien compris, d’ailleurs.
Il y a deux jours, nous sommes allés dîner au club avec ma femme. Quand je dis « le club », c’est le club nautique de la Croisette, où nous avons pris nos petites habitudes. Il n’y a pas si longtemps encore, j’avais un beau voilier là-bas. Mais je l’ai vendu. L’entretien, la place au port, l’assurance, ça me coûtait une fortune. Et puis ça ne sert à rien de se voiler la face : à la fin j’étais à peine capable de naviguer ! Bien entendu, j’avais un petit moteur sur le bateau mais ça sert à quoi d’avoir un voilier si c’est pour brûler du gasoil ?
Avec tout ça, nous avons quand même continué à aller dîner au club de temps en temps, en souvenir de la belle époque. Avant-hier soir, je suis tombé sur un vieil ami d’enfance et ça, ça m’a fait quelque chose ! Il avait tellement changé que c’est à peine si je l’ai reconnu. Quel coup de vieux ! Par contre, toujours aussi sympa. On s’est dit rapidement deux-trois trucs, j’ai compris qu’il vivait toujours au Maroc et qu’il était de passage en France à l’occasion d’une réunion de famille ou quelque chose comme ça. Alors je lui ai laissé mon adresse et je l’ai invité à venir dîner chez moi le lendemain.
Dans la voiture, au retour, je n’étais pas très bien. Ma femme, elle était surprise de me voir dans cet état. Elle avait dû penser que ça me ferait plaisir de le revoir, et dans un sens c’était vrai, mais ça ramenait aussi à moi tout un flot de souvenirs datant d’une époque que je savais révolue. Avec ma femme, on a beaucoup appréhendé l’approche du dîner. On ne savait pas trop à quoi s’attendre. Mais quand Gustave est arrivé, il était tout à fait souriant et il avait l’air beaucoup plus en forme que la veille. Ça m’a donné du baume au cœur ! On s’est installés dans le salon, ma femme nous a servi un verre de scotch et on a tout de suite commencé à parler du temps où on avait baroudé ensemble.
Gustave et moi, on s’est connus en mille neuf cent cinquante-huit, à Casablanca. Je venais de monter mon petit cabinet dentaire dans le centre-ville, alors que lui tenait depuis quelques années déjà une boîte d’import-export sur la côte, juste à côté du port, et qui marchait du tonnerre. C’était l’époque des grands chantiers. La France investissait dans le Maroc et le Maroc le lui rendait bien, c’est le moins qu’on puisse dire. Dans le port, ça ne s’arrêtait jamais, jour et nuit il y avait de l’activité. Chaque jour, le pays exportait des milliers de tonnes de phosphates et importait autant de céréales et de matériaux. Au port, on voyait passer de tout : des pneus gigantesques, des machines allemandes, et même des pièces d’usine énormes que les ouvriers parvenaient à peine à charger sur les camions.
On a souvent parlé du rêve américain mais le plus beau des rêves à l’époque, pour les Français du moins, c’était le Maroc. Dans les années soixante, et malgré la fin du Protectorat, il y avait encore une belle communauté sur place. On se connaissait tous. Il y avait quelque chose de magique entre nous, peut-être parce qu’on était tous là-bas pour les mêmes raisons. On était les descendants des pionniers, on avait le goût de l’aventure et on croquait dans la vie à pleines dents. Quand on rentrait dans la vie active, très vite, on se faisait des contacts, surtout dans les clubs de jeu et de sport, où la gent française fréquentait la haute bourgeoisie marocaine, et à partir de là tout devenait possible. Moi, j’étais fana de ski nautique. On avait un joli club dans le port, avec un ponton rien que pour nous. Toute l’année, on pouvait skier sur un plan d’eau lisse comme un miroir, avec les navires qui mouillaient au large, le ciel bleu et le soleil au-dessus de nos têtes. Un avant-goût de paradis. C’est comme ça que j’ai rencontré Gustave. Il faut dire qu’on avait beaucoup de choses en commun. On aimait le sport, les soirées bien arrosées et les jolies filles.
Mon cabinet, forcément, il a décollé très vite. J’avais la clientèle qu’il fallait. C’est un peu comme si de nos jours, un jeune dentiste de trente ans, diplôme en poche, pouvait raisonnablement ouvrir sa boutique dans le seizième et recevoir comme premiers clients Pinault et Lagardère. Du rêve à l’état brut. Avec le club et le cabinet, j’ai grimpé dans la hiérarchie sociale à vitesse grand « V », encore plus haut que vous ne pourriez l’imaginer. Gustave, en tant que chef d’entreprise – et même si celle-ci était modeste à l’époque – il pouvait lui aussi espérer avoir sa place parmi les grands et j’ai pu l’entraîner avec moi dans mon ascension. Ça s’est passé comme ça.
Avec Gustave, on a discuté de choses et d’autres, et au deuxième verre de scotch on a commencé à évoquer les noms des amis qu’on avait eus en commun. On recoupait les informations. Ça donnait des phrases du genre : « Tu te souviens de Marie-Hélène, qui était mariée à un gars qui bossait dans la restauration ? La plus belle paire de jambes du Maghreb ! » Ou encore : « Tu sais ce qu’il est devenu, le type qui tenait le Zoom-Zoom ? » La plupart du temps, j’étais sans nouvelles. Allez savoir s’ils n’étaient pas déjà tous enterrés. Je me rendais compte que ces noms n’avaient plus aucune consistance dans mon esprit. C’étaient juste des noms, des noms sans visages. Des visages qui avaient probablement tellement vieillis qu’ils en avaient perdu le droit d’exister, même au fond de ma mémoire.
On s’est souvenus des championnats de ski nautique qu’on organisait à travers tout le pays, et de l’année où j’avais gagné. Rien que d’y penser, ça m’a redonné mal au genou. Après cet exploit, au club, on m’avait surnommé « le champion ». C’est vrai que quand je skiais, à l’époque, ça faisait tourner la tête des filles ! C’est à peine croyable la belle vie que j’ai eue. On avait un ami, Robert, qui avait ramené un slalom des États-Unis. Ce slalom, c’était un tel entortillement de tubes, de bouées et de ficelles qu’il nous fallait plusieurs jours à chaque fois pour le mettre en place. On plongeait pendant des heures, à tour de rôle, pour lier les barres métalliques à tout un enchevêtrement de cordes et de bouées. Et comme le système avait été conçu pour l’eau stagnante, on en perdait un bout à chaque marée. Mais y’a pas à dire, ça faisait quand même de beaux souvenirs !
À table, la discussion a quelque peu dérivé sur un sujet moins agréable. « Tu te souviens comme nous avons eu peur, en soixante-cinq, lors des émeutes ? » m’a demandé Gustave. Le premier jour, pourtant, quand les lycéens étaient descendus dans la rue pour manifester, on n’avait pas du tout mesuré ce qui se préparait. Mais le soir même, un ami marocain nous avait appelés, Gustave et moi, pour nous annoncer qu’il pressentait le pire et il nous avait vivement conseillé de quitter la ville. Nous étions restés cloîtrés trois jours à Tamaris, un petit village de pêcheurs au sud de Casablanca, dans un cabanon en bord de mer que j’avais acheté pour une bouchée de pain, à l’époque.
J’ai ouvert une deuxième bouteille de rouge et ça nous a détendus d’un coup. Gustave m’a dit alors qu’il avait eu des nouvelles de Hicham Lahbabi : il avait pris sa retraite à Kenitra après avoir légué la majeure partie de ses affaires à son fils.
– Tu te rappelles de cette soirée où il nous avait emmenés, au palais de Bouznika ?
Et comment, que je m’en rappelais ! La soirée la plus incroyable de ma vie. J’y avais rencontré une Marocaine époustouflante, si belle que j’avais failli lui demander de m’épouser ! Alors on a commencé à se remémorer tout ça, avec Gustave, et c’était quelque chose, de revivre cette soirée.
J’avais pris ma voiture, une Jaguar XKE rouge pétant, et j’avais suivi la limousine de Lahbabi jusqu’à Bouznika. Les flics contrôlaient tous les passages à trois kilomètres à la ronde, rien que pour nous. Lahbabi était passé au premier barrage sans même ralentir, ignorant les voitures qui attendaient leur tour. Il avait fait un geste nonchalant aux flics et j’en avais profité pour me faufiler derrière lui. Le palais donnait sur une plage fermée au public. Il était encore mieux gardé qu’une prison. C’était un bâtiment grandiose, de style saoudien, entouré d’un parc et cerné d’une haute muraille. En observant la taille et le nombre de voitures garées devant l’entrée, j’avais tout de suite compris qu’on jouait dans la cour des grands. Dès mon arrivée, j’avais été accueilli par une armée de domestiques en tous genres et traité comme un roi en pèlerinage. De hautes torches éclairaient les jardins, les sentiers avaient été recouverts de pétales de rose, et je me souviens même avoir aperçu des cavaliers, en habit traditionnel et fusil à l’épaule, longer la muraille dans l’obscurité. De toutes les diffas auxquelles j’avais été convié, celle-ci avait été la plus grandiose. En ce lieu, même l’Islam pouvait être délaissé. L’alcool y coulait à flot, il y en avait pour tous les goûts, importé de tous les pays. Idem pour les filles. Tout ce beau monde s’accoutrait comme le grand Paris : costumes cintrés Gucci, robes décolletées Dior, lunettes de soleil Chanel portées jusqu’au bout de la nuit… J’avais sympathisé avec un homme d’affaires d’une quarantaine d’années qui me certifiait qu’il avait trois trous de golf dans son jardin. Un bon client potentiel. Je me souviens aussi que j’étais en train d’hésiter devant la quinzaine de cocktails qu’un des serveurs me proposait lorsque les premiers coups de feu avaient retenti dans l’obscurité. J’en fis part à Gustave.
– Tu te souviens de cette fantasia qu’ils avaient organisée sur la plage ? – Nous devons avoir été bénis des dieux pour avoir eu la chance d’assister à un tel spectacle. – Les dieux se vengeront de nous, répondis-je en riant.
En milieu de soirée, Hicham Lahbabi nous avait proposé d’aller boire un verre à Kenitra, à environ deux heures de route : un prince nous invitait dans son palais pour nous montrer sa nouvelle piscine. J’avais d’abord cru que c’était une blague, mais j’avais vite compris que ces gens-là ne connaissaient aucune limite. Ainsi nous étions partis tous ensemble, vers une ou deux heures du matin, procession incroyable de limousines et de roadsters, de jantes chromées et de pare-chocs dorés défilant le long des campagnes endormies.
– Je regrette d’avoir quitté le Maroc si tôt, avouais-je à Gustave. Maintenant, trop de choses ont changé. J’y suis retourné une fois il y a vingt ans et je ne m’y reconnais plus. C’est fini. Je me suis juré de ne plus jamais y mettre les pieds. Ça me fait trop mal. J’aimerais pouvoir faire le deuil de cette période, m’asseoir dessus, pleurer une bonne fois pour toutes et passer à autre chose. Avancer. Mais je n’y arrive pas. Il y a trop de trucs qui m’exaspèrent, qui me rendent dingue. Tu sais qu’ils ont rasé notre école pour y mettre un supermarché ? – Oui, c’est vrai que le pays a changé… Mais pas les gens. Sauf peut-être un petit peu dans les grandes villes… – Ce pays, nous lui avons volé son âme. Et pour quoi faire ? Regarde ce que nous sommes devenus ! – Je sais, m’a dit Gustave. Mes enfants n’aiment pas le Maroc. Je ne peux pas leur en vouloir : le Maroc véritable, l’authentique, le fabuleux, ils ne l’ont pas connu ! Sais-tu ce qu’on peut voir aujourd’hui quand on arrive à Marrakech depuis la grande route ? Le « M » de Mac Donald luisant dans le ciel ! – Quand je te disais que Dieu se vengerait de nous…
Alors nous avons évoqué le sud du pays. Ses plages de sable jaune, ses falaises de roche noire et son soleil qui nous brûlait la peau même en hiver. Ses centaines de kilomètres de côte déserte. Quand j’étais gamin, nous avions pour habitude de partir chaque année pour le grand sud, à bord d’un énorme quatre-quatre, emportant avec nous une tente immense, toute notre argenterie et même notre bonne à tout faire…
Je me suis mis à penser à ce lac immense et magnifique, près de Bine El Ouidane : une mer bleue perdue dans un océan de terre rouge. J’y allais pour pêcher, et pour skier aussi. J’avais un très bon ami sur place, un Français qui avait fait fortune dans les céréales. Desbois, il s’appelait. Richissime. Il s’était fait construire une maison magnifique, au sommet d’une colline. Quand on arrivait en bateau, on ne distinguait de la maison perchée au-dessus de l’eau bleue que la terre rouge et ocre de ses murs, à peine visibles derrière un rideau vert sombre de chênes, d’amandiers et d’oliviers. Les couleurs du Maroc. Les couleurs du paradis…
– Tu sais qu’ils ont ouvert un hôtel à Bine El Ouidane ? j’ai dit à Gustave. L’été dernier. J’ai lu ça dans un journal à ma femme. – C’est pas vrai ? – Tiens-toi bien : un cinq étoiles. Ils se la jouent grand luxe : sauna, jacuzzi, bouffe gastronomique et tout le tralala… Le tout sur au moins sept étages ! – Et ils l’ont construit à quel emplacement, exactement ? – Là où il y avait la maison des Desbois. – C’est scandaleux… – Dis-moi, Gustave, tu sais ce qu’ils sont devenus, les fils Desbois, après que leur père soit décédé ? – Ils ont quitté le Maroc, c’est tout ce que je sais. – C’était quelque chose, cette tempête… C’était quand déjà ? – Attends que je me souvienne… C’était en soixante-dix. Non, en soixante et onze ! – C’est ça, en soixante et onze… – Tiens, ça me fait penser, m’a dit Gustave, tu te rappelles ce gars que je t’avais amené une fois, à ton cabinet, dans un état pas croyable ? – Quand ça ? – Un peu après la tempête, justement. Un grand type, costaud, un Portugais qui travaillait au port, tu ne te souviens pas ? – Si, si, bien sûr !
Comment s’appelait-il déjà, ce Portugais ? Je n’en avais plus la moindre idée. Tout ce dont je me souvenais, c’est qu’il devait avoir dans les trente ans quand je l’ai rencontré mais qu’il en paraissait déjà cinquante.
– Il était dans un état ! j’ai dit à Gustave. Ce type aurait pu faire encyclopédie vivante à la Fac. Jamais je n’aurais imaginé qu’on puisse avoir une dentition dans un état pareil ! – Et ses mains ? Tu te rappelles ses mains ? m’a demandé Gustave.
Alors j’ai revu ses mains dans ma tête, j’ai eu comme un flash et brusquement, tout m’est revenu. Allez comprendre. C’est quelque chose, la mémoire. Je serais prêt à parier que c’est l’un des rares mystères que l’homme n’élucidera jamais.
Ce type, là, dont Gustave me parlait, c’était un Portugais qui travaillait au port. Un ouvrier qui faisait dans les travaux immergés. On avait fait appel à des spécialistes dans son genre pour reconstruire la grande digue du port de Casablanca après la tempête de l’hiver soixante et onze, une des tempêtes les plus violentes que le pays ait jamais connues.
La construction de la grande digue du port de Casablanca, qu’on appelle digue Moulay Youssef à présent, a commencé au tout début du siècle. Il aura fallu près de vingt ans pour l’achever. Tempêtes, marées d’équinoxes : ce projet avait tout du défi insensé contre les éléments, surtout à l’époque. Tout au long de l’année, sans le moindre répit, la digue subissait les assauts répétés de l’océan. Pour aider aux travaux de rénovation fréquents, les Français avaient fini par importer d’Allemagne une grue dénommée « Titan ». Le monstre, monté sur rails, pouvait se mouvoir tout au long de la jetée et était capable de soulever des masses de cent tonnes jusqu’à trente mètres de portée. Cette horreur, qui a longtemps fonctionné au charbon, avait été confisquée aux Allemands après la Seconde Guerre. Transportée jusqu’à Casablanca en pièces détachées, elle avait ensuite été remontée sur place. Je me souvenais des mains du Portugais. De grosses mains, épaisses et calleuses. Des mains qui n’avaient plus de doigts. L’homme était scaphandrier. Tous les jours, il plongeait dans les eaux troubles de l’Atlantique, au pied de la grande digue, là où les vagues viennent incessamment se briser. Ils étaient des dizaines à descendre dans l’eau froide avec lui, emmitouflés dans leurs combinaisons à peine étanches, reliés au monde par un maigre tuyau d’air vicié. Je les voyais parfois déambuler sur la digue, alors qu’ils se préparaient à descendre : les pauvres hommes pouvaient à peine marcher. Un jour, un ami m’a raconté qu’il avait visité une épave de cette façon. Son équipement pesait plus de cent kilos.
Tous les jours, pendant des heures, le Portugais et ses collègues attendaient, par vingt mètres de fond, que le Titan décharge sur eux des masses inertes de dix tonnes. Et alors que la visibilité n’excédait jamais quelques dizaines de centimètres, ils saisissaient les tétrapodes, ces monstres de béton, et les disposaient avec précaution, l’un contre l’autre, l’un dans l’autre, enlacés pour l’éternité – du moins l’espéraient-ils – au milieu des eaux mouvantes. Ils y laissaient d’abord une phalange, puis deux, puis trois, et même lorsqu’il ne leur en restait plus, ils continuaient encore, parce que c’était la seule chose qu’ils savaient faire, parce que c’était la seule chose qu’ils pouvaient faire. Les scaphandriers aux doigts amputés. Les hommes-poissons aux mains de poisson.
Quand Gustave était arrivé dans mon cabinet chic et branché du centre-ville accompagné de cet homme, je n’avais pas pu résister. Le type ne parlait pas un mot de français. Ce qui m’avait marqué par-dessus tout, c’est qu’il avait le visage fatigué d’un vieillard et les yeux rieurs d’un enfant. Quand j’ai vu le Portugais pour la première fois, il m’a souri et il m’a montré ses dents, ou du moins ce qu’il en restait, puis il a fait une grimace pour me faire comprendre qu’il avait mal. Gustave m’avait expliqué qu’il souffrait beaucoup et qu’il ne pouvait plus travailler, à cause du froid ou de la pression, il ne savait pas trop. Il n’avait plus d’argent. Moi, j’ai installé le type dans un fauteuil et je me suis occupé de lui. Il m’a fallu trois heures pour en venir à bout. Trois heures qui m’ont permis de réviser mes six années de dentaire de fond en comble.
Le type n’en revenait pas d’être là, dans mon cabinet. Il n’arrêtait pas de regarder les murs blancs, les faux Picasso, la moquette bordeaux… il était muet d’admiration devant tous les appareils. Je voyais bien qu’il crevait d’envie d’y toucher mais qu’il n’osait pas. Je dois bien avouer qu’il s’est comporté de façon exemplaire. Si tous mes bourgeois s’étaient montrés aussi calmes et dévoués que lui, ma vie aurait été encore plus agréable qu’elle ne l’a déjà été, si cela est possible. Immobile, ses grosses mains usées posées bien à plat sur ses genoux, il m’avait regardé comme on regarde un saint et s’était complètement abandonné à mes soins. Au moment de partir, il m’avait fixé droit dans les yeux, la tête haute et le regard fier, et m’avait dit quelque chose en portugais que je n’avais pas compris, d’un air sévère. Gustave m’avait alors expliqué qu’il avait simplement dit qu’il reviendrait. Exténué, je me souviens avoir répondu quelque chose du genre : « Qu’il fasse ce qu’il veut. Il peut bien crever, je m’en tamponne. »
Et là, tout à coup, je me suis souvenu. Je me suis brusquement souvenu de la fois où l’homme était revenu et de ce qu’il avait apporté avec lui.
– C’est pas vrai ! j’ai crié. Je suis le roi des cons !
J’ai laissé Gustave seul à table et j’ai couru en direction de la cuisine pour trouver ma femme. Quand je suis revenu, j’ai expliqué à Gustave ce que j’allais faire et il m’a répondu que c’était une très bonne idée. J’avais peur qu’il me prenne pour un fou mais j’ai vu dans son regard qu’il me comprenait. C’était normal, après tout, on avait vécu les mêmes choses, lui et moi. Dès le lendemain, je prenais le premier avion pour Casablanca.
Mon dieu, le Maroc, qu’est-ce que ça a changé ! En quittant l’aéroport, je me suis cru à Vegas : tout au long de la route, ils avaient planté des panneaux publicitaires de quinze mètres de haut. Inimaginable. Tout un quartier d’immeubles de bureaux avait poussé à plusieurs kilomètres de la ville. Le goudron était impeccable, comme en France. Il n’y avait que ce fichu taxi qui avait l’air d’être resté complètement bloqué dans le temps, au moins trente ans en arrière. Mon Dieu, qu’est-ce qu’elle était pourrie, cette Benz ! Au bout de quelques minutes nous sommes arrivés en haut de la colline qui domine la ville, et j’ai pu redécouvrir Casablanca après vingt ans d’absence.
– Les deux tours que j’aperçois, là-bas, j’ai demandé au chauffeur, c’est le Manhattan du Derb ?
Ça l’a fait rire. Il s’est décoincé d’un coup.
– Vous êtes français, monsieur ? De quelle ville vous venez ? – De Cannes. – Vous habitez à Cannes ? Mais qu’est-ce que vous venez faire ici ? Attendez, moi je serais vous, je repars tout de suite pour monter les marches avec Brigitte Bardot !
Et puis il s’est mis à chanter la chanson de Gainsbourg, celle de la Harley Davidson, avec un accent à mourir.
– Vous connaissez le Maroc, non ? il m’a demandé. – Je suis né ici, mais je vis en France depuis vingt ans. – Vous êtes né ici ! Mais alors vous n’êtes pas français, monsieur, vous êtes marocain ! Vous êtes marocain dans le cœur ! – Ça a changé, le Maroc, tout de même… Ça fait vingt ans que je ne suis pas venu… – Ça change, ça change… Doucement… Qu'est-ce que vous faisiez au Maroc, monsieur, si je peux me permettre ? – J’étais dentiste, au centre-ville. Rue Imilchil. – Ah, c’est vous le docteur Raymond ! C’est vous qui avez soigné le Prince ? – Voilà, c’est ça… – Moi, c’est Ahmed !
Il s’est retourné brusquement pour me tendre la main, la voiture a fait une dangereuse embardée et nous avons manqué de peu une mobylette qui arrivait à contresens. Il avait le sourire jusqu’aux oreilles.
– Alors ça fait vingt ans que vous n’êtes pas venu ? Bienvenue, monsieur, bienvenue ! Où est-ce que vous voulez aller, dites-moi, je vous fais visiter. Pour vous, c’est tous frais payés ! Offert par la boutique !
Il était content comme tout. Mon dieu, je n’avais pas réalisé que ce pays me manquait à ce point.
– Je veux bien aller voir ma maison, si elle existe encore. – C’est par où, dites-moi ? – Rue Jean Jaurès. – Ça s’appelle rue Al Fourrat, maintenant, monsieur. Allez, je vous emmène !
Alors nous avons parcouru la ville, en long et en large. Ahmed m’a montré tous les coins qui me tenaient à cœur, ma pauvre maison qu’on avait détruite pour monter un immeuble, mon école remplacée par un horrible supermarché, le port, le phare et la grande mosquée… Tout avait changé mais il y avait un point fondamental sur lequel Gustave avait raison : les gens étaient restés les mêmes.
Quand Ahmed m’a déposé à l’hôtel, j’ai voulu lui donner plus que le prix de la course mais il a refusé. J’ai déposé mes affaires dans la chambre et j’ai déjeuné rapidement au restaurant de l’hôtel, une cantine sans charme qui servait de la bouffe internationale, puis je suis monté dans un taxi rouge pour me rendre à l’agence de location de voitures la plus proche. Et puis j’ai roulé vers le sud.
Sur la route, je ne reconnaissais plus rien. Les terrains vagues avaient été remplacés par des lotissements de luxe ou des complexes hôteliers, les bidonvilles cachés derrière des murs. Il y avait un flot de voitures incroyable. Ça roulait n’importe comment, dans tous les sens. C’était rudement sportif. Il fallait avoir les yeux partout, sur les côtés et même derrière la tête. J’ai pris la côtière et j’ai longé l’océan. La circulation se faisait de moins en moins dense au fur et à mesure que je m’éloignais de la ville. Au bout d’un moment, je me suis retrouvé seul. La route longeait les champs et les terrains sauvages. Je roulais sous les arbres. Dans un grand champ de blé, j’ai aperçu un homme qui menait une charrue tirée par des bœufs. Un peu plus loin, un groupe d’enfants, cartable au dos, s’est approché du bord de la route pour me faire de grands signes de la main.
J’ai roulé pas loin d’une heure puis j’ai bifurqué vers la droite, sur une petite piste en terre. Je n’en revenais pas d’avoir retrouvé l’endroit du premier coup. Je me suis approché du bord de mer et j’ai vu que les cabanons de bois étaient toujours là, agglutinés sur la dune, la plupart en très mauvais état. Près de la piste, il y avait une petite cabane de gardien mais elle était vide. Il n’y avait plus personne ici, depuis longtemps.
Le vent soufflait fort sur la plage. Il y faisait un peu froid mais c’était largement supportable. J’ai marché jusqu’au bord de l’eau, à travers la plage déserte. Le sable mouillé était couvert de traces de petites pattes d’oiseaux. J’ai retiré mes chaussures et je me suis accroupi dans l’eau. J’y ai trempé ma main et je l’ai portée à mon visage. Elle était fraîche et salée. J’ai respiré fort. Ça faisait longtemps que je n’avais pas respiré comme ça.
Je suis retourné au petit lotissement et j’ai retrouvé mon cabanon. Personne n’y avait touché. Le bois jadis bleu ciel avait viré au gris. Le petit escalier qui menait à la terrasse était brisé, la majeure partie avait été emportée par la houle depuis longtemps. Sur la terrasse, il y avait toujours le petit banc vissé au sol mais la table ronde qui l’accompagnait autrefois avait disparu. J’ai tenté d’ouvrir la porte d’entrée mais la poignée était rouillée. Alors j’ai cogné dedans à coups de pied. Une fois, deux fois, trois fois, et la serrure a cédé. À l’intérieur, il faisait chaud. Ça sentait le renfermé. J’avais abandonné deux ou trois meubles en partant et rien n’avait bougé. Par contre, tout avait vieilli.
Je suis allé dans la pièce du fond et j’ai retrouvé ma commode dans l’état où je l’avais laissée. Je me suis agenouillé et j’ai voulu ouvrir le battant du bas. Il était bloqué. Le bois avait gonflé à cause de l’humidité. J’ai sorti les clés de voiture de ma poche et j’ai essayé de gratter sur les côtés mais ça n’a rien donné. Je suis quand même parvenu à introduire l’extrémité de la clé au-dessus du battant et j’ai poussé pour faire levier. J’ai senti que ça bougeait. Au bout d’un moment, j’ai pu l’agripper avec mes doigts et brusquement, dans un craquement sec, il s’est ouvert.
Le casque était là. Je l’ai pris dans mes bras et je suis sorti sur la terrasse, en courant, me cognant aux murs. Il était magnifique. Le cuivre brillait au soleil. J’ai frotté les hublots avec les pans de ma chemise. C’était un Siebe-Gorman, le plus beau de tous, un douze boulons. Une œuvre d’art. Une pièce de musée. Je regardais les trois petits hublots et je revoyais la vie du Portugais à travers le merveilleux cadeau qu’il m’avait fait. Et là, dans mon beau pays enfin retrouvé, sur mon petit banc vissé au plancher pour rester toujours face à la mer, je me suis mis à pleurer.
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