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Sentimental/Romanesque
KURT : Le rendez-vous des absents
 Publié le 08/02/24  -  5 commentaires  -  8297 caractères  -  97 lectures    Autres textes du même auteur

Un homme reçoit un projet de roman. Il y découvre sa préhistoire. Des révélations tardives vont le bouleverser. Mais il saura en tirer parti.


Le rendez-vous des absents


L’enveloppe était trop épaisse pour la boîte aux lettres. Cela sautait aux yeux. Ses bords froncés témoignaient pourtant d’un acharnement inutile. On avait tenté de la faufiler, puis on avait renoncé, non sans l’écorcher au passage. L’enveloppe était donc restée là, sous le porche, légèrement salie par les va-et-vient. Les gouttes de pluie avaient dilué l’encre bleu clair de la mention censée désigner un destinataire : « Tu sauras quoi en faire. » Aucun expéditeur, pas de timbre – qui n’aurait de toute façon divulgué qu’un indice timide –, pas d’empreinte visible à l’œil nu, non, c’était tout.


Ce « tu » ne désignait personne de précis. Du coup – et bien qu’il détestât toute forme de familiarité –, Arthur K. se sentit immédiatement concerné. Il n’était précisément personne. Dépendant de personne, attaché à personne, essentiel pour personne. Sa vie gardait des relents de la soupe passée qu’on lui servait à l’orphelinat, mais il était aujourd’hui stabilisé dans un quotidien sans prétention, fait d’émerveillements simples et ponctué d’une variété de tics obsessionnels compulsifs. Arthur K. s’acceptait tel qu’il était, fier de sa carrière honorable de professeur des écoles, comblé par sa mission d’éveiller les enfants à la littérature.


Résolument, si quelqu’un saurait quoi en faire, c’était lui. Il inspecta l’enveloppe de plus près, la soupesa d’une moue pénétrante ; la forme était flexible, vraisemblablement de la lecture… Arthur K. rougit de curiosité. Après un long regard circulaire, il s’adjugea l’écrit mystère en le glissant sous son pardessus. Puis il se faufila chez lui. Ses pas pressés laissèrent des traces humides sur le parquet jusqu’à son bureau. Il y déposa l’enveloppe. Lentement. Comme si elle était piégée. « Tu sauras quoi en faire. » Une écriture mûre, décidée, soignée, quelque chose de féminin dans le trait. Arthur D. saisit son coupe-papier en argent, l’enveloppe crissa, l’ouvrage apparut. Et tout doute s’évapora.


« Ce claquement de porte, j’y avais mis toutes mes forces. Un cri à réveiller le quartier. Le lourd vitrage avait vrombi mais pas cédé. Ses reliefs délicats seraient désormais une frontière. Je ne les admirerais plus jamais. De l’intérieur en tout cas… D’ordinaire, mon père m’aurait poursuivie, m’aurait rappelé que je ne valais rien, qu’une fille ça vous fout la vie en l’air ! Mais ça c’était d’ordinaire… Ce matin-là, rien ne vint, d’elle non plus, tout semblait tari, au point que les rideaux gris n’avaient même pas frémi. Pourtant, je l’aurais prise, sa gifle, comme une confirmation de mon être, comme un baiser mordant. Mais je restai là, les joues seulement rougies par le froid, attendant des larmes qui ne viendraient plus. L’errance ne commençait pas, elle m’avait toujours habitée. Si j’avais su que l’orgueil nous isolerait une vie entière, j’aurais pris un plus grand sac à dos. »


Des cabines de douche individuelles bordaient un long couloir blanc. Il faisait chaud, vaporeux. Derrière les rideaux translucides, Arthur K. distinguait des femmes d’âge mûr, informes, laides, qui se lavaient en fredonnant un air fané. Une alarme retentit. Les voix devinrent rauques, plus intenses, jusqu’au grognement généralisé, jusqu’au cri de ralliement. Alors, les mémères déboulèrent de leurs alcôves comme des possédées, étouffèrent Arthur K. de leurs bourrelets, de leurs seins flasques, certaines tentèrent même de l’allaiter, de force, il recracha des tétons au goût de lait tourné, joua des coudes, frappa les chairs sans ménagement. Devant lui, un énorme vagin sanguinolent, on l’y poussa, tête la première, il hurla de terreur, suffoqua, vagit. Puis se réveilla. En sursaut. Le cadran indiquait 6 heures 3 minutes. Arthur K. croisa sa mine chiffonnée dans un miroir. Puis il tâtonna jusqu’à l’interrupteur du salon. L’ouvrage était toujours là.


« La faim tiraille vite. Surtout quand on n’est plus toute seule. Je n’ai pas de mots pour décrire ces mois de galère, ces déambulations, cette solitude, ces sollicitations malsaines… Il y a des hontes tellement enfouies qu’il vaut mieux ne pas creuser. De ces souvenirs qui vous donnent envie d’en finir. Mais nous avons été recueillis. Une tribu de rêveurs nous est venue en aide. On manqua de moins. Tu grandis, en moi d’abord, dans mes bras ensuite, un peu, puis loin de nous, de moi. Par nécessité. »


Un soleil timide suppléait lentement la lumière orangée des lampadaires. La nuit s’effaçait. L’éclairage de la classe traçait encore d’énormes rectangles sur les dalles de la cour, dévoilant des flaques crépitantes et les traits multicolores du terrain de sport. L’examen venait de commencer. Un silence méditatif rompu seulement par le son des feuilles que l’on tourne et noircit. Une atmosphère appliquée. Des visages d’enfants soudain marqués par le besoin de prouver qu’ils méritent un destin. La classe était sous contrôle. Arthur K. se servit un café et s’installa au bureau juché sur l’estrade.


« Il revint comme un eczéma. Je repensais au jugement sans clémence de mon père. Il avait raison, pour une fois, mais je me laissais faire, par défi, par obstination, par autodestruction. L’abandon m’avait laissée vide de sens. Lui s’en moquait. Et les jours où nous tombions sur de la bonne, j’écoutais ses projets chimériques de retrouvailles, de mon fruit, de la vie, de la normalité. Ce n’était pas hors de portée. Mais nous n’y arriverions jamais. Je le savais, lui aussi, si bien que pour me punir d’avoir écouté ses vaines promesses, il me battait jusqu’aux urgences. »


Rien ne serait désormais plus comme avant. Arthur K. s’était construit sur le néant. Total. Opaque. Obscur. Il en était d’ailleurs très satisfait. Car le néant n’est jamais décevant. Et puis, soudain, ces mots, ces images floues et étrangères… Une brèche s’était ouverte, un mince filet de lumière, juste assez pour vouloir ouvrir les yeux, juste assez pour regretter de ne rien voir.


Arthur K. lançait à la classe ces regards d’autorité que jette le flic qui bluffe alors qu’il ne sait rien. Pas de tricherie en vue. Les élèves semblaient absorbés. Son désarroi passait inaperçu. À l’extérieur, les événements se précipitaient. Une silhouette se dessinait près de la grille de l’école, immobile, abritée sous un parapluie, penchée comme si elle tentait de distinguer quelque chose à travers les barreaux. Il faisait encore trop sombre mais Arthur K. sentit que son regard croisait le sien. L’ombre lui adressa un salut timide.


« Se convaincre à l’oubli. Par survie. C’est la maternité que j’ai oubliée, tout entière. Je me serais arraché l’utérus et tout le bataclan. Je suis devenue allergique aux enfants, incapable de m’en approcher, de leur parler, de leur sourire. Mes cauchemars n’étaient que tes malheurs. J’ai vieilli jusqu’à ce qu’on puisse en dire de même de toi. Puis, je suis tombée malade. Et l’approche de la mort m’a donné une dernière pulsion de vie. »


Le téléphone insistait. Arthur K. ouvrit la porte en précipitation. Sa mallette lui tomba des mains, il s’y prit les pieds, son pardessus loupa le portemanteau et s’affala sur la moquette striée. À bout de souffle, déboussolé, il hésita, puis il décrocha. Comme on arrache un sparadrap.


– Tu devines qui je suis ?

– Oui.


Silence.


– Tu t’en es bien sorti.

– C’est compliqué. Je fais de mon mieux.

– Je te devais des réponses.

– Je n’ai rien demandé.

– Ce manuscrit, c’est ta préhistoire. C’est tout ce que je peux t’offrir. Il est trop tard pour écrire au présent. Je suis désolée.


Silence.


– Je m’en vais bientôt mon bonhomme.

– Où ?

– Dieu seul le sait. Vers le néant sans doute.


Elle raccrocha.


– Salope !


Le faire-part lui était parvenu vers la Saint-Sylvestre. Un carton blanc sans relief. En lieu et place des litanies habituelles, une citation biblique de supermarché, une photo d’orchidée blanche, et ce nom, ce nom qui sonnait comme un affront.


Personne ne la regretterait. Elle ne s’était d’ailleurs pas montrée. Arthur K. n’avait pu contempler un visage ressemblant au sien que sur quelques photos jaunies. Il ne les avait pas gardées.


Le livre eut un grand succès. Des soupçons de lui. Des relents d’elle. Un quatre mains fantomatique arrosé au whiskey et à la détresse partagée. Arthur K. investit l'argent gagné dans une assurance obsèques.


 
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   Dugenou   
8/2/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Bonjour KURT,

Un homme à la vie sans éclat, sans histoire, bien qu'orphelin, se découvre une mère - par courrier - laquelle entreprend de lui faire découvrir sa 'préhistoire', sa génèse pourrait-on dire. Soit... bien qu'une question se pose : comment est-elle sûre qu'il est bien son fils, si elle a accouché sous X ? Mais bon, sans lettre expliquant sa situation familiale (le déshonneur d'être enceinte jeune, et hors mariage, typique d'une mentalité pas si lointaine) au moment d'accoucher, pas de prétexte au déroulement de l'histoire.

C'est bien écrit, avec toutefois une broutille dans l'initiale du personnage principal, à la fin du troisième paragraphe, "Arthur D." au lieu d'"Arthur K."

   jeanphi   
8/2/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Bonjour,

La réalité que vous décrivez est très forte, l'attention extrême de Arthur pour autrui, sa misogynie latente, son besoin de préserver une vie intime, le retour de sa maman tel une héroïne qui n'a pas forcément conscience de la destruction qu'elle a fait subir à son enfant.
La lecture est triste et accompagne très bien le lecteur dans les aspects émotionnels, en cela je rejoins le commentaire précédent, c'est bien écrit. Les effets de cassure du récit, avec un côté fractal, marquent bien la distance entre les personnages.

   Malitorne   
8/2/2024
trouve l'écriture
perfectible
et
aime un peu
Un peu court pour réussir à faire quelque chose de consistant, de crédible surtout. J’ai du mal à croire en cette mère qui adresse un manuscrit à son fils abandonné, puis le coup de fil en conclusion. L’idée n’est pas mauvaise mais aurait mérité d’être traité avec plus de profondeur, avec plus d’éléments qui maintiennent l’ensemble dans une histoire solide.
Le style est également déstabilisant, alterne sans raison phrases courtes et phrases longues, avec trop de répétitions pour un si petit format : « Arthur K. rougit de curiosité / les joues seulement rougies par le froid, Arthur K. s’était construit sur le néant. / Vers le néant sans doute. »
Bref, un sentiment d’inachevé.

   AMitizix   
10/2/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime un peu
J’ai plutôt bien aimé cette nouvelle.

Tout d’abord, le style est agréable, la lecture est fluide et sans anicroche, malgré le ton brusque et saccadé, qui est bien réussi pour instaurer l’ambiance de l’histoire. J’aime bien ce narrateur guilleret qui allie rapidement les idées qui défilent, cela permet de donner un ton agréable et vif à un sujet pourtant peu réjouissant.
De même, les extraits des écrits maternels, dans le même style que la narration, sont bien composés et insérés dans le texte ; ils rendent agréablement cette aventure parallèle à l’intrigue et sa découverte.

J’ai apprécié le fond de la nouvelle en général, l’idée n’est pas mauvaise, les quelques “tableaux” décrits sont agréables à lire (la salle de classe, la découverte de la lettre, par exemple).
En revanche, je saisis moins l’intérêt de certaines scènes, notamment celle du rêve – peut-être n’était-il pas nécessaire d’introduire un élément aussi déroutant pour simplement signifier le passage du temps. Ou alors peut-être aurait-il été possible de le faire plus délicatement… en le liant avec la description du caractère de notre personnage principal par exemple ? Ou peut-être est-ce la mise en scène d’un caractère assez lubrique, mais je ne vois pas alors comment cet aspect s’inscrit dans l’histoire, quelle est son utilité – bref, cette scène m’a parue assez gratuite, même si la verve du narrateur la soutient tout de même un peu.
Enfin, il me semble que la mise en scène de ce fils abandonné qui reçoit cette dernière lettre de sa mère aurait pu être un peu plus poussée, mieux décrite, plus longuement, en mettant plus l’accent sur les sentiments du narrateur aussi, pour que la nouvelle gagne en tension dramatique. Car, dès le sixième paragraphe au plus tard, si ce n’est vers le quatrième voire le troisième, le lecteur se doute assez bien du pourquoi de ces lettres et de la chute de la nouvelle, qui souffre alors d’un petit manque de suspense, de vivacité.

Le dialogue qui prend place dans les dernières lignes de la nouvelle est assez irréaliste. Certes, on ressent bien cette atmosphère pesante, vaguement inhumaine, froide ; mais peut-être l’auteur va-t-il un peu trop loin dans l’exagération, car l’échange en devient, je le disais, inimaginable. En tout cas, j'apprécie la formule de la "préhistoire".

Dans l’ensemble, j’ai tout de même apprécié ma lecture : on ne s’ennuie pas, le style est agréable, l’histoire est correcte.
La chute est ironique, dans la continuation du reste de la nouvelle ; pourquoi pas ? L’humour noir est bienvenu.

Merci pour cette lecture !

   Skender   
10/2/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime bien
Bonsoir,

Un texte très intéressant, à l'écriture puissante et maîtrisée. Le procédé qui consiste à entrecouper le récit du présent par des citations extraites du manuscrit envoyé par la mère, qui sont autant d'instantanés de sa vie passée, est astucieux et très efficace. Arthur K. que l'absence de nom de famille complet (à l'instar du héros du Procès de Kafka) semble condamner à la dépersonnalisation, fait soudain face à l'intrusion dans sa vie de cette mère qui l'a abandonné, peu de temps après sa naissance semblerait-il et qui lui raconte des épisodes de sa vie. J'insiste encore une fois sur la qualité de l'écriture avec beaucoup de formules fortes, "L'errance ne commencait pas, elle m'avait toujours habitée. Si j'avais su que l'orgueil nous isolerait une vie entière, j'aurais pris un plus grand sac à dos."

J'ai simplement trouvé la fin de la nouvelle un peu abrupte, on peut comprendre la rage qu'Arthur ressent face à cette mère qui resurgit juste avant sa mort cependant celle-ci ne tente ni d'excuser l'abandon ni de demander une faveur quelconque à son fils, seulement de lui transmettre un témoignage car comme elle le dit, c'est tout ce qu'elle peut lui offrir. L'absence presque totale de compassion d'Arthur m'a paru un peu extrême mais cela ne modifie pas mon impression globablement très agréable vis à vis de cette nouvelle. Merci, Skender.


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