À Jeanne, mon arrière-grand-mère, envolée trop tôt à mes yeux.
Dans l’immeuble au coin de la rue des Petits Carreaux et de la rue Saint-Sauveur à Paris, au cinquième étage, vivaient madame Jale et ma grand-mère. Celle-ci y avait emménagé dans les années 50 et ne savait pas depuis quand Ophélie Jale y était. Le seul indice était peut-être le supermarché à l’angle du boulevard Sébastopol et de la rue Réaumur qu’elle appelait l’« Anoma » en référence probable à un ancien magasin qui aurait occupé l’emplacement ou à son propriétaire, mais dont personne ne se rappelait. Depuis 20 ans, les Halles avaient déménagé pour Rungis et le quartier Montorgueil se transformait, perdant peu à peu son aspect populaire, avant même qu’il devienne une zone piétonne. En faisant les courses avec ma grand-mère, nous croisions parfois Ophélie Jale qui tenait à descendre chaque jour de son 5e étage sans ascenseur pour choisir elle-même ses fruits et ses légumes, voir les pièces de viandes avant de commander un tournedos ou une escalope. Et pourtant, elle avait une fille de l’âge de ma grand-mère. Andrée Jale avait fait ses premiers pas devant cet immeuble et s’était facilement liée d’amitié avec ma grand-mère, voisine de palier d’Ophélie. Elle la conviait à venir prendre le café à chaque fois qu’elle rendait visite à sa mère, c’est-à-dire tous les dimanches après-midi. J’étais toujours bien accueilli dans ce vénérable cénacle, quand mes parents me laissaient chez ma grand-mère pour la journée. On me pardonnait mes fantaisies et on me laissait tremper mon sucre dans le café. J’aimais bien madame Jale même si son apparence rappelait les dessins de sorcières des livres de contes ; elle avait du poil au menton et son dos voûté l’obligeait à marcher courbée en avant, appuyée sur une canne. C’est au cours d’une de ces séances que je découvris que madame Jale n’avait pas toujours eu quatre-vingts ans. Andrée avait voulu faire un peu de tri dans les papiers de sa mère et avait sorti une boîte pleine de babioles. S’y trouvaient pêle-mêle quelques souvenirs rescapés d’un incendie survenu très longtemps auparavant, médailles de baptême et photos de communion, de mariage, Andrée enfant, Andrée jeune adulte, une boucle d’oreille, un crucifix, des chaussons d’enfants. Je posais des questions, aidé de ma grand-mère, n’obtenant d’Ophélie que : « C’est du passé tout ça. Je ne sais plus. Les souvenirs s’envolent. » Même sa fille renâclait à renouer l’écheveau de ces histoires de famille : « Ils sont tous morts. Pourquoi parler de ça ? » Je compris tout de même que la mère d’Ophélie Jale avait parfois été très dure avec elle et que toute demande concernant son père était suivie d’un silence ou d’une réponse à une autre question ; j’appris plus tard qu’elle ne l’avait jamais connu. Ophélie s’était mariée mais son mari l’avait quittée quand Andrée était encore enfant. Elle avait exercé les professions de marchande de quatre saisons, bobineuse, concierge ; activités déjà rares ou en voie de disparition. J’appris aussi que les amis d’Ophélie étaient tous morts et que c’était normal à son âge. Je revois madame Jale caresser une vieille photo de mariage où même Andrée peinait à reconnaître des visages un peu flous si ce n’est celui de sa mère au dernier rang, encore jeune. J’ai l’impression maintenant que madame Jale se sentait peut-être plus à sa place sur cette photo que dans sa modeste chambre de bonne du milieu des années 80. Malgré les visites de ses petits-enfants, arrière-petits-enfants, de ma grand-mère, un sentiment de solitude semblait l’accabler certains jours au milieu de tous ces visages pourtant familiers.
Un jour, de retour des courses, elle rencontra sur le palier un homme qui sortait de chez elle. Un instant sans cri, sans bruit, deux terreurs se fixant. Instant qui échappe au souvenir. Jamais madame Jale ne put décrire celui qui l’avait cambriolée, elle put juste dire qu’elle l’avait vu. L’homme s’enfuit et Ophélie découvrit les tiroirs en désordre, les affaires par terre, sa boîte à bijoux encore ouverte. Outre les quelques billets restants de sa pension de retraite, ce qu’il lui avait pris n’avait pas une grande valeur marchande. Il s’agissait de ses bibelots, ses médailles qui semblaient n’avoir plus de sens que pour elle. Et il lui avait laissé cette peur intense dont elle ne se remit jamais vraiment. Prévenue par ma grand-mère, Andrée la trouva prostrée dans son fauteuil, les tiroirs restés ouverts, le désordre intact. Elle prépara le déjeuner de sa mère, fit les démarches auprès de la police pour constater le cambriolage, organisa les jours suivants pour qu’Ophélie ne manque de rien. Ma grand-mère lui achèterait son pain et souvent davantage. Andrée lui ferait les courses deux fois par semaine. Sa fille pensait avoir tout arrangé pour le mieux. Pourtant, le lendemain, quand elle entra dans la chambre, elle eut une impression étrange, comme si le cambrioleur y avait laissé sa trace ou que quelqu’un avait changé un meuble de place. Autour d’elle, tout semblait indiquer quelque chose d’à peine perceptible, une atmosphère nouvelle. Les rideaux étaient les mêmes, le lit bordé comme d’habitude. On avait vite fait le tour de cette chambre de bonne. D’un côté une salle d’eau où elle faisait la cuisine et sa toilette, de l’autre une pièce meublée de son lit, d’une table entourée de son fauteuil et de quelques chaises, une commode ainsi qu’un poêle à charbon. Les cabinets étaient sur le palier. Quand elle fit part de cette étrange impression à ma grand-mère, celle-ci lui répondit que la situation était peut-être en train de leur échapper, sans imaginer à quel point l’avenir lui donnerait raison. Pendant une semaine, madame Jale resta dans son fauteuil, morne, touchant peu à ce que sa fille lui cuisinait. Puis, petit à petit, elle reprit la préparation de ses repas et son ménage, machinalement, laissant espérer un retour à la normale. Mais elle ne descendit plus jamais faire ses courses. Les visites de sa fille devenues quotidiennes amenèrent une dynamique à l’étage. Ma grand-mère allait les rejoindre pour le café après manger. Parfois, on prenait même l’apéritif ensemble, chacune déjeunait chez soi et on se retrouvait pour le café. J’étais impressionné par la singularité de ces réunions très différentes de celles ayant cours chez mes parents ou à l’école. Les sujets de conversation, principalement entre Andrée Jale et ma grand-mère, m’échappaient en général, comme souvent lors des réunions entre adultes. Mais chacune y parlait sans interrompre l’autre, sans jamais hausser le ton, avec des expressions et des formulations que je ne rencontrais nulle part ailleurs. Et quelque chose en Ophélie Jale attirait mon attention. Était-ce parce que sa naissance au siècle précédent au milieu d’un monde sans voiture, sans télévision, sans parler des ordinateurs qui faisaient leur timide apparition dans les foyers au moment de cette histoire, la plaçait dans un passé mal défini pour moi, rassemblant, ou peu s’en faut, des chevaliers, la cour du Roi-Soleil et les poilus de la Grande Guerre ? Madame Jale représentait un livre d’Histoire à mes yeux, un livre un peu secret, mais précieux. Sans doute aussi un livre de contes où la magie n’attendait qu’à se manifester en un claquement de doigts ou au fond d’un placard à balais. À cette période, un après-midi, mon père, qui s’était attardé avec nous, avait réussi à faire chanter madame Jale en entonnant une vieille rengaine que je n’avais jamais entendue : « Viens Poupoule ». Le souvenir est d’autant plus marquant, cette réussite méritoire, que ces quelques mesures chantonnées détonnent avec l’apathie de madame Jale qui n’émettait plus que quelques monosyllabes entre les formules de salutations habituelles.
Quelque signe nous avait-il préparés à ce qui allait advenir ? Je ne m’en souviens pas ou peut-être n’étais-je pas là pour les observer. Peut-on être préparé à ce qui semble irrationnel, contraire à l’ordre naturel des choses ? Toujours est-il qu’un soir, en allant se coucher, madame Jale sentit ses pieds se soulever, quitter le sol et l’entraîner malgré elle dans les airs, juste à côté de son lit. C’est du moins ce que nous a expliqué sa fille. Pourquoi ce soir-là ? S’était-elle écartée du sol les jours précédents ? Je ne sais pas. Le lendemain, en fin de matinée, Andrée avait poussé un cri en trouvant sa mère allongée au plafond, se débattant pour essayer de sortir de cette position aussi inconfortable qu’effrayante. Ophélie avait dû appeler à l’aide de sa voix faible, sans être entendue à une heure tardive et avait dû se résoudre à passer la nuit ainsi, la fatigue l’emportant sur la peur de tomber. Andrée s’était précipitée sur une chaise, comme pour la rattraper. Elle avait saisi sa main et moitié maugréant contre les excentricités de sa mère, moitié larmoyant, elle était parvenue à la poser sur son fauteuil auquel Ophélie, toujours attirée vers le haut, s’était accrochée de toutes ses forces. On lui demanda des explications qu’elle ne put fournir. On se lamenta puis on se résigna à trouver quelques aménagements dans sa chambre et notamment une sorte de rampe, comme une échelle vissée au mur avec l’aide du concierge, permettant à madame Jale de redescendre seule du plafond. Andrée jugea qu’il valait mieux attendre avant d’autres investissements ; cet état sans doute était-il passager ? On para donc au plus pressé : mettre à sa portée tout ce qui était nécessaire à son quotidien et fermer le vasistas de peur qu’Ophélie ne s’envole pour de bon. En quelques jours, la nouvelle se répandit dans le quartier. En fait, Andrée ou ma grand-mère avait eu l’imprudence de le dire au concierge, qui crut amusant d'en glisser un mot à son collègue de l'immeuble d'en face et ainsi de suite. Chacun voulut vérifier le fait de ses yeux. Mais Andrée s’y opposa bien vite et, de toutes façons, madame Jale, accrochée à son fauteuil, accueillit tellement mal les premiers visiteurs que cela découragea les autres. Si bien que personne n’y crut vraiment et les potins du quartier s’orientèrent vers d’autres sujets de conversation. Heureusement pour moi, le rituel du café le dimanche ne fut pas interrompu, moins pour conserver les apparences que parce qu'il était cher à ses participantes. J’étais bien entendu intrigué par madame Jale, mon attention se portant sur cette ceinture qui la retenait à son fauteuil. Et j’avais souvent envie de la détacher, mais ce n’était pas toujours nécessaire. Je me souviens d’un jour, assis devant un verre de limonade, un biscuit apéritif à la main, quand je vois madame Jale s'élever au-dessus de son fauteuil. Sans y prendre garde, elle venait de défaire sa ceinture pour aller remplir l'assiette de biscuits. Sa fille se dresse, s'indigne contre ces attaches qui ne tiennent décidément pas et entreprend d'attraper le pan du tablier de sa mère pour la faire redescendre. J’imaginais alors que, petite fille, Andrée, quelques dizaines d’années plus tôt, avait dû s’accrocher de la sorte à la jupe de sa mère. Madame Jale passa encore de nombreux jours au plafond. Elle parvenait à descendre en s’accrochant à la rampe et à l’armoire pour se changer ou après s’être déplacée jusqu’à la cuisine en se tenant au frigidaire pour manger ou faire sa toilette. Mais tout cela lui demandait de plus en plus d’efforts. Il ne lui arrivait plus de contempler les photos qu’on lui présentait. Elle n’y jetait qu’un coup d’œil et les reposait sur la table. On disait que sa mémoire l’abandonnait peu à peu. Je ne me souviens que d’un foulard, un après-midi, qu’Andrée venait de lui acheter qu’elle déroulait, pliait, dépliait, se passait autour du cou, avec lequel elle s’essuyait la bouche, ce dont sa fille préféra sourire en lui indiquant que ce n’était pas une serviette. Peut-être la force qui l’attirait vers le haut devenait-elle chaque jour plus puissante. Elle parlait de moins en moins, ne prenait plus part aux conversations, ne répondait aux questions qu’on lui adressait qu’après plusieurs demandes. C’était comme si on la dérangeait. Elle semblait occupée ailleurs, à penser ou à attendre. Ses joues devenues creuses et sa peau diaphane accentuaient cette impression de légèreté qui se détachait d’elle. Malgré les efforts de sa fille, madame Jale dépérissait, ne se nourrissant presque plus comme si la nourriture elle-même ne voulait plus descendre.
Au point qu’un jour, Andrée, venant voir sa mère, ne la trouva pas, ni dans la cuisine, ni dans la chambre. Elle s’adressa à ma grand-mère, qui n’avait rien remarqué, retourna chez sa mère, s’assit, attendit un moment, puis repartit chez elle. Sans doute sur le chemin pensa-t-elle que sa mère s’était envolée et qu’elle ne la reverrait peut-être plus. Je crois qu’elle appela ma grand-mère plusieurs fois dans les heures et les jours qui suivirent, plus par besoin de parler que pour s’assurer que madame Jale n’était pas réapparue. Quelques jours plus tard, la fille de madame Jale retourna dans cette chambre de bonne pour la débarrasser. Elle ne voulait pas attendre trop longtemps de peur de n’avoir pas la force d’y revenir. Cet appartement lui sembla empli de cette présence et de ce vide ; sa mère manquait. Et pourtant ce qu’elle avait senti vibrer dans cette pièce n’y était plus. Elle regarda chaque objet. Il n’y avait plus grand-chose à prendre. Le lit et l’électroménager seraient laissés sur le trottoir. Le fauteuil portait encore son empreinte, elle l’emporta. La table aussi, cela sert toujours. Elle se trouva embarrassée devant les bibelots, tout un tas d’objets que sa mère conservait. Andrée aurait voulu tout emporter, mais le plus important qu’une mère puisse donner à son enfant ne se réduit pas à un inventaire et ne tient pas dans les cartons de déménagement. J’étais chez ma grand-mère ce week-end. J’ai pu entrer dans la chambre d'Ophélie Jale et voir les derniers bibelots, les ustensiles, les souvenirs dispersés, la pièce dépouillée, une page se tourner. Je m’efforçais de remettre mentalement chaque élément à sa place. J’essayais de remplir mes poumons des arômes de cette chambre. C'était le parfum de madame Jale qui était bonne avec moi, celle des escalopes de veau cuites au beurre qui envahissait la cage d'escalier. C'était aussi celle du café du dimanche après-midi entouré de ma grand-mère et des voisines qui sentaient une propreté différente de celle de mes parents sans eau de Cologne ni eau de toilette fruitée. Les week-ends qui suivirent chez ma grand-mère me parurent mornes malgré ses efforts pour essayer de me distraire avec des jeux ou des promenades. Quelque chose s’était perdu. Il me fallut quelques temps pour comprendre que pour moi s’était aussi envolé le miroir de plusieurs époques, le mystère d’une existence teintée de magie, d’une façon de parler et de voir le monde, autrement dit de ce que je découvrirai plus tard être une culture ou une poésie que nul illusionniste volant ne put renouveler. Je n’ai plus revu Andrée qu’une fois ou deux chez ma grand-mère. Je crois qu’elles sont restées en contact très longtemps, jusqu’au décès de ma grand-mère sans doute. Je ne passe plus que rarement dans ce quartier. Mais quand cela m’arrive, je ne peux pas m’empêcher de regarder la fenêtre du cinquième étage du coin de l’immeuble à l’angle de la rue Saint-Sauveur et de la rue des Petits Carreaux. Le souvenir de madame Jale s'efface doucement. Au point qu'il m'arrive de me demander si je n'ai pas rêvé ces événements. A-t-elle vraiment volé ? Est-ce l'enfant que j'étais qui l'a dotée de pouvoirs extraordinaires, qui l'a vue juste plus haut que d'habitude ou qui n'a pas su ou pas voulu distinguer la réalité du rêve ?
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