Il était une fois un livre. À quoi ressemblait ce livre ? Pour dire la vérité, ce n'était pas un très beau livre.
C'était même un pauvre petit livre de rien du tout. Un livre sans reliure de cuir, sans enluminures, sans images, sans lettrines sans rien. Il n'avait même pas beaucoup de pages ; quelques petites pages, c'est tout. Et ces quelques pages – il faut bien le dire – étaient pratiquement illisibles. Elles étaient toutes barbouillées de taches noires uniformes. Cela ne facilitait pas la lecture.
Que pouvait-on dire de ce livre ? Pas grand-chose. C'était un livre de rien du tout.
Et que peut-on faire avec un tel livre de rien du tout ? Rien, naturellement. Et pourtant ce petit livre de rien du tout avait une drôle d'idée. Il voulait savoir d'où il venait.
Tout seul dans son coin, au bord de son étagère, il se demandait comment il était arrivé là. Il s'efforçait de rassembler tous ses souvenirs, et quelques-uns remontaient à la surface de ses pages.
Oui, il se souvenait. Il y a très, très longtemps, il ne se rappelait plus quand, peut-être pas loin du commencement du monde, un très jeune disciple l'écrivit.
À l'époque, ce pauvre garçon n'était pas très au calme pour écrire ; la terre entière vivait dans un brouhaha permanent. Tout le monde parlait en même temps et personne ne prenait le temps d'écouter les autres. Du coup, il n'y avait pas encore de livres sur la terre. Lui était fatigué du tohu bohu général. Il se mit un peu à l'écart et réussit à finir son livre. Quand il eut fini, il l'offrit à son Maître qui était encore dans la fleur de l'âge, en pleine forme quoi :
– Qu'est-ce que c'est ? avait demandé le Maître. C'est gribouillé de partout, je n'arrive pas à distinguer ce que tu as écrit. – Rien, dit-il, seulement des lettres, vingt-six lettres, dans l'ordre de l'alphabet, une lettre par page. – L'alphabet ? Des lettres ? Bien, dit le Maître. Il ne comprenait pas très bien mais il était malgré tout ému par le cadeau. Il parvenait maintenant à distinguer la trace de lettres au milieu des griffonnages.
Il prit le livre offert par son élève et s'efforça de le lire, juste pour faire plaisir à son disciple.
Le petit livre est tout heureux de retrouver ces souvenirs. Il sait bien maintenant qui l'a écrit. C'est ce très jeune disciple qui l'a donné à son Maître. Pourtant, il n'est pas complètement satisfait. Quelque chose le chiffonne encore. Il ressent comme un manque. C'est sûr, il faut chercher plus loin. Mais comment faire ? Tout seul, il n'y arrivera jamais.
C'est alors qu'il aperçoit un autre livre, à côté de lui, sur la même étagère. Il a l'air très vieux… C'est un livre ancien. Il est très gros. Il arbore une reliure de cuir très épaisse et des milliers de pages. Peut-être a-t-il grossi par manque d'exercice. À force de rester tout le temps là sur l'étagère sans jamais bouger, sans que personne ne le prenne pour le lire. Même s'il a l'air tout avachi, il doit sûrement savoir quelque chose. Le petit livre de rien du tout l'interroge poliment, avec tout le respect qu'inspire son âge :
– S'il vous plaît, vieux livre ancien, vous deviez être déjà là quand j'ai été écrit. Savez-vous comment ça s'est passé ?
Le vieux livre ancien se réveilla en sursaut.
– Hein ?! Quoi ?! Qui me parle ?!
Il avait l'habitude de dormir très longtemps maintenant qu'il était très vieux. Et puis il était devenu un peu sourd. Le petit livre de rien du tout lui répéta sa question.
Cette fois, il la comprit :
– Oh pour ça oui, je le sais bien, lui répond le vieux livre, c'est une longue, une très longue histoire…
Il toussa, éternua, bâilla et il se tut. Il s'était rendormi.
– S'il vous plaît, insista le livre de rien du tout. S'il vous plaît racontez-moi ce que vous savez !
Stimulé, le livre ancien se réveilla complètement.
– Si tu y tiens tellement, je vais te raconter toute l'histoire de ton existence. C'est aussi un peu mon histoire, et celle de tous les livres nos semblables. Tu es bien installé sur notre étagère ? – Oui, dit le livre de rien du tout, toutes ses pages grandes ouvertes pour mieux écouter. – Je vais te raconter exactement comment ça s'est passé. Attends que je retrouve toute l'histoire… Aussi incroyable que cela paraisse… C'était il y a bien longtemps maintenant…
Le vieux livre ancien avait du mal à démarrer son récit.
– Tu sais, reprit-il, qu'un jeune disciple t'a écrit pour faire un cadeau à son Maître qu'il aimait beaucoup. – Oui, ça je le sais, interrompit le livre de rien du tout. – Ne me coupe pas tout le temps la parole, s'énerva le livre ancien, sinon je ne pourrai pas aller au bout de ton histoire. J'ai déjà bien du mal à me la rappeler. – D'accord, dit le livre de rien du tout. Je ne dirai plus rien.
Le vieux livre ancien poursuivit :
– Quand le Maître a reçu ce cadeau, il fut très ému. Il le prit en remerciant son jeune disciple puis il le lut. Est-ce l'affection que lui inspira son disciple, est-ce l'énergie qui émanait des lettres tracées sur le papier ou les deux en même temps ? On ne sait pas. Mais toujours est-il que le livre l'inspira. Il le réécrivit. Après avoir fini de le réécrire, il alla lui-même voir son ancien Maître, celui qui lui avait appris l'écriture. À son tour, il lui offrit ce livre qu'il avait réécrit.
– Bien, merci, et qu'y a-t-il dans ce livre ? lui demanda son ancien Maître. – Il y a des lettres qui s'assemblent mais elles ne suffisent pas à former des mots. J'y ai ajouté des blancs entre les assemblages de lettres. Ils expriment un silence. Ce silence est indispensable à la formation des mots. Sans ce silence, tout est chaos. Par cette séparation chaque mot trouve sa propre signification. Quand il a trouvé qui il est vraiment, le mot a trouvé sa place. C'est à ce moment que le mot a un pouvoir particulier. C'est ce que j'essaie de montrer dans ce livre. – Quel pouvoir ? demande le Maître sans avoir l'air de s'y intéresser. – Un pouvoir d'évocation. – Ah ? réagit le Maître. – Je peux l'expliquer, assure le disciple et il se revoit tout jeune quand il était encore à l'école. Vous voyez, là quand je choisis des lettres pour former le mot FLEUR. Je désigne avec ce seul mot une plante. On peut facilement connaître cette plante avec tous ses attributs. Elle possède une racine, une tige, des pétales, elle possède un pistil et des étamines… et plein d'autres choses qui sont communes à toutes les fleurs. Mais si je dis le mot FLEUR, je peux aussi imaginer tout autre chose : toutes sortes de fleurs dans toute leur diversité de couleurs, de tailles, de formes totalement différentes… Des marguerites, des bleuets, des jacinthes, des tulipes, des hortensias… Le mot FLEUR ne désigne aucune fleur particulière dans la nature, il les désigne toutes. C'est là qu'intervient le pouvoir évocateur du mot. Et c'est pareil pour tous les autres mots : que ce soit table, lapin, maison, homme… C'est ma grande découverte…
L'ancien Maître prit le livre et le lut. Il réfléchit. Des idées lui vinrent. Que fit-il ? À son tour, il le réécrivit. Quand il eut fini, il alla voir son très ancien Maître à lui qui était devenu vieux. Ses cheveux et sa barbe avaient viré au blanc. Il lui confia son livre.
– Ah, un livre ? constata le vieux Maître. – Oui, dit le disciple, je l'ai écrit et je vous l'offre. – Tiens, tiens… dit le très très ancien Maître, et il ne dit rien de plus.
Le disciple sentit que son très vieux Maître ne prenait pas son travail très au sérieux. Pourtant il l'avait écrit pendant des jours et des nuits sans jamais s'arrêter. Durant tout le temps qu'avait duré son travail, il avait à peine mangé, à peine dormi. Quand il put mettre le point final à sa réécriture, il se sentait à la fois plus léger et plus fatigué. Son corps était devenu un squelette, ses yeux cernés de bleu brillaient de fièvre… Il avait l'impression que la terre allait s'arrêter de tourner.
Mais pourquoi son très vieux Maître paraissait-il indifférent ? Le disciple avait mis tant d'amour dans son don. Il avait essayé d'y mettre tout ce que celui-ci lui avait appris. Sans doute son très vieux Maître le sous-estimait. Il ne le croyait pas capable. Oui, c'est ça. Il fallait lui expliquer.
Il reprit alors la parole et dit :
– Dans mon livre, qui est maintenant le vôtre, il y a des lettres et des mots. Mais les mêmes lettres selon leur ordre peuvent prendre un sens tout différent. Par exemple si je forme le mot MON avec les lettres M, O et N, je peux aussi former le mot NOM avec les mêmes lettres assemblées en sens inverse. Si je forme le mot LEGER je peux aussi écrire REGEL… Certains mots peuvent même se lire dans les deux sens, de gauche à droite ou de droite à gauche : NON, ELLE ou RADAR par exemple. D'autres encore s'assemblent dans le même ordre mais ne veulent pas dire la même chose : le mot SON peut aussi bien exprimer un bruit, une appartenance ou une matière première pour faire de la farine. À l'inverse certains mots s'entendent de la même manière mais sont composés de lettres différentes et signifient des choses différentes. C'est vrai pour les mots PAIN ou PIN, VIN ou VAIN, SEAU ou SOT. – En quoi est-ce important ? lui demande son Maître. – Cela laisse place à une infinité de combinaisons. Cela veut dire que la pensée est infinie…
Le très vieux Maître prit le livre et, lui aussi, le réécrivit. Il alla voir son très, très vieux Maître et le lui offrit. Celui-ci avait une longue barbe blanche, il y voyait très peu et tremblait de tous ses membres. Il ne pouvait plus marcher sans ses cannes pour le soutenir. Malgré tout il accueillit avec plaisir son très, très ancien disciple.
– Mais pourquoi donc as-tu écrit un livre ? lui demanda le vieux bonhomme d'un air étonné.
Il avait même l'air un peu déçu.
– En prenant conscience de l'infini de la pensée, j'ai voulu exprimer quelques vérités sur la vie de l'univers. – Lesquelles ? – Sur le bien et le mal, le beau et le laid, le juste et l'injuste, la vie et la mort…
Le très, très vieux Maître remercia son disciple de sa visite, il prit le livre et le jeta au feu. Le disciple stupéfait poussa un cri d'horreur.
– Oh non, ne put s'empêcher de crier, au même moment, le petit livre de rien du tout. – Tu m'avais promis de ne pas m'interrompre ! – Excusez-moi, Livre Ancien, je n'ai pas pu m'en empêcher. – Je comprends ton émotion, mais nous touchons bientôt à la fin de l'histoire. Tu vas savoir bientôt d'où tu viens, d'où nous venons tous… nous les livres. – Je vous écoute… continuez s'il vous plaît… – Le disciple vit son livre se consumer. Quand il ne fut plus que cendres, le très, très vieux Maître les ramassa et les rassembla dans un pot. À côté de lui se trouvait un livre ouvert. Le disciple vit que ses pages étaient entièrement blanches. Lettres blanches sur fond blanc. Rien que du blanc. Il voyait pour la première fois le livre à l'origine de tous les livres, le Grand Livre du Silence. Le très vieux Maître versa les cendres du livre brûlé dans sa main qu'il exposa au vent. Son souffle emporta les cendres qui s'envolèrent au ciel et se redéposèrent en lettres sur le livre blanc. Entre les lignes on pouvait encore percevoir le blanc.
Le très, très vieux Maître avait reconstitué l'origine même des livres : le Grand Livre du Silence.
– Depuis ce jour, vivifiés par la chaleur de la flamme, les hommes assemblèrent des lettres à l'infini et de toutes les manières possibles pour faire des millions et des milliards de livres. C'est de là que tu viens toi aussi. Mais dans chacun de ces milliards de livres écrits dans toutes les langues de la terre, on retrouve toujours ces blancs qui les ont fait naître et vivre on retrouve toujours les blancs du silence originel. Et c'est pourquoi tu ne ressembles plus aux gribouillis de tes origines.
Épuisé d'avoir raconté si longtemps – il y avait bien longtemps que personne ne lui avait jamais rien demandé – le vieux livre se rendormit.
Le petit livre de rien du tout essaya bien de le réveiller pour le remercier de son histoire. Mais il ronflait à pages fermées.
Edmond Jabès – Le Livre du Partage (Gallimard – 1987)
Trois légendes
"Il offrit son livre à son Maître qui le lut, le récrivit et, à son tour, l'offrit à son Maître. Le Maître le lut, le récrivit et, renouvelant le geste de ses disciples, alla l'offrir à son Maître. Le Maître le lut, le récrivit et, soucieux, lui aussi, du jugement de son Maître, s'empressa de le lui offrir. Attentivement, le Maître le lut et, se sentant, par ses quatre disciples, visé dans son enseignement, le jeta au feu."
|