Jérôme Bricard et son double
Quand Jérôme Bricard rencontra son double pour la première fois en bas de chez lui, l’entrevue fut clairement distante.
Bien sûr, tous deux s’étonnèrent de leur ressemblance. La perfection de leurs identités était telle qu’elle se révélait même dans les détails les plus infimes.
Non seulement tous deux étaient de taille moyenne, de corpulence moyenne, avec un visage moyen portant des yeux moyennement bleus qui se confondaient dans le bleu moyen de la façade de leur immeuble.
Non seulement ils portaient des cheveux mi-longs qui tiraient vers le châtain avec une calvitie naissante, des épaules effacées et un dos légèrement voûté. Mais encore leurs vêtements étaient rigoureusement les mêmes : costume gris de flanelle sur une chemise qui avait été blanche, égayée d’une cravate d’un bleu sombre avec chaussettes assorties. Une veste beige foncée au col relevé les protégeait d’une petite brise déjà bien fraîche en cette automnale saison.
Un œil observateur aurait même remarqué que les traces de taches d’encre qui maculaient l’index et le majeur de Jérôme Bricard se retrouvaient sur les doigts de son double, reproduisant les mêmes contours, à la manière étonnante d’une carte d’Angleterre.
Mais, de toute évidence, les deux hommes – car ils étaient bien deux malgré tout – n’avaient pas grand-chose à se dire et, à part l’expression d’un ahurissement certain, ils ne manifestèrent pas de sentiments excessifs.
– Bonjour, marmonnèrent-ils au même moment et de la même façon.
Mais il s’agissait plus d’exhiber une élémentaire quoique mécanique politesse que d’établir une quelconque communication.
Ils ne trouvèrent rien à se dire qu’ils ne savaient déjà.
Jérôme Bricard et son double tirèrent logiquement la conclusion de la situation. Ils se séparèrent rapidement sans penser se revoir un seul instant.
Durant toute la semaine qui suivit cette rencontre, Jérôme Bricard eut la force de caractère nécessaire pour vaquer à ses occupations habituelles. Le fait est, qu’il sut éviter toute interrogation, y compris intérieure.
Cela montrait une force d’inertie peu courante, même parmi ses semblables. Il faut dire qu’il était employé dans une compagnie d’assurances diverses.
Le soir, il avait l’habitude de faire quelques courses avant de rentrer chez lui, dans son petit studio fonctionnel de la rue Piat, dans le 20e arrondissement. C’est là qu’il se préparait un rapide mais conséquent repas. Il décongelait et réchauffait dans son four à micro-ondes les préparations surgelées qu’il s’était procurées au supermarché de son quartier.
Ces préparatifs achevés, il était enfin à pied d’œuvre. Après une dure journée de labeur, il pouvait enfin s’installer, avec son plateau-repas devant la télévision. Les portes du monde s’ouvraient pour lui seul au seuil du journal de vingt heures.
Les personnalités, les paysages, les machines les plus extravagantes se bousculaient dans son salon pendant qu’il était confortablement assis dans son fauteuil qui lui tendait les bras. Le tissu à fleurs jaunes et vertes qui le décorait jurait certes avec la tapisserie grise bien que crémeuse de son salon. Il s’agissait d’un héritage parental qui avait trouvé sa place dans un environnement inhabituel pour lui. Cela ne gênait en rien sa communion avec la planète par la diffusion quotidienne d’images présélectionnées.
Le samedi suivant, après un copieux petit déjeuner matinal, composé de café lyophilisé soluble, de tartines confiturées, de jus d’orange en boîte et de biscuits au chocolat, Jérôme Bricard descendit acheter son journal favori. Il prit cependant soin de s’équiper d’une casquette écossaise à pompon rouge qui le protégeait des premiers frimas. Une pelisse bien chaude renforcée par la présence, autour de son cou, d’une écharpe en laine tricotée par sa mère complétait son équipement.
Juste au moment de sortir de l’ascenseur, Jérôme Bricard vit un homme écroulé dans son sang, gisant à terre, ou plutôt à même le carrelage rouge et jaune qui recouvrait la dalle de béton qui elle-même recouvrait la terre qu’on faisait taire. L’ascenseur, qui de toute façon n’y était pour rien, préféra remonter rapidement dans les étages.
De toute évidence, cet homme était un cadavre d’autant plus exquis qu’il s’agissait bien du double rencontré pas plus tard que la semaine précédente. Cette fois encore, son apparence était identique à celle de Jérôme Bricard. Même ses doigts étaient bien propres comme ceux de son modèle qui avait fait une toilette complète après son petit-déjeuner. Comme il le faisait chaque samedi matin.
La situation était tout à fait ridicule. Le double avant de se transformer en client de la morgue avait même pris soin de porter l’écharpe pourtant unique que la mère de Jérôme Bricard avait autrefois tricotée amoureusement pour lui.
Au cours de cette deuxième rencontre, la conversation fut encore plus succincte. Malgré son état extrême, le cadavre ne mentionna aucune émotion particulière. Jérôme Bricard en fit autant. Cela se comprenait plus aisément ; il était malgré tout moins concerné. Et puis, il n’avait à vrai dire jamais éprouvé la moindre sympathie pour ce double qu’on aurait dit tout droit sorti d’une diabolique duplication.
Pourtant Jérôme Bricard était un honnête citoyen. Son devoir était de témoigner à la police de son étrange rencontre. Il le ferait, dès qu’il serait repassé chez lui pour déposer son quotidien dans le porte-revues destiné à cet effet. Il payait des impôts pour que la police fasse son travail. Le reste n’était pas de son ressort. Il s’en désintéressait complètement.
Au commissariat de police, Jérôme Bricard fut introduit dans une pièce mal éclairée. Un homme corpulent, mâchonnant un mégot, dans un costume anthracite, le reçut. Goût de cendre assuré :
– Nom ? – Bricard. – Prénom ? – Jérôme. – Âge ? – Quarante-deux ans. – Profession ? – Employé d’assurance. – Marié ? – Célibataire. – Pas d’enfant ? – Pas d’enfant ! – Ça va ? – Comme si, comme ça. – Pourquoi êtes-vous là ? – J’ai vu un cadavre qui ne vous ressemblait pas. – Les cadavres me navrent. À propos de cadavre, comment se fait-il que vous soyez encore en vie ? – Envie de l’être, et vous ? – Ne faites pas le malin, rien ne me dit que vous l’êtes. Vous seriez même plutôt entre l’Être et le Néant. – Que voulez-vous dire au juste ? – Nous venons de retrouver un cadavre qui serait tout à fait convenable, s’il ne s’appelait Jérôme Bricard. Il a quarante-deux ans, il est célibataire, il a une casquette écossaise à pompon rouge, il a un studio rue Piat dans le 20e, il est un drôle de type, il a un drôle d’air. – Que cherchez-vous à insinuer ?
Et pour la première fois, Jérôme Bricard eut un sentiment de compassion pour son homonyme. Il lui paraissait en tous les cas quand même plus sympathique que son interrogateur.
– Je n’insinue pas, je réfléchis. Et il me semble bien qu’il y a quelqu’un de trop dans cette affaire, qu’il soit mort ou vivant.
À cet instant précis, un chat noir miaula au fond du couloir.
– C’est votre réflexion insinuante qui est superflue, monsieur l’inspecteur principal ! À bon entendeur salut !
L’excitation de Jérôme Bricard était à son paroxysme quant il claqua la porte du commissariat.
Le chat noir se cacha dans un placard.
Jamais pourtant, il n’avait osé hausser le ton face à une quelconque autorité. Mais là c’en était trop. Et c’est rouge de colère qu’il regagna son domicile resté fixe malgré les événements de la journée.
Il faut dire – cela va beaucoup mieux en le disant – que derrière sa carrière officielle, Jérôme Bricard cachait une passion secrète. C’est elle qui lui procurait ce minimum d’émotion nécessaire à la manifestation d’une acceptable colère.
Cette passion n’avait rien de répréhensible en elle-même. C’était seulement l’impérieuse hystérie intérieure qu’elle déclenchait qui lui donnait des allures inquiétantes. Et pourtant rien, mais vraiment rien au dehors ne la trahissait. De quoi s’agissait-il ? De la philatélie, bien sûr, oui, de la philatélie.
Jérôme Bricard était devenu un véritable timbré de la vignette oblitérée.
Tout cela avait débuté par la faute de son frère Jean, ce frère aîné qui inaugura sa vie adulte par un incontournable service militaire à Baden-Baden. C’est de là, qu’il envoya à Jérôme une carte postale quand ce dernier avait quatorze ans. Cette carte, tout à fait ordinaire dans sa forme comme dans son contenu, prit des allures de révélation en raison de la vignette qui se trouvait en haut et à droite de la susdite correspondance.
Ce timbre ne ressemblait en rien à leurs collègues français que Jérôme connaissait bien et auxquels il ne prêtait aucune attention. Non, il atteignait une originalité insupportable tant par ses couleurs, son format, ses représentations ou même sa monnaie d’échange. Jérôme Bricard apprit par la suite, de la gardienne portugaise de son immeuble – qui était tout oreille pour lui –, que des vignettes plus différentes les unes que les autres parcouraient le vaste monde par dizaines de milliers. Il apprit qu’elles changeaient d’aspect non seulement en raison de l’espace où elles naissaient mais aussi en fonction de l’instant où elles avaient été conçues. L’histoire et la géographie se trouvaient naturellement réunies dans un même mouvement d’aventures guerrières contre tous les géants et leurs moulins à vent.
Cette folle diversité, libre et désinvolte, chevauchant de grandes étendues, le fascinait. Il en éprouvait un désir irrépressible en même temps qu’une indicible horreur. Alors il se jura qu’il traquerait ces vignettes vadrouillantes afin qu’au moins un exemplaire de chaque espèce, qu’elle fût proche ou lointaine, vienne se prendre dans ses filets. Sans pouvoir jamais espérer en sortir. Son voyage finirait là où le sien commencerait. Il se le jura quoi qu’il lui en coûte, jusqu’à son dernier souffle.
Cette rage oblitéra sa vie, mais les compensations furent nombreuses. Cela lui permit de courber l’échine devant les remarques désagréables de ses nombreux supérieurs, comme devant les moqueries mesquines de ses collègues anémiques.
Il pouvait ainsi tout supporter : les embouteillages, les grèves des journalistes de la télévision, les bruits de ses voisins, les guerres et la faim dans le monde, toutes les formes de pollutions chimiques, nucléaires, métallifères… et même les crottes de chiens sur le trottoir de son immeuble (crottes dont il savait bien qu’elles appartenaient à Théodule, l’horrible caniche de la pernicieuse madame Miron, la mégère du 3ème étage).
À ce moment précis, on eût dit qu’un chat noir s’enfuyait furtivement en s’esclaffant.
Jérôme Bricard était prêt à tout pour s’emparer d’un nouveau timbre aux dents intactes et aiguisées et l’accrocher à son tableau de chasse. Chaque samedi après-midi, l’œil torve et féroce, la bave à la commissure des lèvres, il filait incognito vers des terrains d’action connus de lui seul, de sombres boutiques philatélistes dont l’obscurité cachait mal les redoutables passions qu’elles abritaient.
Pendant ce temps, la police poursuivait son enquête, sans vraiment pouvoir la rattraper. C’est donc très essoufflé, que l’inspecteur principal Grémet s’écroula dans un fauteuil qui boitait par économie, et donc par nécessité.
Il décida de s’y livrer à de profondes méditations tout en caressant, d’un air songeur, le poil noir et luisant d’un chat qui fréquentait de temps à autre les locaux pourtant peu accueillants du commissariat : « Rien dans la vie de Jérôme Bricard ne peut justifier qu’il ait été tué. Sa vie était si grise, qu’on ne pouvait la distinguer d’un trottoir… »
Sa réflexion se prolongeant, le soleil en profita pour soulever du bout de ses rayons quelques grains de poussières passagères qui retombèrent dans un soupir de satisfaction. Et comme pour se moquer, chaque grain de poussière ressemblait à son frère. Comme un jumeau maudit.
À ce moment, le chat lassé de ses caresses, s’étira un instant puis s’éclipsa dans un coin si sombre qu’il disparut complètement de sa vue.
C’est de cette obscurité-là que jaillit la lumière. Un soleil de plomb éclaira l’intérieur de la cervelle habituellement bien ombragée de l’inspecteur principal Grémet. Il murmura pour lui-même : « Blanc sale et salissure ! »
La disparition du chat noir dans l’obscurité lui rappela une lointaine affaire qu’il avait brillamment résolue, il y a quelques années. Cette affaire avait défrayé la presse de l’époque.
Une sorte de professeur Folamour, le docteur Franck Einstein, avait mis au point une invention stupéfiante qui pouvait faire disparaître n’importe quel amas de cellules sous l’effet d’un puissant rayon à laser. Mieux encore, il pouvait réutiliser ces cellules en leur donnant la forme vivante qu’il souhaitait. Il pouvait ainsi se transformer lui-même en policier, gardien de prison ou banquier sans que personne ne puisse se douter de la supercherie. Vous imaginez aisément le profit qu’il pouvait en tirer car vous-même disposant d’un tel pouvoir ne seriez pas à l’abri de vilaines tentations.
D’ailleurs, après avoir reçu sa feuille de paie, l’inspecteur principal Grémet avait eu un moment la folle idée de s’associer avec l’ingénieux délinquant. Mais la peur de voir madame Grémet découvrir cette infamie lui fit rapidement abandonner cette passagère tentation.
Il avait donc arrêté le docteur Franck Einstein qui avait été condamné à une lourde peine de prison. Serait-il possible que l’affreux docteur ait trouvé le moyen de s’échapper et de poursuivre ses tortueuses inventions ?
Et si le double de Jérôme Bricard n’était rien d’autre que le produit d’une nouvelle expérience scientifique montée par ce savant fou ?
Peut-être que ce génie du mal s’était emparé d’un vieux mythe pour l’utiliser à son profit.
L’inspecteur avait entendu parler de ces âmes ayant appartenu à des personnes décédées qui, maltraitées de leur vivant, venaient réclamer justice en s’installant dans le corps de personnes en vie. Il se rappelait même le nom de ces âmes chez les Juifs d’Europe orientale : un dibbouk. Il savait qu’on retrouvait aussi le même type de revenant dans d’autres civilisations comme le vaudou à Haïti ou d’autres esprits chez les Aztèques ou en Sibérie.
Peut-être a-t-il voulu dédoubler le corps de Jérôme Bricard en utilisant une âme perdue qui se trouvait en lui. Peut-être était-il parvenu à incarner ce dibbouk dans un autre corps identique à celui de Jérôme Bricard. Dans quel but ? Sans doute pour le contrôler et lui faire commettre les pires exactions… Tout le monde aurait pu croire alors que le coupable était Jérôme Bricard alors que cette âme et ce corps auraient été manipulés par le terrible Franck Einstein !
Jérôme Bricard a justement dû être choisi pour sa parfaite vacuité, pour son vide sidéral. Ce néant faisait de lui le terrain idéal pour la réalisation d’un dédoublement anatomique et psychique complets aboutissant à une parfaite duplication du personnage choisi.
Mais l’expérience a subi un accroc imprévu. La vacuité de Jérôme Bricard ne devait pas être aussi intense que sa raison sociale le laissait supposer. Le double (ou le savant fou) n’avait pas envisagé cette résistance et le fusible a sauté. Il est mort de n’avoir pu réaliser une copie totalement conforme.
L’inspecteur principal se rappelait que le docteur Franck Einstein ne pouvait réussir ses maléfiques interventions qu’avec des sujets dotés d’une absence totale de personnalité. Il se souvint aussi a contrario de l’étrange couleur rouge qui montait au visage de Jérôme Bricard sous les assauts de son interrogatoire. Non ce n’était pas là le rouge anonyme d’un homme sans qualité.
L’un des deux Bricard avait donc dû y laisser sa peau. L’un des deux, oui, mais lequel des deux Bricard ?
Où les bons règlements de comptes ne font pas de bons amis
Finalement, le fonctionnaire de police eut la certitude que tout cela faisait désordre. Or, chacun sait que la police, contrairement à la nature, préfère le vide au désordre.
« Un cadavre sans crime, un vivant qui devrait être mort ou deux vivants qui auraient dû n’en faire qu’un, ce qui entraîne automatiquement la disparition inexpliquée d’un membre de l’État Civil… Peut-être un repris de justice en liberté… Non tout cela ne peut être toléré. Sinon où irions-nous ? Nous ne serions plus sûrs de rien. De plus le Jérôme Bricard restant peut faire figure d’une véritable bombe à retardement. S’il était manipulé par Franck Einstein, il représenterait un danger intolérable pour la société. »
Il était donc de la responsabilité de l’inspecteur Grémet de rétablir l’ordre normal et moral.
Le lendemain, madame Miron sortait de l’ascenseur avec son caniche Théodule. Elle poussa un cri d’horreur – mais l’ascenseur n’y était pour rien – en trouvant Jérôme Bricard, écroulé dans son sang, gisant à même le carrelage rouge et jaune qui recouvrait la dalle de béton, qui elle-même recouvrait la terre…
Néant
Vous avez dit quelque chose ? Non rien.
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