Il marchait dans l’immense plaine aride et rocailleuse, chacun de ses pas soulevant un nuage de poussière orange. À son passage, une multitude de petites créatures se dissimulaient dans les craquelures du sol desséché. Le soleil dardait ses rayons brûlants sur le monde, depuis un ciel d’un bleu uniforme et pâle, seulement dérangé par quelques petits nuages moutonneux. La rare végétation luttait avec acharnement pour survivre dans cet environnement, et seules quelques plantes cassantes y parvenaient. Plus rien ne poussait depuis la Bombe. Rien d’autre que les cailloux, et les produits difformes d’une terre contaminée. Pourtant c’est sur cette terre qu’il avançait, soufflant de chaleur et de fatigue. Il n’avait pas de nom, pas encore. Le shaman de sa tribu l’avait déclaré prêt à accomplir le voyage initiatique. Il avait l’âge. Le vieil homme décharné avait recueilli l’augure de l’Aigle à Deux Têtes et l’avait envoyé vers l’Ouest. Il avait donc quitté Boulder Dam, sa petite communauté, et n’y reviendrait que lorsqu’il aurait trouvé son Nom. Voilà pourquoi, à 17 ans à peu près, il marchait seul dans le désert, accompagné seulement du bruit de ses lourdes bottes sur le sol déshydraté. Il s’arrêta un instant pour boire, entamant sa seconde gourde. Il en profita pour scruter l’horizon flamboyant de ses yeux verts. Une main en visière, il put apercevoir une forme qui se dressait à faible distance. Un arbre. Seul, tout comme lui. Les arbres étaient chose rare dans cette région. Il rattacha sa gourde à la branche de son sac à dos sommaire, remit en place ses cheveux châtains tombés devant son visage, et se dirigea vers le résistant végétal. Il lui fallut près d’une heure pour l’atteindre, et le soleil était quasiment à son heure la plus violente. L’arbre, de ses branches maigres et ses feuilles éparses, projetait sur le sol une dentelle d’ombre accueillante. Il décida de s’arrêter un instant, et célébra l’instant en s’accordant une autre gorgée. Il s’adossa ensuite au tronc frêle mais solide, et songea au chemin parcouru depuis ces nombreuses journées de marche. Il s’inquiéta de ses réserves de liquide, les points d’eau se faisant plus rares dans cette zone du Désert Meurtri.
Au loin, il put voir les Grandes Ruines. Une ville d’avant la guerre, où plutôt ce qu’il en restait, se tenait là, sur sa route. On les disait hantées par toutes sortes de créatures, mais il sentait qu’il devrait les traverser. De là où il se trouvait, les ruines ressemblaient à une forêt de brindilles tordues, qu’on aurait plantée dans le sol avant d’y mettre le feu. Il avait appris des Anciens qu’avant la Bombe, les hommes habitaient dans de hautes tours qui parfois rejoignaient les nuages. Celles-ci n’étaient pas si hautes, mais quand même bien plus que toutes les demeures qu’il avait pu voir, même celles des riches marchands de Presscot.
Après un moment, quand l’ombre se fut allongée, il se releva. Il frottait son pantalon de toile épaisse et verte, grisée par le temps et la route, quand un détail du décor attira son attention. D’une ornière, à la limite de la zone d’ombre, émergeait un triangle d’un blanc sale. Des ossements. Il se dirigea vers eux. Il s’agissait d’un cadavre humain, une femme pour autant qu’il put en juger, mais doté de trois bras, trop courts et dépourvus de coudes. Témoignage grotesque de l’héritage radioactif de la guerre. Très peu de gens naissaient complètement humains. Et les animaux n’avaient que rarement une ressemblance avec ceux que montraient les anciens livres. Le corps devait se trouver là depuis fort longtemps au vu de son état d’assèchement. Les vêtements étaient partis en lambeaux, mais elle serrait contre sa poitrine un sac de cuir craquelé, à bandoulière. S’en emparer ne lui posa aucun problème. La vie faisait de tous des charognards. Il se réinstalla au pied de l’arbre, frotta le sac avec un pan de sa tunique crème dépourvue de manches, et l’ouvrit. Il le lâcha aussitôt avec un cri de dégoût. Son nettoyage avait dérangé un Bulbeux. Une de ces créatures mutées, espèce d’araignée à quatre pattes, au corps sphérique d’un vert malsain, empli d’un poison violent, qu’elle transmettait par une trompe-aiguille située au bout de sa tête, sous deux paires d’yeux menaçants. Et de la taille d’une main. Il l’écrasa rapidement d’un coup de talon, avant d’essuyer sa botte dans les rares herbes qui poussaient à l’abri de l’arbre. Pour la suite, il préféra répandre le contenu du sac sur le sol. Un cadran d’horloge auquel il manquait une aiguille, un chiffon plus ou moins bleu, un cliché inidentifiable, une petite bourse contenant quelques disques de métal que les marchands appelaient « piess », un couteau composé d’une pierre tranchante montée sur un manche de bois, et… un trésor ! Elles avaient roulé dans la poussière et, cachées sous le reste il ne les avait pas remarquées de suite, mais c’en étaient bel et bien. Il referma avidement la main sur les quelques balles et les compta. Sept en tout. Les munitions étaient devenues si précieuses, nécessaires pour les quelques armes à feu qui fonctionnaient encore, qu’elles faisaient office de monnaie. Il avait entendu dire que loin, loin à l’Est, d’autres communautés se servaient de métal jaune ou gris. Les marchands et les Récupérateurs, eux, troquaient toutes sortes de choses. Mais ici, les balles représentaient la fortune. Fébrilement, il prit dans la sacoche de sa ceinture son propre pistolet, une antiquité, réparée plusieurs fois avec les moyens du bord par l’artisan du village. Et miracle ! Une des balles découvertes avait juste le calibre de l’arme. Réjoui, il l’ajouta à sa maigre réserve personnelle, et rangea les autres dans son sac. Quant à l’autre, il le remplit à nouveau et se le passa en bandoulière. Puis il se remit en route.
Il dut bivouaquer à trois reprises avant d’atteindre les Grandes Ruines, en ne croisant rien d’autre que des petits animaux plus ou moins mutés, et même quelques mammifères, dont il se nourrit. Son père lui avait appris dès son plus jeune âge, à survivre hors des murs du village, il lui avait appris à se repérer naturellement, et à suivre les traces laissées par les animaux ou les hommes, il lui avait enseigné l’art de la discrétion et du combat ; il avait fait de lui un Chasseur. Aussi ce petit exercice de marche ne lui paraissait pas trop pénible, pour autant qu’il pût économiser l’eau et s’en réapprovisionner. De traces d’eau aux environs, il n’y en avait aucune. Il espérait vraiment pouvoir en trouver dans les ruines, sinon il ne pourrait tout simplement pas rentrer, Nom ou pas. Curieusement, la perspective de mourir de soif dans cette solitude hostile ne l’inquiétait pas outre mesure. Chacun des jeunes hommes de sa tribu avait accepté l’idée de la mort presque dès l’instant de leur naissance. Il lui restait encore une partie de sa troisième et dernière gourde quand il pénétra dans les restes de la ville. Le sol y avait changé de texture. Il était maintenant fait de cendres et de débris de béton et d’acier. Les artères principales avaient dû être faites de béton elles aussi, mais celui-ci avait mal résisté aux assauts du temps et des éléments. Sans compter les dommages dus à la guerre. Tout autour de lui se dressaient les vestiges des immeubles, Fantômes de pierre et de poutres rouillées, vestige d’une gloire passée. Certains montraient des formes étranges, coniques, pyramidales, ou même figurant un chien couché, tête haute. Mais la plupart étaient des tours rectangulaires, d’où se détachait parfois une pluie de débris qui venaient s’écraser bruyamment sur le sol. Le vent soufflait entre les tours et semblait gémir. Il avançait prudemment, rencontrant parfois les carcasses d’anciennes voitures, longeant les structures immenses, passant même parfois entre ou sous elles. Il songea aux nombreuses richesses qui devaient encore se cacher sous les décombres, dans les ruines, et imagina sans peine une horde de Récupérateurs, fouillant et trifouillant dans chaque recoin à la recherche d’un objet utile, antique, ou tout simplement vendable. Le soir tomba avant qu’il ait achevé la traversée de la ville. Il choisit pour se reposer le rez-de-chaussée d’un bâtiment d’une taille modeste, dont l’intérieur avait l’air vide. Il y trouva un vieux fauteuil auquel il manquait deux pieds, les remplaça en appuyant le meuble sur des pierres et s’y installa aussi confortablement qu’il put, après avoir rassemblé quelques matériaux combustibles et les avoir enduits de cette huile qui permet de brûler longtemps avant d’y mettre le feu. Il s’endormit rapidement. Il fut tiré de son sommeil par un long ululement lugubre, qui lui fit porter la main à son arme en un éclair. Le feu ne brillait presque plus. Il y rejeta quelques bouts de bois sec, vestiges indéfinissables ramassés aux alentours. L’ululement se répéta, sans qu’il puisse l’identifier. Il lui semblait lointain. Après un long moment de silence, le grondement du tonnerre retentit, bientôt suivi par le fracas de la pluie tombant à grosses gouttes sur les Grandes Ruines. À toute allure, il fouilla dans son sac et monta puis étendit sa bâche récupératrice. Les averses ne duraient jamais longtemps, et l’eau du ciel était parfois toxique, mais il ne pouvait pas se permettre de gaspiller du liquide. L’ululement retentit encore, et fut masqué par le roulement du tonnerre. Mais quand l’éclair qui suivit illumina les ténèbres, il lui sembla apercevoir une silhouette animale, perchée sur une tour proche, qui regardait fixement dans sa direction. Il attendit, l’arme à la main, un nouvel éclair, mais celui-ci ne vint pas, et aussi soudainement qu’il était arrivé, l’orage disparut. Le Chasseur Sans Nom passa le reste de la nuit éveillé. Dès que la lumière fut suffisante, il se remit en chemin. La pluie tombée lui avait permis de remplir presque une gourde. Par précaution il y avait ajouté la moitié d’une de ses précieuses pilules purificatrices, trésors de l’Ancien Monde dont son village disposait en petite quantité.
Il atteignit bientôt une partie des ruines où la route était dans un meilleur état. Toujours vers l’Ouest, il la suivit. Il restait sur ses gardes, la nuit dernière lui avait démontré que ces ruines n’étaient pas aussi désertes qu’il y paraissait. Il avançait d’un bon pas, et bientôt, il n’y eut à nouveau plus que le désert devant lui. Mais la route le traversait. On racontait qu’Avant la Bombe, on pouvait se rendre de n’importe quel endroit du continent à un autre, sans quitter une de ces routes. Et encore ne fallait-il pas y aller en marchant, mais à bord d’un de ces véhicules devenus bien trop rares. Certaines voitures n’avaient même pas besoin de roues, mais flottaient dans l’air, disait-on, mais les derniers de ces engins merveilleux étaient arrivés au bout de leurs batteries voilà bien des années. De nos jours toutes les routes qui subsistaient encore n’étaient plus que des morceaux de béton noir jetés sur un sol qui semblait ne plus rien vouloir supporter, que cela soit vivant ou artificiel. Pourtant celle-ci était toujours là, presque intacte. À quelques endroits, la poussière du désert avait envahi la route, et à d’autres, on pouvait en voir émerger une carcasse ou une épave. Si on regardait de près, les fissures et les irrégularités devenaient évidentes, mais elle était toujours là, ouvrant la voie vers un ailleurs. Au bord de la route, à quelques mètres de là, un poteau métallique se dressait encore, incliné, mais valide, il supportait une pancarte. Curieux, le voyageur se dirigea vers elle. Elle lui tournait le dos. Alors qu’il approchait, un cri aigu se fit entendre. Il se figea. Dans un grand battement d’ailes, un oiseau de plus d’un mètre d’envergure vint se poser sur le poteau qui tangua dangereusement. L’Aigle à Deux Têtes apparut au chasseur, le fixant d’une de ses paires d’yeux dorés, tandis que l’autre tête, tournée vers l’horizon, tenait dans son bec effilé une sorte de souris dotée de six pattes et deux queues. Pendant qu’il engloutissait le rongeur, le mythique rapace ne détourna pas son regard de celui de l’homme. Celui-ci restait frappé d’un immobilisme complet, frappé qu’il était par cette apparition. Enfin, l’aigle prit son envol, lançant un nouveau cri. Sous la pression du saut de départ de l’animal, le poteau tomba lentement, et, après avoir suivi des yeux le rapace qui s’éloignait, le Chasseur put contempler la pancarte qui était accrochée au métal rouillé. Rectangulaire, rongée par la rouille, elle devait être de couleur verte. Des lettres étaient encore visibles, mais certaines parties des mots avaient disparu. ….E… OM… VEGAS Les lettres blanches commençaient à s’effacer, ce qui serait encore accéléré maintenant que la plaque gisait dans la poussière. Ainsi en allait-il de ce monde.
Mais lui désormais avait un Nom, que l’Aigle à Deux Têtes lui-même lui avait révélé. Il s’appellerait désormais Vegas. Il pouvait entamer le voyage de retour, et rentrer dans son village en Homme, en Chasseur. Le soleil était encore haut dans le ciel, et l’homme nommé Vegas marchait d’un bon pas dans la pleine aride, ses lourdes bottes soulevant la poussière à chacun de ses pas…
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