An 1641 de la Nouvelle Ère Galactique – Cromwell II, Colonie végane – Cité de Port-Royal.
L’aube commençait, teintant l’horizon de bleus et roses pastel. Une longue bande de nuages, balayée par la rencontre des masses d’air chaud et froid, reflétait les rayons d’un soleil encore invisible. Le ciel se parait peu à peu de douces couleurs dans la fraîcheur hivernale.
Les hauteurs de la ville tentaculaire s’éclairaient lentement. Mais les niveaux inférieurs restaient plongés dans les ténèbres. Sur la terrasse d’une des plus luxueuses tours de la cité, ce panorama contrasté inspirait une étrange mélancolie à l’homme qui le contemplait.
Puis le feu orangé quitta les nuages pour embraser les collines toutes proches et la lumière du jour vint lécher les toits des bâtiments, des postes de défense jusqu’au port spatial. Les engins posés sur l’immense terre-plein brillèrent comme autant d’étoiles lorsque leurs coques captèrent les rayons du soleil. L’enchantement de l’aurore se brisa et les bruits de la vie urbaine montèrent aux oreilles de Raven en un curieux crescendo. Il quitta l’appui de la rambarde de marbre, et ses bottes claquèrent sur le dallage quand il regagna l’ombre de sa chambre. Dans le lit à baldaquins, deux silhouettes féminines se murent sous les draps de soie.
Il se dirigea vers la porte et un miroir lui renvoya l’image d’un homme jeune, le teint faiblement hâlé, les cheveux noirs savamment décoiffés, entourant un visage au sourire perpétuellement moqueur. Il n’y était pour rien ; une blessure l’avait autrefois partiellement défiguré. La chirurgie reconstructrice avait fait des miracles, mais la commissure droite de ses lèvres était figée dans une position légèrement relevée. Il s’y était fait cependant. Par ailleurs, cela ne se distinguait pas quand il parlait. Il prit ses effets et quitta la pièce, traversa un vestibule baroque pour gagner un ascenseur aux parois de verre.
- Zéro, dit-il simplement.
L’appareil obéit, avalant les cinquante étages à une vitesse impressionnante. Avec une sonnerie désuète, il libéra son passager dans un hall décoré d’objets anciens et d’huiles bucoliques. Des colonnes dans le style antique couraient le long des murs de cette grande salle, où le personnel était rare à une heure aussi matinale. Le portier – qui était incidemment le garde et portait une arme – le salua poliment.
- Soyez prudent, Sir. Il y a du verglas, ajouta-t-il alors que Raven passait devant lui.
Ce dernier le remercia d’un signe de tête et sortit. Il enfila sa veste de velours noir doublée de satin bordeaux en descendant les quelques marches qui menaient à la rue. Sous son gilet de lin aux boutons argentés, il portait une chemise à jabot blanche pourvue de manchettes en dentelles. Un pantalon de tissu noir s’enfonçait dans ses bottes impeccablement cirées. Il fit tournoyer sa canne à manche droit et pommeau évasé en platine, puis se mit en route d’un bon pas. Les trottoirs étaient effectivement glissants, mais cela ne l’incommodait guère, il avait le pied sûr.
Il croisa un groupe de jeunes gens en bras de chemise malgré la température relativement basse. À leur démarche chaloupée et leurs éclats de voix, à leurs bas retroussés et à leurs gilets de brocarts tachés, il pouvait facilement dire qu’ils rentraient seulement de quelque banquet ou soirée particulièrement arrosés. À une époque pas si lointaine, lui-même avait été coutumier de ce genre d’horaires décadents. Il leur adressa un salut grandiloquent accompagné de vers improvisés sur l’insolente beauté des bacchanales, ce qui lui valut force applaudissements et vivats. Il se sentait de particulièrement bonne humeur ce matin. Il avait rendez-vous chez le gouverneur de Port-Royal.
Son Excellence Edward Lancaster XVIe du nom était un homme influent certes, mais non dénué d’un certain humanisme. Du moins c’est ainsi qu’il se plaisait à se définir lorsqu’il soumettait à ses conseillers des projets d’aménagements urbains supposés valoriser le cadre de vie des habitants de Port-Royal. Ou lorsqu’il graciait des condamnés pour les enrôler dans l’armée végane. Sans rappeler qu’il était, en tant que gouverneur, le chef suprême des troupes de la colonie.
Il vivait dans une majestueuse demeure construite selon les plans d’un palais de la métropole, entourée de jardins dans le style du Royaume galactique de Stratoval. Il en profitait peu cependant. Portant une volumineuse perruque, et abondamment fardé, il préférait les journées où la température restait pour lui supportable, comme en cette saison. Lorsque son domestique torandien lui annonça l’arrivée de son visiteur, il était occupé à prendre le thé en compagnie de quelques gentilshommes de l’intelligentsia locale. L’intrusion du xéno à l’allure maladroite l’importuna. Il essayait pourtant d’inculquer à ces sauvages une certaine forme de courtoisie ; son personnel revêtait quotidiennement perruque et livrée. Malheureusement une prothèse capillaire fixée sur le crâne d’un Torandien tenait davantage du ridicule que de la distinction. Il espérait sincèrement que son invité n’en prendrait pas ombrage…
Laissant les aristocrates et les érudits débattre entre eux de sujets triviaux, il gagna son bureau. Dans cette pièce aux riches boiseries, meublée avec un classicisme ostentatoire, l’attendait un jeune homme, bras croisés face aux vitres de verre à l’ancienne.
La vue sur la cité depuis les fenêtres de la demeure du gouverneur était époustouflante. À condition d’aimer l’architecture végane. Raven devait cependant bien admettre que la bâtisse était admirablement située. Dominant les beaux quartiers, elle offrait un panorama riche de tours d’albâtres, de bâtiments baroques, de larges voies bordées de statues et de pont élégants jetés sur des canaux limpides. Port-Royal était sans conteste l’une des plus belles colonies de l’Empire.
Un verre en cristal à la main, il revint vers son hôte.
- Excellence, je suis à chaque fois ébahi par le résultat de votre travail. Vous avez fait de cette ville un véritable joyau.
Il savait pourtant que dans les bas quartiers, la clarté se faisait ténèbres, les venelles remplaçaient les allées et les truands prenaient la place des gardes.
- J’en conviens, répondait le gouverneur d’un ton satisfait, mais c’est avant tout l’œuvre de nos concitoyens, qui aiment leur cité et comprennent mes efforts.
Raven leva son verre à son intention et but une gorgée de rhum grande réserve. Au bout d’un moment, il demanda :
- En quoi puis-je vous être agréable, Votre Excellence ? Vous rendre visite est toujours un plaisir, mais je devine que cette convocation relevait d’un motif bien précis. - Vous êtes perspicace, mon cher. J’ai effectivement une requête à vous soumettre. - Mais je vous en prie, parlez sans crainte, surenchérit le jeune homme en entrant dans le jeu du noble.
Le gouverneur passa derrière sa majestueuse table de travail et s’installa dans un grand fauteuil de cuir. Il entreprit de modifier l’emplacement de son encrier.
- Voyez-vous, j’organise pour les fiançailles de ma fille avec le duc de Hampton – un de nos plus proches alliés – une petite soirée festive. - Félicitations, interrompit Raven.
Edward Lancaster marmonna un remerciement avant de poursuivre :
- Et nous apprécierions fortement que vous nous fassiez profiter de vos talents lors de ce bal. Vous pourriez nous régaler de vos bons mots et de vos chansons, peut-être même nous jouer l’une ou l’autre ballade. Votre réputation en la matière n’est plus à faire à Port-Royal, et nous serions honorés de pouvoir compter sur votre présence.
Il s’attendait à quelque chose de ce genre. La rumeur de l’alliance entre Cromwell et Hampton courait dans les rues de la ville. Il s’inclina bien bas, ponctuant sa révérence d’un moulinet de sa canne :
- Tout l’honneur sera pour moi, Votre Excellence.
En réalité, c’était loin d’être le cas. Il ne goûtait pas particulièrement la présence des militaires et des politiques, mais il savait d’expérience qu’il était impossible de refuser ce genre d’offre. Il se consolait en songeant qu’au cours de cette soirée, il rencontrerait probablement toutes les plus jolies filles de la haute aristocratie. Les jeunes célibataires seraient à la recherche d’un mari, et les Ladies distinguées à la recherche d’un amant. Ces deux catégories recelaient des dangers de natures différentes mais d’égales intensités.
Ils parlèrent de choses et d’autres, notamment de la qualité des invités présents, puis le gouverneur congédia poliment l’artiste. Resté seul, il laissa son regard pâle dériver vers la fenêtre puis demanda à voix haute :
- Êtes-vous sûr que c’est lui ? demanda-t-il à haute voix.
Un panneau lambrissé coulissa et un homme sortit de la cachette. Il portait un uniforme de Stratoval, veste à longs pans bleue brodée d’or, boutonnière blanche rehaussée du même métal, tricorne empanaché et rapière ouvragée à la ceinture. Une barbe impeccablement taillée et une queue de cheval complétaient le portrait.
- Absolument, Votre Excellence. Vous pourrez le constater par vous-même sous peu. - Tout de même, objecta Lord Lancaster. Cela me paraît un beau gâchis.
Il s’affaissa légèrement dans son fauteuil pendant que l’officier étranger sortait.
oooOOOooo
Cromwell II – Cité de Port Royal – Palais du gouverneur – Deux jours plus tard.
Cette soirée s’annonçait particulièrement réussie, et l’impression de richesse ne faisait que croître comme arrivaient les dames dans leurs plus beaux atours ; robes de soie, dentelles, bijoux étincelants ; aux bras de cavaliers élégants dans leurs lourds costumes ou uniformes abondamment décorés.
La salle de bal faisait écho à cette débauche de luxe. Tout n’était que velours, ors, pierreries ; les livrées des serviteurs elles-mêmes devaient coûter une véritable fortune. Et au centre de cette ruche clinquante, se tenait la fille cadette de son Excellence, la future Lady Margareth d’Hampton, dans une robe de satin de Catharis, matière rare importée pour l’occasion depuis une lointaine colonie du royaume galactique de Stratoval.
Chaque fois qu’il posait le regard sur sa délicieuse fille aux yeux profonds et au nez mutin, Edward Lancaster ne pouvait s’empêcher de songer à l’homme qui attendait caché dans son propre bureau. Le duc, futur époux, n’avait pu faire le déplacement mais avait tenu à ce que la fête en l’honneur de la jeune femme ait lieu malgré tout. Le gouverneur remerciait intérieurement le ciel pour cette chance : s’il devait y avoir un scandale, autant que son gendre n’y assiste pas.
Un éclat de rire partagé attira soudain son attention. Un groupe de demoiselles discutait de manière apparemment fort plaisante avec Sir Raven de Cyenna. Ce dernier semblait parfaitement dans son élément. Cependant quelque chose le préoccupait. Il sentait intimement la présence d’une tension, sans toutefois parvenir à l’identifier. Il décida de se montrer prudent.
Au cours de la soirée, il déclama plusieurs vers, présenta ses respects à de nombreuses dames, s’attardant à peine plus que la courtoisie ne l’y autorisait auprès de la reine du bal, dansa, chanta une paire de ballades, et vola quelques chastes baisers. Pendant tout ce temps, son sentiment d’être observé ne cessa de s’accentuer.
Il se désaltérait d’un cocktail de fruits – il évitait l’alcool quand son alarme intérieure retentissait – lorsque Lady Margareth se présenta à nouveau à lui.
- Passez-vous une bonne soirée, Sir ? demanda-t-elle avec un sourire enfantin qui rappelait son âge. Elle avait seize ans à peine. - Parfaite, Ma Dame. Et avec vous, elle gagne encore en qualité. La jeune femme accueillit le compliment d’un geste de sa main gantée. Geste qu’elle poursuivit élégamment en chassant de son front une mèche blonde capricieuse.
- Mes amis prétendent que vous connaissez de nombreuses chansons. - Quelques unes à tout le moins, répondit-il, faussement modeste. - Et connaissez-vous des chants de pirates ? Il fit de son mieux pour paraître offusqué.
- Ma Dame ! Ce n’est ni l’endroit ni… - Je vous en prie, le coupa-t-elle, rien qu’une seule. Je me suis toujours demandé à quoi cela pouvait ressembler. - Lady Margareth… En tant que gentilhomme, je me dois de vous avertir. Les pirates sont une véritable menace pour les colonies. Et la vie de ces gens n’a rien de romantique. Des hommes meurent dans l’espace, et du sang est versé en de nombreuses occasions. C’est un sujet qui se prête assez peu à la plaisanterie ou à l’amusement.
Son regard s’emplit soudain de tristesse et Raven se dit qu’elle allait pleurer. Néanmoins elle reprit rapidement contenance.
- Ho vous parlez comme mon père. Je sais bien sûr quel danger représente la piraterie. Mais ces gens que l’on décrit comme des animaux et des brutes, ont-ils des chansons ? Chantent-ils, Sir Raven ? On le dit, et je peux le croire ; mais alors, peuvent-ils être considérés comme des animaux ? Je voudrais m’en rendre compte par moi-même. Certes, je ne peux fréquenter de véritable pirate. Mais peut-être puis-je entendre leurs chansons ?
La jeune lady faisait soudain montre d’une absence de candeur qui surprenait agréablement son interlocuteur. Il aimait les femmes dont la force se dissimulait sous une apparente douceur. Et il voyait que sous les traits de porcelaine de Margareth, brillaient une intelligence et une humanité digne de son rang. Aussi concéda-t-il :
- Je dois effectivement connaître l’une ou l’autre de ces comptines…
Elle le remercia d’un sourire désarmant. Il s’éclaircit la voix.
Au sommet du mât notre drapeau sombre comme la tombe, Porte la Mort alors qu’il glisse sur l’onde. Les armes sont prêtes, les ponts sont dégagés, Les canons attendent dans les sabords, l’instant de vérité. Il ne sera jamais abaissé, le pavillon noir, notre emblème, Et si les flots nous rejettent, nous voguerons tout de même.
Le butin de nos victoires reste, frères, encore à partager, En équitables parts le répartir, nul ne pourra contester. Entre les étoffes dignes du plus grand des sultans, Les perles de nacre et les montagnes d’argent, Je ne réclame aucune portion, je ne demande rien, Rien que pour boire à notre victoire, une coupe de vin.
Certains se battent pour la fortune, d’autres pour la gloire, Je n’ai que faire de la première, la seconde est illusoire. Je combats pour la vengeance, pour le désir tant convoité, À la pointe de mon sabre voir la vie de mon ennemi s’écouler. Je frappe en mémoire de nos années perdues en leurres, Je verse le sang où d’autres verseraient des pleurs.
C’était une très vieille chanson qu’il avait apprise au cours d’un voyage particulièrement mouvementé. Il ne s’en souvenait plus exactement, aussi avait-il écorché quelques passages, mais elle évoquait toujours en lui certaines images. Des applaudissements polis le tirèrent de sa rêverie, la jeune fille semblait conquise. Le gouverneur intervint :
- Une chanson de pirates, comme c’est pittoresque. Sir Raven, vos talents couvrent une myriade de domaines plus surprenants les uns que les autres.
Il applaudit de plus belle, et certains invités l’imitèrent. Puis il saisit le bras du chanteur et l’invita à rencontrer d’autres convives. Raven songea avec humour que le père craignait pour sa fille, et indirectement pour son mariage prometteur. Il se trompait. Edward Lancaster le conduisit à travers un petit groupe de nobles qui discutaient, et effectua les présentations d’usage. Ils échangèrent des banalités pendant un instant puis le gouverneur reprit :
- Suivez-moi, cher ami, je voudrais encore vous présenter quelques personnes. D’une qualité moindre que celles-ci, ajouta-il à l’adresse des aristocrates qui sourirent au compliment, mais qu’il convient de saluer.
Raven, distrait par les conversations, se laissa entraîner sans broncher en direction de la terrasse.
- Père, entendit-il soudain appeler, vous ne me laissez guère profiter de notre invité vedette.
Margareth s’approchait d’eux, et ce fut ce qui lui sauva la vie. En une fraction de seconde, où son instinct lui hurla de s’enfuir, il prit simultanément conscience du sourire nerveux du gouverneur et de son étreinte qui se renforçait sur son bras ; de la silhouette en uniforme bleu reconnaissable entre mille qui attendait derrière la porte fenêtre, et qu’il avait aperçu furtivement ; des serviteurs qui semblaient se rapprocher inexorablement de toutes les sorties. Lancaster l’avait attiré dans un piège, profitant de la foule des invités pour dissimuler l’arrivée de soldats du Royaume Galactique. Il venait de le vendre à Stratoval.
- Traître, lui cracha Raven en se dégageant. Vous paierez pour ça.
Il lui lança un regard si empli de colère que l’aristocrate en blêmit. Les portes s’ouvrirent. Des soldats armés de fusils à plasma s’engouffrèrent dans la salle depuis le hall et la terrasse, les boutonnières dorées de leurs vestes étincelant dans la lumière des lustres anti-grav.
La retraite de Raven était coupée. Il balaya la pièce du regard, les gens commençaient à paniquer et tentaient de s’éloigner des Stratovaliens. Il devait agir vite, en espérant que les soldats hésiteraient à faire feu sur des civils non protégés. Lui-même portait son bouclier, mais on ne pouvait en dire autant de tout le monde, et en tout cas sûrement pas des dames. Il cherchait une issue, et avisa l’escalier d’apparat qui gagnait un long palier à l’étage.
- Mes hommages, Ma Dame, dit-il en inclinant la tête à l’attention de Lady Margareth.
Il s’élança en direction des marches, ses talons claquant sur le parquet. Deux hommes se présentèrent pour lui couper la route. Ils épaulèrent leurs fusils, mais un ordre les retint. Raven n’avait pas le temps de chercher d’où venait cet ordre.
Il appliqua une traction à la poignée de sa canne et celle-ci s’avéra dissimuler une véritable lame de rapière. Le temps que les hommes dégainent leurs épées, il était déjà sur eux. Il se fendit et expédia ad patres le premier d’entre eux. Puis il para en septime l’attaque du second, avant de riposter vivement en sixte, blessant gravement son adversaire qui lâcha son arme. Il reprit sa course, bousculant des gens dans l’escalier. Il atteignit le palier et tenta de se remémorer la structure du bâtiment. Il y avait devant lui plusieurs portes, et la dernière débouchait sur les appartements du gouverneur, lesquels donnaient accès aux jardins à l’arrière de la demeure. Dans l’urgence, il ne trouvait rien de mieux. Malheureusement, il n’avait pas parcouru la moitié du chemin que la porte qu’il visait libéra à son tour un groupe de gardes. Deux d’entre eux ouvrirent le feu, et des traits d’énergie vinrent crépiter autour de lui. Il fit volte-face pour constater que le groupe venu du hall commençait l’ascension de l’escalier. Et ceux qui avaient surgi de la terrasse se mettaient en position pour tirer. De part et d’autre, des soldats en bleu accouraient vers lui.
Il n’avait plus qu’une seule issue. Il attendit que les premiers s’approchent et croisa le fer avec eux. Sur la défensive, il avait fort à faire pour contenir les assauts et se servait du manche de sa canne comme d’une deuxième arme. Il recula vers la balustrade du palier, et sauta pour y prendre appui, flanquant par la même occasion un coup de botte au visage d’un soldat qui partit en arrière en entraînant ses compagnons. Profitant de ce bref répit, Raven prit son élan et bondit en direction du lustre anti-grav qui flottait paresseusement au centre de la pièce. Sa main gauche agrippa le rebord du luminaire métallique. Ce dernier s’inclina dangereusement et entama un mouvement latéral tout en perdant lentement de l’altitude. Suspendu par un bras, le jeune homme dut bientôt se servir de l’autre pour parer les attaques venant du sol.
Puis le lustre atteignit le haut d’une porte-fenêtre, fracassant les vitres et obligeant ceux qui se tenaient tout près à s’écarter pour éviter une pluie de verre brisé. Raven se laissa choir à l’extérieur, se réceptionna en roulant sur le sol, et repartit immédiatement, lame à la main, en direction du parc. Au bout de la terrasse, il franchit le parapet de pierres ouvragées et atterrit dans un bosquet. Il ne devait pas y avoir beaucoup d’autres soldats, jamais une telle armée n’aurait pu se dissimuler dans Port-Royal. Du moins il comptait là-dessus pour parvenir à s’échapper. Si Stratoval avait sorti les grands moyens pour le cueillir, c’en était fait de lui.
En courant, il entendait les tirs de plasma qui le suivaient dans la nuit. Par chance, son hypothèse s’avéra la bonne. Néanmoins, il ne pouvait espérer qu’il n’y aurait pas de poursuite. En pleine journée, ou encore au cœur des rues de la cité, les hommes du Royaume galactique ne pouvaient prendre le risque de dévoiler leur présence. Mais il faisait nuit pour plusieurs heures encore, et la ville était loin en contrebas.
Le froid provoquait l’apparition de petits nuages à chacune de ses expirations. Mais l’adrénaline et l’effort l’empêchaient de percevoir la température ambiante. Ses pensées tourbillonnaient entre la nécessité de trouver une cachette, l’obligation de quitter Cromwell II, la question de savoir comment les Stratovaliens avaient retrouvé sa trace, et ce qui avait bien pu pousser le gouverneur végan à s’allier avec eux. L’argent certainement. Il espérait sincèrement que le royaume n’avait pas mis sa tête à prix. Le fait qu’ils se déplacent eux-mêmes pour tenter de l’arrêter était plutôt rassurant dans cette optique. Mais s’ils étaient déterminés à ce point, ils ne tarderaient pas à recourir à des moyens moins officiels. Et là, Raven pourrait dire adieu à la tranquillité, même dans les colonies. Enfer ! Et dire qu’il commençait à goûter l’existence de dandy. Le Conglomérat d’Andros l’avait payé une véritable fortune en échange des documents qu’il avait dérobés sur Versailles IV, mais apparemment Louis n’avait pas oublié l’humiliation. Il avait été contraint de fuir dans la Bordure Intérieure, les nouvelles colonies. Et arriver jusqu’ici entier, sans dilapider toute sa fortune, relevait déjà de l’exploit.
Il s’était taillé une petite réputation de poète et de musicien, mais sa couverture venait de voler en éclats comme la fenêtre de la demeure Lancaster. Il devait se considérer comme grillé dans les territoires de trois des plus grandes puissances de la galaxie. Retourner dans le Noyau était inenvisageable. Il ne lui restait plus qu’à tenter de rejoindre les colonies mérildiennes.
Déboulant d’un talus, il arriva sur une route pavée qui descendait en serpentant vers la ville. N’apercevant rien à droite ni à gauche, mais s’attendant à tout moment à percevoir le sifflement des Sliders, il la traversa et continua à avancer sous le couvert des buissons.
Il ne pouvait pas regagner son appartement. Mais les gardes du gouverneur surveilleraient le port spatial. Il aurait dû s’acheter un navire. Un simple space-jet aurait fait l’affaire, ou même un cargo léger… Il aurait pu le parquer quelque part sur la planète, se constituer une porte de sortie en cas d’urgence. Une fois de plus, il avait été bien trop confiant. Mais il ne servait à rien d’atermoyer sur de funestes considérations. Il se remit à courir.
Atteindre les faubourgs releva de la gageure. Plus d’une fois, il fut contraint de se dissimuler dans des bosquets au passage de phares. À plusieurs reprises il crut entendre le bruit de patrouilles passant non loin de lui. Il lui fallut ensuite franchir la rivière qui coulait au bas de la colline en évitant les ponts qu’il supposait surveillés, bien qu’il n’en vît aucun signe lorsqu’il traversa à la nage dans l’eau glacée. Il lui restait un espoir mais il devait faire vite. Sinon les soldats le devanceraient là aussi.
- La peste soit de vous ! fulminait le gouverneur. Agir ainsi, devant mes invités, n’avez-vous donc aucune considération pour mon rang ? Vos hommes devaient rester cachés, et n’intervenir qu’en cas de menace directe. Je commence à penser que vous vous êtes joué de moi, lieutenant !
Dans son bureau aux murs couverts de tapisseries anciennes, Edward Lancaster faisait les cent pas devant l’officier du Royaume Galactique.
- Calmez-vous, Excellence. Nous ne tarderons pas à mettre la main sur lui, avança ce dernier. - Il est hors de question, vous m’entendez ? Hors de question que vous lanciez vos hommes à travers ma cité ! Tenez-vous à provoquer une guerre ? Mon propre état-major a été averti, et dès l’aube, une surveillance discrète sera établie par mes soins. Renvoyez immédiatement vos troupes d’où elles viennent.
L’aristocrate était rouge de colère. Mais le Stratovalien ne se laissa pas intimider :
- Vous sous-estimez cet individu. Seule une recherche active et pressante peut nous permettre de l’arrêter. Toute autre solution lui faciliterait la tâche. Ordonnez à vos hommes de le poursuivre, sous prétexte du meurtre de notre ambassadeur, ou que sais-je. Cela justifiera notre présence chez vous. Nous vous fournirons des éléments pour justifier cette accusation.
Il avait conscience de marcher sur des œufs et n’osait paraître trop directif, de peur de provoquer davantage le gouverneur ; il avait besoin de sa collaboration.
- Je n’ai nulle souvenance d’avoir sollicité votre avis, lieutenant.
Il se tint coi.
- Apportez-moi ces éléments dont vous parlez, et peut-être vous autoriserai-je à poursuivre le fugitif, reprit Lancaster. - Comme Son Excellence le voudra.
Il se dirigea vers la porte mais s’interrompit.
- Néanmoins, peut-être pourriez-vous d’ores et déjà m’indiquer si, à votre connaissance, Raven de Cyenna fréquentait un établissement tenu par un colon androsien, le Tambour d’Éole ?
Le gouverneur répondit avant de mesurer les implications de la question que lui posait son interlocuteur :
- Bien sûr, le Tambour est une véritable salle de spectacle, le rendez-vous culturel de la haute société.
Devant le sourire satisfait de l’officier, il comprit soudain :
- Depuis quand vos agents rôdent-ils sur ma planète ? - Depuis que vous hébergez des terroristes et des traîtres à la Couronne, votre Excellence.
Il sortit sans laisser au gouverneur le loisir de répondre.
Le Tambour d’Éole appartenait à Goffrid Vaneest, qui avait quitté la Nation Stellaire du Conglomérat Androsien depuis de nombreuses années, avec une fortune considérable issue de son activité marchande. Il était venu s’installer à Port-Royal à une époque où Andros et Vega étaient alliés, et il y avait établi cette modeste entreprise qui, au fil du temps, avait gagné une certaine renommée. Le bâtiment était construit sur la principale avenue de la capitale, et sa façade baroque présentait des colonnades ornées de chérubins portant divers instruments de musique. De hautes fenêtres apportaient à l’intérieur luminosité et air frais, alors que les salons s’animaient de conversations savantes ou artistiques, ou que dans les plus grandes salles se donnaient diverses représentations. En quelques années le Tambour était devenu une véritable institution pour l’aristocratie intellectuelle, l’endroit où il fallait être vu.
Ce que peu de gens savaient, c’était que Goffrid n’avait pas fondé son affaire uniquement grâce à des capitaux propres. Il avait bénéficié d’une très grosse subvention du gouvernement androsien. Et pour remercier ce dernier, il se livrait à l’activité pour laquelle il avait été réellement formé : le renseignement. Il avait été le premier contact de Raven à son arrivée sur Cromwell, ainsi qu’une aide précieuse dans l’élaboration de sa couverture. Il agissait de même avec tous les agents du Conglomérat. Vaneest était un espion.
Aussi comprit-il instantanément de quoi il retournait quand il vit le jeune homme aux cheveux noirs, transi de froid dans ses vêtements trempés, et la lame au clair, frapper à la discrète porte de derrière.
- Diable ! Raven. À quel point la situation est-elle grave ? demanda-t-il simplement de sa voix épaisse, en accord avec ses sourcils broussailleux et son nez plat. - Évacuation, mon vieux.
Goffrid passa une main sur son visage et s’étira la mâchoire en réfléchissant.
- D’accord, allons-y. Tu me raconteras en route.
Il le fit entrer, jeta par réflexe un coup d’œil dans la rue puis referma la porte. À peine à l’intérieur, il jeta une couverture à son visiteur.
- Ne traînons pas, ils peuvent remonter ta piste.
Raven adressa un sourire d’excuse à l’Androsien et expliqua la situation en quelques mots, alors que ce dernier le conduisait vers une trappe dérobée.
- Très bien. Passe par ce tunnel, tu arriveras à l’extérieur de la ville. Ça risque de te prendre un moment mais un pilote t’attendra à la sortie. D’ici quelques heures tu seras en orbite. C’est la procédure d’urgence.
Vaneest prenait des risques insensés pour un homme qui ne travaillait même pas pour le Conglomérat.
- Je te revaudrai ça, dit simplement Raven en serrant la main de son ami.
Mais avant qu’il ne puisse répondre, on tambourina à la porte de l’établissement de loisir.
- Ouvrez, par ordre du gouverneur, cria une voix étouffée. - Par tous les Fantômes du Vide ! jura Goffrid.
Il referma la trappe sur Raven en lui soufflant de courir. Le jeune homme voulut protester, mais il entendit le bruit du meuble qui glissait pour recouvrir le passage désormais bloqué. Il alluma la torche que Goffrid lui avait donnée en même temps que des vêtements secs. Il soupira et s’élança sans attendre dans le tunnel étroit et bas de plafond, en priant pour que l’Androsien se débarrasse rapidement des gardes. Dans l’alternative, il ne trouverait au bout du tunnel que des soldats de Stratoval.
La progression n’avait rien de confortable, et bien souvent il devait ramper quand le tunnel s’étrécissait. Il se demandait aussi comment son ami avait pu faire creuser ce passage à l’insu de tous. Il espérait pouvoir lui poser un jour la question en personne. Ce qui était loin d’être certain, si les gardes avaient envahi le Tambour. Mais il n’avait plus le choix.
Il lui fallut près de deux heures pour atteindre la sortie, couvert de terre et de poussière. Il se retrouva dans une sorte de bois, non loin de la cité, qui se révéla faire partie du jardin d’une des grandes propriétés qui s’étendaient au nord de Port-Royal. Le jour était désormais levé, pâle soleil derrière des nuages fins. Rien ne semblait bouger alentour. Il se déplaça précautionneusement entre les arbres et les buissons, l’arme levée, à la recherche du contact promis.
- Halte, entendit-il soudain, en même temps qu’il sentait la pression d’un canon contre son dos.
Il leva les mains. L’autre ne fit pas durer le plaisir :
- Êtes-vous Raven de Cyenna ? - Lui-même, répondit-il de manière aussi neutre que possible. - Prouvez-le ! - Goffrid n’a jamais parlé de… - C’est bon, l’interrompit le pilote, c’est tout ce que j’avais besoin de savoir. Vous êtes très spontané, vous ne devez pas faire un très bon agent…
Il sentit la pression dans son dos se relâcher, il baissa les bras et se retourna sur un homme vêtu d’une tenue de camouflage renforcée, et portant un casque intégral, avec deux verres sombres au niveau des yeux, ainsi qu’un respirateur.
- Hâtons-nous.
Raven hocha la tête, trop soulagé pour relever le reproche. L’individu masqué accrocha son arme à une ceinture où pendait aussi un sabre court. Il traversa ensuite le bosquet jusqu’à un Slider en forme de double-V, posé à l’abri des regards. Avec une agilité surprenante, il sauta à bord et enjoignit à Raven d’en faire de même.
Ils décolèrent rapidement, mais le pilote maintint pendant un long moment une altitude si basse que Raven pouvait presque distinguer les brins d’herbes qui défilaient sous le véhicule. Puis, brusquement, il accéléra et prit de l’altitude, à tel point que le passager sentit son estomac se retourner, malgré les compensateurs anti-g. Ils percèrent la couche de nuages presque à la verticale. Le Slider, pas prévu pour ce genre d’exercice, vibrait de toutes parts. Apparut dans leur champ de vision un vaisseau en vol stationnaire, un Transport d’un modèle assez spécifique, comprenant un cylindre où était accroché, à l’avant, un volumineux poste de pilotage et à l’arrière, un bloc de stockage, ainsi que les moteurs. Cette section était pourvue de deux paires d’ailettes de stabilisation. La coque avait l’air d’avoir connu des jours meilleurs. En dessous du navire, l’air s’agitait sous l’effet des générateurs de champ.
Le pilote orienta le Slider droit vers un petit hangar qui s’ouvrait dans la partie postérieure. Il coupa les moteurs et le Transport prit immédiatement une trajectoire extra-atmosphèrique. Quand le pilote quitta le petit véhicule, et entreprit de détacher son casque, Raven savait déjà ce qu’il allait découvrir. Un visage félin couvert de fourrure noire, des yeux jaunes aux pupilles verticales, et une bouche aux crocs acérés dominaient une silhouette résolument féminine.
- Des Hommes-Panthères d’Azul… murmura-t-il.
Ces créatures non humaines faisaient partie des races originaires de la Bordure Intérieure. Ils étaient dotés d’une adresse hors du commun, et avaient atteint leur ère spatiale quelques siècles après l’humanité. Quand celle-ci entama sa colonisation des mondes de la Bordure, les Hommes-Panthères occupaient déjà plusieurs petites planètes. Après une période de tension, les chefs d’Azul s’étaient soumis à l’autorité de l’Empire mérildien qui, plus tard, avait cédé une partie des terres occupées par les clans d’Azul au Conglomérat androsien. En tant que Xénos, ils étaient souvent mal considérés par la population des colonies mais, dans l’absolu, ils s’étaient plutôt bien intégrés. Comme en témoignait leur présence sur un monde de l’Empire végan. Ils avaient assimilés la culture et la technologie humaine avec une étonnante facilité. Ainsi que la langue, comme put s’en rendre compte Raven quand sa pilote déclara :
- Bienvenue à bord du « Rabatteur », Humain. Je me nomme Ludya. Goffrid nous a demandé de vous conduire à l’abri pour un temps.
Il passa une main dans ses cheveux ébouriffés et tenta d’essuyer la boue séchée qui maculait son visage en demandant :
- A-t-il pu dérouter les gardes qui étaient à ma poursuite ?
La femme-panthère ne répondit pas. Raven comprit qu’il ne pourrait jamais rembourser sa dette. Il ne connaissait pas très bien le vieil espion, mais il se promit que quelqu’un paierait pour sa disparition.
- Quelle est notre destination ? demanda-t-il. - Chez nous, conclut simplement la Xéno.
oooOOOooo
Système Ordell – Nova Llendis, Colonie androsienne – Territoire du Clan Fellnyr – Un mois plus tard.
La pluie tombait sur la cité azuléenne construite sur une île artificielle au centre d’un immense lac aux eaux sombres et agitées de remous. L’orage durait depuis plusieurs jours déjà. À l’origine cette ville était un module de colonisation des Hommes-Panthères. Raven avait renoncé à tenter de prononcer le nom de leur race. Ces structures étaient trop vastes pour atterrir sans risque. Aussi les premiers colons avaient-ils l’habitude de les poser sur l’eau, avant de leur permettre de se déployer en véritables bases d’exploration, qui s’étoffaient jusqu’à devenir des villes flottantes d’acier et d’exo-alliage.
Depuis la fenêtre de la chambre qu’on lui avait attribuée, Raven pouvait s’abîmer dans la contemplation des vagues qui venaient lécher, loin en contrebas, le vaste espace consacré au port. Il poussa un soupir mais aucune buée ne se forma sur la vitre chaude qui le protégeait des éléments. Dans la pièce au mobilier sommaire, le temps passait lentement. Et il ne pouvait songer qu’à ses projets de vengeance. Certes, il était à l’abri des agents du Royaume galactique ici, et les Hommes-Panthères le traitaient presque comme l’un d’eux. Il avait même rencontré quelques habitants humains de la cité. Mais il lui faudrait bientôt regagner le vaste univers. Les Androsiens n’en avaient pas fini avec lui, comme en témoignait la lettre négligemment jetée sur une petite table. Ils réclamaient son aide en retour de celle de Goffrid. Et Raven ne pouvait espérer s’y soustraire. Sauf s’il tenait à se mettre toute la galaxie à dos.
La porte coulissa soudain, et Ludya entra sans un bruit. Elle tenait un paquet long et fin. Il était toujours stupéfait de la facilité avec laquelle les Azuléens se montraient discrets. Il comprenait facilement pourquoi le Conglomérat les engageait dans ses troupes spéciales.
La femme-panthère s’approcha et lui tendit le colis. Il ôta le film de protection et dévissa le cylindre métallique qu’il contenait. Il fit glisser dans sa main sa canne-épée dotée d’un nouvel étui. Un travail remarquable.
- L’artisan a dépassé mes attentes, dit-il en dénudant la lame qui étincela un instant dans la lumière artificielle. - Maintenant tu es prêt, répondit Ludya.
Raven sentit que ce n’était pas une question. Il n’y avait pas de réponse à donner. Il se leva, fit tournoyer sa canne, et sortit.
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