La seconde nouvelle est consacrée à Douran, un humain venant de la cité impériale de Riviera, rogue de ton et de profession. L’épisode de son histoire, ici présenté, s’insère plus loin dans les aventures, dans le Nouveau Monde, après la tragique fuite des Amberlirims hors du Royaume des Elfes, poursuivis par la colère de l’Inquisition. (voir partie 1 : Introduction - Préface)
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Douran dansait d’un pied sur l’autre. La lettre, cachée sous sa veste, le brûlait presque. Il n’avait pas eu le temps d’y jeter ne fût-ce qu’un regard avant que l’ordonnance du Corbeau ne vienne les quérir. Et il était là, se consumant d’impatience, dans le majestueux bureau du leader mercenaire. Il regardait machinalement par la fenêtre, à intervalles aussi brefs qu’irréguliers. Ses compagnons, Mifir surtout, discutaient vivement avec leur hôte.
Mais Douran n’écoutait pas. Il n’attendait que la fin de cet entretien inopportun pour se ruer au calme et découvrir les mots à lui envoyés par la Reine des Elfes d’Athanelas. Quand il repensait aux circonstances de leur départ de son royaume, son sentiment de frustration grandissait pour devenir presque douloureux. Et voilà qu’elle lui avait fait parvenir une missive. Pas à tous, non. Uniquement à lui, Willem avait été formel.
Il ne cherchait même plus à dissimuler sa distraction. Dans son esprit, des hypothèses se formaient. Il imaginait toutes sortes de contenus à cette lettre tant attendue et pourtant inespérée. Et plus il imaginait, plus son impatience grandissait.
Il passa une main dans ses cheveux noirs, chassant une mèche descendue devant ses yeux gris. Sa main droite aux ongles noirs, presque brillants, s’arrêta un instant devant son visage aux traits doux. Il poussa un soupir. Kashell se retourna, affichant une expression du genre : « Tu pourrais au moins faire semblant ». Il lui renvoya une grimace de capitulation. Le mercenaire à l’étrange regard les accompagnait depuis longtemps maintenant. Et Douran devait bien reconnaître que cela leur avait permis de recevoir bon accueil en Ilmarion.
Inconsciemment, sa main se dirigeait vers la poche intérieure dissimulant l’objet de son attention. Au bout de ce qui lui parut une éternité, Mifir et le Corbeau semblèrent tomber d’accord, et ils purent s’en retourner vaquer à leurs occupations. Une fois dehors, ils se donnèrent rendez-vous à un moment quelconque de la journée, mais le voleur était déjà en route.
À l’extérieur de la Cité des Parias, sur le Lac d’Acier, l’Yggdrazyll l’attendait pour lui offrir son abri. Sa démarche s’accélérait au fur et à mesure qu’il parcourait les ruelles de la cité. Il lui fallait mobiliser une bonne partie de sa volonté pour ne pas se jeter avidement sur le parchemin. Mais il ne parvenait pas à se concentrer sur autre chose que Sylvia Essenthil, reine simple et belle, qui les avait reçus en son palais. Il songeait sans cesse à son sourire, et surtout à la tristesse froide qui l’avait transformée lorsque l’Inquisiteur avait dévoilé tous leurs secrets. C’est l’image d’une reine seule et déçue, assistant par la fenêtre de ses appartements au départ de leur navire volant, qui le hantait.
Il était dans les faubourgs de la cité des parias, un dédale d’habitations temporaires qui avaient duré plus que raison. Et la pluie commença à tomber. Il pleuvait par intermittence ces derniers temps. Pour ce qu’il en savait, c’était habituel en Ilmarion. Il redressa le col de son long manteau elfique, et veilla une énième fois à ce que la précieuse lettre se trouvât à l’abri, contre son cœur. Bientôt, il se retrouva à avancer à travers un épais rideau liquide, tout en évitant de plonger ses bottes trop profondément dans la boue. Des planches faisaient office de trottoir dans cette partie de la ville. Il se hâta d’en rejoindre un.
Le sol était glissant, et peu stable. Dans les bâtiments alentour, tavernes pour la plupart, les torches avaient été allumées, et la clarté jaunâtre des fenêtres tombait sur l’eau ruisselante.
Malgré les efforts qu’il fournissait pour conserver à la fois sa vive allure et son équilibre, Douran perçut un mouvement bref sur sa droite. Son instinct lui cria un signal d’alarme et il se jeta à genoux. Juste pour entendre le bruit d’une lame qui se fiche dans une poutre de bois humide à l’endroit où se trouvait sa tête un quart de seconde plus tôt. Sa main se porta instantanément à son précieux sceptre entouré de cuir. Cet objet à l’aspect inoffensif était presque devenu une partie intégrante de lui-même. À travers les épaisses gouttes de pluie, il aperçut le lanceur qui s’enfuyait. Il se mit aussitôt à sa poursuite, dérapant lorsqu’il démarra sur les planches trempées.
Indifférent aux gerbes que soulevait chacun de ses pas, il traversa les ruelles proches. Son agresseur maintenait l’allure, et semblait l’emmener au hasard.
- Il tente de me semer, l’animal, pensa Douran, en évacuant d’un geste l’eau de ses yeux.
Il ne connaissait pas bien la ville, et n’avait aucune idée de la direction approximative qu’il suivait, tant les tours et les détours de l’autre l’avaient désorienté. Mais il n’était pas disposé à lâcher prise. Il avait appris, il y a bien longtemps, dans une ville aux murs blancs, baignée de rivières azur, que laisser un tueur incompétent s’enfuir, c’était encourager la récidive. Après tout, c’était un métier où seuls les meilleurs pouvaient survivre.
Il se rapprochait de sa proie. Insensiblement, celle-ci l’avait amené sur une place pavée, où cinq rues se rejoignaient. Au centre, un puits de pierre massive trônait. Les rares fenêtres donnant sur la place étaient closes. Les murs gris des demeures étaient lisses. L’endroit rêvé pour une embuscade, surtout par ce temps qui n’encourageait guère à la promenade. Et effectivement, l’homme, tout de gris vêtu, attendait à proximité du puits. La pluie dégoulinait de chaque côté de sa capuche. Sa lourde cape gorgée d’eau paraissait presque noire. Sous les ombres du capuchon, son visage était entièrement dissimulé. La petite place agissait comme une cuvette et amplifiait le bruit de l’averse. Auquel venait s’ajouter celui de l’eau ruisselante qui descendait vers elle. Depuis certains toits, quelques gargouilles crachaient un véritable torrent.
- Qui t’a envoyé ? cria Douran pour couvrir le vacarme.
Aucune réponse.
Il passa une main dans ses cheveux pour en chasser les gouttes qui coulaient sur son visage, affichant une mine impatiente. Sa main droite tenait l’étrange bâton qui ne le quittait jamais.
Sans surprise, deux autres hommes, pareillement accoutrés, s’avancèrent sur la place, venant chacun d’un côté différent. Douran afficha un sourire torve. Se battre contre plusieurs adversaires ne lui posait pas vraiment de problème.
- Vous avez mal choisi votre jour, les gars, je suis plutôt pressé.
Le premier tira une épée de sous sa cape. Les autres l’imitèrent rapidement.
- Si c’est ce que vous voulez…
Sans terminer sa phrase, le voleur de Riveria se lança vers le plus proche de ses assaillants. Courir était délicat sur ces pavés trempés et irréguliers. Néanmoins, il parvint jusqu’à sa cible à une vitesse acceptable. Il se préparait à lui porter un coup de sceptre-surprise, comme l’appelait Kashel, quand l’autre s’anima. Alors que la double lame jaillissait de son manche, il se déplaça en tournant. L’arme forgée à Teragopolis ne rencontra que du vide. Alors que l’épée de l’homme en gris pénétrait profondément dans le côté de Douran. Celui-ci, à travers les ondes de douleur qui sourdaient de la blessure, aperçut les deux autres qui fonçaient vers lui à une allure impressionnante. Il se redressa pour se défendre. Mais trop tard. Ils étaient déjà sur lui.
- C’est impossible ! Personne ne bouge aussi vite !
Même Orlhynn, la personne la plus rapide qu’il connaissait dans ce monde et l’autre, ne se déplaçait avec autant de vélocité. Il subit deux nouvelles blessures. Puis les assaillants continuèrent leur mouvement en s’éloignant de lui.
S’ils voulaient l’obliger à charger afin de les atteindre, ils allaient être surpris. D’un claquement de talon, il activa la magie contenue dans ses bottes. L’énergie surnaturelle s’empara de lui. Malgré ses blessures, chacun de ses gestes se trouva accéléré. Sans baisser sa garde, il se dirigea vers les hommes en gris, et cette fois le premier ne put lui échapper. Il le frappa à trois reprises avant que ses compagnons ne puissent réagir. Quelque chose sous la cape de l’un d’eux se mit à briller, et Douran sentit ses forces diminuer. Chaque mouvement lui coûtait. Ils l’avaient ensorcelé. Il esquiva avec difficulté une autre attaque, pendant que le blessé s’écroulait. Il tenta de porter une attaque feinte, mais son adversaire éventa sa ruse. Il dut se résoudre à combattre sans ses ruses de voleur. Les autres continuaient d’employer la même technique, s’approchant de lui pour le frapper avant de s’éloigner, à une vitesse anormale. Ils surgissaient des voiles d’eau tombant du ciel, et y replongeaient aussitôt, emportant avec eux un peu de la vie de leur proie.
- Et ils trichent en plus, marmonna-t-il pour lui-même.
Sur le sol, le sang coulant de ses blessures, emporté par la pluie, se mêlait aux rivières serpentant entre les pavés.
Il vit à nouveau le symbole briller dans les ténèbres du manteau, plus distinctement cette fois, et ce fut comme si ses pieds se soudaient au sol.
- Merde !
Ignorant sa protestation, le second homme se jeta sur lui. Mais Douran était prêt. À sa grande surprise, l’autre le frappa avec la garde de son épée. Il ne put l’éviter, mais il était trop tard pour retenir son mouvement, et la double lame traversa le corps de son ennemi. Sonné, Douran s’effondra avec lui sur les pavés. Il allait se relever quand le dernier type en gris, celui au symbole, le frappa avec violence à la base de la nuque. La dernière chose qu’il vit avant que l’inconscience ne le gagne fut sa main aux ongles noirs, à quelques centimètres de son visage. Si seulement… Mais son esprit était incapable de formuler le moindre appel. La pluie cessait lentement, et ses blessures ne le faisaient presque pas souffrir. Il allait encore devoir trouver un prêtre. Il espérait que la lettre, sous son manteau, n’avait pas été transpercée ou imbibée de sang. Puis l’obscurité l’engloutit.
Il se réveilla lentement. Il émergea de l’inconscience comme de la surface d’un lac tiède un soir d’été. Sans vraiment sentir de différence. Puis la lumière, passant par la mince fenêtre, lui montra le décor qui l’entourait. Il se trouvait dans une petite chambre, aux murs blancs. Un épais tapis recouvrait le sol. Il y avait quelques meubles, de facture modeste, et une seule porte. Un lit, massif et confortable occupait la plus grande partie de la pièce. Il y était allongé. Il tenta de rassembler ses souvenirs pour savoir où il se trouvait. En vain.
Puis les derniers évènements lui revinrent. Il eut un sursaut. Qui éveilla la douleur. Il était toujours blessé. Les draps blancs qui l’entouraient n’étaient pas tachés. Il s’examina. Quelqu’un lui avait posé des bandages qui recouvraient ses épaules, son torse et son abdomen. D’autres couvraient ses blessures aux jambes, là où on avait déchiré son pantalon pour les appliquer. Pantalon qui était d’ailleurs son seul vêtement. Il portait aussi un pansement à la joue, et au bras gauche. Une partie de ses biens était posée sur la table de la chambre. Mais où était le reste ? Et lui ? Où diable était-il ?
- Et qui suis-je d’abord ? … Ha non, ça je le sais, ça va…
Il sourit de sa propre plaisanterie. Puis il songea à la lettre. Et son sourire s’évanouit.
Ses objets, dont certains recelaient une grande puissance d’enchantement, en particulier l’innocent sceptre dissimulant sa double-lame, se trouvaient là. Mais de ses vêtements et de son armure, travail d’orfèvre d’un matériau rare, aucune trace. Et la missive, qu’il n’avait pu encore ouvrir, était sensée être à l’abri dans son manteau elfique. En fait, étant donné la valeur de ses possessions, il n’aurait pas été étonnant qu’elles lui soient dérobées. Il sentit son inquiétude grandir.
Il s’extirpa péniblement des draps blancs, écartant les voiles transparents qui entouraient le lit. Ses mouvements étaient douloureux. Celui qui l’avait soigné n’avait pas les talents de Yiallian, c’était au moins une chose d’établie. Pourtant les bandages étaient propres, les plaies avaient donc dû être refermées correctement. Mais la sensation de tiraillement que lui causait chaque geste n’était pas pour le rassurer.
Il était assis sur le bord du lit, fouillant la pièce des yeux à la recherche de quelque chose qui lui aurait échappé, quand la porte s’ouvrit. Instinctivement il se tendit, se levant d’un bond, prêt à se débarrasser d’un geôlier. La promptitude de son mouvement surprit la jeune fille blonde, d’une vingtaine d’années, qui, sur une exclamation, lâcha le plateau qu’elle portait, renversant tout son contenu sur le tapis couvrant le sol. Dans un bruit d’enfer, le petit déjeuner se répandit aux pieds de Douran. Tous deux restèrent figés de longues secondes. Progressivement, les traits du blessé passèrent de la surprise à la confusion puis à une certaine gêne, au fur et à mesure qu’il réalisait la situation, en faisant taire la voix intérieure qui criait au piège. La jeune fille retira ses mains de devant son visage pendant qu’il se baissait pour ramasser les restes du plateau-repas, en marmonnant des excuses.
- Vous n’auriez pas dû vous lever, avec vos blessures, dit-elle sur le ton du reproche. Et laissez cela, je vais m’en occuper. Recouchez-vous. Tout de suite.
Elle avait une voix claire. Et ses yeux émeraude exprimaient une sollicitude teintée d’autorité, au milieu de son visage doux. Douran la regarda avec incrédulité. Sur un effort de maîtrise exceptionnel, il parvint à s’imposer un ton calme.
- Pourriez-vous me dire qui vous êtes et ce que je fais ici, je vous prie ?
La jeune fille rougit comme s’il venait de lui signaler une inconvenance grave.
- Je me nomme Mélissa Udiriel. Ma tante et moi vous avons trouvé sur la place du puits, hier. Vous étiez blessé et nous vous avons ramené ici. C’est ma tante qui vous a soigné.
Elle s’interrompit un instant.
- Si cela vous intéresse, sachez que lorsque nous avons atteint la place, trois individus vêtus de gris étaient penchés sur vous, ils se sont enfuis à notre approche, continua-t-elle. Vos vêtements ont subi quelques dommages, et ma tante est en train de les réparer. Elle est un peu sorcière. Et guérisseuse. Mais elle a dit que vous aviez une vigueur exceptionnelle pour survivre à vos blessures. Êtes-vous suffisamment éclairé ?
Il y avait à nouveau du reproche dans sa voix. Elle avait l’air sincère. Douran demanda :
- Il y avait une lettre dans la poche de mon manteau… L’auriez-vous trouvée ? - Tous vos biens, à l’exception de ceux dont ma tante s’occupe, se trouvent là.
Une vague d’angoisse monta en Douran. Apparemment, elle fut visible.
- C’était une lettre importante ? demanda Mélissa. - Plus que je ne saurais le dire, répondit-il sans réfléchir. - Peut-être ma tante l’a-t-elle récupérée, dit la jeune femme, dans une tentative de réconfort, quelque peu ruinée par son manque de conviction.
Les idées s’enchaînèrent dans l’esprit du voleur de Riveria.
- Pourriez-vous me ramener sur cette place ? - Dans votre état ? Si j’en crois ma tante, il est étonnant que vous puissiez seulement tenir debout. - J’ai toujours eu la peau dure, fanfaronna-t-il.
Elle hésita un moment.
- Soit. Je vais vous apporter un autre petit déjeuner. Puis je vous conduirai là-bas. - Pour ça, et pour le reste, merci, lâcha Douran dans un soupir, en se laissant tomber sur le lit.
La douleur et la pression l’empêchèrent de se rendormir. Il se restaura rapidement. Ensuite il s’habilla avec les vêtements que Mélissa avait apportés. Il chancelait un peu quand il sortit de la chambre, trouvant avec difficulté son chemin dans la maison. Après un escalier, il tomba sur la jeune femme en grande discussion avec une petite vieille à la mine revêche. Celle-ci le gratifia néanmoins d’un sourire quand elle l’aperçut.
- Ha ! Voici notre blessé. Vous semblez récupérer à un rythme extraordinaire, dit-elle. - J’ai l’habitude, répondit laconiquement Douran. - Quoi qu’il en soit ménagez-vous, et n’entraînez pas ma petite-fille dans une rixe, ajouta-t-elle.
Elle était minuscule, et agitait son index crochu devant le voleur, qui réprima un sourire moqueur.
Ils sortirent dans les rues, sous le ciel bleu parcouru d’imposants nuages. En chemin, elle lui parla de sa vie, de son père mercenaire, de la cité. Et lui inventa des histoires. En se promenant ainsi, lui vêtu simplement, déguisé un citadin, et elle dans sa robe de tous les jours, accrochée à son bras pour le soutenir, ils auraient pu passer pour un couple. N’était la mine sombre de Douran, en qui cette image faisait naître un vif regret. Aussi vif que la douleur qui lui vrillait la jambe à chaque pas.
Ils atteignirent la place. La pluie et le passage des marchands ambulants avaient effacé toute trace de la lutte de la veille. Il se morigéna pour avoir entretenu l’espoir fou de retrouver la lettre – sa lettre – oubliée et ignorée. Ses agresseurs l’avaient probablement emportée. Il fouilla méthodiquement les lieux, sous le regard étonné de Mélissa, et ceux, moins amènes des passants.
Au pied de la margelle de pierre un éclat métallique attira son attention. Il se baissa pour ramasser le pendentif arraché, à moitié dissimulé entre les pavés. C’était le symbole que les hommes en gris portaient. Celui qui avait brillé lorsqu’ils avaient utilisé leur magie. Et que l’un d’eux avait perdu. Maintenant qu’il l’avait clairement sous les yeux, il pouvait l’identifier aisément, pour l’avoir vu de trop nombreuses fois à son goût. Une double croix enroulée autour d’une sphère frappée d’une épée et d’un livre. Les armes de l’Inquisition. Voilà qui expliquait l’attaque. La colère fit refluer le sang de son visage, et réduisit ses lèvres à une mince ligne droite. Il se tourna vers la jeune fille.
- Savez-vous où les trouver ? - Qui ça ? - Les moines guerriers de l’Inquisition. Seuls les féaux de Moebius Van Zeerin portent ce symbole sacré. - Peut-être que ma tante…, hasarda-t-elle.
Elle s’interrompit. Une fleur rouge s’épanouissait sur la chemise de Douran, à l’endroit où sa blessure la plus grave venait de se rouvrir. Ils regagnèrent la demeure Udiriel aussi vite que possible.
- Je me demande quel mot vous a échappé dans « ménagez-vous », le rabrouait la vieille tante tandis qu’elle appliquait un nouveau baume sur la blessure fraîchement recousue, avant de psalmodier une brève incantation.
Douran se trouvait seul avec elle, dans ce qui devait être sa cuisine. Il avait gardé le silence jusque-là.
- Je suis désolé, dit-il. J’ai dû m’emporter par mégarde. Je vous remercie de vos soins. Je préfère éviter les temples pour le moment. - Un rapport avec ces Inquisiteurs qui vous pourchassent ?
Il eut du mal à dissimuler sa surprise.
- Vous saviez ? - N’importe quel individu avisé devrait pouvoir reconnaître les moines-soldats. Et les éviter. - Ceux que j’avais vus jusque-là portaient une armure noire et une lourde épée.
La petite vieille siffla. Puis tira un coup sec sur le bandage qu’elle venait de terminer. Douran gémit.
- Vous resterez ici ce soir. Voulez-vous que Mélissa aille prévenir quelqu’un ?
Douran s’imagina un instant conduire Mifir, Kashel, et Orlhynn à l’assaut de la cachette des mignons de Zeerin. Mais il devait régler ça seul. Ils lui avaient pris quelque chose de précieux. Et ils allaient le regretter.
- Cela ne sera pas nécessaire. Dites-moi simplement une chose : où se terrent-ils ?
Il avait mis tellement de haine dans ce « ils » qu’il ne fut pas nécessaire de préciser de qui il parlait. La guérisseuse hésita.
- Je ne suis pas sûre que ce soit vous rendre service… - Ne vous inquiétez pas, je n’aurais pas survécu aussi longtemps si je n’apprenais pas de mes erreurs. - Vraiment ? À vous voir, j’aurais plutôt penché pour la chance. - Chacun appelle ça comme il l’entend, ajouta Douran avec un sourire.
La vieille tante rit de bon cœur.
- Vous me rappelez mon propre fils. C’était un casse-cou, comme vous, et il n’en faisait jamais qu’à sa tête.
On rappelle toujours quelqu’un aux personnes vénérables, pensait-il, mais il décida qu’il serait préférable de ne pas en faire état.
- Bien. De toute façon, si je ne vous le dis pas, vous vous débrouillerez pour l’apprendre autrement. Les temples ne sont pas assez influents en ville pour braver les ordres du Corbeau. L’Inquisition n’est pas la bienvenue en Ilmarion. Mais il est de notoriété quasi publique que lorsque ses agents sont de passage parmi nous, ils s’établissent dans une sorte de monastère rattaché au culte d’Hyperion. C’est un endroit peu fréquenté, légèrement à l’écart, dans le quartier ouest.
- Merci, dit simplement Douran.
Elle hocha gravement la tête.
Le lendemain, il fut réveillé par Mélissa et l’odeur du pain au miel.
- Quand vous serez rassasié, dit celle-ci en quittant la pièce, ma tante suggère que vous profitiez du bain qu’elle m’a fait préparer, le temps qu’elle finisse de retisser les charmes de votre armure.
Il accueillit l’idée avec enthousiasme.
La salle de bains était impressionnante au regard de la taille de la demeure. Une piscine de pierre remplie d’une eau fumante faisait office d’étuve. Serviettes et onguents étaient posés sur une petite table, à côté de vêtements frais. Il se plongea avec délice dans l’eau chaude et y passa plusieurs heures. Jusqu'à ce que la jeune fille vienne à nouveau le déranger. Elle poussa la porte.
- Je pensais que vous vous étiez endormi. - Je profitais de l’occasion pour réfléchir. J’avais le temps, je n’agirai pas avant la nuit. Surtout si je n’ai pas mon armure.
Il souligna ses paroles d’un clin d’œil, et, ayant saisi une serviette, s’extirpa du bain, à présent refroidi. Dans son dos, il entendit une exclamation. Il se retourna à demi, sur le visage étonné de Mélissa.
- Votre… Votre dos… - Hein ?
Debout dans la salle de bains embuée, Douran exposait involontairement son dos, couvert de cicatrices, longues lignes blanchâtres laissées par les coups de fouet, souvenir des prisons de Riveria. Quand il se retourna complètement, sa serviette vaguement nouée autour de la taille, la surprise de la jeune femme ne fit que grandir.
- Co… Comment un homme aussi jeune peut-il porter autant de marques de combats ? Vous m’aviez dit ne pas être un soldat.
Chacune de ses blessures mortelles ou extrêmement graves, avait laissé sur Douran une marque indélébile, que même le grand prêtre Yiallian ne pouvait effacer. Toutes ces vieilles blessures se mêlaient aux nouvelles, parsemant son torse et son abdomen athlétiques d’une manière presque artistique.
- Heu… Ce sont… J’ai une vie plutôt agitée, dit-il en saisissant une chemise pour dissimuler sa peau à la vue de son hôte. - Ce n’est pas un spectacle très agréable pour une jeune personne, continuait-il, visiblement gêné.
Elle l’interrompit dans son mouvement, en posant sa main délicate sur les marques d’infamie. Pendant un long moment, elle les parcourut du doigt, s’imprégnant de leur relief, et ne pouvant qu’imaginer la souffrance que chacune d’entre elles représentait. Douran garda un silence timide qui lui ressemblait bien peu. Puis Mélissa plongea ses yeux verts dans les siens.
- Vous ne devez pas en avoir honte. Les épreuves que vous avez traversées ont fait de vous ce que vous êtes. Et si j’en juge par ce que j’ai devant moi, c’est plutôt de la fierté que vous devriez ressentir.
Ses lèvres fines, et tellement proches, esquissèrent un sourire.
Quand elle sortit de la pièce, Douran se demandait pourquoi il n’en avait pas profité.
La nuit était tombée sur la Cité des Parias, et une ombre se glissait entre les demeures isolées du quartier ouest. Le monastère avait été facile à localiser. Douran s’approcha aussi silencieusement qu’un fantôme du bâtiment construit autour d’une cour carrée. L’accès en était gardé par un portail en fer forgé. Sous la clarté des quelques étoiles visibles, il se glissa le long du mur, gagnant les toits. Quand bien même quelqu’un aurait levé les yeux, il aurait été bien en peine de le distinguer, tant il se fondait dans l’obscurité.
Dans un flottement de son manteau elfique nouvellement réparé, il se laissa choir dans la petite cour occupée par un jardin. Sur le pourtour, quelques fenêtres, dont bien peu étaient éclairées, donnaient sur l’intérieur de la structure. Il n’y avait que deux portes pour accéder au jardin. Verrouillées. Mais pas pour longtemps. Il se faufila dans une pièce sombre servant apparemment de cuisine. Une brève exploration lui apprit qu’il ne devait guère y avoir plus de cinq résidents dans ce monastère. Puis, comptant sur ses talents, il entreprit de localiser discrètement ces cibles. Ils avaient eu l’avantage en combat direct. Mais cette fois les choses seraient différentes.
- Voyons comment ils se débrouilleront en jouant selon mes règles, songeait-il alors qu’il arpentait les couloirs austères, illuminés par de rares chandelles.
Le bâtiment ne comptait que deux étages. Et une grande partie du rez-de-chaussée était occupée par le réfectoire et les cuisines, déserts à cette heure, et une chapelle. La double porte de bois en était entrouverte, et deux silhouettes semblaient plongées dans le recueillement. L’une d’elle était vêtue de gris. L’autre portait une simple robe de bure. Bien que l’ironie de l’idée lui plût, il renonça à s’attaquer au moine soldat pendant sa prière, au cœur d’un lieu dédié à la divinité.
Il gagna l’étage pour trouver les cellules. Une seule était actuellement occupée. Le premier Inquisiteur mourut dans son sommeil. Douran regarda la lame de son arme s’enfoncer lentement dans la gorge honnie. Quelques gouttes de sang éclaboussèrent ses mains et son visage fermé. Il s’empara du symbole sacré du mort. Et s’en fut à la recherche du suivant.
De sous une porte, un rayon de lumière évanescente se répandait dans le couloir. Douran frappa. Une voix répondit :
- Qu’est-ce ?
Suivi le bruit d’une chaise qu’on pousse et de pas bottés.
Le battant s’ouvrit sur un couloir sombre et vide. Visiblement intrigué, l’Inquisiteur porta la main à son épée. Trop tard. Surgissant des ombres comme un diable de sa boîte, Douran lui transperça le cœur. Il traîna le corps dans la pièce. Celui-ci ne portait pas de médaillon.
- Je finis souvent ce que je commence, murmura le voleur.
Sur le bureau, négligemment repoussé dans un coin, se trouvait le principal objet de sa visite. Ces fanatiques avaient brisé le cachet et lu la lettre de la Reine des Elfes. Il espéra vivement qu’elle ne contenait rien de compromettant. Mais il n’avait pas le temps de s’en assurer. Il la glissa dans sa poche.
Il lui restait encore un léger travail à accomplir avant de quitter l’endroit. Il alla se poster dans le petit couloir menant de la chapelle à la salle suivante. S’appuyant contre le mur en pierre grossière, il attendit. L’homme en gris sortit bientôt. Douran sortit de sa cachette à quelques pas de lui, et jeta à ses pieds les deux symboles de l’Inquisition. Sans dire un mot, affichant un sourire torve, il chassa d’une main la mèche qui tombait devant ses yeux, laissant à son ennemi l’occasion de réaliser ce qui se passait.
- Toi ! lança celui-ci d’une voix rageuse. Monstre hérétique ! Ta route s’arrête ici. - Sans blague ?
Il activa d’un geste l’enchantement qui décuplait sa vitesse pour un bref moment. Son adversaire se montra beaucoup moins rapide maintenant qu’il devait combattre sans s’y être préparé.
Douran fonça sur lui, le prenant au dépourvu. Avant qu’il n’ait pu réagir, il avait été frappé à quatre reprises par la double lame jaillissant de son manche. La magie d’Esterian montra une nouvelle fois sa redoutable efficacité. Le moine-soldat mourut dans un râle. Un cri retentit quand le prêtre sortit à son tour de la chapelle.
- Pas de témoin, désolé, lâcha Douran, plus déterminé que jamais.
La nuit profonde couvrit son retour à l’Yggdrazill. À chacun de ses pas, il sentait grandir la tension. Il devait faire un effort constant pour ne pas se jeter sur le parchemin.
Les gardes de l’embarcadère le saluèrent, en éveil malgré l’heure avancée. Il gagna sa cabine. Dans cet environnement presque familier, il déplia d’une main fébrile le document tant espéré. Et se mit à lire avec avidité.
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