Ce texte parle des origines de Mifir Wis Adros, noble issu des Terres de l’Est, de son arrivée à la capitale Teragopolis, du chemin parcouru avant qu’il ne rencontre les Amberlirims et ne devienne l’un d’entre eux. Il parle d’un aspect bien spécifique de l'univers exploré : l’atmosphère de la Cour Impériale de Terag IV. Il constitue une sorte de prélude aux "Aventures". (Voir partie 1 : Introduction - Préface)
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Dans les Terres de l’Est, Provinces impériales, régies par de nombreuses codas, et à l’étiquette stricte, baignée de symbolisme, le vent se levait. Cet immense territoire bordé par la mer proposait bien peu d’obstacle à l’air venu de l’océan, qui pouvait dès lors parcourir une grande distance à travers les plaines herbeuses.
Les fenêtres du château Wis Adros, loin du rivage, mais occupant le sommet d’une petite colline, se mirent progressivement à frémir sous les assauts de la tempête. Depuis la plus haute tour, sa cape battue par les éléments, Mifir, quatrième et dernier enfant du Comte Aldorn, contemplait pour la dernière fois le domaine de sa famille. À la mort de leur père, les fils du Comte avaient hérité des prérogatives nobiliaires selon la coutume ancestrale. Et en tant que cadet, Mifir Wis Adros n’était guère plus qu’un parasite aux crochets de son frère aîné. Une situation qu’il vivait assez mal. Ses partenaires de duel pouvaient en témoigner à loisir. Plus qu’à toute autre chose, il aspirait à la grandeur.
Les premières gouttes de pluie tombèrent autour de lui. Ce n’était pas un bon jour pour commencer un voyage. Mais il avait obtenu de son frère d’être envoyé à la cour de Terag IV, et il n’avait pas l’intention de perdre un jour de plus dans les provinces. Il soupçonnait le nouveau Comte Wis Adros d’avoir accepté uniquement pour éloigner un rival. Bien qu’étant le plus jeune, Mifir surpassait ses frères l’épée à la main. Et il ne faisait pas mystère de son ambition. Au cœur même de Teragopolis, celle-ci pourrait s’exercer à une échelle bien plus grande. Il adressa un ironique salut d’adieu aux terres entourant le château et quitta le sommet de la tour, les semelles de ses hautes et impeccables bottes claquant dans l’escalier de pierre.
Les domestiques avaient préparé sa monture. Et dans la cour de la modeste forteresse, la caravane qu’il allait rejoindre le temps du voyage entamait les derniers préparatifs du départ. Il aurait été imprudent de parcourir la route seul. Surtout la traversée des montagnes. Mais ces marchands connaissaient le chemin jusqu’à la capitale. C’était tout ce que Mifir leur demandait. Il vérifia avec soin ses bagages. Accordant une attention particulière à ses armes. Une petite fête d’adieu avait été organisée la veille, mais il y avait ce matin bien plus de gens qu’à l’accoutumée pour saluer le départ de la caravane. Mifir répondit à de nombreux signes de mains ou de tête, alors que les charrettes se mettaient en branle. Elle franchit bientôt les lourdes portes du château, et, sans se retourner, Mifir Wis Adros quitta son existence passée.
Le vent agitait ses longs cheveux noirs. Il les attacha dans sa nuque. Puis il éperonna sa monture, pour aller chevaucher en tête de la procession de carrioles qui partait vers l’ouest.
Le voyage dura quatre longs mois. Durant lesquels ils connurent les aléas du climat et les dangers de la route. Quand Teragopolis, la titanesque capitale, surgit de terre lentement devant eux, Mifir sentit son cœur se serrer. La montagne artificielle que la ville semblait former serait son nouveau foyer. Il quitta sans cérémonie les marchands dont il avait partagé la vie pendant de longues semaines. Aux portes de la ville, il fut confronté pour la première fois aux Prétoriens, l’armée privée de l’Empereur, Garde d’honneur, et sécurité de la capitale. Les imposantes armures rouges représentaient à elles seules un avertissement pour tous ceux qui pénétraient dans la ville. Vous entrez ici dans la demeure de Sa Majesté Terag IV, pliez-vous à Sa loi. La cité occupait plus d’espace que le comté Wis Adros. Chaque rue, chaque quartier était pour Mifir une nouvelle source d’émerveillement. Et chaque pas renforçait sa résolution. C’était ici qu’était sa place. Il dut loger quelques jours dans le Quartier des Ambassades, le temps pour l’administration impériale d’examiner ses Lettres de Créances. Il les mit à profit pour explorer la ville. Jusqu’au matin où un coursier vint lui porter en mains propres le précieux sésame de la troisième enceinte. Y était jointe une invitation à prendre ses quartiers dans l’aile de palais réservée aux ambassadeurs de la noblesse. Le soir même, il foulait le sol marbré des grandes salles du palais de Terag. À peine était-il installé dans ses appartements, modestes mais confortables, qu’on frappait à sa porte.
Il se hâta d’aller ouvrir, pour découvrir un homme bedonnant, de petite taille, et crâne dégarni et à l’indéniable odeur d’alcool.
- Messire ? demanda-t-il simplement.
Sans attendre l’invitation, l’autre entra dans la pièce, en babillant généreusement.
- Bienvenue mon ami ! Je suis Uthar Wis Malan. En tant que cousin des Terres de l’Est, il est normal que j’aie le privilège d’être le premier à vous présenter mes respects.
Il s’affala dans le divan, et, ayant remarqué la bouteille posée sur la table, souffla la poussière de deux verres et les leur remplit. Mifir comprit le sens de l’expression « à ras bord ».
- Ce palais, mon ami, continuait Wis Malan, c’est la jungle. Si, Si. Et je me fais un devoir de vous guider à travers celle-ci, en vous préservant de ses dangers et de ses pièges. Après tout, il est important de s’entraider, entre cousins.
Mifir n’appréciait pas l’intrusion de cet ivrogne dans son tout nouvel univers.
- Il ne me semble pas avoir sollicité votre aide, Messire, répondit-il froidement.
L’importun s’interrompit en plein milieu d’une gorgée.
- Allons, Seigneur Wis Adros, ne reconnaissez-vous pas une opportunité quand vous la rencontrez.
Toute trace de fatuité avait déserté le ventripotent personnage.
- Comment savez-vous qui je… ? - Haa ! J’ai mes petits secrets, et mes petites entrées. Ne faites pas l’erreur de vous fier à mon aspect. Bientôt vous aussi vous forgerez un personnage à livrer aux vautours de la cour.
Vaguement impressionné malgré lui, Mifir répondit :
- Seigneur Wis Malan, je ne suis pas venu ici pour participer aux jeux de la cour, mais pour servir l’Empire. Et si possible récolter quelque gloire au passage.
Mais il se garde de formuler à haute voix la dernière partie.
- Que voici de bien nobles sentiments, s’enthousiasmait Uthar en avalant une autre gorgée. Mais à nouveau vous me sous-estimez. Je sais que vous êtes à la recherche d’une reconnaissance qui vous échappait dans votre beau comté. On lit en vous comme dans un livre, jeune homme. Vous devriez songer à cet aspect du problème quand vous composerez votre personnage. Ou vous serez dévoré vivant, faites-moi confiance.
Si Mifir doutait encore de ne pouvoir apprendre auprès de cet homme que l’ivrognerie, il mit cependant ses appréhensions de côté. Dans les semaines qui suivirent, il devint d’une certaine notoriété que le vieux Wis Malan avait pris sous son aile un nouvel ambassadeur des Terres de l’Est. Et effectivement les deux hommes ne se quittaient plus. Wis Malan traînait Mifir dans toutes les soirées, fêtes, et autres réceptions qui agrémentaient la vie du palais.
- L’Empereur, disait-il souvent, dépense une fortune pour assurer le confort des représentants de la noblesse, quand ils ne pensent qu’à festoyer et à jouer d’influence, ils n’ont aucune velléité de rébellion. N’est-ce pas merveilleux ? La paix de tout l’Empire assurée par des litres et des litres de vin…
Mais avant tout, c’était les rouages de la machinerie impériale, militaire et administrative, qui assurait le pouvoir de l’Empereur. Mifir apprit chacun de ces mécanismes et en conçut une certaine admiration. Chaque jour qui passait renforçait sa résolution à se tailler sa place ici. Il se rendit rapidement compte qu’une suggestion opportune à la personne adéquate, entre deux verres, ou une question posée dans le bon contexte pouvaient apporter énormément à qui savait écouter. L’information et le renseignement, au cœur du palais, devenaient un art. Si certains s’en servaient à leur propre profit, de nombreux autres étaient réellement concernés par le devenir de l’Empire et de sa population.
- Quand chacun de vos désirs est comblé, l’intérêt des autres devient une distraction bienvenue.
Mifir distinguait progressivement la part de vérité sous les discours cyniques de son mentor ès-politique impériale. Et celui-ci fut impressionné par l’adaptabilité de son disciple, et également, bien qu’il refusât souvent de participer aux beuveries, par sa rapide intégration dans les hautes sphères de la nation.
Il était à présent au palais de Terag depuis cinq semaines. Une durée qu’il avait mise à profit pour rencontrer de nombreux nobles envoyés, comme lui, en représentation. Et cela n’avait fait que renforcer son impatience d’atteindre un niveau nettement supérieur. Il devrait gravir les échelons de la cour s’il voulait pouvoir échapper aux quartiers des invités pour parcourir les somptueuses allées des hautes tours, aux abords des quartiers de Son Impériale Majesté. Mifir ruminait ces ambitieuses pensées, tout en marchant à l’instinct dans le Grand Atrium, entre les légions éparses de courtisans et de serviteurs.
La lumière du soleil tombait sur le flot calme du bassin, à travers l’ouverture triangulaire du toit. Les dimensions de la salle faisaient plus penser à une cour intérieure qu’à une pièce de la structure imposante qu’était le palais. Le marbre des dalles, où alternaient blancs, noirs, et mosaïques, résonnait sous les talons du jeune noble de l’Est. Naviguant entre les colonnes agrémentant le pourtour et les ensembles végétaux, il se dirigeait vers le gymnase. Comme à chaque fois qu’il désirait évacuer sa tension. Un duel était tout ce qu’il lui fallait. L’entretien de ce matin, avec un arrogant personnage de la garde rapprochée de l’empereur, avait mis ses nerfs à rude épreuve. Depuis quelque temps la santé du monarque était déclinante. Et son entourage se montrait obstinément évasif à ce sujet.
Dans le gymnase, grande salle rectangulaire au parquet reluisant, et un des nombreux loisirs du palais, plusieurs nobles, marchands importants, hauts fonctionnaires, tuaient le temps en divers exercices. Mais les plus populaires étaient sans nul doute les combats. Non contents d’ameuter un bon nombre de protagonistes belliqueux, ils attiraient aussi une foule de spectateurs plus ou moins avertis.
Parmi ceux-ci on notait plusieurs jeunes personnes relativement séduisantes, souvent attachées à l’un ou l’autre des champions. Mifir assista, maussade, à un échange de passes entre deux escrimeurs au talent raisonnable. Le combat suscitait un émoi disproportionné à son avis, jusqu’à ce qu’il apprenne qu’il était le résultat d’un échange d’insultes particulièrement virulent. Et surtout, il ne s’arrêterait qu’à la demande de grâce de l’un des combattants. Qui justement enchaînaient bottes et parades à grand renfort de mouvements amples et de poses ambitieuses.
- Premier sang ! retentit la voix de l’arbitre quand une ligne rouge apparut sur le poignet d’un des deux hommes. - Je continue, déclara le blessé.
Et les éclats du fer contre le fer reprirent. Ils s’égratignèrent mutuellement pendant plusieurs minutes, avant que, visiblement lassé, l’un des deux ne passe sa rapière au travers de la jambe de l’autre, contraignant celui-ci à l’abandon. Ou à l’humiliation de combattre à genoux.
Quand les clameurs se dissipèrent, Mifir s’approcha du vainqueur.
- Une belle victoire, Messire. Mes félicitations, et mes respects. Je serais ravi de confronter nos talents à l’occasion. - Mais bien volontiers, Messire Wis Adros. On dit de vous que vous êtes un duelliste redoutable malgré votre jeune âge.
Au milieu de la vingtaine, Mifir était effectivement un des plus jeunes occupants nomine suo de l’Aile des Invités.
- Je suis flatté d’apprendre que mon nom et ma réputation sont parvenus jusqu’à vous, Messire. - Assez de politesse, répondit l’autre en jetant sa serviette. Je me nomme Konstantin de Lardriss. Je viens des environs de Riviera, et j’ai servi dans la Garde Impériale quelques années avant d’être envoyé ici en représentation par mes pairs. Une mesure d’éloignement j’en ai bien peur. Mais après tout, la vie de palais est loin d’être désagréable.
Ce noble aux cheveux châtains et à la fine moustache semblait intarissable.
- Pourrais-je, sans vous offenser, m’enquérir de la cause de ce duel, coupa Mifir, désignant d’un mouvement de tête les quelques domestiques qui avaient entrepris de nettoyer les taches de sang agrémentant le parquet. - Ho ? fit l’autre vaguement déconfit. Il est des individus qui ne comprennent rien à la plaisanterie, voilà tout.
Mifir sourit d’un air entendu. Au-delà de ces airs grandiloquents, le personnage en chemise bouffante et pourpoint de cuir dissimulait une certaine assurance. Ils discutèrent un moment, chacun tentant, sous les dehors de la conversation, de sonder l’autre.
- J’ai bien peur de devoir vous quitter, dit finalement Konstantin, avisant la grande clepsydre fixée au mur du fond. Pourquoi ne nous entraînerions-nous pas ensemble demain ? - Ce sera avec plaisir, Messire, conclu Mifir.
Le premier quitta le gymnase entouré de ses serviteurs et autres flagorneurs. Et le second trouva un partenaire de duel, le temps de réfléchir aux opportunités sous-jacentes de cette rencontre.
Le lendemain, et à son grand dam, une foule de gens s’était rassemblée pour assister à la confrontation des deux hommes. Mifir localisa aisément son partenaire au milieu d’un attroupement de gens dont la plupart, hilares, anticipaient le spectacle avec enthousiasme.
Ils échangèrent quelques politesses puis chacun prépara ses armes. Les deux épées courtes aux armes des Wis Adros virevoltèrent entre les mains expertes de Mifir. D’instinct, il sentit quelqu’un pénétrer dans son cercle. Il se retourna uniquement pour entrer en collision avec une servante qui s’excusa promptement, et glissa quelque chose entre ses mains gantées. Intrigué, il la regarda s’éloigner avant de s’intéresser à la petite note qui disait simplement :
« Méfiez-vous, il va tenter de vous tuer. »
L’écriture, visiblement féminine, s’étalait sur le billet soigneusement plié, mais dépourvu du moindre indice quant à sa provenance. Et il n’avait même pas vu distinctement le visage de la servante.
Peu importe, il était trop tard pour s’éclipser, son adversaire s’avançait déjà sur le parquet, brandissant sa rapière. Ils se saluèrent courtoisement, et l’échange débuta lentement. Sous les acclamations discrètes de nombreux courtisans, ils combattaient avec élégance. Mifir guettait chacun des mouvements de son adversaire, attentif au moindre signe d’agressivité. Il ne parvenait pas à imaginer pourquoi cet homme lui en voudrait. Et quand bien même, il l’aurait alors défié ouvertement. Néanmoins, prudence étant mère de raison, il se tenait sur ses gardes, bien plus que s’il s’était agi d’un simple entraînement. Ce qui lui valut quelques remarques au sujet de sa timidité.
- J’ose espérer que vous ne faites montre d’autant de réserve quand il s’agit de vos rapports avec le beau sexe, Messire, plaisantait son adversaire, provoquant force rires dans le public. - Je ne voudrais pas vous laisser un souvenir trop cuisant. - Allons allons, nous ne sommes pas faits de porcelaine. Montrez donc à ces dames votre valeur.
Konstantin lança un sourire ravageur à un groupe de jeunes personnes qui se mirent à glousser sans pudeur. Tout ce cirque portait lentement sur les nerfs du duelliste de l’Est. L’autre essayait-il de le déstabiliser ? Il para une attaque de la main gauche avant de riposter un peu plus vigoureusement.
Mais son adversaire ne cessait pas ses quolibets pour autant, tout en tournant autour de lui pour l’attaquer sous des angles changeants.
- Il n’est pas étonnant que les Terres de l’Est demeurent des provinces soumises, si tous les combattants y sont de votre qualité.
Mifir s’interrompit.
- C’en est assez, Messire, trouvez-vous un autre partenaire. Votre présence m’est tout à coup insupportable, dit-il en chargeant sa voix de tout le mépris possible.
Il avait tourné les talons quand Konstantin, dont la moustache accentuait le sourire acide lança, dans la langue sonore et imagée des Terres de l’Est :
- Ton Blason est de boue, tes Armes sont le ver et le cafard. Ton sang de fumier ne connaîtra que les honneurs des mouches avant de retourner à la terre putride dont tu es issu.
Mifir se tourna à nouveau, lentement. Très lentement. Il n’y avait pas de pire insulte dans toutes les traditions ritualisées de l’Est. Et en plus, ce misérable individu osait les lui lancer dans sa propre langue. Tout le sang des Wis Adros se réveillait, bouillant de rage, dans les veines du jeune homme. Personne dans l’assistance ne semblait avoir compris le sens des mots prononcés par Konstantin. Mais tous virent l’effet qu’ils avaient eu sur Mifir. Plusieurs reculèrent instinctivement devant sa mine sombre.
Sans saluer à nouveau, il laissa jaillir ses épées courtes. Il parcourut en courant la distance qui le séparait de Konstantin. D’un mouvement rapide sa lame gauche passa derrière son dos alors qu’il entamait un tour sur lui-même. L’épée de droite prit de la hauteur. Celle de gauche para l’attaque visant son dos exposé. La droite s’abattit à une vitesse accrue par le mouvement tournant. Et Mifir était alors largement sous la garde de son adversaire, qui ne put que lever un bras pour se protéger. Bras qu’il perdit, avant que l’épée courte ne s’enfonce profondément dans son thorax, brisant clavicule et omoplate. Konstantin de Lardriss s’effondra en régurgitant un flot de sang. Des cris s’élevèrent dans l’assistance. Une femme s’évanouit.
Mifir essuyait soigneusement sa lame quand les gardes du palais vinrent le chercher. Il passa plusieurs heures à répondre aux questions d’un officier en armure amplement décorée. Puis Wis Malan lui évita un séjour en cellule, en se portant garant de lui, le temps qu’un magistrat décide de son sort. Il lui était difficile de prétendre à un duel régulier. Plusieurs personnes avaient attesté de l’attitude insultante de Lardriss, mais cela ne justifiait pas un meurtre. Les prêtres avaient emmené Konstantin très rapidement. Leur sorcellerie pourrait peut-être quelque chose pour le malheureux. Mais la magie divine était capricieuse, tributaire du bon vouloir d’entités à l’influence somme toute réduite.
Il n’avait pas le choix, il devait retrouver l’auteur du mystérieux message. C’était la seule piste dont il disposait pour prouver l’incitation au meurtre. Pour lui, il n’y avait aucun doute, Lardriss l’avait délibérément provoqué dans l’espoir de pouvoir se justifier. Mais, pas de chance, il était tombé sur trop forte partie. Et les gardes avaient gardé la note comme pièce à conviction. Il regrettait de la leur avoir montrée. Ses pensées s’emmêlaient et se démêlaient, cherchant des liens à travers un ensemble de coïncidences apparentes. Il ne prêtait qu’une oreille distraite au bavardage du ventripotent Wis Malan.
Il ne voyait qu’une seule option : retrouver la servante. Mais il l’avait à peine entr’aperçue. Il s’arrêta subitement au centre d’un long couloir pavé de gris et d’or. Puis se pencha vers Wis Malan :
- Messire, j’ai besoin de votre aide.
Wis Malan le regarda fixement, il avait l’air étonnement sobre.
- Je sais que certains magiciens peuvent fouiller les pensées, et en extraire des souvenirs, voire même les effacer. J’ai besoin de rencontrer l’un d’eux ! - Allons, allons, répondit Wis Malan. Si vous souhaitez oublier tout cela, autant utiliser des moyens naturels.
Il sortit de sa veste brodée une petite bouteille ambrée, et l’agita en souriant, avant d’avaler une gorgée de liquide. Mifir refusa poliment d’y goûter à son tour, puis reprit :
- Il me faut trouver quelqu’un qui puisse extraire de mes pensées l’image d’une personne que je souhaite retrouver, afin de me disculper. - Ho ! Très bien, mon garçon, je vais te trouver ça en moins de deux…Suis-moi !
Visiblement enthousiasmé par la perspective d’une contre-enquête, Wis Malan se montrait encore plus enjoué qu’à l’ordinaire. Ou peut-être le contenu de sa flasque était-il plus fort que d’habitude…
Une heure plus tard, ils avaient traversé les quartiers destinés aux loisirs, ceux des administratifs de hauts rangs, et deux parcs. Ils se trouvaient devant la porte d’un sorcier attaché à la garde prétorienne. Ceux-ci disposaient d’une tour, sorte d’enclave à l’intérieur du palais, où ils se tenaient prêts à accomplir les missions sollicitées par les gardes en armure rouge. Wis Malan connaissait très bien l’un d’entre eux, et avait prétexté une visite de courtoisie. Si le magicien n’avait pas été dupe, il n’en avait rien laissé paraître.
Le noble sourit et frappa à la lourde porte de bois, qui s’ouvrit instantanément. Ils pénétrèrent dans un appartement luxueux, débordant de draperies et de dorures, et parsemé d’étagères emplies de livres et d’accessoires occultes. Le tout dans un ordre impeccable. Un sorcier au crâne rasé, mais cerclé d’un tatouage qui s’épanouissait au centre de son front, les accueillit depuis le fond de la pièce. Il était vêtu d’une robe ornée de symboles et portait de nombreuses bagues et amulettes.
- Vous voulez que je fouille votre mémoire, dit-il simplement. - Je vois que vous avez déjà commencé, répondit abruptement Mifir. - Voyons, mes amis, nous sommes tous des gens de bonne composition, intervint Wis Malan.
Il expliqua au mentaliste la raison de leur venue. Celui-ci parut intrigué.
- Bien. De toutes les façons, si l’affaire s’enlise, un de mes confrères sera appelé à la rescousse, alors… attendez un instant je vous prie.
Mifir se carra dans son fauteuil, et Wis Malan se servit un verre. Après quelques minutes, le magicien revint avec une potion fumante, qu’il tendit au jeune homme.
- Je dois boire ça ? demanda celui-ci. - Non, la mettre sur ta cheminée… Évidemment, tu dois la boire !
Mifir jeta un regard suspicieux à l’élixir. Puis le vida d’un trait. Il avait un goût abominable, mais instantanément ses pensées s’embrumèrent. Lentement, il sentit, à travers la torpeur, des tentacules glacés se frayer un chemin à travers son esprit. Mais était-ce vraiment son esprit ? Il avait plutôt l’impression de flotter au-dessus de la scène dans un nuage de coton. Dans le lointain, une voix lui parvint.
- Nous y voilà…
Il s’enfonça plus profondément dans les nuages, tentant de mettre le plus de distance possible entre lui et les sondes mentales. Et petit à petit, les brumes refluèrent. Avant qu’il ne réalise ce qui se passait, il était à nouveau dans le fauteuil pourpre, une coupe dorée à la main, le magicien chauve debout devant lui. Il secoua la tête, et posa la coupe sur une table proche.
- Est-ce que ça a marché ? s’enquit-il.
Le sorcier afficha un sourire torve et s’écarta d’un pas, dévoilant le miroir derrière lui. Au lieu d’un reflet, il projetait l’image d’une servante aux cheveux roux et aux yeux verts, légèrement en amande. Le décor derrière elle était flou, mais Mifir reconnaissait le gymnase.
- L’image était fraîche dans votre esprit, cela a été facile. - Un beau brin de fille ma foi, intervint Wis Malan. - C’est une elfe, n’est-ce pas ? demanda Mifir, avisant les traits du visage fin et harmonieux. - À moitié, je dirais, indéniablement d’ascendance elfique, répondit le mentaliste. - Un beau brin de fille, répéta Wis Malan, planté devant le miroir, tenant toujours son verre. - Il ne nous reste plus qu’à trouver qui emploie cette jeune femme. - Facile, répondit ironiquement le noble en levant les yeux au ciel.
À nouveau les contacts de Wis Malan s’avérèrent aussi utiles que nombreux. En une demi-journée, ils avaient localisé la seule personne disposant à son service d’une demi-elfe aux cheveux roux.
- Lady Elliadrie Sangold, annonça fièrement Wis Malan, après un ultime entretien avec une vieille servante. - C’est un prénom répandu… - Oui, il y a eu une mode, qui est passée il y a une vingtaine d’années.
Ils laissèrent là les considérations sociologiques, et se dirigèrent vers les quartiers de la lady en question. L’aile de la noblesse, où ils logeaient également, était une enfilade de salons, de bibliothèques et de salles de loisirs, d’un goût architectural excessivement chargé. Alcôves et colonnades y favorisaient les conversations discrètes. Tapisseries, portraits et statues masquaient la plus grande partie des murs de pierres. De nombreux lustres chargés de bougies éclairaient les plus grandes pièces. Les appartements se situaient dans les niveaux supérieurs, occupant les hautes tours de la partie est du palais de Terag. Chaque porte y était frappée aux armes de son occupant. Le blason des Sangold représentait une chimère dorée sur fond rouge.
Mifir allait frapper quand des voix lui parvinrent de l’intérieur. Il s’interrompit, sous le regard complice de son parrain. À l’intérieur, un homme et une femme devisaient.
- Et évidemment tu as raté ton coup, disait l’homme. - C’était ton plan je te rappelle ! - Hé ! Il fallait sauter sur l’occasion, et c’est moi qui ai pris tous les risques !
Il n’en fallut pas davantage à Mifir pour reconnaître la voix de l’homme. D’un coup de botte rageur, il enfonça la porte. Wis Malan eut l’air si atterré qu’il s’en soucia presque.
Lady Sangold et Konstantin de Lardriss se retournèrent brusquement sur l’intrus. Le Duelliste saisit instantanément sa rapière. Mifir voulut dégainer ses épées, mais il avait dû les laisser aux Prétoriens.
- Ici, mon garçon ! cria Wis Malan, lui lançant celle qu’il venait de décrocher du mur. - Ho oui, défends-toi donc, cracha Konstantin, qu’il ne me soit pas trop facile de vous tuer tous les deux. - Tous les deux ? - Tu ne croyais quand même pas que c’était à toi que j’en voulais, insignifiant personnage. Non, il fallait que je prive pendant un temps Wis Malan de sa protection. Mais le vieux renard nous a filé entre les doigts !
Mifir n’eut pas le temps de digérer sa surprise avant que Lardriss ne se jette sur lui. Lady Elliadrie voulut appeler à l’aide, mais Wis Malan l’assomma d’un coup de bouteille. Ravi qu’elle ne se soit pas brisée sous le choc, il l’ouvrit et entreprit de la vider, en profitant du spectacle, agrémentant les passes d’armes de quelques encouragements bien sentis.
Les deux duellistes ferraillaient, grimpant sur les divans, utilisant les meubles comme diversion. Konstantin inondait Mifir de projectiles improvisés, et celui-ci jetait les chaises dans les jambes de son adversaire. À eux deux ils répandirent dans les appartements cossus un indescriptible chaos. Acculé contre le mur de la chambre, Mifir devait se défendre d’une seule arme contre un homme qui faisait montre de bien plus de talents que lors de leur précédent duel. Il avait déjà subi plusieurs égratignures quand Konstantin lui assena un coup de tisonnier. Il vit des étoiles se former devant ses yeux, l’univers autour de lui se brouillait. Il se laissa tomber. Mais au lieu de se recevoir en douceur, d’un mouvement rapide et désespéré, il trancha les jarrets de Lardriss, qui s’effondra à son tour. Mifir heurta violemment le sol, et sentit son épaule se démettre. La douleur le réveilla assez, pour qu’il puisse plonger la pointe de sa lame dans la gorge de l’homme qui tentait de se relever.
Sous les applaudissements enthousiastes de Wis Malan, il perdit connaissance.
Il reprit conscience quelques instants plus tard. Un prêtre était penché sur lui. Dans la pièce voisine, les prétoriens emmenaient Lady Elliadrie. Quelques gardes fouillaient les appartements. Quand ils furent à l’écart, Mifir regarda son insignifiant compagnon. Celui-ci eut l’air gêné. Puis dit, d’une voix étrangement régulière :
- D’accord mon garçon, je te dois quelques explications…
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