Le second cycle de nouvelles comprend des textes plus longs, qui parlent du futur ou qui quittent le point de vue des personnages principaux pour faire découvrir le monde par d’autres yeux, un monde qui toutefois est marqué par les traces des Amberlirims.
La première nouvelle du second cycle concerne à nouveau Orlhynn. Elle présente sous forme d’un flash-back les évènements survenus après l'ouverture du portail entre les deux continents. On y retrouve un elfe empli de pouvoir mais qui ne peut échapper aux regrets du passé. Ce texte lève aussi le voile sur une partie de son passé.
Voir partie 1 : Introduction – Préface
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La lune, rouge et pleine, montait lentement au-dessus de la forêt, projetant son éclat sanguinolent sur le monde assoupi à ses pieds. Seuls quelques téméraires nuages nocturnes osaient braver son intimidant aspect, voilant le ciel de ténèbres presque rassurantes, en regard de la clarté rougeâtre diffusée par l’astre. Le vent, chaud en cette saison, agitait mollement les cimes des conifères. Au cœur des bois, les prédateurs avaient entamé leurs chasses silencieuses. Dans la plaine avoisinante, un calme surnaturel régnait. Pas un seul oiseau ne traversait les airs. Au loin, les montagnes de la Grande Cicatrice paraissaient attendre l’orage. Tout semblait plongé dans une étrange torpeur, prélude à quelque déchaînement des éléments.
L’atmosphère s’anima soudain. Les arbres fléchirent sous la force d’un vent tourbillonnant. De nombreuses feuilles quittèrent leurs branches pour entamer une danse frénétique. Puis l’herbe de la plaine elle-même fut parcourue de vagues suivant les mouvements de l’air. Quelques oiseaux diurnes, tirés de leur sommeil, s’envolèrent un instant à la recherche d’un autre abri. Mais le calme revint aussi brusquement qu’il avait été rompu. Le Château Amberlye venait de traverser le ciel. Légendaire citadelle volante, le Castel Amberlye s’était arraché à la terre depuis plus de trois cents ans, et parcourait les cieux en répondant à la volonté de son Maître.
C’était un complexe entrelacs de tours et de minarets que dominait un donjon carré imposant. En s’élevant ainsi dans les airs, propulsé par la force mystique des cristaux qui trônaient en son cœur, le château avait emporté avec lui une partie du terrain et ses douves. Une véritable île volante dont les soubassements, pris dans la roche, abritaient une complexe machinerie. Dans la plaine brisée qui accompagnait pour l’éternité le donjon dans sa quête céleste, des arbres avaient poussé, et les douves étaient devenues une rivière dont l’eau tombait en cascade d’un bord, avant de plonger à nouveau dans les entrailles de l’île, pour reprendre sa source en surface. Les murailles étaient parcourues de torches. Sur les sommets flottaient diverses bannières. Certaines appartenaient à l’Empire Teragon. D’autres venaient d’Idalness. Mais nombreuses étaient celles qui témoignaient des triomphes du maître des lieux et de son Organisation.
Rassemblant les secrets découverts au long de ses innombrables voyages, Orlhynn, le premier et le dernier des Amberlirims, avait extirpé sa demeure du sol pour en faire ce refuge céleste, hymne à sa puissance si durement acquise. Depuis lors, le Castel Amberlye était le quartier général de la redoutée et influente organisation qui puisait ses racines dans les âges d’or de l’Empire Teragon. Car si les Amberlirims des premiers temps avaient depuis des siècles cessé de respirer, le groupe n’avait jamais disparu. Et Orlhynn avait veillé à ce qu’il se consolide autour de sa personne.
La création des Amberlirims se perdait dans l’histoire. Orlhynn n’avait jamais vraiment été leur chef. Mais à présent qu’il était le plus ancien, il ne restait personne pour le contredire. Il repensait avec nostalgie parfois, aux premiers déboires du groupe d’aventuriers qu’ils formaient. Et au chemin qu’ils avaient parcouru. Ils étaient passés de simples vagabonds à Comtes, de mercenaires à la solde du clergé à Tueurs de Dieux, de vulgaires aventuriers à Porteurs de l’Anneau du Lion D’or, plus haute distinction du service impérial.
Leur nom même trouvait son origine dans ces missions rocambolesques qui les avaient un jour amenés à s’enfoncer dans les égouts de la majestueuse cité de Teragopolis, pour remettre en marche les mécanismes de la Fontaine d’Amberle, trônant sur une des nombreuses places de la capitale de l’Empire. Et ce soir-là, le vent soufflait mollement sur les tours du manoir volant, dessinant des arabesques dans la fumée qui s’échappait des cheminées, alors qu’Orlhynn se tenait dans une grande chambre qui occupait tout le dernier étage de la tour centrale.
Au milieu de la pièce un âtre circulaire dispensait clarté et chaleur. Des candélabres ouvragés fournissaient le reste de la lumière. Les rideaux des fenêtres entrouvertes dansaient au rythme des courants d’air. Les fenêtres du pourtour étaient le seul moyen d’accès à cette pièce, en dehors de la trappe à demi dissimulée sous un lourd tapis, souvenir de Persea. Orlhynn n’avait jamais vraiment perdu ce goût caractéristique pour l’isolement.
Assis dans un fauteuil, un verre de liquide ambré à la main, il semblait perdu dans une étrange rêverie. Il ne buvait pas de rhum. Depuis peu, il avait entrepris de goûter tous les alcools de ce monde et de l’autre. Sans exception. Mais cette liqueur d’Angoria se révélait fort décevante. Maintenant que plus rien ne lui était interdit et que plus grand-chose ne lui était impossible, il aimait à s’amuser d’épreuves absurdes. Comme cette fois où il avait décidé de tenir le plus longtemps possible, sur un pied, au sommet du plus haut édifice de Teragopolis. Les gardes du palais avaient dû s’accommoder de la présence de cette girouette improvisée pendant deux semaines, neuf jours, vingt-six heures et quatre minutes. Libéré des contraintes du sommeil et de la nourriture, jouant de son équilibre elfique, Orlhynn n’avait quitté son perchoir qu’à l’appel de Sulfur. Tous les ans, l’elfe et le dragon rouge se retrouvaient pour le pillage commémoratif de la cave à vins du Grand Temple d’Oghma. Et cette tradition était vieille de plusieurs siècles. Sulfur, le fantasque dragon à l’apparence humaine, dont la nature avait été – involontairement – corrompue par les hommes au point d’en faire l’un des leurs, était le seul compagnon d’Orlhynn encore en vie qui ait connu les premiers temps des Amberlirims. Mais le dragon ne contredirait jamais son ami.
Un soubresaut agita Orlhynn et son esprit sembla réintégrer son corps. D’un geste vif et rageur il projeta son verre dans la cheminée, et les flammes s’en trouvèrent un instant décuplées. Elles brûlèrent en réponse à la haine dans le regard de l’elfe, soulignant l’amertume qui déformait ses traits réguliers. Brièvement le tatouage de sa joue bougea, soulignant autour de l’œil droit d’Orlhynn, l’expression de colère et de frustration. Ce cauchemar le hantait. Et le mettait hors de lui. Pas parce qu’il était terrifiant. Pas parce qu’il le prenait au dépourvu. Mais parce que pour celui qui ne dort jamais, il n’y a pire cauchemar que les souvenirs.
Un soupir se fit entendre. Quelque chose bougea dans le grand lit, de l’autre côté de la pièce. C’était sa femme. Elle murmurait dans son sommeil. Sa main fine tâtonna en vain à la recherche de quelque chose à ses côtés. Le regard mordoré d’Orlhynn se posa sur la rondeur de son ventre. Il songea un moment à l’enfant qui allait naître, qui n’hériterait de rien, alors que lui avait tout possédé, puis quitté, avant de tout reconstruire. Ses pensées dérivèrent lentement vers ce passé lointain, dans la forêt qui l’avait vu naître. Il ne portait pas ce nom alors.
Le Prince Régnant était proche de la fin de sa longue existence, les membres de la Famille de l’Arbre commençaient à s’agiter. Le seul fils du prince, lui-même déjà âgé, avait les faveurs du peuple et de son père. Mais la noble et élégante cour des Elfes n’était pas exempte de serpents. Le prince héritier fut assassiné par une nuit de tempête, au cœur même du palais. Le désespoir mina les derniers jours du vieux seigneur qui s’éteignit rapidement. Et son neveu prit les rênes du pouvoir en apportant d’étranges éclaircissements sur les activités de comploteurs du défunt prince héritier. Toute la branche directe de la famille tutélaire du peuple elfe fut écartée du pouvoir à jamais. Beaucoup furent exécutés ou emprisonnés. Les deux petits-enfants du prince héritier, alors très jeune, entrèrent au service de leur grand-oncle. L’un d’eux pourtant, n’oublia jamais ce qu’il avait vu, lors de cette sinistre tempête. Et les graines de la vengeance germèrent en lui, se renforçant au fil des années. Jusqu’au jour de ses 100 ans. Jusqu’à cette aube où il quitta la Nation de l’Arbre, sa lame ternie du sang de ses premières victimes, pour ne jamais y revenir. Pour construire cette vie qui était désormais la sienne, et le pouvoir qui l’accompagnait.
Mais il n’y aurait pas d’héritage pour le descendant d’Orlhynn des Amberlirims, car il ne mourrait simplement pas. Il avait toujours songé à épouser une – ou plusieurs – princesse de sang, pour étendre son influence. Son enfant aurait alors au moins pu bénéficier des prérogatives maternelles. Il pensa à toutes celles qui avaient parsemé sa longue route, d’un monde à l’autre. Pourtant, c’était une simple demi-elfe qui partageait désormais son existence.
Il aurait pu la rencontrer par hasard. Mais le hasard n’avait plus de prise sur lui depuis bien longtemps. Treize ans auparavant, il parcourait les steppes froides d’Ysgard. Les gens de cette contrée avaient les mêmes coutumes et les mêmes croyances, à peu de choses près, que ceux de la région nordique de Leandrath. Et Orlhynn était à la recherche de la source du lien entre les deux peuples.
Enveloppé dans une lourde pèlerine au bas si déchiré qu’elle lui donnait l’air d’un spectre, il allait de village en village. De ville en ville. Voyageant à pied aussi souvent que possible. Ni le froid ni la fatigue ne l’atteignaient plus désormais. Et il avait le temps. Il ne pensait pas suivre de route précise, jusqu’à atteindre ce village perdu dans la neige. Les lourdes maisons de pierre aux toits de bois semblaient s’être agglutinées les unes aux autres pour se préserver du gel. Les massifs habitants d’Ysgard, protégés par leurs capes de fourrures, traversaient rapidement les rues étroites, sans accorder un regard à l’étranger qui arrivait de la plaine voisine.
Dès qu’il eut atteint cette bourgade, l’Oiseau s’était agité en lui. Et il avait pris conscience alors qu’il avait été sur la trace de ce pouvoir depuis le début de son périple. Il y avait ici quelque chose qui renfermait une énergie mentale extraordinaire. Et instinctivement, il l’avait cherché. Il parcourut le village viking, tentant de localiser la source de son attraction. Mais il n’y avait rien. Rien que les maisons assaillies par la neige, et les barbares des steppes.
Puis le bas de sa cape, animé par le vent froid, se prit dans quelque aspérité. Il voulut tirer dessus pour s’en dégager. Mais elle refusa de se libérer. Il se retourna pour découvrir une jeune demi-elfe, une enfant, emmitouflée dans des couvertures de fortune, sa petite main abîmée par le givre fermement accrochée au vêtement d’Orlhynn. Et à l’instant où elle leva vers lui ses yeux où le vert se le disputait au mauve, à l’instant où leurs regards se croisèrent, il comprit que c’était elle qui l’avait appelé ici. Oubliant sa quête, il la souleva du sol, se concentra un moment, et bientôt le Château Amberlye creva les nuages au-dessus du village ysgard. Il l’emmena avec lui. Et elle ne l’avait jamais quitté depuis.
Il se dit, en contemplant les flammes dansantes de l’âtre circulaire, qu’il faudrait qu’il reprenne ces investigations. Puis son regard, encore assombri par les sinistres souvenirs qui le hantaient, se posa sur sa bannière. Le phénix doré, tenant dans ses serres le crotale, sur fond noir, trônait aux quatre coins de la grande pièce. Entouré à chaque fois par deux lourds chandeliers chargés de bougies qui ne s’éteindraient jamais. Et ces jours maudits revinrent encore une fois à son esprit.
Le vent du large soufflait, atténué par les boucliers protecteurs de l’Yggdrazyll. Orlhynn, étendu sur le pont, une blessure béante au côté, gisait dans son propre sang, qui se mélangeait lentement aux fluides de la créature marine qu’il avait combattue. Les serviteurs de la déesse des océans avaient attaqué soudainement et en grand nombre. Ce nombre était venu à bout de l’assassin psionique. Mais même si son corps refusait de se mouvoir, son esprit, lui, bouillait de rage et de frustration. Il n’était pas censé être vaincu de la sorte par de vulgaires pantins des dieux d’Idalness. Au bout d’un temps indéterminé, un sortilège de guérison reconstruisit son corps.
Le prêtre était penché sur lui, au bord de l’épuisement. Il y avait eu de nombreux blessés lors de l’assaut. Orlhynn lui jeta un regard où se lisait toute la colère qui l’habitait, et d’autres choses bien plus sombres. Le prêtre tomba à la renverse, terrifié.
- Seigneur Orl… balbutia-t-il.
Mais l’elfe se relevait déjà, et s’éloigna d’un pas lent. Les charmes qu’il portait avaient recommencé leur œuvre et ses blessures se refermaient à vue d’œil. Il prit un moment pour sentir le pouvoir courir sous sa peau. Mais cela n’était pas encore suffisant. Il ne pouvait pas se permettre de fléchir de la sorte devant des moins que rien. Dans la cale, les autres Amberlirims interrogeaient le prisonnier. Orlhynn espéra sincèrement qu’il leur résisterait. Il savait à quel point Douran et Kashell pouvaient se montrer… persuasifs. Douloureusement persuasifs. Avec un sourire mauvais, il gagna sa cabine pour s’y reposer.
À la tombée du jour, l’Yggdrazyll voguait vers Athanelas, et les autres vinrent le quérir. Ils partaient pour Cocytos. L’état de Willem Valmont, leur infortuné compagnon de route malgré lui, avait empiré. Will avait été leur premier véritable ami sur ce continent étranger. Mais les évènements l’avaient conduit à se soumettre au pouvoir corrupteur de la Stygie. Des évènements auxquels Orlhynn n’était pas étranger. Et il s’en sentait vaguement coupable. Parfois.
Orlhynn n’aimait pas les barons. Bien que les Amberlirims en comptent un parmi leurs rares alliés. Il n’aimait pas l’idée de dépendre d’un autre pouvoir que le sien. Que celui des Amberlirims, par extension. Mais parfois, le recours au soutien d’Elovmir Hécatombe s’avérait nécessaire. Et ils n’avaient jamais eu à le regretter… à tout le moins jusqu’à présent. Et il devait bien reconnaître que s’ils voulaient récupérer l’âme de Valmont, dérobée par Bathoris, ils auraient bien besoin de l’aide d’un de ses pairs. Mais la Stygie ne donne rien pour rien. Aussi Orlhynn ne fut-il pas surpris quand ils se retrouvèrent en route pour une énième mission périlleuse.
Périlleuse, le mot était bien choisi. Les Amberlirims durent pénétrer au cœur même de la Cité-Temple du Démon, bastion stygien tombé aux mains d’une archi-liche renégate. Et toutes les protections et autres sorcelleries utilisées par Elovmir n’y changèrent pas grand-chose : ils sortirent de ce combat grandement affaibli.
Mais le temps jouait contre eux, et ils leur restaient de trop nombreux obstacles à franchir. Alors pour restaurer leurs forces, les compagnons d’Orlhynn acceptèrent une nouvelle fois de recourir au pouvoir ténébreux des Barons. Douran, Mifir et Kashell firent tous un pas en direction du Mal. Pour certains, ce pas ressemblait plus à un saut de l’ange… L’assassin psionique, pourtant, se refusait à céder à la même tentation. Et lentement, une pensée qui le taraudait depuis plusieurs semaines fit jour dans son esprit.
Pendant que ses compagnons subissaient les derniers rituels sensés éveiller leur potentiel et régénérer puis augmenter leurs forces, Orlhynn disparu. Utilisant les portes que seuls les membres de sa caste pouvaient percevoir, même au cœur des marais stygiens, il se rendit dans les mystérieuses montagnes, où trônait la Citadelle du Crotale. Là, il fut accueilli avec le respect dû à son rang d’initié du 5e cercle. Sa réputation était alors déjà impressionnante. Et la plupart des Serpents savaient qu’il valait mieux ne pas s’interposer quand son visage affichait cette expression de froide résolution.
Il parcourut rapidement les couloirs au parquet silencieux, sans accorder la moindre attention aux statues, aux portraits, où même à ceux qu’il croisait. Jusqu’à atteindre l’immense double porte de bronze qui permettait d’accéder au saint des saints, la salle du conseil des Sept. Par la seule force de sa volonté, elle s’ouvrit. Il savait qu’il les trouverait tous réunis. Et c’était exactement ce qu’il voulait. D’une démarche posée, il entra dans la pièce circulaire, laissant flotter sa longue tunique derrière lui au rythme de ses pas, ses yeux et le bout de ses doigts illuminés par son propre pouvoir.
- Que signifie cette interruption, Orlhynn d’un Autre Monde ? demanda la voix froide de Sandroven.
Un silence pesant s’installa. L’elfe le rompit rapidement.
- Vous m’aviez promis la connaissance et le pouvoir. Un pouvoir capable de renverser même les forces magiques les plus puissantes. Ce pouvoir, je le veux. Il n’est plus question que je me contente des miettes que vous me jetez, une à une. Je suis là pour obtenir ce pour quoi j’ai lutté. Je sais que vous disposez encore de nombreuses ressources. Il est temps pour vous de les partager.
Pendant qu’ils l’écoutaient, leurs visages restèrent de marbre. Mais leurs esprits, unis au sein du conseil, échangèrent réactions et pensées à une vitesse inimaginable. Le troisième œil de Sandroven s’ouvrit sur son front, dans une étrange lueur bleutée. Orlhynn sentit le mentaliste fouiller son être. Il percevait, dans un coin de son esprit, le brouhaha de la conversation télépathique que menaient les sept membres du Dernier Cercle. La teneur lui échappait toutefois.
Au bout d’un moment, Hyudriss le Cobra fit un pas un avant, de sa démarche ondulante. Dans une attitude toute reptilienne, il se pencha vers l’elfe.
- Es-tu prêt à ssssubir les pires ssssssouffranssssses pour acquérir ssssse pouvoir que tu désssssires ?
La voix froide et calme de l’initié sans nom s’éleva alors.
- Car la souffrance est le seul chemin pour obtenir la Force et la Volonté. - Quant aux autres vertus, tu nous parais les posséder.
Jiilandra s’était à son tour avancée, son ample vêtement atténuant la féminité de sa silhouette, son visage dissimulé dans les ombres de sa capuche. Ainsi qu’il en était pour chacun des six autres. Orlhynn répondit simplement, sentant sa résolution grandir sous l’effet du défi qui perçait dans les voix des initiés du septième cercle.
- J’affronterai la mort elle-même si cela s’avère nécessaire. - Tu ne crois pas sssssi bien dire, répondit Hyudriss.
Taladorn, de sa main bardée de fer, fit un geste en direction d’une imposante statue en forme de reptile. Dans un crissement de pierre contre pierre, celle-ci parut se dérouler, les anneaux de la créature minérale plongeant dans le sol, pour révéler un escalier. Du regard, les Initiés invitèrent Orlhynn à descendre dans le passage secret.
Au bout d’une interminable série de marches aussi glissantes que des écailles de serpent, il atteignit une salle taillée à même la roche, et dont les parois étaient parcourues de veines de cristaux irradiants. Même un vulgaire humain aurait pu y voir clair dans cette immense grotte. En son centre, sous un dôme de lumière pâle, se trouvait une armure à l’aspect inhabituel. Aussi inhabituel que le fait qu’elle se trouvât attachée aux parois par de lourdes chaînes renforcées de charmes de contention. Avisant les symboles qui ornaient le cercle tracé au sol, sous l’armure, Orlhynn comprit que tout ce décorum, le dôme, les cristaux, les chaînes… tout cela avait pour but de retenir cette armure, en aucun cas de la protéger.
- Voici l’Armure d’Améthyste.
Taladorn était descendu avec lui. Dans sa voix, la fierté se mélangeait à une sorte de crainte.
- Elle est notre arme ultime. Une source presque illimitée d’énergie mentale. Ses pouvoirs sont immenses. Elle est le fruit du travail du Crotale, un travail qui nous a coûté de nombreuses vies. En son sein, perdurent les âmes des premiers initiés, qui se sont sacrifiés pour permettre la naissance de l’Armure. Celui qui pourra la revêtir deviendra l’égal d’un dieu. L’égal, ou même bien plus encore…
Orlhynn était absorbé dans la contemplation de l’artefact. C’était une armure complète, sans jointure apparente. Elle ressemblait plus à une statue d’améthyste qu’à un vêtement. Une statue élancée, musculeuse, ornée de motifs semblables aux tatouages dansants affectionnés par le Crotale. Des ergots menaçants garnissaient les gantelets, les coudes, et les jambes. Un casque, fin, aux rebords tranchants, protégeant les joues et le nez, couvrait partiellement le visage sans trait de la silhouette guerrière.
- Où est le souci ? demanda l’elfe, fasciné, mais pas naïf pour autant. - Elle est vivante. Et de tous les potentiels élus que nous pensions capables de la contrôler, aucun n’a survécu. - Vous voulez dire qu’elle les a dévorés ?
Taladorn hésita un instant.
- Absorbé et asservi leur essence serait plus précis. Il te faudra puiser dans tes plus profondes ressources si tu veux pouvoir la dominer. - J’ai toujours rêvé de posséder ce genre de fringues, répondit Orlhynn, affichant un sourire confiant.
Taladorn Main de Fer hocha la tête. Il entonna une mélopée sifflante, et une à une, les protections entourant l’armure s’ouvrirent. Elle-même se mit à vibrer et sa lueur s’intensifia. Puis une ligne de lumière vive descendit du haut de son casque, traversa le torse, et se divisa en deux pour suivre le tracé des jambes. Puis l’armure s’ouvrit. Une étrange brume en sortit. Orlhynn se défit de ses possessions. Un à un, il retira ses objets de pouvoirs, laissa glisser sa psychokin – une seconde peau chargée de pouvoir – le long de son corps, retrouvant son aspect originel. Il se défit même de l’artefact qui entourait son bras droit, le gantelet venu de Leandrath. Il ne conserva qu’un seul anneau. Celui qui lui ôtait le besoin de dormir et de se nourrir. Il le portait depuis si longtemps qu’il redoutait un contrecoup en le retirant.
Avec un dernier regard pour Taladorn, il se dirigea, presque nu, vers l’armure béante. À chaque pas, son esprit dressait une nouvelle barrière ou insufflait une force mystique en lui. Il tenait à être prêt. Il mobilisait ses forces. Sa conscience scindée resterait en veille quoiqu’il puisse se passer. Il n’avait rien à redouter. À l’instant où les pans de l’armure se refermèrent sur lui, alors que les ténèbres denses l’enveloppaient, il ressentit pourtant une vive appréhension. Et les consciences affamées qui vivaient dans les entrailles de l’armure maudite se jetèrent sur lui.
Orlhynn avait l’impression de lutter pour s’extirper d’un dense buisson de ronces aux épines acérées, tout en tentant d’échapper à la horde de loups affamés qui lui lacéraient les flancs, dévoraient ses entrailles. Son esprit était submergé par la panique et la douleur. Et il savait, ce qui ajoutait encore à sa terreur, que ce n’était pas à son corps que ses adversaires s’en prenaient. Mais à son essence même. S’il échouait, il ne resterait rien de lui, à peine un souvenir. Et encore…
- Alors cesse de fuir et bats-toi !
Il ne pouvait pas. Il ne voulait qu’une chose, sortir de ce chaos douloureux, échapper aux âmes dévoreuses. Retrouver la lumière, respirer de l’air. Un loup arracha un morceau de sa chair, il poussa un cri, chassant la bête d’un mouvement convulsif. Il se rappela cette nuit lointaine, en Teragon, lorsque des loups enragés avaient attaqué les Amberlirims. Il avait fui. Mais cette fois, il ne pouvait avancer d’un pas dans cette douloureuse prison.
- Il n’y a d’autre barrière que celle de ton esprit. Abats-les !
Facile à dire. Il n’avait même pas d’arme pour lutter.
- Ta volonté est ton arme. Ta volonté, et la mienne !
Mais qui… ? Puis la réponse lui apparut évidente malgré la souffrance et le délire. L’oiseau. Le fruit de son cristal. L’émanation physique de ses pouvoirs. Un second lui-même. Le fouillis enfiévré qui l’entourait s’éclaircit un peu. Mais les choses étaient toujours là, harcelantes, affamées, redoutables.
- C’est ton esprit ! Tu le contrôles, par ta volonté !
Non ce n’était pas Garuda. Il y avait autre chose. Les ténèbres profitèrent de cette fraction de seconde de doute pour l’assaillir à nouveau.
- Reste concentré ! Ils ne doivent pas te vaincre. Ils ne peuvent pas te vaincre. - ASSEZ ! cria Orlhynn.
Mais sa voix ne lui appartenait plus. Les Autres étaient partout. Il était seul.
- Tu n’es pas seul, répondit la conscience tapie près de lui. Tu dois te battre !
Orlhynn sentit une présence à l’intérieur de lui-même. Une présence qui s’en extirpait lentement. Et bientôt ils furent deux. Orlhynn utilisait depuis plusieurs mois un artifice psionique qui divisait sa conscience en deux pour lui permettre d’agir plus vite, l’une préparant la manifestation des pouvoirs occultes pendant que l’autre commandait le corps. Et voilà que cette seconde conscience lui parlait à présent, sans même qu’il ait sollicité son intervention.
Il n’avait pas le temps de s’attarder là-dessus, les loups ne lui laissaient aucun répit. Il fallait qu’il coure. Il mobilisa toute sa force mentale et le paysage devant lui se dégagea. Une plaine, et au loin, un lac. Derrière lui, les Autres jaillissaient à leur tour de la sombre forêt. Ils n’avaient pas de forme, mais ils couraient et mordaient comme des loups. Ils étaient des bribes de cauchemars. Orlhynn se mit à courir. Toute sa volonté était focalisée sur ce seul objectif : Vite ! Toujours plus vite !
- Tu ne trouveras pas le salut dans la fuite, il n’y a nulle part où aller, ils sont là, tu dois les vaincre. Il n’y a pas d’autre moyen. - Eh bien fais-le, toi ! lança-t-il à l’autre lui-même, qui se présentait, par intermittence, sous la forme de Garuda.
Les heures passèrent sans que jamais la poursuite ne s’interrompe. Les heures, ou les secondes, Orlhynn n’aurait su le dire. Il n’y avait aucun repère temporel dans les paysages confus et étranges qu’il traversait, dans cette course à l’intérieur de sa propre psyché. Mais les ombres affamées continuaient de le harceler, sans relâche, lui arrachant un peu plus de son essence à chaque coup. Et lui-même semblait, au fil des attaques difficilement repoussées, devenir un peu plus transparent… Les vagues d’avidité haineuse qui émanaient des spectres le frappaient comme une arme acérée. Ces choses l’enviaient. Désiraient s’emparer de la vitalité de son être pour la faire leur. Le dominer, le réduire à l’état d’âme flétrie, tout comme eux, et sur lui imposer leur loi. La loi de l’armure d’Améthyste.
- Mais toi, ta volonté est entière. Ta force vient de ton existence. Ils ne sont plus que des ombres.
Orlhynn s’arrêta. Et les feuilles jonchant le sol de la forêt décharnée qu’il traversait alors s’envolèrent derrière lui, comme l’air déplacé par sa course le rattrapait.
- Si ce n’est que ça, je peux leur faire une place, lança-t-il en réponse à l’interrogation muette qu’il percevait.
Il était fatigué. Pas physiquement, c’était impossible. Mais dans ce monde intérieur, l’épuisement mental avait les mêmes symptômes. Auxquels s’ajoutait une lente altération du décor, qui paraissait vouloir retourner au néant. Orlhynn afficha un sourire torve et avisa les loups fantomatiques qui approchaient de nouveau, à une vitesse folle. Puis il se jeta vers eux.
Il sembla s’étendre en largeur jusqu'à perdre une dimension. Il devint une porte, un piège, un filet d’où il était impossible de s’échapper. Il enveloppa les spectres affamés et se referma sur eux. Ils voulaient dévorer son essence, mais au lieu de ça il s’unit à eux, les absorbants pour faire siens leurs colères et leurs pouvoirs. Leurs énergies se trouvèrent prises dans un tourbillon suscité par la volonté d’Orlhynn. Le décor du voyage intérieur vola en éclat et sur un ciel d’une infinie noirceur une étoile se mit à briller. Puis à grossir. Jusqu'à reformer l’elfe psionique aux cheveux noirs et aux tatouages mouvants. Mais différent que ce qu’il avait pu être. En lui brûlait la force des âmes prisonnières de l’armure.
Dans la salle secrète du crotale, le Guerrier d’Améthyste ouvrit les yeux. Deux fentes de lumières dans l’ombre du heaume. Son corps était à jamais soudé à l’armure. Peut-être même sa chair avait-elle été dévorée.
Le Septième Cercle tout entier retint son souffle, quand sa plus puissante création fit un pas un avant. La silhouette du Guerrier d’Améthyste parut vaciller, laissant apparaître Orlhynn. Puis l’image se stabilisa. Il posa un genou à terre devant ses maîtres, lui qui avait juré de ne se courber devant personne.
- Mettez-moi à l’épreuve, dit-il d’une voix d’où sourdrait le pouvoir.
Et des éclairs pourpres parcoururent l’armure, soulignant les ciselures élaborées qui la couvraient.
Dans l’exultation de la réussite, aucun membre du dernier cercle du Crotale ne se rendit compte de la présence de la faible aura qui rampait vers l’équipement d’Orlhynn, posé à l’écart. La petite flamme parut se fondre avec la psychokin et l’anima à nouveau. Un à un elle absorba les autres objets éparpillés. Un instant elle prit la forme d’un oiseau. Puis un autre Orlhynn, légèrement surpris, prit corps. Avant qu’il ne fût détecté, il mobilisa sa volonté, et disparut.
Il ne savait pas ce qui était arrivé à l’autre lui-même. Tout ce qu’il savait c’est qu’il avait fui la conscience du premier Orlhynn alors que celui-ci mélangeait son essence aux spectres de l’armure. Garuda lui avait fourni l’énergie. Et la psychokin lui fournissait un corps modelable à volonté. Mais il avait dû subir une séparation brutale. Trop brutale. Quelque chose s’était passé. Cependant il ignorait quoi.
Par réflexe il s’était projeté à Alvaciss, la ville des mages de batailles lavernes. Le temps de rassembler ses esprits, il prit conscience des nouvelles possibilités offertes par sa nature altérée. Il sourit, et disparut à nouveau, se projetant instantanément auprès de ses compagnons.
Pendant un temps la vie des Amberlirims reprit un cours habituel. À l’époque, ils leur restaient de nombreuses choses à accomplir. Bien que la disparition de Garuda leur parut étrange, s’ils remarquèrent la transformation d’Orlhynn, ils ne s’en montrèrent pas curieux. Sa rupture avec le Crotale était consommée. Si ceux-ci avaient vent de son existence, ils s’interrogeraient obligatoirement sur la nature de leur Guerrier d’Améthyste, et le véritable Orlhynn en pâtirait. Sans compter que lui n’avait pas envie de devenir une sorte de sujet d’expérience. Ses compagnons furent soulagés de le voir prendre ses distances à l’égard de la secte. Et Orlhynn, pour s’occuper l’esprit, se lança dans ce qu’il savait faire le mieux : monter des organisations de gens sans peur et sans scrupule, vivant en marge de la loi. Les premières bases de l’immense structure des Amberlirims furent jetées à cette époque.
Et pourtant dans le monde, le Guerrier d’Améthyste répandait la sinistre menace du Crotale. À chaque mission, sa puissance augmentait, l’armure dévorant l’essence de ses victimes pour alimenter son propre pouvoir. Ainsi que le faisait la Stygie. Ainsi que le faisaient les dieux. En corollaire de ce pouvoir pourtant, augmentait aussi l’emprise que le septième cercle exerçait sur Orlhynn. Les subtils charmes mis en œuvre lors de la création de leur Arme Ultime avaient notamment pour but de s’assurer l’indéfectible loyauté de celui qui en serait le porteur. Au fil des mois, Orlhynn devint une marionnette. Mais une marionnette dont le pouvoir terrifiaient ses supérieurs. Quand ils avaient appris, par leurs nombreux agents infiltrés, qu’un autre Orlhynn parcourait le monde, ce phénomène les avait intrigués. D’autant plus que ce nouvel Orlhynn semblait éviter ostensiblement les membres de la Secte. Au fil du temps, ils en vinrent à considérer ce clone involontaire comme une menace. Après tout, s’il avait été capable de vaincre l’armure une fois, il pouvait très bien recommencer.
Mais ils n’osaient ordonner à leur Guerrier d’Améthyste de se dresser contre lui-même, et contre ses anciens amis. Alors ils attendirent une occasion propice. Et ce fut leur erreur. Car le pouvoir des Amberlirims allait grandissant. Chaque épreuve qu’ils traversaient les rendait plus soudés. Au fond de son être, dans un endroit sombre et étroit, où il préservait encore un peu de son humanité, le guerrier d’améthyste assistait, à travers les yeux de son jumeau, à la vie des aventuriers de Terag. Et ces bribes d’existence libre étaient son seul rempart contre la folie et l’abandon. Il ne renonçait pas à ce qu’il avait été. Mais les voix du septième cercle étaient si fortes… et lui, il était si seul…
Ombre silencieuse, abusant de ses pouvoirs de métamorphose jusqu’à se rendre méconnaissable, tantôt colosse bardé de fer, tantôt créature inhumaine, dont la seule constante était la marque grandissante du Crotale qui se lovait autour de son corps, il remplissait avec une efficacité dénuée d’émotion la moindre de ses tâches. Invariablement, quelle qu’ait été la mission, il revenait victorieux, et s’inclinait, genou au sol devant ses maîtres, dans l’attente de l’ordre suivant.
Quand ils furent certains de la force de leur emprise, seulement alors, ils lui donnèrent l’ordre de les débarrasser de la menace grandissante représentée par les colons de Leandrath, de l’Empire Teragon. Des Amberlirims. Ils avaient été à l’origine de l’expansion de l’Empire Lointain en Idalness, et supervisaient, installés dans leur riche demeure des Îles Dorées, la prise d’influence exponentielle de leur nation d’origine. Et cela n’était que les plus apparentes de leurs activités.
Le Guerrier d’Améthyste, sous son armure d’un pourpre ondoyant, se rendit dans la république marchande. Il sentait la présence proche de son autre lui-même. Son pouvoir psychique était comme un aimant.
Orlhynn déboula dans la salle de réunion où Mifir Wis Adros tenait conseil avec les responsables de la colonie. Son rôle de gouverneur lui tenait à cœur. Il fusilla Orlhynn du regard, et chassa ses longs cheveux noirs dans son dos. Sur sa tenue grise de grand standing brillait le lion d’or de Terag.
- Quoi, encore ? - Pas le temps, vieux, on va avoir de la visite.
Orlhynn était visiblement gêné. Et Mifir s’inquiéta. Il connaissait l’elfe depuis trop longtemps.
- Je reviens ! dit-il aux conseillers et autres nobliaux.
Il sortit en courant, la main sur ses armes.
- Où sont Douran et Kashell ? demanda-t-il. - Je suis tombé sur le mercenaire en arrivant, il nous attend en bas. Douran, je sais pas.
Mifir activa l’enchantement qu’il portait autour du cou depuis le temps où les Amberlirims parcouraient la capitale impériale.
- Douran, à la demeure, on a de la « visite » !
Il prononça le dernier mot sur un ton qui ne laissait aucun doute.
- Pas la peine de crier, répondit instantanément la voix du voleur, j’arrive. Qu’est-ce qui se passe ?
Orlhynn intervint dans la conversation.
- Je vous expliquerai plus tard, mais la raison pour laquelle j’ai quitté le Crotale approche. - Et merde, répondirent ensemble Douran et Mifir.
Ils atteignirent le parvis de l’imposante bâtisse au moment où la monture stygienne de Douran surgissait de son portail de ténèbres dans le ciel orageux. Il atterrit près d’eux et congédia le cheval de cauchemar. Mifir renvoya les gardes. Le jardin qui entourait la propriété semblait attendre la foudre et l’averse. Aucun des Amberlirims ne parlait, ils attendaient.
Un éclair déchira le ciel. Un grondement assourdissant retentit. Mais la pluie semblait redouter de tomber.
- Là !
Kashell, ses yeux rouges aux iris verticaux grands ouverts, pointait les buissons. Le décor paraissait s’y distordre en suivant les contours d’une silhouette humaine.
- Mais qu’est-ce que c’est que ce… truc ? s’étrangla Mifir. - Moi… marmonna Orlhynn en réponse.
La silhouette se densifia jusqu’à laisser apparaître le Guerrier d’Améthyste. Il avançait, pas à pas, en direction de ses victimes.
Douran tenta de l’interpeller, en vain.
- C’est inutile répondit l’elfe, il est là pour nous détruire. Je le sais. Il ne répondra à personne d’autre qu’à ses maîtres. - Qu’est-ce que t’as encore foutu ? demanda le rogue de Riviera, désabusé. - Pardon aux familles, tout ça… - On verra ça plus tard ! Nous devons d’abord nous en débarrasser ! Pour Terag ! cria Mifir.
Puis il s’interrompit.
- Heu… si on le bute, tu crèves aussi ?
Orlhynn haussa les épaules en affichant un sourire crispé.
- Ok, on verra bien, quoi… - Comme à chaque fois, répondit Kashell, acerbe, en brandissant son épée de foudre noire.
Le tueur psionique s’approchait inexorablement. De ses poignets jaillirent deux lames à la couleur familière. Son visage était invisible sous le masque d’améthyste. Les éclairs qui parsemaient sa cuirasse répondaient à ceux qui parcouraient les nuages bas. Mifir fut le premier à réagir, et, à son signal, les Amberlirims fondirent sur leur cible, déclenchant tous leurs sortilèges de soutien. Ils se positionnèrent en étoile, encerclant le guerrier d’améthyste. Ils portèrent leurs attaques à une vitesse vertigineuse. Un instant, l’armure disparut entre les silhouettes floues de ses assaillants. Puis le temps parut se figer. Les contours de l’armure se mirent à étinceler, et les quatre compagnons, couverts de blessures, se trouvèrent projetés à plusieurs mètres de distance.
Mifir se réceptionna avec une pirouette, et prit appui sur ses deux épées pour se redresser.
- Quelqu’un peut me dire ce qui vient de se passer là ?
Douran se releva et remit en place son épaule déboîtée. Il avait atterri contre un arbre. Pour toute réponse, il grogna. Kashell était déjà au bord de l’inconscience. Les blessures ouvertes sur le corps d’Orlhynn se refermaient au fur et à mesure qu’il utilisait ses pouvoirs pour les masquer.
- On va pas y arriver comme ça, disait Douran.
Mifir et lui se tournèrent vers l’elfe. Il affichait une expression résolue et relativement inquiétante.
- J’ai un plan ! Attaquez-le encore une fois, et j’en profiterai.
Les autres le regardèrent avec une mine dubitative.
- Faites-le, allez !
Et son propre corps se mit à briller. Ses compagnons se ruèrent à nouveau sur le guerrier d’améthyste. Orlhynn se métamorphosa jusqu’à atteindre un état presque liquide. Et à l’instant où l’armure se préparait à riposter, il vint s’écraser sur elle, flot énergétique insidieux, pénétrant dans la moindre faille, dans le moindre interstice, à la recherche de son véritable corps.
Il avait l’impression de nager dans un océan noir et brûlant. Il entendait les sons de l’extérieur, étouffés. Les Amberlirims se battaient. Il y avait des choses autour de lui. Mais elles l’ignoraient. Les forces intérieures de l’armure étaient mobilisées par le combat. Il continua sa descente, jusqu’à atteindre l’endroit, sombre et secret, où l’essence même d’Orlhynn reposait. Éveillée par la perturbation de sa solitude, elle l’appelait. Elle émettait une pâle lueur, étouffée par les ténèbres, mais Garuda savait ce qu’il cherchait. Et il savait où chercher.
Bientôt deux elfes identiques, au tatouage près, se firent face, au cœur de cette noirceur dense et étouffante.
- Content de te revoir, dit le visiteur. - T’as sacrément traîné, dit le prisonnier. - Je n’étais pas prêt. Et pas sûr de te trouver. - Tu m’as apporté à boire ? - Le rhum n’a pas résisté à la phase énergétique, répondit l’autre avec un air chagrin.
Un choc ébranla l’atmosphère autour d’eux.
- Ça, c’est Kashell, reprit le visiteur.
Le prisonnier confirma.
- Mais ils ne vont pas s’en sortir tout seuls, et tu le sais.
Il hocha la tête.
- Il faut qu’on se bouge. Ou adieu, les Amberlirims. - Lui, il s’en fout, répondit le prisonnier, en levant les yeux. - On va le calmer. - À deux ? Tu délires ? Tu aurais dû ramener toutes les voix de la tête de Douran, et on serait peut-être arrivé à quelque chose… - Le rendre fou, sûrement, mais ce n’est pas assez. Puis tu aurais voulu d’une horde chaotique se promenant dans ton esprit sans s’essuyer les pieds ? - C’est pas faux… - Et un Orlhynn, c’est bien, mais deux, c’est mieux. - Ça rime, c’est la frime.
Ils se mirent à rire. Et l’intensité de la lumière augmenta jusqu’à percer les ténèbres.
- On y va ?
Le prisonnier hocha la tête en souriant. L’image des deux elfes s’effilocha lentement, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’une brume. Elle prit les traits d’un oiseau de feu qui se lança vers les hauteurs, fendant l’obscurité sur son passage. Derrière lui, Orlhynn reprenait peu à peu le contrôle de ses pensées. La noirceur laissant place aux paysages issus des souvenirs du premier Amberlirim. Les deux consciences réunies se lancèrent à la poursuite du nexus du sortilège de contrôle qui enserrait la volonté de l’armure.
À l’extérieur, Douran et Mifir, épuisés, continuaient de se battre contre le guerrier d’améthyste. Autour d’eux, le jardin portait les marques de la lutte. Kashell gisait dans la poussière, en compagnie des cinq prétoriens au service direct du gouverneur. Ils notèrent un sensible ralentissement des attaques de leur adversaire. Ils échangèrent un regard. Et frappèrent à nouveau.
Au creux de son être, l’assassin du Crotale mobilisait ses défenses contre cet agaçant oiseau. Mais le parasite était rapide et il passait à travers de tous les filets. Et voilà qu’il fondait sur le noyau même de sa conscience. L’armure éleva toutes les protections qu’elle put. Mais l’oiseau les déchira, jusqu’à fendre l’orbe rouge tournoyant où se tenait le guerrier d’améthyste, Orlhynn, enchaîné par les charmes mentaux des spectres.
- Réveille-toi, cria Garuda/Orlhynn - Hein ? dit l’autre en relevant la tête. Comment osez-vous ?! Vous allez… - Mais ouvre les yeux !
Des images de l’extérieur apparurent sur la surface du globe. S’y mêlaient des souvenirs issus du passé des Amberlirims. Un démon disparaissant dans un hurlement de rage impuissante. L’auberge du Croc du Rat. Friedrich et ses plans risqués. La victoire au grand tournoi.
- Tu veux vraiment détruire tout cela ? Ils te manipulent, depuis le premier jour. Ils se servent de toi.
Wiona Vanquist et Willem Valmont. Sulfur à demi métamorphosé, demandant fièrement s’il avait l’air humain.
- Tu ne peux pas t’en prendre à eux.
Douran sautant d’une fenêtre du palais impérial. Ou tiré d’un cauchemar par les mains d’un elfe… les mains d’Orlhynn.
- Tes amis, depuis des années. - Tu n’en as pas. Tu dois Obéir.
Le Crotale. Le Pouvoir. Les dieux. Mifir Wis Adros et ce vieil ivrogne, à l’assaut du conseiller Talanist.
- Souviens-toi ! Tu n’es pas un esclave. - Je ne suis pas…
Le capitaine Brake, offrant du rhum à toute la table lors du premier banquet en Athanelas. L’Yggdrazyll quittant la Tour de Sirrion. Lady Ilurien. Le trône… une épée courte. Perdue dans les égouts.
- Libère-toi, bordel ! - PAS UN ESCLAVE !!!
Les chaînes se brisèrent, le globe éclata. L’univers intérieur trembla violemment, comme les pensées se rassemblaient autour de lui. Orlhynn ne fut plus qu’un.
Le Guerrier d’Améthyste interrompit son coup, une lame d’énergie à quelques centimètres du visage de Douran. Sur son torse, le serpent se contorsionna, comme soumis à une intolérable douleur. Puis il se rétracta, s’enroulant sur lui-même jusqu’à disparaître. La lame s’évapora et l’armure resta immobile, figée en position de combat, inerte. Puis un tourbillon apparut sur sa poitrine, avant d’exploser en un déploiement d’ailes et de flammes. Un phœnix naissant prit son envol, jaillissant de l’armure en criant sa victoire. Et il replongea, l’emportant avec lui. Une nouvelle explosion de clarté se produisit, au point que les nuages d’orage en furent un instant séparés et laissèrent percer le bleu du ciel.
Orlhynn s’effondra sur le sol. Nu, blessé, affaibli, désorienté, mais entier. Le tatouage du crotale avait disparu. À sa place, se lovait un oiseau de feu.
Ses forces lui revinrent rapidement. Autour de lui, ses compagnons reprenaient leur souffle. Un prêtre avait déjà soigné la plupart des blessures de Kashell. La pluie, enfin, se mit à tomber. Douran s’approcha de son ami, l’air sombre. Il fit tournoyer sa double lame.
- T’as encore foutu une belle merde, dit-il simplement.
Ils se toisèrent un moment. Mifir, un bras refermé sur l’autre, brisé, secouait la tête pour chasser le sang de ses yeux. Orlhynn se redressa, bombant le torse.
- C’est ça les Amberlirims.
Il y eut un blanc. Puis sous le regard ahuri des gardes et des prétoriens, les quatre compagnons éclatèrent de rire et se congratulèrent. Dans le ciel, Garuda volait paisiblement, sa place retrouvée, à nouveau libre de parcourir les airs, à la suite de son maître.
Ce fut de cette façon que le Guerrier d’Améthyste se retourna contre la secte du Crotale, et la détruisit. Dans un déferlement de rage vengeresse, Orlhynn se déchaîna sur la citadelle des montagnes. Il traqua chacun des membres de l’organisation secrète, jusqu’à retrouver les sept initiés du dernier cercle. Pendant longtemps, il joua leur rôle. Cherchant, et entraînant les jeunes gens dotés de pouvoirs mentaux qui apparaissaient dans ce monde et l’autre. Mais au fil du temps, il perdit intérêt pour ce grand projet, comme pour bien d’autres. Car quelle que soit l’entreprise, elle finit toujours par ressembler à une chose connue. Aussi démesurée qu’elle paraisse au départ, elle finit toujours par arriver à son terme.
Ainsi, depuis son manoir volant, Orlhynn n’accordait-il plus qu’une attention évanescente à la tentaculaire organisation qu’il avait créée. Il disposait d’un pouvoir colossal. Et plus rien pour le mettre à l’épreuve. Alors il restait là, la plupart du temps, à ressasser des images qu’il ne pouvait oublier, regrettant de n’avoir profité davantage de sa vengeance quand les initiés du septième cercle étaient tombés en son pouvoir. Regrettant d’avoir tardé à séduire telle ou telle princesse, rêvant à ce qui aurait pu être si… Mais changer le passé était une chose impossible, même pour quelqu’un disposant de la puissance d’Orlhynn. Et ce défi ne pourrait jamais être relevé.
Assis là, près de l’âtre circulaire qui émettait une douce chaleur, il pensa au Démon. Depuis sa sinistre citadelle de Sombretours, comment considérait-il le monde, avec ses pouvoirs et ses yeux bien plus anciens que ceux d’Orlhynn. Et dire qu’il commençait déjà à trouver que c’était long, l’éternité...
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