Le second cycle de nouvelles comprend des textes plus longs, qui parlent du futur ou qui quittent le point de vue des personnages principaux pour faire découvrir le monde par d’autres yeux, un monde qui toutefois est marqué par la trace des Amberlirims.
Ce texte consacré à Douran, personnage de la seconde Aventure, prend cours à une époque moins lointaine que celle de son ami elfe. Néanmoins elle constitue elle aussi un bond en avant dans le temps pour le voleur aux affiliations stygiennes, et montre ce qu’il allait advenir de lui à plus ou moins court terme. On y découvre un Douran isolé et terrible, qui affronte le risque de se perdre…
Voir partie 1 : Introduction - Préface
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Il pleuvait sur la plaine. Depuis une petite butte herbeuse, Le Déicide contemplait l’horizon gris. Ses cheveux d’un noir de jais, tirés en arrière, cascadaient sur sa nuque en révélant son visage immobile et régulier, pâle. Le vent agitait faiblement sa cape alourdie par la pluie, qui lui donnait une teinte plus sombre encore. Les yeux mi-clos, les bras croisés sur son plastron noir, les épaulières à pointes de son armure, pas un mouvement, pas une respiration ne les animait. Telle une statue menaçante, il veillait.
La pluie l’indifférait. Elle détrempait le sol, et transformait lentement les sentiers de terre en méandres boueux. Mais sous ses yeux aux reflets argentés, se détachait au loin la forêt de tentes et de piquets que formait le camp de l’armée ennemie. Les gouttes coulaient lentement le long de ses vêtements sombres, renforcés de cuir et d’anneaux. Sa tunique, longue mais légère, ne le protégeait ni du froid ni de l’humidité. Mais peu lui en importait ; il ne les ressentait pas. Son pantalon plongeait dans ses hautes bottes derrière des genouillères ornées de crânes grimaçants. À son côté pendaient des armes noires de tailles variées, et un étrange sceptre orné de gemmes foncées. De tout son être émanait une promesse latente. La promesse de la souffrance.
- Seigneur Déicide, appela une voix derrière lui.
Le bruit de l’averse couvrait les sons. Des pas lourds écrasèrent l’herbe mouillée. Sans se retourner, sans même ciller, il identifia un de ses généraux, un Chevalier de la Mort nommé Kromnech, avant qu’il ne se plante devant lui.
- Les espions saddak’hins sont revenus, Seigneur. L’armée de Taragorm le Faible compte reprendre son avancée demain.
Sous la silhouette du mort vivant bardé de fer, et sous son casque imitant un visage démoniaque pourvu d’impressionnantes cornes, où brillaient les lueurs rouges de ses yeux de damné, Le Déicide voyait s’assembler, verdâtres et mouvants, les nœuds d’énergies mystiques qui l’alimentaient. Là où ses coups atteindraient leur plus grande intensité. Comme s’il s’était agi des points vitaux d’un humain. Il discernait ceux des morts avec une déconcertante facilité. Le fruit de décennies d’expérience. Et d’un pouvoir durement acquis. La voix caverneuse du chevalier s’éleva de nouveau.
- Ils disent qu’ils sont nombreux, plus de trente mille hommes, et autant de cavaliers, dont dix mille sleypnirs. Et plusieurs centaines de Mages de Bataille. Des humains, des elfes, et des nains, qui portent la bannière oubliée de Durbhar. Des prêtres de quatre ordres. Et des machines de guerre. Plus de trois cents.
Il y eut un long silence, comblé par les gouttes de pluie s’écrasant sur l’armure du général mort-vivant. Puis Le Déicide parla, d’une voix froide et cassante, comme éraillée à force de n’avoir pas suffisamment servi.
- Je croyais avoir demandé des renseignements précis.
Kromnech coula un regard inquiet vers le sceptre que son maître portait à la ceinture. Il savait qu’il s’agissait en fait d’une double-lame alimentée par des noyaux élémentaires qui projetaient, sur commande, des lames d’énergie pure ; une arme redoutable que Le Déicide maniait avec une dextérité surnaturelle. Et il n’aimait pas être mécontenté.
- Pardonnez-moi, Seigneur, je vais renvoyer les saddak’hins immédiatement.
Il recula prudemment et entama la descente de la petite butte.
- Attends ! le rappela Le Déicide.
Si Kromnech avait encore eu une gorge, il aurait dégluti. Il se retourna. Son maître n’avait pas bougé.
- Ils attendent quelque chose. Je veux savoir quoi. - Mais, Seigneur, le combat est sensé avoir lieu dans la Grande Plaine, c’est ce que leurs stratèges… - Ce plan date de plusieurs semaines, coupa Le Déicide. Trouve-moi aussi qui les commande. Et vite.
Kromnech hésita, puis, voyant qu’il ne dirait rien d’autre, reprit son chemin. Au fur et à mesure qu’il gravissait une seconde butte, l’immense armée des morts se révéla à lui. Ils étaient des milliers. Immobiles, silencieux, infatigables. L’odeur de la pluie masquait la puanteur qui émanait de certains. Mais de toutes les façons, Kromnech s’en moquait. Il ne respirait plus. Aucun d’entre eux ne respirait plus. Les Chevaliers de la Mort chevauchant leurs cauchemars hybrides commandaient les hordes de goules, de zombies, de squelettes. Les sorciers vampires, réfugiés sous leurs tentes noires préparaient leurs charmes destructeurs. Les catapultes à Crânes, traînées par de monstrueuses créatures, faites de chair putréfiée et de magie, étaient prêtes à faire pleuvoir la mort. Les seigneurs macabres veillaient sur leurs troupes. Les guerriers maudits attendaient l’heure de la bataille. Les assassins de ténèbres, invisibles aux mortels, créatures informes, spectrales, dissimulés dans les rangs de l’armée, se préparaient à fondre sur les vivants.
Kromnech ressentit une bouffée d’orgueil. Ils étaient invincibles. Et Le Déicide lui-même était une légende. Il commandait la plus grande armée jamais sortie de Stygie. Et Kromnech était le seul Chevalier de la Mort portant le titre de Général. Les armées humaines avaient besoin de nourriture, de repos, d’une discipline constamment maintenue. Mais eux n’étaient pas soumis à ces contraintes. Même les puissants et velléitaires Vampires étaient dévoués au Déicide. Tous obéissaient. Et la crainte qu’ils inspiraient aux mortels n’était qu’une de leurs nombreuses armes.
Les saddak’hins, entourés par une escouade de nécro-gardes, étaient nourris. On leur jetait quelques paysans, capturés dans la campagne environnante. Kromnech passa à côté d’eux en écoutant avec délectation les cris de douleur et de terreur des humains, ce bétail. Lui aussi un jour avait été humain. Mais même alors, il n’avait éprouvé aucune compassion pour ses semblables. Et ce qu’il était maintenant lui apportait bien plus de satisfaction. Il était un conquérant.
Il entra dans la tente de commandement. Le capitaine des saddak’hins y attendait. Il avait conservé les traits d’un soldat humain, mais portant des stigmates stygiens, cheveux gris, yeux mordorés, veines noirâtres et lèvres mauves. Il percevait le festin de ses compagnons, et peinait à dissimuler son envie d’aller les rejoindre. Les hurlements le rendaient fébrile. Kromnech alla s’installer à sa table, où les cartes de la région, éclairées par de lugubres bougies, portaient les traces laissées par Le Déicide. Le saddak’hin commençait à perdre le contrôle de sa forme.
Ces créatures étaient des espions incomparables. Ils pouvaient se glisser, invisibles dans la nuit, à l’intérieur du camp ennemi. D’un simple contact, ils pouvaient s’emparer de l’apparence, de la voix, de la personnalité et des connaissances d’un mortel. Cette race étrange, à l’intelligence raffinée et dont l’aspect originel se rapprochait du serpent, était issue des Montagnes Noires, créées par le Démon savait quel maléfice ancien.
Avec un plaisir malsain, Kromnech attendit de longues minutes avant de donner ses consignes au saddak’hin. Puis il lui permit de se retirer, s’amusant de la hâte avec laquelle il quittait la tente, laissant un peu de son aspect derrière lui. Les espions quittèrent à nouveau le camp dans l’heure, camouflés par les sortilèges des nécromanciens. Depuis sa butte, Le Déicide les vit se glisser à travers la plaine humide, sous le couvert des illusions qui les dissimulaient au regard des mortels.
La pluie cessa avec la tombée du jour, et Le Déicide vit bientôt les feux de camp consteller l’horizon. Mais derrière lui, les ténèbres restaient impénétrables. Il regagna sa tente, les drakhons d’ombres survoleraient l’armée de Taragorm durant la nuit. Et demain, quand ils se mettraient en ordre de marche, les Morts fondraient sur eux. Du moins si tout se passait comme il l’avait prévu.
Il s’était installé un peu à l’écart de ses troupes, seule sa garde d’honneur, des armures spectrales habitées par les âmes asservies de guerriers antiques, pouvait approcher sa tente. Et ils veillaient avec une inlassable vigilance sur la sécurité de leur maître. Bien qu’il n’en eût aucun besoin.
Il défit sa cape trempée et se carra dans un fauteuil massif, frappé à ses armes. La tente était éclairée par quelques bougies superflues, posées dans des crânes à la bouche ouverte. Il tendit le bras et le verre posé sur la table, à plusieurs mètres de lui, flotta jusqu’à sa main. Le liquide, rouge et épais, ne fut même pas troublé. Il le porta à ses lèvres, et l’humeur métallique emporta ses sensations. Il n’éprouvait plus le besoin de boire du sang. Mais, bien des décennies auparavant, il y avait pris goût. Et le fluide le plus savoureux était difficile à trouver. Il fallait l’extraire de gens à la personnalité forte et au pouvoir conséquent. Une tâche que ses Questeurs Vampires accomplissaient à merveille. Il en prit une autre gorgée, et s’abandonna un instant à l’ivresse qui montait en lui. Demain, il allait faire ce pour quoi il était doué. Demain, des vies tomberaient sous ses coups.
Kromnech traversait les cohortes de soldats morts-vivants à grandes et pesantes enjambées. Il n’était pas pressé d’arriver en présence du Déicide, mais si ce dernier estimait que la nouvelle qu’il apportait ne lui était pas parvenue assez vite, ce serait lui qui en pâtirait. Ses lourdes bottes s’enfonçaient dans le sol boueux. Et la pointe du fourreau de sa large lame traînait parfois par terre. Sous son visage d’acier menaçant, Kromnech sentait les os de son visage frémir comme si le souvenir de la chair les hantait encore. Cette chair qui avait été arrachée par les ténèbres auxquels il était désormais voué. Il était sensé ne plus connaître la peur. Mais pourtant il tremblait intérieurement à l’idée de provoquer la colère de son maître. Le Déicide avait la fort peu rassurante réputation de se montrer intransigeant envers les défaillances de ses subordonnés. Et les autres généraux seraient trop enclins à se réjouir de sa disparition. Il s’arrêta un bref instant, avant qu’une armure spectrale ne se porte à sa hauteur, glissant comme la brume dans les ténèbres, malgré son corps d’acier. Il hésita un instant puis dit simplement :
- Je dois parler au Maître.
Une inspiration rauque et sifflante à la fois se fit entendre. Et quelques secondes plus tard, les battants de la tente proche s’écartaient. De même que l’armure spectrale. Les dernières enjambées lui parurent d’une lourdeur surnaturelle. Pour autant que cette expression eût un sens à propos d’un Chevalier de la Mort…
Dans la pénombre de l’unique pièce délimitée par les pans de toile, encombrée d’un mobilier sinistre où manquait toutefois un lit, Kromnech pouvait sentir le regard du Déicide malgré les paupières closes de ce dernier. Le verre qu’il tenait à la main était presque vide. Et son visage semblait avoir pris quelques couleurs. Une main posée sur la tempe, presque affalé dans son immense trône, il paraissait absent.
- Seigneur, commença le chevalier.
Les sourcils du Déicide se froncèrent. Un instant, Kromnech put entrapercevoir le véritable aspect de son maître. La longue chevelure noire laissa place à une masse de cheveux d’une blancheur laiteuse. Sa peau parut virer au gris, et se couvrir de veines sombres qui commençaient à dévorer même son visage. Ses cernes se creusèrent et quand il ouvrit les yeux, Kromnech dut affronter deux iris noirs perdus dans une mer sang. Puis le mirage passa, comme s’il s’était agi d’une illusion évanescente.
- Parle.
Sa voix était glaciale.
- Taragorm en personne prendra la tête des armées, il vient d’arriver parmi eux. C’était la raison de leur attente, Maître.
Taragorm. Le Déicide sentit un frisson familier lui parcourir l’échine. Depuis plus d’un siècle, il parcourait le monde en exterminant les dieux qu’il rencontrait, traquant et exécutant les demi-dieux et autres rejetons de l’essence divine. Au fil des années, il avait même détruit Lavias Eronteh le seigneur des elfes, humilié Avdacus le pitoyable dieu des fêtes et du vin, annihilé Gorhm le dieu des ogres et une grande partie de son armée, et son plus grand triomphe avait été sa victoire sur Herebus, puissant dieu des carnages, dont il avait absorbé - dévoré serait plus exact - l’essence, s’accaparant par la même une grande partie de ses pouvoirs. Les autres, les larves ainsi qu’il les nommait, il en avait perdu le compte. En fait leur nombre avait été sa première surprise. Au début de cette croisade, fruit plus de son désœuvrement que d’une réelle volonté de rébellion, il avait pensé que les descendants seraient un petit nombre, disséminés à travers Idalness au gré de la fantaisie de leurs divins géniteurs. Mais il y avait des centaines de porteurs de l’héritage sacré, de divinités en puissance. Et certains disposaient de forces considérables. Là était la seule et unique raison pour laquelle il s’était retrouvé à la tête d’une armée d’outre-tombe de plus en plus imposante. Mais être confronté à une des divinités tutélaires, qui ne se montraient plus qu’avec précaution, était ce pour quoi il continuait à avancer. Et voilà que Taragorm, un des plus déplaisants d’entre eux, sortait de sa cachette pour venir l’affronter. Un autre aurait tremblé. Lui, il se réjouissait.
- Seigneur ? interrogea à nouveau Kromnech devant le silence du Déicide.
L’attention de celui-ci revint se porter sur le Général.
- Et qui commandera les troupes ?
Kromnech hésita :
- Mais, Seigneur, Taragorm lui-m… - Quel mortel les commandera, le coupa Le Déicide. - Siegfried Valmont, répondit le chevalier en se raidissant.
Si les poumons du Déicide avaient contenu de l’air, il en aurait été expiré en un long soupir.
« Un Valmont », pensa-t-il. « Il fallait que ce soit l’un d’eux. »
Il avait déjà dû en combattre plusieurs au long de ses nombreuses batailles. Et parmi ceux-là il en avait tué un bon nombre. Mais il avait connu un Valmont, il y avait bien longtemps. Et il retrouvait dans ses descendants un peu de ce qui avait fait la force de Willem. Mettre fin aux jours d’une créature partageant le sang de Will et Wiona le désolait encore, malgré le passage des années. Et cela lui rappelait les souvenirs désormais douloureux d’un passé perdu à jamais.
- Et… plusieurs saddak’hins ont été découverts et éliminés. L’ennemi est sur ses gardes.
Les espions n’étaient pas des créatures fiables. Tôt ou tard l’un d’eux perdait le contrôle de sa forme, et déclenchait une chasse aux sorcières parmi les espionnés. La Stygie les utilisait depuis trop longtemps, cette ruse était éventée de plus en plus rapidement.
- Fais préparer les troupes. Nous attaquerons après les premières lueurs de l’aube. Ils auront veillé de peur que nous ne profitions du couvert des ténèbres. À l’aube, nous sommes le plus vulnérables, si nous les frappons alors, nous atteindrons leur moral aussi sûrement que leurs forces. Et quand leurs Mages et leurs Prêtres auront épuisé leurs ressources sur notre piétaille, que le soleil sera caché derrière les nuages gris de la Malédiction, nos propres sorciers convoqueront une brume nocturne pour permettre à nos soldats les plus sensibles à la lumière d’entrer en action.
Kromnech connaissait l’audace du Déicide. Et le peu de considération qu’il avait pour l’intégrité de ses troupes. Il s’inclina.
- Ce sera fait, Seigneur Déicide. Les troupes attendront votre signal.
Le Déicide avala une autre gorgée du liquide pourpre contenu dans son verre, marquant la fin de la discussion. Kromnech se retira. Alors qu’il était sur le point de franchir le rabat, son maître lança :
- Fais venir Amandoria.
Le Chevalier de la Mort se figea. Il ne comprenait pas l’attachement que Le Déicide portait à cette sinistre créature. Elle était pourtant d’un rang bien inférieur. Elle n’occupait aucun poste d’importance. Mais elle avait l’oreille du Maître. Et Kromnech la soupçonnait de nourrir de très hautes ambitions. Néanmoins, il lui était impossible d’ignorer l’ordre lancé par la voix cassante de celui qu’il servait.
- Bien, Seigneur, répondit-il sans se retourner.
Et il sortit, la nuit l’accueillant comme l’amante dévouée qu’elle avait toujours été. Dévouée et infidèle.
La tente à l’épais tissu de la couleur du sang séché retrouva un silence absolu. Jusqu'à ce que la toile s’écarte à nouveau, sur une silhouette féminine. Elle entra sans un bruit, couverte par les ombres, et se glissa vers le trône où reposait Le Déicide. Et bientôt, une main gantée d’un acier cuivré, presque doré, vint caresser la joue froide de celui-ci, malgré les pointes garnissant le bout des doigts agiles. Et il posa les yeux sur Amandoria, dont rien n’apparaissait sous l’armure sculpturale, ornée par endroits de lames ou d’ergots. On aurait dit que du bronze lui avait été coulé sur le corps. Son visage était un masque immobile mais sensuel, et nulle part n’était visible le moindre joint ou la moindre attache. Car cette protection métallique était le seul corps dont elle disposait. Et les cheveux noirs et lisses qui ornaient sa tête jaillissaient de l’acier même. En dessous, il n’y avait que le vide.
- Vous m’avez fait demander, Mon Seigneur, dit-elle d’une voix suave, légèrement étouffée.
Il lui posa cette question qui lui donnait la délicieuse impression d’enfreindre quelque loi métaphysique, de briser un interdit presque mystique :
- Qu’as-tu vu dans les lignes du Destin ?
Elle émit un rire cristallin.
- De nombreux fils vont être tranchés dans les heures qui viennent. Mais pas assez pour me permettre d’y démêler ce qu’il adviendra de vos projets, Mon Seigneur. Votre avenir reste un mystère pour moi.
Elle recula d’un pas et sa cape bleue glissa de ses épaules. Les lignes de l’armure lui dessinaient un corps d’une perfection inhumaine. Un corps qui en lui-même était une arme. Amandoria recouvrait chacune des pointes de son armure avec un poison fulgurant. Si elle ne pouvait ressentir de contact, personne ne survivait au sien. Personne de vivant. Sans qu’elle fît un geste, son ceinturon se détacha et le poids de l’épée qui y pendait l’entraîna vers le sol.
- Mais j’ai vu qu’au bout du compte, la victoire serait vôtre, continua-t-elle.
Son visage à l’inaltérable et immobile beauté se pencha vers celui du Déicide. Un rare sourire étira ses lèvres quand il répondit :
- Ainsi qu’il en est toujours.
Il voulait signifier ainsi qu’il devinait que ses prétendus talents d’oracle étaient bien limités et qu’elle lui formulait cette réponse uniquement pour lui plaire. Qu’elle le comprenne ou pas, elle répondait invariablement :
- Toujours, Mon Seigneur.
Elle s’approcha de lui, prenant appui sur les accoudoirs du trône. Elle glissa ses jambes, l’une après l’autre, de chaque côté de sa taille. Puis elle se pencha. Ses hanches métalliques s’animèrent d’un mouvement lascif et ses seins d'acier se portèrent devant le visage du Déicide. Ses cheveux cascadèrent lentement, glissants et soyeux, jusqu’à couvrir l’étreinte de leurs lèvres aussi figées les unes que les autres.
Elle avait été femme bien longtemps auparavant. Avant de céder son corps même en échange d’un grand pouvoir. Déjà alors elle appréciait les hommes puissants. Parce qu’ils étaient un moyen pour elle d’atteindre le pouvoir qu’elle convoitait. Renoncer aux plaisirs charnels n’avait pas été un prix si important. Jusqu’à ce qu’elle se rende compte qu’aucun pouvoir ne pouvait remplacer cet abandon des sens. Elle s’était terrée au cœur de son donjon, dans les montagnes de Stygie, amère de la sinistre malédiction qui pesait sur elle de par sa propre erreur. La folie avait de si nombreuses fois frappé à sa porte… puis il était arrivé, à la recherche de serviteurs dignes de lui.
Quand Le Déicide avait franchi la porte de la demeure d’Amandoria, sa simple présence l’avait impressionnée. Lui aussi portait les traces d’une profonde malédiction. Il avait détruit ses mignons les uns après les autres. L’artefact qu’il était venu chercher, elle le lui offrit quand il arriva au sommet de la tour. Elle croyait pouvoir le piéger par son incorporalité, et le vaincre. Mais il avait appris à combattre même les créatures désincarnées comme elle. En dehors de son propre corps. Et s’il pouvait les combattre, il pouvait aussi les étreindre. Dans la tente de commandement, Le Déicide sentait ses contours onduler. Il s’extirpa lentement de lui-même, et une image vaporeuse apparut, planant au-dessus du trône.
Amandoria leva la tête vers l’image floue de l’homme. Il tendit vers elle deux bras de brume, et elle aussi fut attirée hors de son corps d’acier. Une silhouette onirique, d’une beauté diabolique, se porta à la hauteur de celle du Déicide. Et à l’instant où les deux essences se rejoignaient, l’air tourbillonnant autour d’elles souffla les bougies et anima les pans de la tente. Leurs membres immatériels se refermèrent en une étreinte aérienne. La pièce se couvrit de givre. Sous eux, leurs corps étaient figés. Il s’insinua lentement en elle, comme un frisson glacé sur une peau moite. Explosa au cœur même de son être la jouissance issue de sensations oubliées. Elle poussa un cri. Les chandelles se rallumèrent. Elle perdit toute conscience d’autre chose. Seul comptait ce plaisir qui faisait ressurgir en elle le souvenir de sa vie mortelle. Elle se laissa emporter par les mouvements lents du Déicide. Elle soupirait. Elle murmurait. Puis ses lèvres fantomatiques laissèrent échapper :
- Hoo… Dour…
Elle n’eut pas l’occasion de continuer. En un instant de raison, Le Déicide, empli d’une rage plus brûlante que l’enfer, les avait forcés à réintégrer leurs corps, et il serrait d’une main impitoyable sa gorge de métal. La privation subite de son plaisir fut plus douloureuse pour elle que n’importe quel coup.
- Ne prononce jamais ce nom ! dit Le Déicide d’une voix où perçait la colère brute qui l’animait. Jamais ! répéta-t-il.
Elle referma ses mains autour de son poignet. Il la laissa choir et elle s’écroula sur le sol, tremblante. Il se rassit.
- Laisse-moi.
Comme une femme humiliée et soumise, elle rassembla ses affaires et sortit en silence, encore sous le choc. Bientôt elle concevrait à l’égard de cet homme une haine qui la rendrait dangereuse. Elle le savait. Mais à cet instant, elle n’était que douloureuse confusion. Alors elle battait en retraite sans un mot.
Le Déicide resta silencieux et immobile. Son nom humain, il l’avait banni à jamais, avec les souvenirs qui y étaient attachés. Douran Domli était mort. Et la dernière personne à avoir murmuré son nom, Sylvia Esselendil, lui avait elle-même porté le coup de grâce en le chassant de sa vie. C’était il y a longtemps, mais la blessure était encore vive dans la poitrine froide du Déicide.
Il avait failli être heureux à l’époque, parcourant le monde avec ses compagnons, triomphant des obstacles, défiant les plus puissants et ignorant toute règle autre que les leurs. Mais les Amberlirims n’existaient plus. Orlhynn s’était lancé dans une quête vengeresse, et parcourait le monde depuis des décennies à la recherche des survivants de la secte du Crotale. Mifir était mort de vieillesse, dans sa magnifique demeure dans la ville haute de Teragopolis. Il avait contribué à assurer la prise de pied de son cher Empire en Idalness. Il avait été nommé archiduc d’Ilurien, la première province coloniale de Terag, et avait occupé de longues années la charge de Gouverneur du Nouveau Monde. Mais tout ce qu’il restait de lui, c’était une statue sur une place de Teragopolis. Une statue que Le Déicide n’avait jamais contemplée. Lina W’oot avait achevé sa métamorphose, et était devenu un dragon. Il luttait, quelque part, serviteur de Bahamut, contre les restes de la Dragonie qui asservissait ses semblables. Et Kashell… Personne ne savait ce qu’il était advenu de lui. Mais une chose était certaine, le mercenaire d’autrefois, lui non plus, n’existait plus.
Ses compagnons dispersés aux quatre vents, Douran avait vécu quelques années avec la femme qu’il pensait aimer. La Reine des Elfes. Qui était pour beaucoup dans le choix qui avait fait de lui un non-mort. Les elfes vivent une éternité. Il avait seulement souhaité partager un peu de la sienne. Mais elle ne l’avait pas accepté. Après tout, qu’avait à faire une Reine d’un amant n’appartenant pas à sa race. Les elfes avaient toujours désapprouvé l’affection qu’elle lui avait portée et qui les avait d’ailleurs bien souvent tirés de situations délicates. Entre Douran et son peuple, Sylvia avait choisi. Elle ne pouvait garder auprès d’elle une créature qui se nourrissait de la vie des autres. Même si ces autres étaient des ennemis du Royaume. Et lui, comme un idiot, il y avait cru. Le petit rogue de Riviera, survivant à l’intérieur de ce corps nourri de pouvoir obscur, avait vraiment cru trouver enfin un refuge. Car Athanelas avait été son refuge. Pendant huit ans. À peine une fraction de seconde. Une fraction de seconde qui avait suffi pour l’éloigner à jamais de ce que sa vie avait été.
Il avait cherché ensuite un autre sens à donner à son existence de prédateur. Et ses pas l’avaient ramené aux portes de Cocytos. Elovmir Hecatombe avait accueilli son ami. La puissance du Baron Maudit de Stygie n’avait jamais été si grande. Il avait vaincu plusieurs de ses rivaux, étudié le grimoire de Za’aren Brigh, contenant les incantations scellées par le Démon, et découvert certains des plus enfouis des secrets de son seul Maître. Ses armées avaient permis aux troupes de Mifir de soumettre l’Arkland et d’infliger de sévères humiliations à la Grande Théocratie d’Ybanion. Mais son propre pouvoir le rongeait désormais. Et le répit de Douran fut bref. Car les murs froids de Cocytos, de plus en plus, se refermaient sur lui telle une prison. Alors il s’était lui aussi lancé dans une chasse insensée. D’une certaine façon il pensait continuer l’œuvre des Amberlirims, en détruisant les dieux imposteurs et leurs rejetons. Et il oublia son propre nom, le maudissant à jamais, pour devenir celui que les deux mondes connaissaient maintenant comme Le Déicide.
Bientôt il lui fallut recourir à des espions pour traquer les dieux. À des troupes pour occuper les hommes qui les servaient pendant qu’il affrontait ses adversaires. Et le nombre de ses soldats augmentait sans cesse au fur et à mesure que sa maîtrise des ténèbres se développait. Cette immense armée, ainsi que la double lame stygienne qu’il portait avaient été les derniers cadeaux d’Elovmir Hécatombe. Le Baron avait laissé derrière lui sa forteresse et ses pierres d’âme, et il avait emprunté la Porte Wis Adros pour se rendre sur Leandrath, muni seulement de son épée noire et du grimoire qu’il ne quittait plus. À nouveau Le Déicide avait été seul.
Le monde autour de lui avait changé. Les nations n’avaient plus le même visage. Même la puissance de l’Empire Teragon s’effritait avant d’avoir atteint son accomplissement, dévoré de l’intérieur par l’assaut conjugué de Persea et Adler, et de l’extérieur par les vestiges des peuples d’Idalness. La colonisation avait sonné le glas de l’Empire. Sa couronne était passée entre les mains de deux Terags et d’un Meron avant d’arriver entre les mains du faible qui le dirigeait actuellement ; Alexander le Premier.
Les mercenaires d’Almerion appartenaient au passé. Seul le Corbeau, accompagné d’une modeste compagnie de soldats loyaux, avait refusé l’offre de rachat de Terag, et leurs descendants combattaient pour le compte du plus offrant, contre les armées impériales affaiblies.
Les Elfes s’étaient rassemblés pour lutter contre l’envahisseur, malgré les alliances passées. Et à de nombreuses reprises, les Légions Mortes du Déicide avaient eu à les combattre. Les derniers Dragoniens, armée en exil, défaits depuis la mort d’Herebus, erraient tel de nomades semeurs de morts, pillant et détruisant.
Lavernus, protégé des attaques de Terag par la chaîne de montagnes qui traversait Idalness, était devenu un refuge pour tous les rebelles, et les chevaliers représentaient la plus grande arme de la liberté. Et dire que Mifir Wis Adros lui-même avait l’ami de l’un d’entre eux. Il n’y avait plus rien de l’Ancien Monde dans ce que Le Déicide contribuait à détruire aujourd’hui. Il n’y avait pas sa place, et il ne l’aurait jamais nulle part.
En cet instant, il haïssait Amandoria pour avoir ramené à sa conscience ces sinistres pensées. Il la haïssait avec une intensité effroyable. Le verre qu’il tenait à la main explosa, sans qu’il eût bougé le moindre muscle. Si une quelconque créature, vivante ou morte, avait alors osé pénétrer dans la tente, il ne serait rien resté d’elle.
À l’aube, il se jetterait sur l’armée de Taragorm. À l’aube, il noierait dans le sang toute son amertume. À l’aube… Mais de grâce, que l’aube arrive vite…
L’horizon s’embrasa un bref moment, comme le soleil se levait, avant qu’il ne plonge derrière les nuages gris de la Malédiction de Sylvanus qui obscurcissaient le ciel. Le Déicide, debout sur la même butte que la veille, plissa les yeux devant ce déluge de lumière. Dans le camp humain, les soldats fatigués respiraient. La nuit s’était retirée et les morts n’avaient pas attaqué. Kromnech, depuis le bas de la colline, observait son Maître. L’ordre lui parvint sous la forme d’une impulsion mentale rageuse. Il leva le bras et poussa un cri. Derrière lui, des dizaines de milliers de bouches mortes poussèrent le leur. Une plainte sinistre, longue, gémissante et douloureuse, terrifiante, parvint, à travers la plaine, aux oreilles de l’armée de Taragorm. Les yeux des hommes se braquèrent vers l’Ouest.
Le Déicide prononça un unique mot, et dans un nuage de ténèbres, se matérialisa à ses côtés un sleypnir d’une noirceur inégalable, au frontal orné d’une corne, à la crinière de feu sombre, et aux naseaux fumants. Il déploya une paire d’ailes de cuir et lui aussi joignit son cri à celui des Légions Mortes. Le Déicide enfourcha sa monture stygienne, alors que, courant, rampant ou glissant, ses hordes de morts-vivants passaient autour de lui pour se jeter contre les défenses des hommes.
La piétaille commandée par les seigneurs macabres était suivie par les spectres et les Chevaliers de la Mort. Les monstres et abominations, fruits de la magie nécromantique avançaient parmi eux. À bord de leurs chars scellés, hermétiques aux rayons du soleil, tirés par des chevaux de cauchemars, les sorciers vampires montaient eux aussi à l’assaut. Chacun d’eux était infatigable. Chacun d’eux n’était animé que par la volonté de tuer, de massacrer, de se repaître de vie et de souffrance. Dans les cieux, les chevaliers noirs montés sur des drakhons d’ombres filaient en compagnie des créatures corrompues, des oiseaux funestes, des banshees et des fantômes ailés.
À leur tête, Le Déicide fonçait droit sur ses proies. Pour l’une des rares fois de son existence, il ressentait la rage mêlée de désir, d’anticipation, et de ferveur. Il avait l’impression de vivre.
Malgré la lueur du jour qui les affaiblissait, les morts-vivants heurtèrent les lignes de défenses des humains. Fatigués, surpris, ces derniers n’opposèrent qu’une résistance formelle. Ils manœuvraient difficilement, sans pouvoir ménager un espace suffisant à la cavalerie lourde. Certains rompaient purement et simplement les rangs, terrorisés par les présences monstrueuses des créatures hideuses qui les entouraient, et dont le flot ne semblait pas avoir de fin. Les mages de batailles et les sorciers elfiques utilisèrent leurs charmes pour combattre la terreur des morts, les nuages empoisonnés et les cris mortels. Ils noyèrent la piétaille macabre sous les éclairs et les explosions. Leurs boucliers se dressèrent autour des unités les plus sensibles, des murs de force arrêtèrent la progression des troupes ténébreuses. Puis les prêtres, entonnant leurs incantations pieuses, tentèrent de repousser les spectres et les goules, de renvoyer les morts à leurs tombes. Mais les nécromanciens, liches pour la plupart, influaient dans leurs serviteurs leurs volontés centenaires et malveillantes. Aucun d’entre eux ne flancha. Les vagues de magie finirent par perdre de leur intensité. Et conformément aux plans, la sorcellerie noire fit naître un nuage de ténèbres denses, transformant petit à petit le jour gris en une nuit surnaturelle.
Tout le champ de bataille parut retenir son souffle. Les officiers, humains, elfes, ou nains, hurlaient des ordres pour rassembler leurs hommes. Leurs voix se trouvèrent couvertes par un crissement métallique sinistre et aigu. Les chars d'acier s’ouvraient lentement, libérant une horde d’Ombres et de guerriers vampires. Au cœur de ces ténèbres, une seule lueur brillait envers et contre tout, défiant par sa pureté l’oppressante domination de l’obscurité. Taragorm menait ses fidèles à la contre-attaque.
Le Déicide avait oublié toute charge de commandement. Son état-major était là pour veiller à l’application de ses ordres. Certains observaient la bataille depuis le ciel et permettaient aux autres de prendre les décisions les plus pertinentes. Et aucun d’eux ne pouvait le trahir. Il sentait la présence de chacun d’eux, s’il se donnait la peine de se concentrer. Il était leur seul et unique Maître. Aussi se livrait-il avec abandon à la frénésie du carnage qui l’entourait. Son goût pour la mêlée n’était pas nouveau. Mais il soupçonnait que les pouvoirs qu’il avait dérobés à Herebus en le mettant à mort n’étaient pas étrangers à l’exultation qu’il y ressentait désormais.
Il sentit dans son bras gauche un picotement familier. Avec un cri rageur il le tendit et un éclair d’une noirceur éclatante vint balayer les chevaliers qui l’entouraient. Il se mit à rire, en pensant au malheureux Kynarmos qui lui avait laissé ce cadeau. Il avait été le premier dieu à tomber sous ses coups. C’était lui qui lui avait valu, pour la première fois, le surnom de Déicide. Et aujourd’hui, après toutes ces années, c’était avec son pouvoir qu’il terrassait les autres serviteurs des dieux.
Sa double lame dansa, tournoyant autour de sa main, comme animée d’une volonté propre. Une lame de feu, une lame de ténèbres. Mais d’une simple pression sur le manche de bois noir, il pouvait intervertir les noyaux élémentaires qui l’alimentaient.
Sa monture avançait au milieu d’un parterre de cadavres. Tous ces idiots qui pensaient pouvoir devenir des héros en vainquant le terrible Déicide. Tous des morts en puissance. Puis le nuage obscur envahit l’atmosphère. Un rictus étira les lèvres du guerrier stygien. Il tourna la tête et aperçut la lumière. Elle ne pouvait désigner qu’une chose : la présence de Taragorm. Il éperonna son sleypnir de cauchemar et se dirigea droit vers son adversaire. Sa garde rapprochée s’engouffra derrière dans la traînée qu’il ouvrit à travers les rangs ennemis.
Kromnech avait attendu avec impatience que les ténèbres s’abattent. Leurs pertes avaient été lourdes, mais désormais la tendance allait s’inverser. Il commandait l’aile droite. À l’arrière de celle-ci, les mages noirs attendaient son signal. Il leva bien haut son épée dentelée et sa lame s’enveloppa d’une lueur rougeâtre. Simultanément, il transmit son ordre aux sorciers.
- Commencez ! Les ténèbres nous accompagnent.
Rapidement il perçut l’écho des incantations nécromantiques. Lentement, les corps de nombreux soldats morts-vivants se redressèrent pour repartir au combat. Et beaucoup parmi les humains se relevèrent, cadavres mobiles, animés par la seule volonté de tuer, se jetant contre leurs anciens compagnons d’armes, ajoutant encore à l’horreur de ces derniers.
Le Chevalier de la Mort mena ses nouvelles troupes au plus fort de la mêlée. Il mobilisait ses ressources magiques pour pétrifier les officiers ennemis, les envelopper d’une glace mortelle, lâcher sur eux des nuages d’insectes pestilentiels. Et quand un mortel arrivait à son contact, il jouait de son épée comme d’une faux et l’envoyait promptement rejoindre les rangs de sa propre armée. Lui aussi se dirigeait vers la lueur tremblotante indiquant la présence de Taragorm le Faible. Car il savait que son Maître n’aurait qu’une seule hâte : affronter le dieu des batailles.
Restée à l’arrière, Amandoria suivait, grâce à ses talents oraculaires, le déroulement de la bataille. Elle sentait en son sein les griffes déchirantes de la colère lui étreindre… le cœur. Entourée de ses quelques gardes banshees, comme elle spectres de femmes bafouées, elle ruminait de virulentes pensées à l’égard de son maître. Par l’intermédiaire des fils du Destin, elle pouvait suivre la progression du Déicide ; elle pouvait déceler, au-delà de ses actes, son avenir immédiat. Puis elle y perçut quelque chose. Et un plan naquit dans son esprit retors, la réjouissant au point que son visage d’acier parut, dans la pénombre artificielle, esquisser un sourire sinistre. Elle tissa lentement, avec une application frisant la délectation, la toile d’un sortilège puissant et subtil. Elle savait que Le Déicide ne s’y laisserait pas prendre longtemps, mais il suffisait d’un instant. Un instant et la veuve noire aurait sa vengeance.
Ses cheveux noirs collés au visage, sa cape battue par le vent, Le Déicide avançait sans ralentir. Des corps d'élite issus de toutes les nations rassemblées par la Croisade de Taragorm se pressaient autour de lui, formant le dernier carré de défense pour leur divin imposteur. Le Déicide rit en déchirant la bannière de Durbhar portée par les marteleurs nains. Il avait lui-même occis le soi-disant père de cette race. Les archers elfes virent leurs flèches déviées avant d’atteindre le corps de leur cible. L’héritage d’Asharan le chasseur. Les chevaliers lavernes furent balayés par la double lame du Seigneur Mort-Vivant. Les mages de batailles tentèrent vainement de le neutraliser par leurs sortilèges. Mais rien n’y fit, son avancée était inexorable. Il ne voyait même pas les mortels qu’il fauchait. Il ne percevait que la lumière qui lui indiquait son objectif. Un cri, un nom issu du passé franchit ses lèvres.
- Hécatombe !!!
L’intensité de ses coups redoubla. Il ne lui restait que quelques mètres à franchir. Que quelques vies à balayer avant de faire face à son adversaire. Il était Le Déicide. Il vivait pour ces duels.
Amandoria eut un sursaut presque orgasmique en voyant Le Déicide approcher du piège qu’elle était en train de lui tendre. Elle le percevait qui franchissait les derniers obstacles. Les officiers étaient en train de tomber sous ses coups. Elle anticipait sa réussite avec un orgueil presque obscène. Une dernière silhouette se dressa bientôt entre Le Déicide et Taragorm. Elle prononça le dernier mot, complétant l’incantation de son sortilège, qui dansa une fraction de seconde dans l’air avant de prendre sa pleine forme à plusieurs centaines de mètres de là, autour du seigneur de guerre.
Le Déicide, descendu de sa monture, retirait sa lame de feu du corps du dernier garde d’honneur. Devant lui, la lumière était presque aveuglante. Taragorm le défiait. Derrière lui, ses armures spectrales semaient la mort. Puis un ultime officier se dressa, dos à la vague de lumière blanche, entre lui et le dieu. Le Déicide plissa les paupières pour contempler le visage de celui qui osait s’interposer, seul, entre deux puissances antagonistes. Une longue mèche de cheveux châtains, balayée par l’agitation de la bataille, cachait un des yeux gris du visage doux, presque enfantin, mais résolu, du soldat. Sa chevelure courte sur la nuque révélait son habitude à porter le casque qui correspondait à l’armure étincelante, complète et ouvragée, d’officier de la cavalerie lourde de Lavernus. Il tenait à la main une épée bâtarde à la garde décorée de chevaux à huit pattes. Le Déicide se figea. Il avait l’impression de contempler un fantôme surgi de son passé. Il écarquilla les yeux, malgré la lumière blessante. Il ne rêvait pas. Il connaissait ce visage et cette allure. De ses souvenirs remontèrent une multitude d’images, évoquant une époque où il avait été un autre.
- Willem ? demanda-t-il simplement, immobile face à l’homme.
Puis, alors que l’autre abattait son épée, l’illusion se dissipa, et le visage de son ami disparut. Trop tard pour qu’il puisse réagir. La lame de Siegfried Valmont, Commandeur des armées de Lavernus, Chevalier de Taragorm, Maréchal de Cavalerie Sleypnir, s’enfonça dans le corps du Déicide, et toute l’énergie divine dont elle était chargée se libéra à l’intérieur du seigneur Mort-Vivant. Une douleur aussi inattendue qu’inédite lui déchira les entrailles. L’explosion qui s’en suivit fut telle qu’il perdit conscience. Son souffle balaya le corps du commandeur Valmont et l’emporta au loin. Les troupes des légions mortes les plus proches de l’épicentre se trouvèrent jetées au sol.
Depuis la sécurité des dernières lignes, Amandoria exultait. Le martyr de leur général et la défaite du Déicide donnèrent un nouveau sursaut aux humains. Les prêtres de Taragorm transmirent par leurs bénédictions la force de leur dieu. L’avantage bascula en faveur des croisés.
Kromnech était abasourdi. Désorienté. Le lien mental qui l’unissait à son Maître venait de disparaître. Et cette vague d’énergie positive était en train de faire reculer les ténèbres. Les morts-vivants nouvellement créés s’écroulaient les uns après les autres.
- Seigneur ! appela-t-il de sa voix spectrale.
Et en son for intérieur, il percevait la crainte des autres généraux. Il se battait comme un automate, son esprit cherchant à tout prix à atteindre celui de son commandant. Mais le silence demeurait, implacable.
Porté à la frontière du désespoir, une notion dont il pensait avoir perdu le sens, il transmit sa volonté aux autres généraux. Même si Le Déicide était tombé, les mortels ne traverseraient jamais cette plaine. Il hurla à la haine et à la vengeance. De sinistres échos lui répondirent.
Le Déicide voguait dans un espace où rien n’existait. Rien en dehors de lui. Aucune sensation ne venait stimuler ses sens. Il était complètement seul. Mais sa simple présence en ce lieu de néant lui paraissait étrangement dissonante. Oui. Quelque chose sonnait faux. Quelque chose dans le décor ne collait pas.
Amandoria.
C’était sa magie qu’il avait sentie. Trop tard. Elle avait jeté une illusion sur son Seigneur. Une illusion qui l’avait perturbé, distrait, et au final, affaibli. Cette monstrueuse et immortelle garce ! Elle paierait cet affront d’une manière… d’une manière… Ses pensées s’effilochaient. Sa conscience lui glissait entre les doigts comme du sable.
- C’est à ça que tu ressembles alors ? « Hein ? »
D’où venait cette voix familière ? Le Déicide fouillait son environnement désespérément vide.
- Tu n’es pas si terrifiant finalement… « Qui est là ? »
Il aurait voulu rugir, mais il ne parvenait pas à produire le moindre son. Et son attention vacillait. Jusqu’à ce que les ténèbres paraissent s’éclaircir. Alors il aperçut celui qui était la source de la voix.
C’était un jeune homme, à peine un adolescent, au cheveu noir et court, au sourire suffisant. Il portait des vêtements simples et pratiques, une armure légère, peu encombrante. Il s’appuyait sur une double lame dénuée d’ornement, avec l’air de quelqu’un qui veut laisser penser qu’il sait s’en servir. Sur ses poignets, étaient visibles les marques des fers qui l’avaient retenu. Et dans sa voix, il y avait un accent… l’accent de Riviera.
- Tu n’aurais pas pu m’oblitérer définitivement tu le sais. Aucune prison ne me retient. « Mais qui… ? »
L’autre rit doucement. Une douceur qui cachait mal le sarcasme.
- Je suis Douran Domli, mais je ne sais pas quand tu l’as oublié… « Imp… oss… ible… »
L’essence même du Déicide était en train de se distordre, de perdre sa cohérence. Et pendant ce temps, l’autre s’approchait, dangereusement. De plus en plus menaçant.
- Je prends le relais, maintenant, mon grand, lâcha-t-il.
Et Le Déicide s’effaça.
- Maître !!! hurla encore Kromnech.
Il avait fait pousser son escouade jusqu’au lieu de l’explosion. La lumière de Taragorm, dangereusement proche, lui meurtrissait les sens.
- Maître !!!
Les autres généraux avaient repris les soldats en main, les morts se lançaient à nouveau contre les vivants. Dans le tumulte environnant, le Chevalier de la Mort tentait de trouver une trace, un signe, du Déicide.
Une escouade de paladins l’encercla bientôt. Il lutta contre eux, pied à pied. Il rendait coup pour coup malgré leur nombre. Mais les lames saintes le blessaient petit à petit. Il était isolé au cœur de cette marée étincelante qui paraissait ne jamais vouloir reculer.
- Seigneur ! appela-t-il une dernière fois, mettant un genou à terre, submergé.
Un paladin plus grand que les autres s’avança et brandit son épée à deux mains pour décapiter le général mort-vivant et le renvoyer au néant. Kromnech affronta son regard, le défiant de porter le coup de grâce.
Mais le coup de grâce ne vint pas. Un froid intense envahit l’atmosphère. De la brume se répandit à une vitesse fulgurante, et quiconque entrait en contact avec elle gelait sur place. Les légions mortes ne semblaient pas affectées. Mais les paladins, proches du point d’origine de la brume, se retrouvèrent presque instantanément pris dans une gangue de glace. Malgré le sang qui la maculait, l’herbe écrasée de la plaine se couvrit de givre. Et entre les lambeaux de brumes, Kromnech aperçut la silhouette de son Maître.
Pleinement possédé par son aspect stygien, la peau et les cheveux d’un blanc laiteux, les ongles noirs et les mains couvertes de symboles tatoués, des yeux profonds, noir sur rouge, Douran était comme revenu à la vie. Il sentait dans sa bouche la paire de crocs qui remplaçait ses canines. Il découvrait le véritable potentiel d’un corps qu’il n’avait plus contrôlé depuis longtemps. Mais l’avait-il seulement jamais contrôlé…
L’aura de froideur qui avait accompagné son retour à la réalité se dissipait lentement. Mais malgré la brume, il savait exactement où il allait. Il n’avait jamais pu supporter les puissants manipulateurs qui se gargarisaient de leurs propres pouvoirs en envoyant d’autres gens mourir pour eux. Il n’avait jamais pu supporter qui que ce fût qui lui dise quoi faire. Il n’avait jamais pu supporter l’autorité. Il était libre. Libre d’assouvir la colère qu’il nourrissait à l’égard du dieu des batailles et de ses semblables.
Des soldats tentèrent de lui barrer la route. D’un coup tranchant circulaire, il se débarrassa d’eux. Des mages voulurent l’immobiliser ou le détruire. Leurs sortilèges s’écrasèrent sur les protections magiques dont il disposait. Il les projeta au loin d’un simple effort de sa volonté. La lumière de Taragorm l’entoura bientôt. Mais il n’en ressentait aucun malaise.
- En garde, tête de nœud, lança-t-il au dieu.
La lueur diminua d’intensité pour révéler un chevalier à l’armure brillante et à la lame claire et tranchante. Sous son casque ailé, deux yeux lumineux fixaient Douran.
- Assez de carnage, résonna une voix sans âge. Que notre Duel mette un terme à cette lutte inutile.
Le Mort-Vivant adressa au dieu un sourire rogue.
- Le carnage, il commence maintenant, mon vieux.
Et sans attendre la réponse, la double lame enchantée par Esterian jaillit du manche qui la dissimulait. Douran frappa son adversaire, encore et encore. Taragorm encaissait les coups, et répondait avec vigueur. Ses blessures se refermaient à une vitesse inouïe. Il maniait son épée avec une dextérité divine. Et bien souvent, Douran devait retenir un coup pour effectuer une parade in extremis. Plus rien n’avait cours pour eux en dehors du combat. Ils attaquaient et ripostaient, Taragorm usant de ses châtiments divins, et Douran répliquant par le pouvoir obscur de la Stygie. Les vagues d’énergies qui se dégageaient d’eux suffisaient pour consumer les plus faibles des soldats qui s’approchaient trop.
Douran se rendit compte que son arme n’était pas suffisante pour venir à bout des protections du dieu des batailles. Il avait renoncé à sa double-lame stygienne pour revenir à celle qui l’avait accompagné bien longtemps auparavant. Mais la magie d’Esterian ne semblait pas de taille face à Taragorm. Alors l’enchanteur, à travers les siècles, parvint encore à le surprendre. Comme il portait un nouveau coup sans grande efficacité, Douran vit se détacher de ses lames une fine couche de métal, dévoilant une lame gravée de runes luminescentes, et au tranchant encore accentué. Chacun de ses mouvements s’accompagnait désormais d’un halo bleuâtre, et la vitesse de frappe de l’arme parut doubler. Au point qu’il devait lutter pour maîtriser ses attaques fulgurantes qui dévastaient leur cible par des décharges élémentaires inouïes. Le pouvoir de guérison de Taragorm ne fut bientôt plus suffisant pour soigner les blessures que lui infligeait Douran. Il fit appel à ses prêtres. Mais Kromnech intervint et ces derniers ne purent transmettre à leur divinité la moindre force. Ils n’en avaient que trop peu pour résister à l’assaut du Chevalier de la Mort.
Le dieu des batailles grimaça en réalisant l’inéluctabilité de son destin. Il ne pouvait lutter contre le voleur de Riviera. Il ne pouvait fuir. La double-lame enchantée à Teragopolis était bien trop rapide. Il regarda, impuissant, s’écouler les derniers instants de sa longue existence. Il s’attendait à finir comme Herebus, son rival de toujours, dévoré par le maléfique Déicide. Pourtant, lorsque Douran s’interrompit, il n’y avait pas de malveillance dans son regard étrange. Il fit tournoyer son arme avec désinvolture.
- T’as tout perdu, vieux. Fallait pas me chercher. J’suis un Amberlirim. Et ce soir, les Amberlirims… tuent des dieux !
Et comme son aspect retrouvait lentement les traits d’un jeune homme aussi insouciant que redoutable, il porta le dernier coup à Taragorm, tranchant en deux son corps en même temps que son essence. Ce fut avec une expression de surprise sur le visage que le dieu des batailles s’offrit au néant. À jamais.
Une fois leur chef vaincu, les croisés perdirent définitivement tout espoir. Quand le soir tomba sur le champ de bataille, il n’y restait plus que des cadavres. Et la plupart d’entre eux se mouvaient, se repaissaient parfois des chairs mortes qui jonchaient la plaine.
- C’était une bataille grandiose, Seigneur Déicide, disait Kromnech. - Ah ouais ? demanda Douran sur un ton léger. Mais à qui tu causes, Conserve Périmée ? - Seigneur ? s’étonna le Chevalier. - Moi c’est Douran Domli. Et tu m’as pas mal aidé tout à l’heure.
Kromnech ressentit quelque chose d’étrange. Son maître était différent mais ce n’était pas ça. Il y avait autre chose… de la fierté. Le Déicide venait de le remercier.
- Mon Seigneur, répondit-il en se redressant pour un salut. Ma place dans la bataille est à votre suite.
Douran ne répondit pas tout de suite. Il inspirait, et l’odeur des cadavres lui soulevait le cœur.
- Mmouais. Mais tu sais, je crois que je vais prendre des vacances. Je te laisse la tête de l’armée macchabs là en bas, ça te botte ? - Seigneur ? s’étonna Kromnech. Mais… - Pas de mais, Conserve Périmée, ou je vais chercher mon ouvre-boîte. On se retrouvera à Cocytos, un jour. D’ici là, c’est toi le chef, vu ? - Heu… Vu, Seigneur Déicide. - Seigneur qui ? - Seigneur Douran, se corrigea le chevalier. - Mieux. Tu vois quand tu veux ?
Il adressa un clin d’œil à son officier, puis appela sa monture. Elle surgit des ombres en un instant.
- Hé hé… salut mon vieux Terag, ça roule ?
Le Sleypnir de cauchemar piaffa. Douran l’enfourcha, et poussant un cri sauvage, lui fit prendre les airs. Et comme il s’éloignait vers l’horizon orangé du couchant, il adressa au Chevalier de la Mort un petit signe de la main. Kromnech, étonné, ébahi même, y répondit machinalement.
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