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Fantastique/Merveilleux
Leandrath : Cycle des Amberlirims - Visions : 5 - Les Légendes sont Immortelles
 Publié le 19/03/09  -  2 commentaires  -  147164 caractères  -  24 lectures    Autres textes du même auteur

La clôture du cycle : retrouvez-y tous les Héros pour l'ultime nouvelle qui leur est consacrée.


Cycle des Amberlirims - Visions : 5 - Les Légendes sont Immortelles


Le dernier texte présente une aventure se situant plus loin encore dans l'avenir que les épisodes 1 et 2 des "Visions". Il offre un aperçu de l'avenir de l'univers à plus long terme encore, et approfondit des points qui n'ont jusqu'ici été mentionnés qu'en filigrane. C'est avant tout une histoire de retrouvailles... et une sorte d'apothéose.


Voir partie 1 : Introduction – Préface


______________________________________________


- Réveille-toi…


Il faisait noir et silencieux. Le calme qui régnait autour de lui était apaisant, serein et surtout, total. Comme un bruit s’amplifiant petit à petit, une rumeur croissante, les mots vinrent affleurer à la surface de sa conscience. Il eut l’impression de sortir doucement du sommeil. Un très long sommeil.


- Réveille-toi, Mifir Wis Adros, Duc d’Ilurien, porteur de l’Anneau du Lion d’Or, Vice-roi des colonies impériales d’Idalness, Chevalier de l’Ordre de Terag.


La voix n’avait pas de timbre, pas d’inflexion. Elle ne provenait d’aucune gorge humaine, et ne parvenait pas à ses oreilles. C’était aussi bien, parce que, pour autant qu’il pût en juger, il n’était plus censé avoir d’oreilles. Néanmoins, il avait confusément la sensation de posséder un corps autour des pensées qui venaient d’être ainsi troublées par quelque importun fantôme. Il se rappela l’instinctif mouvement musculaire qui lui permettait d’ouvrir les paupières. Mais l’obscurité demeurait. Cela au moins était rassurant.


- Réveille-toi, Champion de l’Empire, Leandrath a besoin de toi.


Il ne comprenait pas ce qui était en train de se passer. Il tentait de rassembler ses esprits. Il avait le souvenir d’un homme au cheveu rare et gris, portant la moustache et un uniforme anthracite, décoré à l’outrance. Il envisagea qu’il s’agisse là d’une image de son père. Puis il distingua les visages des personnes qui entouraient ce vieillard. Plusieurs femmes tristes et dignes, des enfants dans les yeux desquels la curiosité se mêlait à l’incompréhension, des serviteurs éprouvés, fidèles à leur maître jusque dans la souffrance. Il se rappelait confusément que ce vieillard allongé sur son lit était en train de mourir, après une vie remplie de joies, de gloires, de réussites, de moments cruels ou pénibles, d’épreuves et de triomphes, de chances ou d’infortunes, d’amitiés et de combats. Une vie heureuse. Le vieil homme agonisant n’éprouvait ni crainte ni regret. Il le savait intimement, pour avoir été ce vieil homme.


Il n’aurait en toute logique jamais dû quitter le néant bienfaisant dans lequel il se trouvait. Il était humain, et même les plus forts des hommes restaient mortels. Pourtant il pensait. Il percevait. Et, les yeux ouverts dans le noir le plus complet, par le Démon, il ressentait une furieuse envie de se gratter.


- Réveille-toi, et trouve la Lance de l’Aube. Ce monde est en passe d’être confronté à son plus grand péril, et toi seul peux le sauver. Lève-toi, Mifir Wis Adros, tu es le dernier recours de Leandrath et des millions d’âmes qui le peuplent.


Il ne prêtait guère attention aux étranges paroles qui résonnaient à l’intérieur de son crâne ; il commençait à identifier des nuances dans les ténèbres qui l’entouraient.

Pris d’une subite compulsion, il inspira. Un air chargé de poussières fines charriant une forte odeur de renfermé pénétra dans ses poumons. Une toux irrépressible le saisit. Le bruit de ses propres expectorations l’assourdit presque. Un mouvement réactif anima ses muscles et son front heurta violemment un plafond. Il y avait un plafond à seulement quelques centimètres de sa tête. Il s’en offusqua. Avant de réaliser que ce n’était pas si étrange, pour une tombe.

D’un geste machinal, il envoya ses mains explorer l’obstacle. Il ne disposait pas de beaucoup de place pour les mouvoir, quelque chose entravait sa poitrine. Il tâtonna jusqu’à identifier avec plaisir ses deux lames de duelliste. Au moins, il n’avait pas tout perdu à revenir d’entre les morts. Il les fit glisser le long de ses côtés. Puis appliqua ses mains sur la pierre froide du couvercle et poussa. Le gisant était lourd, et le crissement provoqué par son déplacement était à la limite du supportable. Mais il finit par glisser au sol. Et le choc subséquent résonna un bon moment. Il faisait toujours noir, mais il devait commencer à s’y adapter, car il distinguait les contours des choses les plus massives qu’il pouvait observer, assis dans sa propre sépulture.


Mifir Wis s’efforça de donner sens à ses souvenirs. En principe il devait se trouver dans la Crypte de Terag. Il avait obtenu l’insigne honneur de gésir pour l’éternité aux côtés des Empereurs. Et pour le fils cadet d’un petit noble des Terres de l’Est, ce n’était pas rien.

C’est seulement à cet instant que les paroles étranges lui revinrent en mémoire. Leur sens évident le paralysa. Sauver le monde ? De quelle faribole idiote, de quelle prophétique ineptie, s’agissait-il encore ? Et qui, surtout, l’avait tiré de la mort pour le charger d’une telle quête mythologique ?


Il s’extirpa du sarcophage et posa un pied sur le marbre glacé. Il se repéra rapidement comme ses souvenirs de l’endroit affluaient. Il fit quelques pas et sa main se posa sur ce qu’il était sûr de trouver là. Une antique lanterne, posée sur une lourde table d’appoint. Il se demanda quel accident avait pu conduire les empereurs à inclure ce genre d’article dans leur appareil post-mortem. Instantanément, il se remémora avoir déjà posé cette question. La réponse qu’il avait reçue lui échappait.


Une flamme avide jaillit et entreprit de dévorer petit à petit l’obscurité. Il était bien dans la majestueuse crypte de marbre. Mais celle-ci était dans un état d’abandon presque pitoyable. Une fine couche de poussière, de gravier et de toiles d’araignées recouvrait le sol, les gisants, les torchères. Il ne s’en alarma pas outre mesure, cette crypte n’était après tout ouverte qu’en de très rares occasions. Il pouvait s’écouler longtemps entre le décès de deux empereurs. Il fit le tour de ses possessions à la lueur orangée de la lanterne. Il avait été inhumé avec ses épées. D’un geste sûr, il déboucla le fourreau et tira la lame sur quelques centimètres. Le tranchant était net, et l’acier brillant. Les deux armes vibraient encore de la magie d’Esterian. Il les déposa sur la table de pierre avec un sourire. Pendu à son cou, il trouva son Anneau du Lion, attaché à une chaîne d’or. L’ensemble avait besoin d’être entretenu ; il avait légèrement verdi. À son doigt figurait toujours un anneau enchanté, un de ses premiers. Il contenait un puissant charme de défense, qui lui avait été bien utile à maintes reprises. Il y avait également dans sa tombe divers bijoux ou décorations dont les fermetures avaient cédé et le métal avait terni. Il devait avoir passé un sacré bout de temps enfermé là-dedans. Il fouilla les lambeaux de tissus qui tapissaient le fond du sarcophage et il reconnut un petit pendentif d’aspect ordinaire. Sa seule particularité était de paraître préservé des outrages du temps. Le lacet de cuir qui le retenait jadis au cou de Mifir s’était desséché, craquelé, et avait fini par céder. Il leva devant ses yeux l’objet insignifiant qui autrefois lui aurait permis de contacter ses amis. Il voulut fourrer ses trouvailles dans sa poche. Ce n’est qu’alors qu’il prit conscience du fait qu’il était nu.


Ses pieds foulant les gravats et autres débris dus au passage des années, la lanterne à la main, il entreprit d’inspecter son environnement, expérimentant à nouveau, après une si longue absence de sensations et de conscience, le fait de respirer et de se mouvoir. Mais là n’était pas la seule anomalie – bien qu’elle fût de taille. Le corps qu’il occupait, pour autant qu’il fût le sien, était souple et athlétique, presque juvénile. Il prit un instant pour se remémorer à quoi exactement ressemblait la vieillesse. Au moins ceux qui l’avaient tiré du repos éternel lui avaient fait un petit cadeau.


- Pour le même prix, ils auraient pu ajouter des vêtements, dit-il.

Le son de sa propre voix le surprit. Agréablement.

- Trouve la Lance de l’Aube, Mifir Wis Adros, répéta l’écho mental, avant de disparaître.

- Si ce n’est pas l’enseigne d’un tailleur, ça ne m’intéresse pas.


La voix ne réagit pas à la provocation. Il haussa les épaules et, se drapant dans sa digne nudité, se mit à la recherche de la porte de pierre qu’il savait protéger l’accès de l’endroit. En fait de pierre, il fut servi. Quelque tremblement de terre indélicat avait fissuré la voûte du couloir d’entrée de la crypte et des tonnes de roche s’y étaient déversées. Il était pour le moins étonnant que personne n’ait songé à le dégager, un tel éboulement n’avait pu passer inaperçu.

Mais soit, il lui fallait trouver une autre sortie. Et vite, car la flamme commençait à faiblir. Maintenant qu’il vivait à nouveau, l’idée de replonger dans les ténèbres ne l’enthousiasmait guère.


Sa mémoire ne lui fut d’aucun secours, il n’avait connaissance de nulle autre issue. Il dut se résoudre à une fouille méthodique des parois solides, aux ornementations riches, et aux fresques sculptées dans le marbre. Un travail d’une précision et d’une maîtrise inimaginable. Et tout ça pour des gens qui n’avaient plus d’yeux pour en profiter.

Quoique… songea-t-il en envisageant sa propre situation. Peut-être le décor, ainsi que la lanterne, étaient-ils prévus pour les cas dans son genre. Il se demanda s’il y avait de la jurisprudence en la matière.


Toutefois, s’il y en avait, elle n’avait pas été jusqu’à entraîner l’installation d’une sortie de secours. Mais la chance sourit au duelliste ressuscité, qui découvrit une fissure béante dans un des murs. Celle-ci débouchait sur un ancien puis d’aération ou d’acheminement de matériaux, Mifir n’aurait su le dire. Mais moyennant quelques acrobaties, il pourrait gravir ce puits, peut-être même jusqu’à la surface, bien qu’aucune lumière ne lui permit de l’affirmer.

Il était temps d’éprouver l’endurance de ce corps tout neuf. Une difficulté se présenta immédiatement. Il ne pouvait escalader en tenant la lanterne. Une seconde difficulté s’engouffra derrière la première. Il ne pouvait pas non plus abandonner ses précieuses lames. Et il n’avait même pas de ceinture à laquelle attacher leurs fourreaux. Qui d’ailleurs avaient eux aussi mal vieilli.


Il réfléchit aussi vite qu’il le pouvait, tout en gardant un œil sur la longueur de la mèche. Dans la salle principale de la crypte, se trouvaient de vieux rideaux qui garantissaient autrefois l’intimité des occupants lorsque la porte extérieure était ouverte. Il avait repoussé l’idée de s’en servir comme vêtement de fortune ; mais il pouvait s’en servir comme combustible. Cependant il faudrait que le puits le mène à l’extérieur, sinon il risquait de mourir étouffé dans cet espace confiné.


D’un geste décidé, il arracha les rideaux, se servit de la cordelette pour nouer ses épées à sa taille – par chance, la corde tint bon lorsqu’il la noua – et sacrifia la lanterne pour imbiber les tissus du peu d’huile qui restait contenu dans son réservoir avant d’y mettre le feu et de les projeter au fond du puits, quelques pieds en contrebas. La fumée réduisit nettement le gain en visibilité, mais il y voyait suffisamment. Il tendit la main, saisit une aspérité, se hissa. Le pied ensuite, puis une nouvelle prise… Il escaladait rapidement, son corps se souvenait presque mieux que lui de la façon la plus efficace de procéder. Malgré la fumée qui lui brûlait les yeux et la gorge, il se sentit fort.


Arrivé en haut du puits, il constata que celui-ci se prolongeait dans un couloir étroit et bas de plafond. Il dut y marcher courbé, la roche écorchant sa peau nue lorsqu’il se cognait. Et rapidement la lumière ne parvint plus jusqu’à lui. Il tâtonna. Il commençait à sentir les doigts malsains de la panique lui effleurer le cœur quand il perçut un faible courant d’air. Il le suivit et sa main rencontra une sorte de trappe dans le plafond. Le joint qui la maintenait en place était friable. Il commença à gratter puis, d’un geste rendu malaisé par l’exiguïté du couloir, il utilisa la pointe d’une de ses épées pour achever son travail. Le tunnel s’emplissait déjà de fumée. Il y eut un craquement, et Mifir eut juste le temps de se reculer comme la dalle cédait. La fumée trouva un chemin plus rapide vers l’extérieur, un nuage de poussière fut soulevé, et une lumière orangée, violente, ardente, envahit le petit espace où le duelliste se terrait. Il poussa un cri sous l’assaut de tous ces stimuli combinés. Un instant désorienté, il tenta de s’extraire du boyau en se relevant, sa tête heurta la roche, il trébucha, et tomba, aveuglé par la poussière rayonnante qui l’entourait. Il pouvait à peine respirer. Une partie de son cerveau refusait obstinément d’analyser froidement les choses. Il la musela. Avec colère, il affronta la clarté brûlante, il se redressa lentement, s’empêchant s’inspirer. Il distinguait à grand-peine les contours des choses. Sa main trouva le rebord de la trappe. Il se hissa au-dehors. Et se retrouva, nu et haletant, allongé sur les pavés chauffés par le soleil d’une petite place, cul-de-sac d’une unique ruelle entourée de constructions basses.


Les murs avaient une teinte ocre, les pierres étaient usées et des plantes sèches poussaient par endroits, là où les anfractuosités de la maçonnerie le leur permettaient. Une température estivale apportait un peu de réconfort à l’organisme agressé de Mifir. À quelques centimètres de son visage, un insecte importuné se hâtait loin du trou béant au milieu de la place. Il roula sur le dos. Après avoir repris son souffle, il allait se lever lorsqu’une silhouette noire se dressa à contre-jour au-dessus de lui.

Une voix grave et soupçonneuse demanda :


- Qu’est-ce que cela ?


Puis immédiatement après :


- Êtes-vous blessé, Haerd ?


La langue commune impériale, avec un léger accent, et un titre laverne, indiquaient à Mifir que son indiscernable interlocuteur était un immigrant d’Idalness.

Il lui répondit d’une voix rendue rauque par la poussière et la fumée :


- Seulement dans ma dignité. Pourriez-vous me fournir quelque manteau, Haerd ?

- Si vous n’êtes pas une étrange sorte de pilleur de tombe, je peux envisager de vous prêter assistance.

- Rien de ce genre, promit Mifir avec un sourire.


L’homme l’aida à se relever et le soutint légèrement jusqu’à la porte de sa maison. Là il laissa le duelliste appuyé au chambranle et sortit une vieille cape ainsi qu’un haut-de-chausses rapiécé qu’il lui tendit. Les couleurs juraient entre elles mais Mifir n’était pas en position de faire la fine bouche.


- Grâce vous soit rendue.

- Je n’ai pas de bottes de rechange, s’excusa l’homme pour la forme.


Mifir regretta de ne pas avoir emporté quelques bijoux qu’il aurait pu offrir à son bienfaiteur en échange de son aide. Mais il devait se montrer prudent.


- Je suis dans une situation assez particulière.


L’autre ricana.

Je suis Mifir Wis Adros, et je viens de me réveiller dans ma tombe. Auriez-vous l’obligeance de m’indiquer depuis combien de temps je suis mort ? Et gloire à Terag, bien sûr…

Il imaginait sans peine les raccourcis qui se créeraient dans l’esprit de son interlocuteur s’il se lançait dans un tel discours.


- Mais je n’oublierai pas votre coup de main, dit-il avec honneur. Soyez-en assuré. Comme de mes remerciements d’ailleurs. Adieu.


Il s’en fut promptement, laissant l’immigrant un peu perplexe devant la grandeur qui émanait de cet homme en haillons.


Il marchait pieds nus sur les pavés tièdes, dans une rue qu’il ne reconnaissait pas. Il savait qu’il devait se trouver dans la troisième enceinte, celle du palais, non loin du Quartier des Temples. Il pourrait apprendre là les informations qui lui faisaient défaut. Cependant divers éléments le préoccupaient. L’aspect de la ville avait bien changé ; malgré la vive lumière, elle semblait plus… terne. Les rues et les murailles paraissaient usées, les jardins suspendus avaient besoin d’entretien. Même les riches demeures avaient perdu de leur majesté. Les habitants qu’il croisait ne portaient plus de splendides tenues, n’étaient plus véhiculés dans de luxueux attelages. En fait, il aurait tout aussi bien pu se trouver dans le Bas-Quartier. Sur une place où trônait un puits sculpté, il tira un peu d’eau. Personne ne sembla s’interroger sur son aspect ou son attitude. Profitant de la vue dégagée, il repéra les tours élancées du palais et s’orienta par rapport à elle. Il n’était pas bien loin des temples.


Autrefois un des secteurs les plus impressionnants de la capitale, le Quartier des Temples avait lui aussi subi usures et dégradations. Certains lieux de culte étaient même visiblement abandonnés. Toutefois les rues étaient toujours emplies de prêtres et de fidèles, bien qu’il semblât à Mifir que leur nombre était significativement réduit. Mais il n’avait jamais prêté grande attention à la fréquentation des lieux de cultes. Sauf lorsqu’il s’agissait de cultes occultes. Une vague de souvenirs monta en lui. Et il se sentit ému d’arpenter à nouveau les allées de cette ville où ils avaient tant vécu, lui et les autres. Dès avant le décès de Mifir, ils s’étaient perdus de vue. Il était devenu le Gouverneur des Colonies et avait reçu plus de gloire qu’un homme ne pouvait en désirer. Les autres s’étaient dispersés. Douran avait conduit des armées stygiennes contre les derniers dieux d’Idalness. Orlhynn avait décidé de mener une croisade contre ses anciens alliés du Crotale. Lina avait parcouru le monde, et Kashell avait disparu purement et simplement du jour au lendemain. Aucun d’eux n’avait plus rien d’humain. Il avait souvent souhaité les revoir, surtout au terme de sa longue vie. Mais il avait toujours considéré que le temps des Amberlirims était révolu. Il songea un instant à utiliser le charme de communication qu’il avait extrait de sa tombe. Mais il avait terriblement peur de ce qu’il pourrait découvrir en essayant. Il ne savait ce qui serait le pire, du silence ou d’une voix rendue monstrueuse par des décennies de corruption stygienne. Et s’il y avait une réponse, lui, que dirait-il ?


Il passa devant le Temple d’Ilmater et de nouveaux souvenirs affluèrent. Il pressa le pas. Il avait besoin de connaissance, et il savait exactement vers qui se tourner. Peut-être viendrait-il honorer la mémoire de Yiallian au retour.


Il se présenta aux portes du Grand Temple d’Oghma, Seigneur du savoir et de la sagesse. Et d’une série d’autres choses dont il n’avait pas l’utilité pour le moment. Le jour tombait lentement. Il frotta son anneau du Lion d’Or sur sa cape et gravit les marches qui le séparaient de la grande porte entrouverte.


Un prêtre armé d’un bâton lui barra le chemin.


- Les suppliants doivent passer par la porte de la chapelle.


Mifir se raidit. Il n’avait plus été traité de la sorte depuis… depuis longtemps avant sa mort, bien qu’il ne pût encore situer la date – ni la durée – de cette dernière étape.

Il leva sa bague devant le nez du garde.


- Je viens voir le Grand Prêtre.

- Et vous pensez que le lion de cette vieille breloque va m’impressionner ? Le Grand Prêtre ne siège pas dans ce temple, ignorant que vous êtes. Partez, maintenant.


Si les souvenirs de son époque étaient encore valables, le terme « ignorant » employé par un prêtre d’Oghma était, dans l’immense majorité des cas, une insulte particulièrement grave. Mifir sentit qu’il était temps de tester les réflexes offensifs de son corps régénéré.

Le garde se retrouva sur les genoux, le souffle coupé, une lame menaçante posée sur la gorge.


- Je suis Mifir Wis Adros. J’ai été absent longtemps, énonça-t-il en détachant chaque syllabe pour contenir sa colère. Mais il y a des choses que je ne puis tolérer. Alors remplissez votre office et instruisez-moi : où trouve-t-on le Grand Prêtre ?


Le garde parla avec difficulté, Mifir avait touché un endroit sensible.


- Son Honorée Sapience siège dans le Palais du Savoir, à Riviera. Cela fait plus d’un siècle qu’il ne reste quasiment aucun siège clérical à Teragopolis.


Mifir dut faire un effort conséquent pour masquer son indignation.


- Qui dirige ce temple ?

- L’Archidiacre Palanthus…


Il n’eut pas le temps de poursuivre son interrogatoire. Un groupe de prêtres armés se dirigeait vers eux. N’ayant aucune envie d’affronter ces gens, Mifir tourna les talons, la tête emplie des hypothèses les plus pessimistes. Pourquoi le garde n’avait-il pas reconnu l’anneau, symbole de la confiance et de l’autorité de l’Empereur ? Qu’était-il advenu de sa grande cité ?


Seul et sans le sou, ne pouvant se résoudre à vendre son anneau, il erra un moment. Il ne rencontra que des marchands itinérants, des passants, de plus en plus rares ; aucun elfe ni nain, tous humains. Dépité, il s’assit sous un porche. Il faisait nuit et la température baissait rapidement. Il s’emmitoufla dans la vieille cape qu’il portait. Il finit par s’endormir, dans la rue, comme un mendiant.


De nombreux visages se succédèrent dans ses rêves cette nuit-là. Mais le réveil ne lui en laissa qu’une plus grande amertume. L’aube naissante ramenait des couleurs dans l’antique cité de Teragopolis. Et Mifir vit le soleil illuminer les tours du palais comme il le faisait autrefois. Le titanesque édifice n’avait rien perdu de sa superbe, même s’il manquait quelques oriflammes. Il sentit son cœur se serrer.


- Il ne faut pas vous laisser abattre, dit soudain une voix.


Mifir se tourna vivement dans la direction d’où elle venait. Un vieillard ridé, maigre, aux cheveux et à la longue barbe grise, partageait le porche avec lui. Il était vêtu simplement, mais ses atours étaient propres. Il s’appuyait sur une canne de bois noueux. Perdu dans la contemplation du château, le duelliste ne l’avait pas entendu arriver.


- Vous avez été renvoyé de l’Académie, c’est ça ? demanda le vieil homme avec sollicitude.

- L’Académie ? demanda Mifir.

- Ho ? Ce n’est donc pas le cas. Pardonnez-moi, je pensais… à cause de vos cheveux et des deux épées, vous comprenez ? Mais quoi qu'il en soit, vous êtes jeune, l’obstacle qui se dresse devant vous vous rendra plus fort. Ne soyez pas désespéré. Vous avez tout le temps de voir des jours meilleurs.


Mifir, étonné, bredouilla des remerciements, puis interrogea :


- Quelle est cette Académie dont vous parliez ?


Le vieux eut un sourire fier.


- Celle des troupes d’élite de Teragopolis : L’école d’escrime Adrosian. Vous n’en avez jamais entendu parler ? Pourtant votre aspect…


Cela faisait deux fois qu’il gratifiait Mifir de cette allusion. Et ce dernier était de plus en plus intrigué.


- Montrez-moi, dit-il simplement, les yeux brillants.


Suivant son guide qui parlait de l’efficacité des membres de cette troupe d’élite, qui servaient d’officiers, de gardes du corps, de commandos, de diplomates à la couronne de Teragon, Mifir gagna une des terrasses de la troisième enceinte qui surplombait une sorte de cloître entourant une cour d’entraînement. Dès avant de pouvoir contempler la scène, les bruits familiers d’un exercice martial lui parvinrent. Pas à pas, se dévoila à son regard un vaste terre-plein, où trois lignes d’une vingtaine d’individus enchaînaient les postures en réponse aux ordres d’un instructeur tonitruant. La respiration de Mifir se bloqua sans qu’il s’en rende compte. Tous ces hommes maniaient deux épées dans un ensemble parfait. Ils portaient un uniforme gris frappé du motif du lion. Et tous – par le Démon – avaient les cheveux longs et noirs, à l’exception d’une épaisse mèche blanche sur la tempe gauche. Sur le fronton du plus grand bâtiment entourant cette cour, Mifir distinguait un blason bien connu de lui, surplombant la devise : La vertu dans l’Excellence.


À chacun des cris de leur maître d’armes, les jeunes hommes exécutaient un mouvement, parade ou feinte, en faisant écho à son ordre.


- Vous voyez, disait le vieillard, ils se teignent tous les cheveux de la sorte. C’est en l’honneur de leur fondateur, paraît-il.


Mifir Wis Adros se sentit violemment ému. En son temps, il avait admiré la force et la discipline des prétoriens, ces colosses aux armures rouges. L’empire avait désormais une nouvelle troupe d’élite. Et il en était le modèle.


Teragopolis avait peut-être changé. Mais ce changement-là prouvait que tout n’avait pas empiré. Il envisagea un instant de se présenter à la porte de cette école, mais, tenant compte de son accoutrement actuel, et du fait qu’il était censé être mort depuis un bon bout de temps, il repoussa cette idée. Peut-être plus tard. Mais surtout, la faim le tenaillait avec insistance.


- Dites-moi, vieil homme, savez-vous ce que représente cet anneau ? demanda-t-il en montrant sa bague.

- Ma foi, un lion si je ne m’abuse.

- Certes, mais n’avez-vous jamais entendu parler des Porteurs de l’Anneau du Lion d’Or, les plus fidèles serviteurs de l’Empereur ?


L’autre parut réfléchir un moment avant qu’un éclair de compréhension ne traverse son regard. Il tapa du poing dans sa paume.


- Mais oui ! L’ancien privilège ! Il a été aboli par Terag VII il y a plus de deux siècles suite au complot de certains de ses élus. Depuis, cette distinction n’a jamais été restaurée. J’ignorais qu’il restait certaines de ces reliques dans la nature…


Mifir fut estomaqué par cette révélation. Comment cet honneur pouvait-il désormais lui échapper ? Il faillit crier à l’injustice. De plus, sa situation ne s’en trouvait guère améliorée.


- Qu’est-il advenu de la Garde prétorienne ? demanda-t-il.


Le vieil homme secoua la tête d’un air désolé.


Au fil de la journée, Mifir alla de déconvenue en déconvenue. Les anneaux de transports n’existaient plus depuis que la Guilde des Mages avait été frappée d’opprobre par Meron III, l’antépénultième seigneur Teragon. La ville basse n’était plus qu’un taudis sans fin. Personne ne gardait plus les portes de la troisième enceinte, ni même celles de la première qui étaient laissées à l’abandon. Les territoires de l’Empire avaient lentement été grignotés par Adler et Persea. Les Terres de l’Est s’étaient fédérées en un royaume indépendant. Une faction dissidente avait créé un tout nouveau royaume autour de la cité d’Aldébaran. L’effort de guerre mené en Idalness lors de la colonisation des nouvelles terres avait porté un coup très rude à la couronne de Teragopolis. Elle avait plus de mille ans désormais. Mifir se consola en songeant que c’était là un âge très appréciable pour un système de gouvernement. Cinq siècles, telle avait été la durée du long sommeil de Mifir Wis Adros. Et l’Empire qu’il avait quitté au faîte de sa grandeur était comme moribond.


Il se rendit ensuite dans les bas quartiers. Là, son accoutrement ne choqua personne. L’odeur de misère qui régnait en ces lieux le prit à la gorge. Il ne tenta même pas de retrouver l’emplacement de l’auberge qu’il aimait à fréquenter autrefois. Et à la place de la maison abandonnée, il trouva un bastion dans un état de délabrement encore plus avancé. Une ancienne plaque de bronze, presque illisible, désignait l’endroit comme le quartier général d’une organisation qui portait un nom douloureusement familier. Et ce nom, lui aussi, était tombé dans l’oubli. Il n’osa même pas en pousser la porte pour retrouver les souterrains.

Mifir avait troqué la chaîne d’or qui retenait son anneau contre un peu de nourriture et des vêtements frais. Grâce à son guide, il avait également trouvé un endroit où dormir.

Visiblement le vieil homme avait deviné que le duelliste n’était pas ce qu’il pouvait appeler son contemporain, et l’instruisait de la vie dans le nouvel Empire.


Dans sa tenue simple et sombre, il parcourut les rues de la capitale, mais chaque quartier qu’il visitait l’emplissait un peu plus de dépit.


Il avait besoin d’argent et il participa à des tournois clandestins. Lui, qui avait brillé dans l’arène, qui avait gagné le droit de porter ses armes même en présence de Sa Majesté, qui avait affronté des légions de monstres, pour la plus grande gloire de Terag, se retrouvait obligé de se battre au fond d’une cave à l’atmosphère délétère pour quelques pièces d’or. Seul point positif, son corps n’avait pas perdu ses réflexes de duelliste. Il les avait même retrouvés, pour autant qu’il puisse en juger d’après l’état de ses performances lors de ses dernières années de vie.


- Alors tu veux nous quitter… lâcha finalement le gros homme aux doigts chargés de bagues.

- Oui, répondit simplement Mifir.


L’autre grogna.


- Allons ! Tu es mon meilleur combattant. Tu peux devenir riche grâce à moi. En quelques semaines, tu as déjà gagné plus d’or qu’en toute une vie. Le public te réclame ; l’Adrosien, qu’ils t’appellent. Fort et mystérieux, comme ils aiment.

- J’ai assez d’or pour tenir un moment. Je ne veux plus tuer pour votre bon plaisir.


Mifir essayait toujours de laisser la vie à ses adversaires. Mais il avait souvent constaté une différence significative entre le but envisagé et le résultat obtenu. Une différence fatale.

Chaque victoire ne lui avait rapporté que quelques pièces. Certes, c’était une fortune pour un habitant des bas quartiers. Mais pour lui…


- Ton avenir est parmi nous, disait l’homme avec un sourire faux. Reste, ne m’oblige pas à te supplier. Je détesterais avoir à te perdre…


Il y avait une menace à peine larvée dans son ton. Mifir s’y attendait. Les autres combattants lui avaient raconté ce qui arrivait à ceux qui voulaient abandonner l’arène du Boucher.

Il sourit.


- Vous m’avez trouvé fort ? demanda-t-il en faisant un pas en avant, de sorte qu’il n’était plus séparé de son employeur que par la largeur d’une table. Sachez cependant que si vous tentez quoi que ce soit contre moi, vous découvrirez que pas une fois dans votre maudite cage d’exécution je ne me suis battu au maximum de mes capacités. Envoyez-moi donc vos gorilles. Et vous vous retrouverez à la tête d’un monceau de cadavres. Ne commettez pas l’erreur de croire que je n’ai jamais réglé le sort de gens comme vous.


Le Boucher déglutit. Il avait vu cet homme aux cheveux noirs se battre en duel. Mais jamais il n’avait ressenti la froide assurance qu’il dégageait maintenant. Il se tenait devant lui, penché en avant, les yeux rivés dans les siens, et, par tous les rats de la ville, le Boucher avait tout le mal du monde à réprimer le tremblement de ses mains.


- Eh bien soit ! Pars donc ! Va-t’en traîner ta misère ailleurs. J’en avais assez de toi de toute façon. Tu ne me rapportes plus assez d’or. Je ne proposais de te garder que par charité.


Mifir le gratifia d’un nouveau sourire torve et sortit sans un mot.


Il portait désormais une tenue de duelliste anthracite, et ses lames reposaient dans deux fourreaux de cuir noir. Il montait une jument baie et chevauchait à vive allure en direction de Riviera, la cité des fontaines. Il devait consulter la grande bibliothèque d’Oghma, s’il voulait découvrir quoi que ce fût au sujet de cette Lance de l’Aube, dont ses songes étaient désormais emplis au milieu de quelque apocalyptique vision de l’avenir. De toute évidence, ce qui l’avait tiré du sommeil éternel avait une idée bien précise en tête.


Il rencontra en chemin un groupe de marchands qui l’engagèrent comme mercenaire pour la traversée de la Lande des Orcs, un territoire où les pillages étaient fréquents. Cela allongea considérablement son trajet, mais lui permit de nettoyer ses armes par deux fois dans le sang des monstres. Ses gages furent modestes mais bienvenus.


Lorsqu’il pénétra dans la ville aux tours blanches et aux bassins de marbres, quelque chose au fond de sa poche attira son attention. D’une main gantée il en tira un insignifiant pendentif, qui dégageait cependant un indéfinissable sentiment.


Il n’avait osé s’en servir. Mais aurait-il été possible que… ? Toutefois il ne pouvait se résoudre à activer l’ancien charme qui lui permettait de communiquer avec ses amis. Les dieux morts seuls savaient ce que cinq siècles avaient pu faire d’eux.


Il constata cependant qu’il pouvait utiliser la sensation étrange qui émanait de l’objet comme une boussole. Et en deux heures il se retrouva devant une auberge qui était à la fois un tripot, une maison de passe et un gymnase, le tout sur quatre étages. Et d’un goût architectural un peu douteux.


Mifir se glissa à l’intérieur, à l’écoute de l'objet enchanté. Il constata rapidement que les clients étaient loin d’avoir accès à l’entièreté du bâtiment. Mais éviter les gardes ne lui posa pas vraiment de difficulté, même s’il dut notamment sacrifier à l’épreuve de la corniche pour passer d’une pièce à l’autre.


Il se retrouva bientôt dans une des grandes chambres du dernier étage. Les rideaux étaient tirés, il y faisait sombre. Il s’agissait de véritables appartements de luxe : deux salons, une chambre et un réduit, meublés de façon hétéroclite. Des fauteuils apparemment confortables parsemaient les trois grandes pièces, la chambre était dominée par un immense lit à baldaquin, et une grande bibliothèque ployait sous les ouvrages rares et les bibelots précieux. Il y avait également quelques objets étranges, venus de Leandrath ou d’Idalness, comme un sceptre noir garni de gemmes luisantes, un crâne dans les orbites duquel on avait enfoncé des diamants, un cristal elfique très fin, et plusieurs parchemins d’offres de primes, tous barrés d’un trait rouge. Toutes sortes d’armes et de tenues étaient réparties sur les divers murs, meubles, et autres supports. Ce fut dans le réduit, entre de nombreuses paires de bottes, que Mifir trouva ce qui l’avait attiré ici. Il y avait un coffre, solidement cadenassé. Et c’était vers l’intérieur de celui-ci que semblait le diriger le médaillon d’Esterian. Il se pencha pour entreprendre la serrure lorsqu’une voix s’éleva juste derrière lui :


- Toi, t’as plutôt mal choisi ta cible.


Mifir roula sur le côté, et se jeta en arrière, il entendit la lame de son adversaire fendre l’air à quelques pouces de sa tête. Il se releva d’un bond, tout en dégainant les deux épées qui pendaient à sa ceinture. Le peu de lumière qui pénétrait dans la pièce ne lui permit pas de distinguer nettement les traits de l’autre, mais il bougeait si vite qu’il n’eut pas le loisir de s’en soucier. Il para un autre coup, tout en reculant. Sa cape le gênait.

Il feinta audacieusement sur la droite avant de frapper du côté désarmé de son adversaire. Mais une nouvelle lame se déploya brusquement hors du manche de son arme pour venir bloquer celle de Mifir. Alors celui-ci comprit.

Et il jura :


- Par la barbe de Terag, misérable voleur ! Tu oses t’en prendre au vice-roi des Nouvelles Terres ! Tu ne seras jamais rien d’autre qu’un rustre !

- Hein ? rétorqua l’autre, vaguement surpris, pendant que Mifir reculait encore et rengainait.


Le duelliste ouvrit les tentures, le soleil inonda la chambre, révélant un jeune homme aux cheveux noirs et courts, portant des vêtements pratiques mais élégants, dissimulant une cotte de mailles tout aussi précieuse que bardée de sortilèges, et tenant une double lame.

Les yeux bruns eurent besoin de quelques secondes pour s’adapter à la luminosité et reconnaître celui qui se tenait face à eux.


L’éternel sourire en coin naquit sur le visage sec de Douran Domli et s’épanouit en un franc rictus. Ce qui constituait la meilleure expression faciale de joie qu’il pouvait produire.


- Mince ! Moi qui me croyais définitivement débarrassé de tous ces pinailleurs impériaux, voilà que le pire d’entre eux revient me hanter.

- C’est que tu dois avoir de nombreux péchés à expier, pauvre malandrin.

- Ho ça… eh bien, c’est peut-être possible, déclara Douran après un instant de réflexion.


Ils se toisèrent durant quelques secondes.


- Mais comment… ?

- Mais qu’est-ce que … ? commencèrent-ils tous les deux à l’unisson.

- Non, moi d’abord ! cria Mifir. Où sont passées toutes tes marques stygiennes ? Et qu’est-ce que tu fais ici à Riviera ?

- Et pourquoi ce serait toi d’abord ? rétorqua le rogue. Je ne suis pas censé être mort depuis longtemps, moi !


Après un regard éloquent de Mifir, il se corrigea :


- Oui bon peut-être bien que si.

- Et donc… incita le noble des Terres de l’Est.

- Ok, ok.


Avec un léger cliquètement, les deux lames regagnèrent leur logement.


Après avoir abandonné les armées stygiennes, Douran avait parcouru ce monde et l’autre, profitant de sa liberté retrouvée. Déchargé du poids de la magie stygienne, il avait repris un moment la vie d’aventurier. Il avait tenté beaucoup de choses pendant qu’autour de lui le monde continuait de changer. Les légions de morts-vivants avaient fini par s’effondrer face aux alliances des autres nations d’Idalness, mais non sans avoir encore emporté avec elles quelques divinités honnies. Douran avait ensuite assisté de loin à la grandeur des Amberlirims sous la férule d’Orlhynn. L’elfe dégageait alors tant de pouvoir qu’il était impossible à un simple mortel de rester à moins de dix mètres de sa personne. Et le rogue dut bien admettre qu’il n’avait plus sa place dans l’univers d’un tel surhomme. Puis les Amberlirims comme syndicat du crime international avaient fait leur temps. Douran s’était ennuyé ferme pendant longtemps, pensant avoir tout accompli. Il avait plusieurs fois envisagé de renouer le contact avec Orlhynn, de partir à la recherche de Kashell, mais quelque chose l’en empêchait. Quelque chose qui ressemblait à de la culpabilité.


Il se retira à l’écart du monde et vécut en ermite durant près d’un siècle. Car s’il ne disposait plus des sombres pouvoirs, il n’en avait pas moins dérobé l’immortalité de celui qu’il avait été pendant un temps.


Quoiqu’il en fût, un siècle à chasser sa viande et à faire cuire son pain, à couper son bois, à méditer sur le sens de l’éternité… n’avait en rien assagi le rogue de Riviera. Aussi était-il retourné à ses premières amours, dans un monde qui avait tellement changé qu’il pouvait désormais lui procurer quelques distractions. Il intégra une petite bande des bas-fonds de la cité, et travailla tant et si bien qu’elle devint rapidement une des plus grosses organisations de la ville. Toutefois, il préférait de loin le rôle d’homme de main, et n’avait jamais souhaité diriger ces gens. Il était suffisamment influent pour que personne ne lui donne d’ordre, mais pas assez pour être éloigné de l’action. Certes, il avait perdu beaucoup de son ancienne force, mais être confronté à forte partie n’avait rien de particulièrement déplaisant. Du moment qu’il gagnait à la fin. Et il gagnait toujours…


- Frimeur, lâcha Mifir en conclusion.


Ils étaient tous deux assis dans les fauteuils les plus confortables de Douran, un verre de rhum à la main. La tête de Mifir, pour qui c’était le premier verre depuis la résurrection, tournait un peu. Néanmoins il raconta à son tour sa propre expérience. Quand il eut terminé, Douran lui demanda :


- Mais ces voix qui te disent de trouver ce cure-dents du matin, là, tu sais qui c’est ?

- Pas la moindre idée.

- Et tu fais quand même ce qu’elles disent ? Ce n’est pas très prudent ça, mon vieux.

- Alors ça, de la part d’un mec qui a tout un orchestre philharmonique et deux troupes d’opéra dans la tête, c’est l’hôpital qui se moque de la charité.

- Gné Gné Gné, c’est fini tout ça, je suis un voleur respectable maintenant.

- À d’autres…


Douran remplit à nouveau leurs verres


- Mais plus sérieusement ; tu crois que ça pourrait être… des dieux ?


Mifir haussa les épaules.


- Non, pas ici. L’Édit du Démon. Ce ne pourrait être possible.

- Pas forcément. Il leur est interdit de se manifester sur le monde, pas de parler à l’esprit des morts. Et puis, ça fait plus de mille ans, le Démon est peut-être mort dans sa citadelle vide depuis.

- Tu as été vérifier ? demanda Mifir, acerbe.


Douran hésita. Il s’était toujours tenu éloigné de Sombretours. La noire citadelle éveillait trop de souvenirs en lui.


- Nan… mieux à faire, dit-il simplement.

- Donc je ne tablerais pas là-dessus. Je ne sais pas ce qui m’a parlé, mais il ne s’est pas contenté de me rendre un corps pour le plaisir, ça, c’est certain. J’ai pensé que je découvrirais peut-être des indices en me renseignant sur cette fichue Lance de l’Aube.

- C’est pas moi qui vais pouvoir t’en donner, vieille branche.


Mais sa curiosité était piquée. Pas seulement par la possibilité d’une chasse à l’artefact légendaire, mais surtout par le mystère qui sous-tendait le retour à la vie de Mifir Wis Adros, le plus grand casse-pieds et empêcheur de délinquer en rond de toute l’histoire de la création.

En tout cas, une entité qui voyait l’archétype du héros dans ce type avait furieusement besoin de lunettes. Mais, indépendamment de tout cela, que c’était bon de le retrouver ! Il rappelait à Douran une époque bénie où ils avaient été les terribles Amberlirims, une époque où il était possible de braquer un souverain avec un carreau d’arbalète et de s’enfuir par la fenêtre ensuite. Il se rendit compte alors combien, pendant tous ces siècles d’errance, il avait été nostalgique des années passées à courir les rues de la capitale.


Mifir parlait de visiter la bibliothèque du dieu de la connaissance. Ça paraissait logique, mais Douran doutait qu’on puisse trouver quoi que ce fût d’utile dans les livres de quelque vieux prêtre.


- Non, vieux, dit-il distraitement, si tu veux des informations sur ce genre de babiole enchantée, y a qu’un endroit où tu es certain de les trouver. Et c’est par chez toi.


Mifir le regarda d’un air ahuri. Il aurait dû y penser plus tôt : Salem, la Cité des Magiciens.

Une objection naquit immédiatement dans son esprit.


- Mais c’est bien trop éloigné, et dans un territoire hostile qui plus est.

- Hostile ? C’est ton pays quand même. Et puis depuis quand on s’arrête à ça ? Ça t’a ramolli d’être mort…

- Vraiment ? Nous allons bien voir ! Montre-moi la route, gagne-petit, et j’y serai une semaine avant toi.


Ils rirent et portèrent un toast.


Le lendemain, Douran Domli donna son congé à son employeur et interdit que l’on touche à ses appartements, au cas où… Il n’emporta avec lui que le strict nécessaire, une coquette somme d’argent, et un petit pendentif qu’il préleva au fond du coffre dissimulé derrière ses bottes, où se trouvaient aussi quelques vieilles lettres, une dague, plusieurs anneaux, et d’autres souvenirs du même genre. Mifir et lui chevauchèrent côte à côte pendant en moment, évoquant avec plaisir leurs aventures passées, et leurs anciens amis. Ils venaient de parler du mémorable incident causé par la folie passagère de Sulfur lors d’un tournoi lorsque Douran, brusquement, demanda :


- Et si on rassemblait les autres ? Je suis sûr qu’ils sont encore quelque part.


Mifir s’assombrit.


- Écoute, je ne sais pas ce qui s’est passé, ni pourquoi, mais je ne devrais pas être ici. Et rien ne dit que ce sursis va durer. Si une capricieuse puissance peut me tirer du tombeau, elle peut aussi m’y renvoyer sans passer par la case Palais, et sans toucher deux mille pièces d’or. Je ne crois pas qu’il soit judicieux de se lancer à la recherche des autres. D’abord, qui sait ce qu’on découvrirait ? Qui sait si je ne vais pas m’effondrer brusquement pour avoir trop tardé à retrouver cette fameuse lance ? Et enfin, si même nous menons cette quête à son terme, ensemble, comme dans le temps, qui sait si je ne vais pas m’évanouir dans le néant d’un coup, vous abandonnant à nouveau ? Non, tu vois, il vaut mieux qu’on tente de s’en sortir comme ça.


Ce petit discours refroidit considérablement Douran. Pas complètement toutefois. Car malgré les réserves de Mifir, ce dernier avait néanmoins suivi la piste du médaillon jusque dans les appartements personnels du voleur. Lui aussi devait ressentir cette nostalgie. Ergo, il pourrait être convaincu.


Ils ne pouvaient pas se permettre de perdre plusieurs mois pour faire la route à cheval jusqu’à l’extrême est du continent. Douran avait son idée sur la question. Ils empruntèrent la route de la forêt ténébreuse, et là, quittèrent le chemin pour longer l’orée de l’ancienne et épaisse sylve. Bientôt, ils arrivèrent en vue d’une tour en ruine que la forêt n’avait pas encore complètement engloutie. Le soleil venait de se coucher et une faible lueur tremblait derrière une des fenêtres plus ou moins intacte.


- Qui vit dans ce trou ? demanda Mifir.

- Pour un mec qui sort d’une tombe, il me semble que tu es bien difficile, rétorqua Douran. C’est un vieux sorcier, on s’est rendu plusieurs services mutuellement, et pour le moment il se fait qu’il est mon débiteur. Autant en profiter, n’est-ce pas ?


Ils attachèrent leurs montures à un arbre, tout près de la porte de la vieille tour. De massifs blocs de pierre grise jonchaient le sol alentour, fruits des divers éboulements subis par la construction. Se perdant déjà sous les racines des arbres, ils distinguèrent les restes de ce qui avait dû être un agréable manoir bucolique, dont le temps n’avait laissé que la moitié de la tour.


Des feuilles mortes craquant sous leurs pas, ils se dirigèrent vers l’épaisse porte de chêne qui devait constituer l’entrée du refuge du sorcier.


- Holà ! Theronius ! C’est moi, Douran. Ouvre, cria le rogue en tambourinant à la porte.

- Le mot de passe ! réclama bientôt une voix nasillarde et étouffée.

- Astragale.

- Non !

- Mandragore.

- Non !

- Millepertuis.

- Non plus !

- Ça suffit…

- N… commença la voix avant que la lame de Douran ne traverse la porte comme du beurre. Elle termina par un cri de douleur. Et Douran poussa la porte.


Mifir fut assailli par une fumée épaisse et nauséabonde qui provoqua chez lui un instinctif mouvement de recul. Puis il constata que le portier était un être difforme et pathétique, qui se tenait le visage en gémissant. Il saignait. Et le rogue était penché sur lui en disant :


- Arrête de te plaindre c’est le même œil que la dernière fois. Et je t’avais déjà prévenu de ne plus me faire le coup du mot de passe.

- C’est lui ton sorcier ? demanda le duelliste.

- T’es malade ? Je ne ferais pas confiance à ce ruffian pour me cueillir des pommes. C’est Glorwek, son domestique.

- Dévoué et horriblement repoussant, comme il se doit.

- Theronius aime les clichés : vieille tour, laboratoire alchimique puant…

- Et charmes effroyables, vil malandrin, tonna le Sorcier depuis le haut de l’escalier qui débutait dans le petit vestibule où ils se tenaient.

- Tu as entendu, réprimanda Douran. Vil malandrin ! Désormais tu sauras qu’il faut nous laisser entrer.

- Je ne parlais pas à Glorwek, dit le sorcier qui descendait les marches de pierre.


Il avait effectivement tout du mage des contes : grande barbe blanche, robe et cape bleues, anneaux d’or et d’argents, chapeau pointu et bâton de frêne. Son ton et son regard dur avaient toutefois de quoi inquiéter.


- Oui… heum… hésita Douran avant de se reprendre. On est venu te demander un petit service ?

- Parlons-en, de services ! s’empourpra le magicien. Les œufs de basilic que tu m’as livrés le mois dernier était tout sauf frais : j’ai failli être pétrifié quand ils ont éclos de manière impromptue en plein milieu de mon expérience !

- Hé, j’suis un mercenaire, pas un expert en biologie. Je suis pas censé savoir faire la différence entre un œuf qui vient d’être pondu et un autre…

- Ça faisait partie du contrat, rétorqua Theronius.

- Pas du tout ! Et je…

- Soit ! coupa Mifir. Seigneur Magister, nous avons besoin de votre aide pour nous rendre rapidement à Salem, la grande cité de la magie. Vous êtes en affaire avec cet individu, et vous savez qu’il est efficace, aussi soyez assuré que vous n’aurez aucunement à regretter votre geste. J’en prends la responsabilité personnelle.


Il y eut un silence, et le mage toisa froidement Mifir Wis Adros, avant de demander :


- Et c’est qui, ton ami là ?

- Ho, répondit Douran, un châtiment divin, probablement.


Néanmoins Theronius accepta de transporter les deux aventuriers au plus près de la cité orientale. Il les conduisit dans une petite salle obscure de sa tour, où un pentacle était gravé à même le sol de pierre. Il en surligna le contour à l’aide d’une poudre brillante, et entreprit de réciter plusieurs formules complexes. La téléportation était un art difficile, surtout lorsqu’il s’agissait de faire voyager autrui. Un mage ne pouvait effectuer un transfert que vers un endroit bien connu de lui, et même alors, la moindre fourche dans une syllabe, et vous vous retrouviez au cœur d’un volcan ou sous la mer.


Theronius connaissait son ouvrage, et après leur avoir fait ingurgiter une potion destinée à leur épargner les troubles du voyage, il les expédia promptement de l’autre côté du monde. Ils apparurent dans une clairière humide, où les herbes leur arrivaient aux genoux et où, de toute évidence, on pratiquait certains rituels depuis des lustres. Heureusement, il n’y en avait aucun en cours lorsqu’ils firent irruption dans le bosquet, dérangeant même un cerf et quelques perdrix.


Ils n’étaient pas loin de leur objectif ; par delà les bruits de la forêt, ils percevaient ceux de l’océan qui venait se jeter sur les falaises de La Muraille. Et effectivement, dix minutes de marche leur permirent de sortir du bois, pour déboucher sur la lande venteuse et herbeuse, en plein milieu d’une averse. À leur gauche, à peine à quelques centaines de pas, se trouvait la route qui menait vers une étrange ville, perchée à l’extrémité de la falaise. Rendue floue par la pluie, Salem n’en était pas moins reconnaissable. Une haute muraille de pierre à l’aspect fragile entourant des demeures et des palais tout de beige et de gris, de poutres, d’ardoises et de colombages, et un enchevêtrement de tours aux aspects les plus divers, telle était la Cité des Mages. Sur la route, plusieurs caravanes allaient ou venaient.

Dans le ciel, quelques courageux sorciers bravaient les éléments sur leurs montures les plus diverses, mais la plupart utilisaient des bulles de protection qui leur évitaient les désagréments du vent et de la pluie.


Cette vision n’impressionna nullement les deux visiteurs, qui avaient parcouru les rues de Teragopolis au temps de sa splendeur, déambulé dans les couloirs de l’Arcanum, et traversé le palais céleste de Sharlaniss en personne. Cependant Mifir éprouvait un certain plaisir à retrouver les Terres de l’Est, et à constater que Salem était restée telle que dans ses souvenirs, une cité franche.


En une petite heure, sur la route boueuse, ils atteignirent les portes de la ville, où ils entrèrent entre deux équipages de bohémiens.


Et tout à coup, ils furent au sec. Ni les gouttes de pluie, ni le vent ne franchissait les murs de la cité. Ces murs si renforcés de sortilèges que rien ne pouvait les ébranler. Les magiciens avaient le pouvoir de rendre leur ville à la fois esthétique et résistante. Ils ne s’en privaient pas.


Dans les rues pavées circulaient des enchanteurs à capes étoilées, des sorcières, des devins enturbannés. Les créatures les plus fantastiques utilisées comme serviteurs vaquaient à leurs occupations pour le compte de quelque puissant maître. Les allées et venelles étaient encombrées de boutiques et d’étalages où s’échangeaient toutes sortes de matériaux exotiques. Le monde extérieur n’avait plus cours à l’abri des murs de Salem.


Et au centre de la merveilleuse cité, se trouvait le Palais de l’Archimage, une structure aux multiples tours de style perséen, qui était également la plus grande bibliothèque occulte de Leandrath. En s’y rendant, les deux compères devisaient :


- Alors c’était ça la ville d’Esterian… lança Mifir, songeur.

- Ce malade mental, ce compulsif, ce lunatique et imprévisible magicien de foire ! éructa Douran. Encore maintenant je n’arrive pas à le cerner. C’était un type… effrayant.

- La plupart de ses qualificatifs pourraient tout aussi bien t’être attribués. C’était surtout un ami.

- Heureusement pour nous… Tu savais qu’il avait été pressenti pour prendre la tête du Grand Conclave de Salem ? Il aurait eu de droit sa place au Conseil Impérial. Et il a refusé… tout le monde en a parlé.

- J’avais des colonies à gérer, je te rappelle.

- Bah, j’étais bien occupé à devenir un monstre non-vivant…

- Chacun de nous a ses propres contraintes.


Douran émit un petit rire :


- Quand on voit ce que faisait ce crétin d’elfe grimpeur de murs…


Mifir sourit en hochant la tête. Après tout, la vendetta d’Orlhynn envers la secte du Crotale avait bien servi la cause impériale. Il se demanda ce qu’il avait bien pu advenir de lui.

Puis ils frappèrent à la porte du palais, et une poignée de gemmes leur garantit l’accès à la bibliothèque, dont les rayonnages s’étendaient sur une telle hauteur qu’il y avait, flottant à travers la grande pièce, des pupitres mobiles, et des tapis élévateurs. Sans compter les légions de gnomes chargés de classer, trouver, entretenir et remettre en place les dizaines de milliers d’ouvrages rangés ici.


- Je suis navré, Messires. Totalement navré, s’excusa pour la douzième fois le modeste mage chargé de la section « Mythes et Légendes » de la grande bibliothèque de Salem.

- Mais comment est-il possible que vous n’ayez pas de copie ? Depuis tout ce temps ! Ce n’est quand même pas un ouvrage unique !


Mifir s’emportait sur le pauvre jeteur de sort qui se recroquevillait de plus en plus.


- Je vous l’ai dit, seigneur, d’après notre codex, il s’agissait du seul ouvrage référencé traitant de cette Lance de l’Aube. « Artefacts Mythologiques » était un ouvrage ancien, très précieux.

- Qui vous a été dérobé aussi facilement qu’une sucette à un enfant, s’esclaffa Douran. Bande d’amateurs.

- Et vous n’avez même pas tenté de le retrouver ?

- C’était il y a plus de cent cinquante ans, Messires, je ne…

- Et un indice au moins ?

- Je suis…


Le bibliothécaire s’interrompit brusquement, puis son visage s’éclaira.


- Si ! Il y a quelque chose !


Il partit en courant, et bouscula au passage un gnome qui renversa la pile de livres qu’il transportait. Et se retrouva enfoui sous une montagne de parchemin.

Le mage revint un long moment plus tard avec un rouleau de vélin à la main.


- Voilà ! dit-il triomphalement. J’ai dû faire quelques recherches, mais voici ce que le voleur nous a laissé pour signer son forfait. Vous voyez ? Nous conservons tout ! Mais je doute que cela vous soit d’une quelconque utilité… après tout ce temps…


Il déplia devant eux le document. Mifir et Douran se penchèrent pour mieux voir. Puis se redressèrent simultanément et échangèrent un regard atterré. Sur le parchemin, un phœnix aux ailes déployées tenait un crotale dans ses serres…


Trouver Orlhynn ne s’avéra pas une mince affaire. Étant parvenu à la conclusion qu’aucun d’eux ne pouvait se faire une idée raisonnable de l’endroit où il pouvait être désormais, ils tentèrent, sans succès, d’activer l’antique charme pour contacter l’elfe. De guerre lasse, ils recoururent aux services des sorciers. En regroupant leurs deux médaillons, ils purent, via un rituel éprouvant, et si onéreux que Douran se persuada que la composante essentielle devait en être deux tonnes de diamant brut réduit en poudre, obtenir une indication relativement précise de l’endroit où se cachait l’exemplaire d’Orlhynn. Les magiciens tentèrent d’obtenir le droit d’analyser les complexes enchantements du légendaire Esterian, mais Mifir Wis Adros était pressé. Et Douran n’était que trop heureux d’arriver à ses fins. Contre la promesse de revenir montrer leurs objets aux analystes tisseurs de charmes, ils se firent envoyer dans l’ouest, en plein cœur des Montagnes d’Ogres. Il n’y avait plus d’ogres en ces lieux depuis la grande épuration menée par le nouvellement indépendant royaume de l’Est, Mais la région n’en demeurait pas moins dangereuse. Et ils devaient gagner son plus haut sommet, là où les neiges sont éternelles.


Ils entreprirent une ascension difficile qui leur demanda deux jours d’efforts, même si le froid s’avéra un ennemi plus coriace que la pente abrupte. Ils finirent par atteindre le sommet. Emmitouflés dans de lourdes capes de fourrures, pataugeant dans la neige jusqu’aux genoux, ils durent malheureusement constater qu’il n’y avait rien. Pas la moindre grotte, le plus petit refuge de montagne. Rien que le vent et les nuages, la roche et le froid.


- Si ça se trouve, haleta Mifir, cet imbécile a simplement caché ici un coffre contenant quelques objets, dont le médaillon.

- Il est bien là pourtant, constata Douran en percevant les vibrations qui émanaient du sien.

- Orlhynn, demeuré congénital, hurla Mifir à l’horizon. Montre-toi !!!


L’écho de ses cris se répercuta un long moment et fut suivi d’un craquement comme tout un bloc de neige se détachait de la paroi en une impressionnante avalanche.


- T’aurais dû te faire barde, dit Douran, goguenard.

- Ha la ferme…


Ils restèrent un moment silencieux, à contempler la neige qui dévalait le long du flanc de la montagne. Puis Douran releva la tête.


- Qu’est-ce que c’est ? Ça vient par ici…

- Quoi ? demanda Mifir, avant de suivre le doigt du rogue, qui pointait une forme indistincte dans le ciel, loin à l’ouest.


La silhouette grossissait rapidement. Bientôt ils purent constater qu’un énorme dragon rouge fonçait vers eux.


- Enfer ! jura le duelliste. Nous avons dû déranger son nid.


Ils sortirent leurs armes. Le reptile était un ancien, d’une taille impressionnante. Il devait disposer d’un arsenal de sortilèges dévastateurs et d’un souffle… ça n’allait pas être facile.

Dans un rugissement d’enfer, qui déclencha en contrebas une nouvelle avalanche, le dragon passa juste au-dessus d’eux et rabattit ses ailes. Il se posa sur le sommet de la montagne en soulevant des gerbes de neige.


- Il aurait dû nous arroser, émit Douran.

- Mmh, approuva Mifir.

- Alors ça, si je m’attendais ! cria un elfe en sautant du dos du dragon et en se réceptionnant avec agilité. Le monstre s’installa tranquillement, la montagne tremblant sous sa masse. L’elfe se dirigea vers eux. Il avait les cheveux noirs et les yeux gris. Il portait une armure légère, de cuir tressé, et une cape épaisse à col de renard.


Il s’approcha d’eux avec un sourire franc sur les lèvres. Mifir et Douran hésitaient. Il ressemblait bien à Orlhynn, mais il n’avait aucun tatouage sur le visage, ses yeux ne brillaient pas d’étranges couleurs, il ne portait aucun cristal, et ses vêtements paraissaient si simples…


- Ben quoi ? demanda l’elfe. On dirait que vous avez vu un prétorien en slip… et t’étais pas censé être mort, toi ? Pardon. Je veux dire vous n’étiez pas censés être morts tous les deux ?


Les deux autres se regardèrent, puis revinrent à l’elfe.


- C’est bien toi ? demanda Douran.

- Non je suis le grand prêtre de Sharess, et je suis venu vous convertir.


Il y eut un blanc.

Puis un grand éclat de rire et les trois hommes tombèrent dans les bras l’un de l’autre.


- Mais comment peux… ?

- Et où… ?

- Et quand as-tu… ?

- Et d’où ven… ?


Une avalanche de questions succéda aux autres, plus prosaïques.


- Tu as quoi ?? s’étrangla Douran


Orlhynn venait de leur livrer un morceau d’explication, sur ce qu’il avait accompli ces derniers siècles. Après avoir contribué à l’installation de l’Empire en Idalness et mené à bien sa longue chasse des derniers représentants du Crotale, il s’était concentré sur l’expansion des Amberlirims, avec un succès certain. Depuis son manoir volant, il avait expérimenté de nombreuses nouvelles voies psychiques, en tout formant plusieurs disciples, sur le modèle de l’Académie de Raven, le maître psionique. Mais le temps passait. Même les Amberlirims, sa puissante organisation finit par le lasser. Il erra à travers le monde, à la recherche de nouveaux défis. Au hasard de ces pérégrinations, il avait rencontré cette demi-elfe si étrange, qui lui avait donné un fils. Mais plus aucune aventure ne présentait d’intérêt, devant son incommensurable pouvoir. L’ennui, profond et amer s’installa. Jusqu’au jour où :


- J’ai tout balancé, répéta l’elfe avec un sourire radieux.

- Pardon ? demanda Mifir qui était certain d’avoir mal entendu.

- Les pouvoirs mentaux, les artefacts, les tatouages psioniques, j’ai tout arraché hors de mon corps et je m’en suis débarrassé. J’ai envoyé le Castle Amberlye et toutes mes possessions quelque part où personne ne le trouverait, et j’ai recommencé. Sans rien, me reposant sur mes propres capacités. Je n’ai même plus le moindre matériel magique… sauf cet anneau.


Il montra la bague enchantée qui lui permettait de se dispenser de nourriture et de sommeil.


- J’ai peur de ce qui arriverait si je l’enlevais. Mais j’ai renoncé à tout le reste. Il n’y a plus d’organisation, plus d’académie, plus d’or, plus de cristaux. J’ai même recommencé à vieillir. Bon ce n’est pas très grave, je ne dois avoir que deux cent cinquante ans au maximum. J’ai encore par mal de marge, n’est-ce pas ? Et puis, je ne suis pas idiot, je me suis ménagé un moyen de récupérer tout ça si la nécessité s’en fait sentir. Il m’a juste fallu trouver un autre moyen de transport, puisque je ne peux plus voler, ni me déplacer instantanément d’un lieu à l’autre, acheva-t-il en désignant le dragon rouge du pouce.

- Et ta… famille ? interrogea le duelliste sur un ton qui indiquait combien cette donnée lui paraissait spécieuse.

- Ho. Vous savez comment ça va. On s’attache… on se détache… j’ai vite réalisé que je savais d’elle tout ce qu’il y avait à savoir. Quant à mon fils…, il s’approchait de la majorité elfique et faisait déjà preuve de beaucoup trop d’indépendance. J’ai dû prendre des mesures, termina Orlhynn sur un ton lugubre.

- Tu l’as… fait disparaître ? demanda Douran.

- Pire. Je l’ai envoyé se former chez les paladins de Tyr.


Devant tant de cruauté, le rogue eut un mouvement de recul.


- Certes, tout cela est édifiant, intervint Mifir. Mais nous sommes ici pour une raison précise.


Orlhynn le laissa raconter toute l’histoire sans l’interrompre. Ou quasiment. Pendant ce temps, le dragon, comme assoupi, leur fournissait une chaleur agréable.


- Un ouvrage que j’aurais volé ?! Je suis scandalisé ! Comme si c’était mon genre. Je l’ai simplement emprunté et ils ont dû oublier de le réclamer c’est tout.

- C’est ça, c’est ça.

- Mais je vois très bien de quel ouvrage il s’agit. J’avais voulu le consulter à l’époque où je cherchais des trésors à m’accaparer. Rien ne vaut une bonne quête à l’artefact pour meubler son week-end.

- Et où est-il ? s’impatienta Mifir.

- Dans ma bibliothèque, répondit nonchalamment l’elfe.

- Mais tu as dis que tu avais caché ton château ! protesta Douran.

- Exactement. Et vous ne vous demandez pas pourquoi le médaillon vous a conduit ici ?


Il leur adressa un clin d’œil puis se retourna et leva les bras vers le ciel en prononçant une phrase dans une langue inconnue.

Crevant les nuages qui surplombaient en permanence les monts les plus élevés, le Castle Amberlye descendit vers eux en révélant progressivement ses murailles et ses tours, ses fenêtres closes, ses portes barrées et le bout de terre vagabonde qui entourait l’ensemble.

Le gigantesque reptile, monture de l’elfe, releva la tête pour contempler l’apparition.


- Je vous invite ? lança Orlhynn. Il doit me rester quelques bouteilles…


Une heure plus tard, ils se tenaient bien au chaud dans une pièce aux murs épais couverts d’étagères. Malgré le nombre de parchemins présents, Orlhynn n’en avait pas moins réactivé la cheminée, où flambait un bon feu. À l’extérieur, la nuit était tombée sur la montagne. Il buvait tranquillement avec Douran pendant que Mifir consultait l’ouvrage qu’ils étaient venus chercher.


- Où as-tu trouvé ce dragon ? Il est énorme.

- Tu ne l’as pas reconnu ? s’étonna l’elfe.

- Tu veux dire que c’est…

- Sulfur, absolument. Il a beaucoup grandi n’est-ce pas ? Franchement, à quoi songeais-tu ? Tu me vois asservir un Grand Ancien alors que je n’ai plus le moindre pouvoir mystique.

- Sulfur… ça alors… Mais sans tes pouvoirs comment fais-tu ?

- Hé ! Ne m’insulte pas, tu parles quand même à plus de cinq siècles d’entraînement intensif. Même sans artifice, je suis bien plus agile et rapide que quiconque. Et mes dagues ne manquent jamais leur cible.


Il tapota les deux katars de bonne qualité qui occupaient leur place à sa ceinture.


- Voilà ! s’écria Mifir.


Sans décoller les yeux du livre, il vint rapidement vers eux.


- D’après ce vieux gribouillis à peine lisible, la Lance de l’Aube est un élément de la cosmogenèse. Donc bla-bla-bla…


Il parcourait les lignes anciennes avec avidité.


- Au commencement, la Lumière et la Nuit s’affrontaient pour la domination du monde. Finalement ce combat se termina sur un partage. La Lumière planta sa lance – la Lance de l’Aube – pour fixer la ligne de démarcation. Et la Nuit accrocha son bouclier dans le ciel pour veiller à ce qu’elle ne soit jamais franchie. Il est dit aussi que la Lance se trouve à l’endroit exact où les premiers rayons du soleil touchèrent le monde.

- Je n’y comprends rien du tout, déclara Douran.

- C’est un texte métaphorique, abruti, rétorqua Orlhynn.

- J’ai pas froid.

- Taisez-vous, coupa Mifir. La suite n’est pas triste.


Il avait légèrement pâli et sa voix tremblait un peu.


- La lance est l’élément central de la séparation. Si elle est enlevée, à brève échéance les Armées de la Nuit déferleront sur le monde pour s’en emparer. Si ça arrive, la lance sera la seule arme capable de les repousser. Si celui qui la brandit s’avère suffisamment pur.


- Alors c’est foutu, décréta Orlhynn.

- Est-il indiqué à quoi fait référence le terme « Armées de la Nuit » ?

- Oui, répondit en fermant le grimoire. Ce sont tous les morts. Tous ceux qui ont vécu et ont trépassé depuis la création de Leandrath. Chacun d’entre eux est prêt à revenir conquérir un peu d’existence.


Il y eut un long silence.


- Ce n’est peut-être qu’une légende, hasarda l’elfe.


Mais les rêves de Mifir lui avaient montré tout le contraire. Ces visions prenaient maintenant une tout autre dimension. Des hordes surgies des portes du néant, ravageant les continents et plongeant le monde dans la nuit éternelle. La fin de toute vie au sens actuel du terme. Le problème résidait dans le fait que ce sens actuel était le seul qu’il connaissait. Et qu’il ne voulait pas voir son sursis prendre fin. Surtout si cela impliquait que des millions d’innocents, de loyaux sujets de l’Empire, se trouvent anéantis. Il sentait intimement que cette menace était réelle. Son instinct l’avait rarement trompé et cela n’avait rien de réjouissant. Tout ce qu’il espérait, c’est qu’il n’arriverait pas trop tard, et que la Lance de l’Aube, où qu’elle soit, demeurerait en place.


Au petit matin, Orlhynn renvoya son manoir à l’abri des nuées. Mifir et Douran refirent connaissance avec Sulfur qui, pour l’occasion, adopta une forme humaine parfaite. Le dragon lui aussi avait beaucoup gagné en sagesse et en expérience. Mais au fond de lui, derrière la mine sérieuse qu’il affichait, et la force immense qui brillait dans son regard, il restait le même ami de toujours. Sa voix était plus grave et plus profonde, mais ils y retrouvèrent les intonations bien connues quand il proposa de se livrer à un pillage en règle des caves à vin du Seigneur de l’Est.


Bien que l’idée souleva un enthousiasme presque général, elle fut reportée à plus tard. Ils avaient une arme légendaire à retrouver.


Pour commencer, ils devaient trouver l’endroit « où la lumière avait frappé le monde pour la première fois ». Mais ils ne connaissaient personne de suffisamment vieux pour y avoir assisté. Il leur faudrait donc procéder autrement.

Ayant retrouvé sa forme naturelle, Sulfur déclara :


- Les grands Dracosires sont les créatures les plus anciennes. Leur savoir se transmet depuis les origines du monde. Peut-être sauront-ils quelque chose susceptible de nous aider.

- Pourquoi pas, concéda Mifir en désespoir de cause. Mais où les trouver eux ?


Douran sauta sur l’occasion :


- ‘Suffirait de poser la question à Lina W’oot.

- Heuu…dit Orlhynn.

- Quoi, encore ? demanda le rogue de Riviera, irrité.

- Il se peut qu’il y ait comme qui dirait une petite difficulté. Non pas une difficulté, disons plutôt un écueil – que dis-je ? un nid-de-poule – sur cette voie. C’est une très bonne idée au demeurant, mais il se fait que heuu nous sommes… comment dire… « en froid » avec ce bon vieux barde reptiloïde.

- Accouche ! le tança Mifir.

- Bien bien ! Comme vous le savez, il a achevé depuis longtemps sa métamorphose complète en dragon rouge. Il n’est pas aussi grand que Sulfur, mais tout de même, ça reste un dragon. Et il se fait qu’il y a quelques dizaines d’années, Sulfur justement a émis le souhait de retrouver sa famille « biologique »… pour voir s’il pourrait apprendre des choses d’eux, vous voyez ? Comme je n’avais pas grand-chose à faire, nous sommes allés trouver quelques vieux dragons dans les montagnes des nains. Mais ils nous ont assez désagréablement reçus, en disant qu’ils n’avaient que faire d’un sang faible et corrompu comme celui de Sulfur, plus quelques autres grossièretés dont les dragons ont le secret. Et il se peut que nous nous soyons un tout petit peu emportés.


Sulfur détournait ostensiblement les yeux, et s’il avait pu siffler, sans doute aurait-il été en train de le faire.


- Un peu emportés ? insista Mifir.

- Bah, on en a tué que six ou sept ! Franchement je ne comprends pas pourquoi il en fait tout un plat. Mais toujours est-il qu’il refuse de nous parler depuis cet épisode.


Douran se pinçait la base du nez, et Mifir sentait poindre le début d’une migraine. En plus de cinq siècles, ils n’avaient jamais regretté cette aptitude innée d’Orlhynn à générer des obstacles plus vite qu’ils ne les surmontaient. Par contre, ce que Mifir regrettait à présent, c’était le calme serein et imperturbable de sa tombe.


Mais il leur fallait agir. La résonance des pendentifs s’amplifiait comme ils se trouvaient rassemblés. La magie des dragons fit le reste, et un instant plus tard, ils s’élevaient, enveloppés dans leurs capes, sur le dos de Sulfur, qui filait droit vers le Portail.


La cité qui s’était construite progressivement autour du portail, ouvert il y avait plus de cinq cents ans par l’œuvre des Amberlirims, avait atteint une taille impressionnante, même si l’immense majorité de ses bâtiments se consacraient, encore à l’heure actuelle, au commerce ; le transfert de ressources entre l’Empire et son territoire extérieur était toujours d’une importance primordiale. Cette ville récente n’était peuplée principalement que de marchands et d’agents du pouvoir. Quelques aventuriers et autres voyageurs la traversaient pour passer d’un côté à l’autre du monde, mais tout l’effort de sécurité n’avait jamais été porté que sur ce qui pourrait sortir du portail, les défenses de la cité n’étaient pas particulièrement impressionnantes. La vigilance de soldats cantonnés auprès du portail s’était d’ailleurs, au fil des décennies, plus portée sur les éventuels trafics que sur une quelconque invasion ; le territoire impérial outre-vortex était stabilisé depuis fort longtemps. Personne n’aurait pu prévoir qu’un dragon plongerait du ciel à une vitesse vertigineuse pour s’engouffrer dans le Portail.


La masse de Sulfur provoqua un tel déplacement d’air que les charrettes des quelques marchands présents sur la place se renversèrent. Les étals furent emportés, et une foule surprise n’eut d’autre choix que celui de se jeter au sol en priant. Les gardes n’eurent nullement le temps d’organiser un barrage. De toutes les façons, cela aurait relevé du suicide pur et simple.


Par miracle l’ouverture de l’arche de transfert était juste suffisamment large pour permettre le passage d’un grand dragon rouge les ailes repliées contre ses flancs. Les trois hommes accrochés sur son dos ressentirent un léger vertige comme ils s’engouffraient dans un tourbillon vert pastel. Après une seconde qui sembla s’étirer puis reprendre son cours normal, ils débouchèrent sous le soleil des Îles Dorées, dans ce qui avait jadis été une simple clairière. Il s’agissait maintenant d’une grande agora bordée de colonnes de marbre blanc, érigées à la gloire de l’Empire – une idée de Mifir.


Le territoire impérial s’étendait sur les Îles, sur l’ancienne Dragonie dont les murailles avaient été jetées à bas longtemps auparavant, et sur une grande partie des montagnes d’Arkland. La majorité du royaume de Lavernus avait été annexée, de même que la Stygie, dont les terres noires étaient désormais désertes. Et la grande théocratie d’Ybanion était dirigée par un Légat de Sa Majesté Impériale Alexander III. Ce dernier avait choisi pour capitale la cité d’Ilurien, et vivait dans le palais autrefois occupé par Mifir Wis Adros, premier vice-roi des nouvelles terres. Ce palais se trouvait à peu de distance du portail, et les voyageurs purent contempler toute la majesté de cette structure où se mêlaient avec bonheur les styles de l’Empire, de Lavernus et des Îles Dorées. Mifir lui-même avait ordonné sa construction, elle avait duré trente ans. Il ressentit un mélange de nostalgie et de fierté à la vue de son ancienne demeure. Mais il ne pouvait s’empêcher de regretter que la grandeur de sa capitale ait coûté sa gloire à Teragopolis.


Voyant son air absorbé, Orlhynn lui tendit une bouteille de fer entourée de cuir et fermée avec soin :


- Tiens, c’est ma petite réserve de voyage. À ta santé mon vieux.


Ils trinquèrent tandis que le dragon volait à présent vers l’Est, vers les hauteurs de l’Arkland. Après avoir semé un joyeux chaos dans Ilurien et esquivé quelques tirs de balistes…

Douran n’avait pas manqué d’émettre des remarques sur la qualité de l’accueil.


Ils auraient également pu croiser quelque patrouille chevauchant des rocs ou des griffons, mais la chance leur sourit. Ou alors la prudence des éclaireurs joua en leur faveur. Toujours était-il qu’ils parvinrent à leur destination en seulement soixante heures. Un voyage qui, à pied, aurait demandé près d’un an venait d’être accompli par le dragon en moins de trois jours. Sulfur n’en menait pas large après s’être posé dans les montagnes grises et percées de grottes. Métamorphosé, il s’effondra contre un rocher, épuisé, mais ravi de sa performance. Douran et Mifir manquaient un peu de sommeil, il ne s’était pas révélé évident de dormir sur un dragon en vol. Orlhynn quant à lui était si courbatu que chaque mouvement lui arrachait une plainte déchirante, et – de l’avis des autres – un peu exagérée.


Le jour tombait, et ils passèrent la nuit dans un des nombreux refuges offerts par la montagne.

À la lueur d’un modeste feu, ils parlèrent du bon vieux temps. La bouteille d’Orlhynn ne survécut pas à la soirée.


Mifir passa une nuit agitée. L’inconfort de son matelas de caillou et de son sommier de rocher n’y était pour rien cependant. Il venait de passer un long moment allongé sur du marbre après tout. Mais ses pensées étaient emplies de visions ignobles d’un monde asservi par une horreur sans nom, un ennemi invincible et indéfinissable, qui se repaissait de la substantifique moelle de la création pour alimenter son propre pouvoir. Et toujours, il voyait la Lance, longue et dorée, à la pointe en forme de feuille et au manche évasé, entourée d’un halo aveuglant.

L’ironie de la situation le révoltait : tous ces morts qui constituaient les légions de la Nuit avaient eu leur temps, ils avaient vécu et étaient tombés dans l’oubli. Leur place était dans le néant. Mais pour les empêcher de s’emparer de celle des vivants, les puissances de la Lumière – si c’était bien d’elles qu’il s’agissait – avaient rappelé l’un d’eux dans ce monde. Si quelque entité métaphysique était bel et bien derrière tout cela, elle avait un curieux sens de l’humour.


Le jour se leva et les trouva tous quatre endormis autour des cendres de leur repas. Orlhynn n’en avait nul besoin, mais il faisait semblant par solidarité. Sulfur se déplaçait comme un vieillard perclus de rhumatismes. Et leur réveil fut des plus maussades. Douran, lui aussi, avait souffert sur le sol dur et irrégulier.


- Tu aurais dû t’étirer, réprimandait l’elfe.

- C’est d’ici que je veux m’étirer, pour me trouver un vrai lit.

- Qui aurait pu penser que les légendes vivantes étaient si douillettes.

- Sûrement pas celui qui a passé des heures à se plaindre du voyage hier soir, si tu veux mon avis, ce serait bien trop inconvenant, rétorqua Douran.

- Je fais fi des convenances, mon cher, s’offusqua Orlhynn.


Après un petit déjeuner frugal, ils se mirent en route, guidés par la magie de leurs amulettes. Quelques heures d’escalade achevèrent de dénouer leurs muscles et les amenèrent en vue d’une grotte à l’entrée suffisamment large pour que Sulfur s’y glisse sous sa véritable apparence. Et les traces de griffes sur la pierre ne démentaient pas leur hypothèse : ils touchaient au but. Ils s’enfoncèrent dans les ténèbres.


Ils n’avaient pas parcouru plus de cent pas quand une voix inhumaine, grave et profonde, résonna dans la caverne.


- Cette odeur. Je la connais…


Il y eut un mouvement dans les ténèbres, puis un souffle d’air chaud. Devant eux une masse se déployait. Des forces magiques tournoyèrent autour d’eux et des globes lumineux apparurent, répandant une lueur spectrale. La cavité était bien plus vaste qu’il n’y paraissait, et des dizaines de dragons y dormaient. L’un d’entre eux, le plus proche, s’était mis en mouvement. Au-delà de cette chambre, de larges galeries descendaient plus profondément sous la montagne. La tête de dragon, rouge et luisante, se porta juste au-dessus des leurs. La créature renifla.


- Je sens sur vous l’odeur du sang de mes frères, gronda la voix, menaçante. Mais aussi autre chose, quelque chose de plus ancien…


Mifir empêcha Orlhynn de parler. Par précaution.

Les yeux du dragon se posèrent sur chacun d’eux. Ils s’étrécirent en rencontrant ceux de l’elfe. De la fumée s’éleva de ses naseaux.

Mifir n’était pas rassuré. Ils avaient beau être adroits, dans un couloir souterrain, un souffle enflammé de dragon leur serait grandement dommageable. Pour ne pas dire fatal.

Puis le monstre grogna de stupeur :


- C’est… vous ! Comment cela se peut-il ? Je ne sens ni la Stygie, ni la mort, ni l’étrange fragrance du Crotale. Est-ce un rêve ? Non. Vous portez la même magie. De quel néant surgissez-vous ?


Mifir profita de l’opportunité :


- C’est précisément de néant qu’il s’agit, Lina.


Et à nouveau il raconta son histoire. Après un long moment, il termina :


- Nous avons besoin de la sagesse ancestrale des dragons. Beaucoup de choses nous ont séparés, mon ami. Mais davantage encore nous ont unis à une époque lointaine. Je ne me présenterais pas devant ta race pour solliciter votre aide si l’enjeu n’en était pas si terriblement important. Je t’en prie, porte notre requête auprès des Seigneurs du Feu et du Ciel. Il en va de l’avenir de ce monde.


Lina W’oot le puissant dragon rouge garda le silence. Puis il répondit finalement :


- Je perçois la vérité dans tes paroles, Mifir Wis Adros. Attendez ici, seul un dragon féal à son peuple peut espérer rencontrer les Dracosires.


D’un pas lent et lourd, il traversa l’immense caverne où couchaient ses semblables, puis s’enfonça dans une des multiples galeries.

Les quatre visiteurs furent à nouveau plongés dans le noir et le silence. Comme les heures défilaient, ils décidèrent de retourner à l’air libre, pour échapper à l’oppressante présence qui emplissait la chambre des dragons. Ils patientèrent sous l’éclat d’une lune gibbeuse accrochée dans un ciel à présent dégagé.

Ils commençaient à s’ennuyer sérieusement quand l’ouïe fine de l’elfe décela un bruit.


- Quelqu’un vient, dit-il.


Et tous se tournèrent vers l’entrée de la grotte. Sous la pâle lueur de l’astre nocturne, en émergea un jeune homme vêtu de rouge, aux cheveux clairs et mi-longs, au regard ancien, et portant une lourde épée dans le dos. Les muscles saillaient sous sa chemise ouverte. Sa peau bronzée était sans défaut. Attaché à son cou, le médaillon d’Esterian vibrait imperceptiblement. Lina W’oot se présentait à ses anciens amis en une version améliorée de lui-même. Pour un barde, le charme et la vanité étaient souvent voisins.


Il gratifia Mifir et Douran d’un sourire franc. Orlhynn et Sulfur se firent discrets. Pour une fois.


- Je suis content de vous revoir. Ou tout du moins je suis content de revoir certains d’entre vous. J’aurais préféré que les circonstances fussent différentes. Mais je suppose qu’il fallait qu’elles soient exceptionnelles pour que tu sois tiré de ta tombe. Malheureusement, les Grands Dracosires ont confirmé cette vision apocalyptique que tu m’as livrée. Si la Lance de l’Aube quitte son emplacement, les hordes déferleront. Et des forces s’emploient actuellement à tenter de s’en emparer. Mais les pères de notre race eux-mêmes ignorent où se trouve cet artefact légendaire. Ils estiment qu’il existe dans une réalité mystique, différente de la nôtre. Il doit cependant y avoir un point de contact entre cet univers métaphorique et celui-ci. Il se peut même que la Lance ait son reflet dans notre monde, mais sous une forme tout autre. Tout ce que je peux vous dire c’est qu’il est d’une importance capitale qu’elle reste entre les mains de la Lumière. Cette quête est d’une telle ampleur que les Dracosires m’ont ordonné de vous aider à la mener à bien.


Seul le silence fit écho à ce discours. Les nouvelles n’étaient pas réjouissantes. Si même les plus vieux dragons exprimaient leur crainte, la situation devait être vraiment grave.

Évidemment, se dit Orlhynn. Ils n’auraient jamais tiré l’autre psychorigide de la mort si ce n’était pas vraiment grave.

Toutefois il était bien en peine de dire qui désignait ce « ils ».


- Alors c’est reparti comme à l’époque de la Capitale ? demanda Douran dans l’espoir de détendre l’atmosphère. Vous vous rappelez ? En fait c’est comme empêcher les cultes occultes d’invoquer des créatures issues d’autres plans.

- Ce n’est pas tout à fait comme avant, répondit simplement Lina W’oot.


Douran n’avait pas besoin qu’on le lui précise. Mais ça aurait été tellement plus simple si ça avait été le cas. Qu’allaient-ils faire maintenant ? Par le Démon, le simple fait de se poser à nouveau cette question était si rafraîchissant que cela lui arracha un sourire. Il sentit l’adrénaline stimuler les moindres cellules de son cerveau.


- Mais non, ça va aller, y a rien de foutu, disait l’elfe.


Douran regarda à l’horizon, vers Lavernus et dit tout à coup, avec une lueur inquiétante dans les yeux :


- J’ai une idée.

- Maintenant, on est foutu, répondit Orlhynn.

Sulfur et Mifir pouffèrent. Même le barde eut l’air amusé.


Douran avait repoussé cette évidence pendant bien trop longtemps. Inconsciemment, il avait toujours refusé d’envisager que cet endroit puisse représenter un quelconque intérêt. Mais le retour de ses amis, le renouveau de l’exaltation face à une menace inédite, le goût de l’aventure véritable, tout cela avait provoqué la disparition de cette barrière psychologique. Il en voyait maintenant les morceaux jonchant le sol de son esprit. Et derrière, il distinguait l’inquiétante solution qu’elle lui avait jusque-là dissimulée. Une seule personne pouvait savoir avec certitude où trouver un artefact tel que la Lance de L’aube. Celui qui régnait tacitement sur ce monde depuis plus de mille ans. Le Démon de Sombretours.


Les Amberlirims l’avaient aperçu en une seule occasion. L’âme d’un antique guerrier s’était réveillée suite à un rituel accompli par quelque inconscient. À travers les plans, l’essence bannie avait retrouvé le chemin de Leandrath en passant par les sphères célestes. Les Veilleurs, entités spectrales au service du Démon avaient perçu cette intrusion et tenté de détruire l’intrus, en pleine capitale impériale. Mais le mélange des capacités du réceptacle et des pouvoirs de cette âme ancienne défit facilement les mignons ténébreux. Alors il vint lui-même faucher l’essence arrogante qui avait osé braver son Édit. Le fait qu’il s’agisse d’un guerrier que lui-même avait banni hors de son corps lors de la première Guerre du Démon n’y était peut-être pas étranger, mais nul n’eut l’occasion d’apprendre cette étrange coïncidence. Les souvenirs que les aventuriers conservèrent de cette apparition se limitèrent à peu près à une vive impression de terreur. Et à une aura plus noire et plus écrasante que les abîmes l’enfer.


La traversée du portail dans l’autre sens se fit de manière beaucoup plus précautionneuse. Ils volèrent jusqu’à la limite des Îles Dorées puis empruntèrent la route d’Ilurien. Ces heures de voyages s’avérèrent plaisantes. Ils parlaient du passé, se racontaient les siècles de séparation qui venaient de s’écouler, et évitaient soigneusement le sujet de leur destination.


Ils s’introduisirent dans la cité en maintenant un profil bas de rigueur, se glissèrent parmi les marchands et foulèrent à nouveau le sol de Leandrath, quittant le soleil des îles pour la grisaille venteuse de l’Empire. Avec discrétion, ils évitèrent le contrôle mené par les soldats cantonnés dans la cité du Portail, qui parlaient toujours avec effroi de l’attaque soudaine d’une nuée de dragons de toutes sortes. Il avait suffi de quelques jours à l’histoire pour prendre des proportions dantesques. Les voyageurs eux-mêmes apportèrent leur modeste contribution à cette amplification en racontant que les dragons se multipliaient dans le portail. Ils en riaient encore en quittant l’Empire sur le dos de Sulfur.


L’ambiance se rafraîchit progressivement, au fur et à mesure qu’ils approchaient de la Zone Morte, une terre aride et désolée, plongée dans une nuit éternelle par un gigantesque amoncellement de nuages noirs. Outre le paysage plus vallonné, cela ressemblait étrangement à la Stygie et Douran ne put s’empêcher de ressentir une nouvelle vague d’appréhension.

Cela faisait si longtemps que plus rien n’avait franchi les frontières de la zone morte que les forts qui l’entouraient avaient été désertés par les armées impériales, à l’exception d’une unité de rangers qui avaient la charge de patrouiller sur toute la frontière, à un rythme si peu contraignant que personne n’aperçut les deux dragons évoluant de concert qui plongèrent sous le ciel obscur.


Le vent violent charriait une poussière abrasive et malsaine. Et il forcissait encore en approchant de la citadelle, si bien que, pour la sauvegarde de ses passagers, Sulfur fut contraint de se poser sur la plaine sinistre. Les hurlements du vent sur les collines craquelées semblaient telle la plainte éternelle des damnés. Et c’était peut-être ce dont il s’agissait, car, lorsque Lina trébucha, il se rendit compte que c’était une main desséchée qui, surgissant du sol, avait agrippé sa cheville. Les visiteurs s’aperçurent rapidement que la zone morte n’était qu’un immense cimetière. Seule la mort avait sa place en ces lieux. Les vivants n’y étaient pas les bienvenus. L’atmosphère elle-même paraissait leur crier des avertissements.


- Tu es vraiment certain que cela soit judicieux ? demanda Mifir en hurlant presque pour couvrir le bruit du vent.

- Absolument pas, et c’est tant mieux, je serais fou de penser une telle chose, répondit Douran sur le même ton. Mais c’est la solution la plus rapide et la plus évidente.


Ils avaient tous été obligés de reconnaître qu’il n’y avait pas d’entité dans tout Leandrath qui puisse connaître mieux les secrets du monde que celui dont le fantôme terrorisait les peuples depuis plus d’un millénaire. Ni les bibliothèques de Salem, ni la sagesse des plus anciens dragons n’avaient pu les aider. Il ne leur restait plus que ce recours avant l’intervention divine. Et les Amberlirims étaient en mauvais termes avec les dieux. Cela leur donnait au moins un point commun avec celui dont ils escomptaient obtenir des renseignements.


Courbés pour se protéger au maximum des nuages de poussière aveuglants, ils avancèrent péniblement jusqu’à apercevoir, à la faveur d’un éclair, la silhouette décharnée de Sombretours, dont les donjons et noirs minarets, reliés par des passerelles de pierre et des arches gothiques, se tendaient vers le ciel noir comme le squelette de quelque main avide.

La citadelle se dressait sur un immense rocher séparé de la colline par une falaise à pic, sur laquelle était jeté un pont-levis, gardé par deux tours jumelles.


Une des grandes tours était également séparée du reste, comme si une partie de la citadelle s’était effondrée. Elle semblait retenue au-dessus du vide par un unique ponton qui la reliait au corps de la structure. Malgré le vent violent qui régnait en ces lieux, des bannières échancrées flottaient encore sur le sommet des tours. Au centre de cette forêt de pierre, les voyageurs distinguèrent la tour centrale, ronde et couronnée d’un dôme, contrairement à toutes les autres qui se terminaient en flèches.


Le panorama, bien que sinistre, n’était cependant pas ce qui retenait les aventuriers sur le surplomb. S’ils n’osaient allonger la jambe en direction de la citadelle, c’est qu’ils ressentaient tous avec acuité l’intense aura maléfique qui émanait de l’endroit. Comme si quelque puissance primordiale et malfaisante y était prisonnière, se tordait de douleur dans un silence assourdissant, détruite et sans cesse relevée sous l’assaut d’une magie mystérieuse. De l’ensemble sourdait une terreur aveugle et instinctive, celle de se retrouver enchaîné aux côtés de cette puissance tourmentée.


Ils ne contemplaient qu’une construction et pourtant tous à présent se rendaient compte qu’ils n’avaient jamais vraiment compris le sens du mot malédiction. Ils ne pouvaient comparer l’impression qui émanait de cet endroit qu’avec l’atroce Puits de Âmes, dans l’Archipel Interdit, au large de la Stygie : un gouffre tapissé des âmes de ceux qui, décédés en Idalness, avaient servi à alimenter le pouvoir des divinités égoïstes et affamées de cette partie du monde. Un gouffre aux côtés duquel les tourments de l’enfer passaient pour des plaisirs d’été.

Le mal qui habitait ces deux lieux vibrait à un point tel qu’il leur serrait le cœur et traversait la colonne vertébrale.

Mifir déglutit malgré lui avant de demander :


- Qu’est-ce qu’on attend ?


Il aurait voulu empêcher sa voix de trembler.


- Ce n’est qu’un château, répondit Orlhynn après un moment.


Mais il était si pâle que son sourire, se voulant assuré, lui donnait plutôt un air de folie.

En lui-même, Lina W’oot ressentait cette ancienne exaltation à l’idée de fouler un sol mystérieux, de contempler un endroit inconnu. Le barde se réveillait doucement à l’intérieur du dragon. Il aurait pu profiter pleinement de cette expérience s’il n’était pas assailli par une terreur irrationnelle, face à laquelle toute sa dignité reptilienne n’était pas de trop.


- Quand je pense que je me demandais pourquoi aucun paladin n’avait jamais réussi à entrer là-dedans… lâcha Douran, en détournant les yeux, comme pour conjurer le sort.


Pourtant il leur fallait avancer. Ils s’étaient désormais engagés trop profondément. L’un après l’autre, ils descendirent la colline, puis gravirent la suivante en direction des portes de Sombretours.

Entre les deux tours qui gardaient le pont-levis de pierre, une herse relevée, couverte de rouille, avait autrefois empêché l’accès direct à la citadelle.

Le pont lui-même donnait sur une terrasse en demi-cercle puis, après quelques marches, une très haute double porte en ogive brisée bloquait la route de quiconque entendrait pénétrer à l’intérieur de la place forte.


Comme ils dépassaient les tours de garde, ils eurent la désagréable sensation que derrière chacune de leurs meurtrières était un œil rivé sur leur personne, fouillant et découvrant ses pensées les plus intimes. Un œil appartenant à une créature capable de leur transpercer le cœur d’un seul tir.


Ils étaient à mi-chemin sur le pont-levis, livrés aux bourrasques les plus violentes, qui remontaient du gouffre sous eux, lorsqu’ils aperçurent une silhouette recroquevillée au pied de la grande porte. La main gauche de Douran Domli, le voleur de Riviera, trembla.


Il ressemblait à un vieillard. Une robe usée jusqu’à la trame jetée sur le dos, des cheveux longs, gris et clairsemés, il serrait contre lui un antique grimoire à couverture de cuir, dont les pages parcheminées s’échappaient. Assis sur les marches, dos à la porte, il paraissait attendre là depuis l’aube des temps. En s’approchant, les aventuriers auraient presque pu le prendre pour une statue, si le vent n’avait pas agité quelques mèches de ses cheveux.


Ils avancèrent précautionneusement. À peine eurent-ils posés de pied sur l’esplanade que le vent parut tomber, se réduisant à une modeste brise, alors qu’il se déchaînait au-dessus du gouffre, juste derrière eux. Le silence l’accompagnait, au point que leurs pas résonnèrent sur les dalles de pierre. Ils atteignirent les premières marches sous le regard de dizaines de gargouilles à l’aspect diabolique. Devant eux, l’homme ne respirait pas.


Une page glissa hors du livre sombre et écorné. Elle atterrit à leurs pieds. Puis le vent la souleva et l’emporta.


- Par ma lame… murmura Douran, les yeux fixés sur l’individu prostré.


Il fit un pas en avant, et gravit les marches, se portant à la hauteur du visage ridé. Desséché aurait été plus exact. Orlhynn et Mifir comprirent aussitôt.


- Hécatombe, souffla à nouveau le rogue.


Deux yeux laiteux s’ouvrirent. Une gorge produisit un son éraillé incompréhensible. Puis des mots émergèrent de cette plainte.


- Mon ami…


Une main semblable à une vieille branche fit mine de se tendre, mais le bras auquel elle était attachée refusait d’accompagner ce mouvement. Elle retomba, inerte.


- C’est donc ici que tu étais, toutes ces années.


Hochement de tête imperceptible.

Douran n’osait pas entrer en contact avec l’épave qu’il avait sous les yeux.


- Pourquoi ? demanda-t-il simplement.

- Il refuse de me laisser entrer. J’ai frappé, supplié, patienté, mais rien n’y fait. La porte demeure close pour moi. Mon maître ne veut pas me laisser entrer. Alors j’attends.

- Depuis près de cinq cents ans ?


Nouveau hochement de tête.

Derrière eux, Orlhynn glissa tout bas à Mifir :


- Tu crois que les morts-vivants peuvent choper des hémorroïdes ?

- La ferme, répondit le duelliste.

- Peut-être n’y a-t-il simplement plus personne à l’intérieur ? hasarda Douran.

- Il n’y a qu’un seul moyen de le savoir, décréta Sulfur en regardant vers le haut.


Puis une expression de concentration intense se peignit sur son visage, mais rien ne se produisit.


- Inutile, déclara Elovmir Hécatombe. Seule la porte permet d’entrer dans Sombretours. Elle est la jumelle de la porte gardienne de la Cité Temple du Démon.


À cette évocation, tous – ou presque – se souvinrent de leur bref passage en cet endroit perdu dans les montagnes de Stygie. La première forteresse érigée par les Barons en l’honneur de leur « créateur ».

Sulfur interrompit sa vaine tentative de transformation. Orlhynn se pencha sur la porte.


- Je suis sûr qu’il doit y avoir un moyen… et je m’en vais le trouver.


Il se mit à inspecter les rebords avec professionnalisme.


- Mais oui, c’est ça, le tança Douran. Tu crois que tu vas réussir à crocheter une porte protégée par ce qui est sans doute la magie la plus puissante du monde ?

- Qui ne tente rien n’a rien, répondit péremptoirement l’elfe.


La réplique montait aux lèvres du rogue quand un cliquetis sonore retentit.


- Et voilà ! triompha Orlhynn, en tentant de masquer le fait qu’il était aussi surpris que les autres.


La double porte s’entrouvrit en crissant, suffisamment pour permettre le passage d’un homme.

Ils se regardèrent, interloqués. L’elfe fut le premier à passer sa tête dans les ténèbres derrière l’embrasure. Voyant qu’elle revenait avec ses épaules quand il recula, il s’enhardit et pénétra dans le hall, disparaissant à la vue de ses compagnons. L’un après l’autre, ils le suivirent. Douran allait passer le dernier, mais Elovmir parvint à se redresser dans un bruit semblable à celui d’un tronc qui se brise. Courbé et hésitant, il s’engagea lui aussi à l’intérieur de la tour.


Dans le hall poussiéreux, la seule lueur provenait des meurtrières. Un simple escalier en colimaçon grimpait dans les étages. Ils l’empruntèrent. Ils passèrent devant des pièces qui paraissaient abandonnées depuis longtemps. Des râteliers où rouillaient de vieilles armes trônaient çà et là, de même que des armures de toutes sortes. Des tableaux et tapisseries délavés pendaient aux murs. Des meubles qui n’avaient plus servi depuis bien longtemps demeuraient, ou gisaient, dans les coins. Il leur fallut utiliser une passerelle pour gagner la tour suivante, en passant au-dessus de la cour intérieure de la citadelle. Ils traversèrent une autre tour avant d’atteindre le donjon principal, puis l’ascension reprit. Ils ne rencontrèrent rien sur leur route. Pas la moindre créature, vivante ou morte. Ils croisèrent de nombreuses portes solidement fermées, d’autres béantes. Mais toutes les pièces avaient le même aspect. Certaines étaient simplement plus encombrées que d’autres.


Les tours étaient si hautes que pas un d’entre eux n’arriva devant la porte aux dragons sans être épuisé.


Il s’agissait d’une arche représentant deux dragons en lutte, surplombée d’une inscription dans une langue perdue. Sous cette arche pendant un drap noir et immobile. En dehors de la pierre grise et froide, il n’y avait rien d’autre. Mais ils sentaient tous qu’ils avaient atteint les appartements du Démon. Ils marquèrent un temps d’arrêt. Puis un fugitif courant d’air agita le voile sombre, en guise d’inquiétante invite. Elovmir, le visage ravagé et le grimoire de Zaarelth-Brigh serré contre lui se montra le plus hésitant. Les autres le précédèrent dans une vaste salle circulaire au plafond élevé et entourée de colonnes. Le sol était fait de marbre noir. Quelques objets étaient jetés çà et là. Un imposant lustre noir pendait, accroché à une lourde chaîne, ses bougies éteintes depuis longtemps. Et au fond de la salle, il y avait un fauteuil, tourné vers la seule fenêtre de ce grand espace. L’air dans cette pièce pesait lourdement sur les épaules des visiteurs au lieu de s’insinuer dans leurs poumons. À la place, il leur semblait respirer une boue froide et épaisse qui leur soulevait le cœur et frigorifiait leurs extrémités. Chaque pas était une épreuve. Seul leur courage à la limite de l’inconscience leur permettait de ne pas s’enfuir en hurlant, à la vue du dossier de ce fauteuil.


Plus que quelques pas. Leurs bottes faisaient un boucan infernal, chaque coup de talon résonnait à leurs tempes comme le son d’une cloche maîtresse. Douran allongea néanmoins la jambe. Chaque centimètre lui coûtait plus cher que le précédent. Mais il en faisait désormais une question de principe. Puis il sentit quelque chose alourdir ses paupières, et tracer deux sillons brûlants le long de ses joues. Il porta sa main à son visage, et constata que ses ongles saignaient. De même que ses yeux et son nez. Il se tourna vers les autres ; ils étaient dans le même état, et leurs visages étaient figés dans l’effort. Les gouttes écarlates tombèrent en silence sur le sol. Elles se rassemblèrent en un mince ruisseau qui progressa lentement vers le fauteuil.


Quel monstre pouvait bien se trouver assis là, à quelques mètres d’eux seulement ?

Ils avaient affronté bien des créatures étranges, puissantes, voire divines. Ils avaient rencontré les plus grandes figures de leur époque. Mais pas une seule de ces expériences ne pouvait se rattacher à ce qu’ils vivaient en cet instant précis. Ils ressentaient brusquement la souffrance et le décès de chacune de leurs cellules, réalisant que la mort s’emparait un peu plus d’eux à chaque instant, depuis le jour de leur naissance. Ce qui n’avait été qu’une connaissance vague et oblitérée par les impératifs de l’existence et des préoccupations bien plus immédiates prenait en ce lieu une tout autre dimension. Une dimension douloureusement sensible. Rien n’échapperait jamais à la course vers le néant.


Puis le temps reprit un cours normal. Sur le sol, il ne restait pas la moindre trace de sang. Le marbre noir et lisse ne leur renvoyait que leurs reflets. Un éclair plus violent que les autres illumina la pièce en fendant le ciel, derrière la fenêtre. Le tonnerre explosa et gronda un moment. Lorsque le silence revint, il se leva.


Il était grand et jeune. Ses cheveux, extrêmement longs, argentés, cascadaient sur ses épaules et dans son dos, à l’exception de trois mèches qui descendaient de son front comme pour souligner la pâleur de ses traits. Des lèvres fines et un nez étroit surplombaient un menton effilé. Ses yeux ne contenaient ni iris, ni pupille. Juste deux immenses lacs blancs. Il ne paraissait pas avoir atteint la trentaine. Quelques anneaux d’or ou de platine brillaient à ses doigts. Outre le plastron qui supportait sa cape rouge sombre, il n’arborait aucune protection visible. Un haut-de-chausse gris s’enfonçait dans de hautes bottes noires aux genouillères figurant des visages de démons. Sa chemise était rouge et or. Il portait plusieurs ceintures dont une retenue par une boucle frappée d’un V. À son cou pendait deux pendentifs, l’un était une gemme bleutée, l’autre… un croc.


Il ressemblait tant à Elovmir Hécatombe au temps de sa grandeur que cela en était perturbant pour ceux qui se tenaient à présent face à lui. Il se contentait de les regarder, une main appuyée sur le dossier de son fauteuil, l’autre contre sa hanche.


L’ancien Baron Maudit de Stygie fut le premier à retrouver une certaine mobilité. Il se jeta aux pieds du Démon.


- Maître… dit-il de sa voix brisée.


Le grimoire s’écrasa à côté de lui. Le Démon de Sombretours parut lui accorder un regard dédaigneux.


- Maître, reprit Elovmir, pourquoi nous avoir abandonnés alors que nous avions besoin d’un guide pour parcourir le chemin que vous nous aviez montré ?


À la faveur d’un éclair, une expression de dégoût sembla se peindre sur ses traits. Mais lorsque la foudre passa, son visage était aussi immobile que celui d’une statue. Ses lèvres frémirent et dévoilèrent une paire de canines légèrement trop pointues.


- Tu as oublié cette voie, toi, le premier de mes serviteurs.

- Non, Maître ! Jamais, protesta Hécatombe.


Nouvel éclair, qui dessina tout aussi fugitivement que le précédent un masque de rage sur les traits du Vampire. Douran pressentit une explosion de colère. Mais rien ne se vint.


- Peu importe désormais, répondit la voix, calme et ancienne, plus froide que la plus glacée des nuits de Cocytos.


Une main pâle se leva en direction du stygien.


- Ton pays était un vieux rêve. Mais personne ne peut dormir éternellement. On peut se souvenir d’un songe, mais pas le retenir dans la réalité. Vous avez échoué. Je n’ai rien d’autre à te dire.


Le vieillard adressa un regard implorant au Démon. Douran ne lui avait jamais vu une expression humaine. Et ce fut la dernière image d’Elovmir qu’il eut. Sans un bruit, sans un geste, le Baron Maudit de Stygie se désagrégea emportant avec lui le grimoire. Un instant plus tard, il n’y avait simplement plus rien à l’endroit où il s’était trouvé.

Le voleur de Riviera sentit son cœur se soulever.


- Monstre ! cria-t-il, se lançant en avant, brandissant son arme.


Il appuya sur le déclencheur du mécanisme qui provoquait le jaillissement de sa première lame. Le temps parut s’engluer. Le visage du Démon se durcit. La lame commença à sortir de son logement avec une lenteur affligeante. Le regard blanc croisa celui de Douran. Et comme balayée par le vent, sa chair se décolla de ses muscles. Puis ses muscles furent arrachés de ses os par la seconde rafale. La troisième pulvérisa son squelette. La dernière frappa son âme mise à nu qui se brisa comme du verre, puis chaque morceau en fut déchiré, encore et encore, jusqu’à ce qu’il ne reste que de la poussière à la place de l’essence du rogue.


Puis le temps reprit son cours, Douran réintégra son corps qui avait interrompu son mouvement. La lame continua le sien et se logea dans l’épaule du Démon sans qu’il ne parût rien ressentir. Douran s’effondra comme une poupée de chiffon. Il venait d’avoir un aperçu du Néant véritable. De connaître une souffrance que même celle de la Table ne pouvait égaler. Son arme glissa hors de sa main. Orlhynn se baissa vers lui sans comprendre ce qui lui arrivait. Mifir crut bon d’intervenir en cet instant. Il s’avança à son tour.


- Nous sommes venus en ces lieux…, commença-t-il.


Le Seigneur de Sombretours tourna ses yeux vers lui et il sut qu’il était inutile de poursuivre. Rien ne pouvait être dissimulé à cette créature.


- Où… où se trouve la Lance… la Lance de l’Aube ? balbutia-t-il finalement.

- Au seul endroit où sont massées les Légions de la Nuit. Et vous connaissez cet endroit.


Chaque syllabe sonnait comme une malédiction.


- Le Puits des Âmes ? hasarda l’elfe.

- Un endroit qui n’appartient pas à ce monde. Auquel on accède par un chemin qui vient d’être emprunté par celui qui va s’en emparer.

- Vous le savez ? et vous n’allez rien faire ?! s’insurgea Mifir Wis Adros.


Mais le Démon de Sombretours n’avait pas à expliquer ses actes, ni à rendre de compte. Sa raison n’appartenait qu’à lui seul depuis si longtemps que l’idée de la partager ne lui effleurait même pas l’esprit. Il ne pouvait être contraint. Il était la contrainte. Et ce depuis bien avant l’époque où les mères se mirent à évoquer son nom pour effrayer leurs enfants turbulents. Son silence fut la seule chose qui raccompagna les aventuriers à la porte de la citadelle.


Douran n’était toujours pas en mesure de desserrer les lèvres, il marchait mécaniquement, soutenu par Sulfur. Orlhynn, pour la première fois depuis des siècles, venait d’être confronté à une puissance qu’il ne pouvait comprendre. Lina était encore sous le choc de ce que ses sens de dragon lui avaient révélé sur l’étendue et la noirceur du pouvoir de l’homme qu’ils venaient de rencontrer. Si tant était qu’il pût encore être qualifié d’humain. Ce qui n’était pas le cas. Aucun des dieux qu’ils avaient croisés ne leur avait paru si écrasant. Si inaccessible.

Mifir, lui, était torturé par un sentiment croissant d’alarme qui obscurcissait son jugement. Il avait la désagréable impression que la réponse se trouvait à quelques centimètres de sa conscience mais refusait obstinément de se laisser saisir, tant la crainte d’un désastre inéluctable et imminent s’imposait à son esprit. Il ne parvenait pas à détourner son attention des visions d’horreur qui découlaient des propos du Démon.


Ils laissèrent rapidement la zone morte derrière eux, pourchassés par l’étrange spectre de la défaite.


Mifir Wis Adros fut tiré du sommeil par le bruit d’une lance qu’on retire de la pierre où elle est fichée, suivi par le cri d’une horde dévastatrice. Il se réveilla en sueur, ses cheveux noirs collés sur ses tempes, dans la chambre de l’auberge où ils étaient descendus. Il ferma les yeux avec force, en attendant l’apocalypse. Mais aucune destruction globale et miséricordieuse ne vint. Après plusieurs minutes, il décida d’ouvrir les yeux et d’aller prendre l’air.


La nuit était clémente sur la Grande Plaine, à l’est de la capitale, non loin des montagnes des nains. Depuis le balcon de sa chambre, au quatrième étage, il pouvait contempler presque l’entièreté de la petite ville où ils avaient fait étape. Des rues droites, des bâtiments solides et agencés avec logique, le plus pur style de l’architecture urbaine impériale, précis et ordonné. L’auberge était une des plus hautes constructions de la ville, qui était un point de commerce important entre l’Empire et le Royaume des Montagnes. Depuis que les nains avaient dénoncé le traité qui les liait à la couronne de Terag, les conditions de vie avaient bien changé dans la région. La guerre n’était pas loin. Mais le commerce était maintenu. À des conditions plus avantageuses pour les petits êtres barbus qui abondaient en ville.


Il repensait à l’époque lointaine où rien ne les arrêtait, lui et les autres occupants de la chambre. S’il se donnait la peine d’y réfléchir, il voyait bien que ce n’était pas une vision exacte du passé, mais les souvenirs ont toujours tendance à se fausser au bénéfice de la nostalgie d’une période révolue. En fait, ce n’était pas la force passée qu’il regrettait, mais ce sentiment d’impuissance qui l’habitait maintenant. Ils avaient pourtant vaincu tant d’obstacles. Chacun de leurs combats avait été plus terrible que le précédent. Un dieu affaibli, deux divinités mineures, un dieu des voleurs dont l’énergie était mobilisée par autre chose, la grande déesse de la magie qui voulait dérober l’âme de leur ancienne alliée, et même le dieu gardien des morts, pour lui dérober son sceau et ouvrir le Portail. Et …


Il se figea. L’évidence le frappa avec tant de force qu’il se demanda comment il avait pu la manquer jusque-là ; lorsque les Amberlirims tentèrent d’établir le lien entre Leandrath et Idalness, ils furent confrontés à une difficulté majeure. Provoquant une rupture dans le tissu magique du monde, ce lien aurait donné accès à la dimension matérielle à toutes les âmes en suspension dans l’Éther. Les âmes dont les dieux n’avaient pu ou n’avaient voulu s’emparer. Pour remédier à cette éventualité, ils avaient eu besoin de l’artefact du Seigneur des Enfers. Le Sceau d’Hazelmes devait empêcher les armées de défunts de déferler sur le monde par la déchirure dans la réalité créée par le vortex du portail. Les armées de morts…précisément les Légions de la Nuit. C’était la même chose. Exactement. Le sceau…Il n’était autre que le Bouclier de la Nuit ! Le portail. C’est eux-mêmes qui avaient créé le chemin menant à la perte des deux mondes !


Par le sang d’un millier de batailles ! songea-t-il, utilisant une vieille formule des Terres de l’Est. Tout ça n’est-il qu’une boucle sans fin, où le destin se joue de nous ?

La solution était à l’intérieur du Portail ! Ils devaient y retourner. Et vite !

Il se rua à l’intérieur en poussant des cris d’alarme.

C’est notre faute ! Cette pensée l’obsédait.


- Mais t’es malade ou quoi ? geignit Douran.

- C’est la guerre ? demanda Orlhynn en arrivant dans la chambre.

- Par le sang de mes Ancêtres, le sommeil des Dragons est sacré, protesta Lina.

- Absolument, ajouta Sulfur.


Mifir Wis Adros, avec toute l’autorité dont il était capable, balaya leurs récriminations.

- Je sais où trouve la Lance ! Souvenez-vous…


Le duelliste leur expliqua de la manière la plus directe possible le cheminement de sa pensée. Ils s’en trouvèrent convaincus à des degrés divers, mais n’ayant guère de meilleure hypothèse à exploiter, ils s’en remirent aux déductions de l’ex-gouverneur. L’aube les trouva sur la route. Enfin, dans les airs, sur le dos de deux dragons rouges.


- Finalement c’est pas mal comme moyen de voyager, cria Douran pour se faire entendre dans le vent qui rugissait à leurs oreilles.

- Bien moins fatigant que la marche, et bien plus classe que le cheval. Bien plus rapide aussi, répondit l’elfe assez fier de lui.

- Ça n’a quand même pas le côté pratique des anneaux de téléportation, objecta Mifir.


Ce sur quoi Sulfur se vexa et entreprit de leur rendre le voyage beaucoup moins confortable, au grand plaisir d’Orlhynn qui tentait de rester debout en équilibre sur l’épine dorsale de son ami pendant que ce dernier enchaînait les figures.


Ils volèrent jusqu’aux environs d’Hellendras, la cité des marchands, qui n’était plus que l’ombre d’elle-même depuis que le gros de l’activité commerciale s’était déplacé vers le Portail. Malgré la proximité des deux villes, Hellendras avait subi aux yeux de Mifir un déclin tout aussi douloureux que la capitale.


Ils y prirent néanmoins quelque repos et trouvèrent un marchand qui se rendait au portail avec une modeste cargaison venue du sud. Ils lui proposèrent une escorte gratuite, pour autant qu’il leur évitât les questions des gardes à l’entrée de la cité. Avant leur départ, il leur fallut résoudre un problème : même s’il était possible d’accéder à la dimension de la Lance en passant par le Portail, comment allaient-ils faire pour ne pas simplement arriver de l’autre côté ? Ôter le sceau d’Hazelmes, en leur ouvrant les portes du monde des morts, hâterait l’apocalypse qu’ils cherchaient à éviter.


- On fait pas d’omelette sans casser des bœufs, comme on dit chez moi, répondit Douran lorsque Mifir le lui fit remarquer.

- On dit aussi « qui va à la chasse perd sa race » dans ce cas-là, plaisanta Orlhynn.

- La ferme, conclut Mifir.


L’idée vint de Lina W’oot.


- Le portail influe par un puissant sortilège à la fois sur l’espace et le temps, de la même manière, basiquement, qu’un charme de déplacement instantané. Si nous parvenons à perturber le premier avec un second, durant notre transfert, il y a une chance pour que nous arrivions à créer une interférence qui nous ouvrira l’accès à la dimension cachée derrière le portail, grâce à un biais dans le tissu métamagique spiroïdal qui permet les échanges infinitésimaux d’énergies et de matières entre les deux extrémités du conduit.

- Je préférais quand tu chantais des chansons, répondit l’elfe en se tenant la tête entre les mains.


Sulfur et Douran eux s’étaient carrément endormis, l’un appuyé sur l’autre.

Mifir les réveilla d’un coup de pied et les envoya chercher un parchemin contenant le sortilège nécessaire, qui n’aurait plus qu’à être lancé, précisément durant les quelques courtes secondes qu’ils passeraient dans le portail, entre les deux côtés du monde. Après avoir décidé de tenter le coup de cette façon, ils prirent la route.


En dehors d’un incident mineur impliquant une Hydre de Lerne, qui apprit douloureusement qu’elle avait des organes vitaux vulnérables, au contraire de ses nombreuses têtes, le voyage se passa sans encombre. Après cela, le marchand comprit visiblement que ces aventuriers n’avaient pas exagéré en lui disant que leur offre était « la chance de sa vie » et se confondit en remerciements pour le reste du chemin. Mais le plus éprouvant était sans conteste de supporter les incessantes incitations de Mifir Wis Adros à presser le pas. Il n’y avait que trois jours de marche entre les deux villes, et c’était heureux.


La Cité du Portail était en ébullition. Les nouvelles arrivant des Îles Dorées étaient préoccupantes. Les voyageurs parlaient d’un assaut violent contre les environs du portail, d’une tempête de ténèbres. La seule chose certaine c’était que quelqu’un s’était introduit de force dans le portail mais n’en était pas ressorti. Les gardes qui s’étaient lancés à sa poursuite étaient arrivés de l’autre côté sans l’y trouver. Ceux qui surveillaient ce côté du vortex n’avaient vu personne d’autre en émerger. Toujours était-il que les autorités avaient interdit à quiconque, en dehors d’une équipe de secours pour la cité jumelle de l’autre côté du portail, de se rendre en Idalness. Et depuis cinq jours le blocus était maintenu, au plus grand dam des marchands de toutes sortes. Dans l’autre sens, des blessés ou des voyageurs continuaient d’affluer.


À l’annonce de cette nouvelle, Mifir, se rappelant les paroles du Démon, sentit son sang se glacer. Leur « ennemi » avait cinq jours d’avance. Il était peut-être déjà trop tard. Il fallait impérativement qu’ils mettent leur plan à exécution au plus tôt.


Toute envie de rire envolée, ils patientèrent durant les quelques heures qui les séparaient encore de la nuit. Des charmes d’invisibilité et un sens inné de la discrétion – pour certains – firent le reste. Seul un garde, qui eut la malchance de se retourner au mauvais moment, fut rapidement neutralisé. Ce qui suscita un débat entre Orlhynn et Douran pour savoir qui avait porté le coup en premier. Ils étaient en train de proposer de réveiller leur victime pour lui demander son avis, lorsque Mifir les empoigna pour traverser le portail. Tout alla ensuite très vite.


À peine avaient-ils plongé dans l’espace froid et irisé de vert mouvant du portail, à peine commençaient-ils à ressentir le haut-le-cœur indissociable du passage, que les mots de l’incantation fusèrent rapidement des lèvres de Lina. Ils voyaient devant eux le point lumineux qui figurait l’autre extrémité du tunnel et se rapprochait à une vitesse hallucinante, telle que si l’attention du voyageur n’était pas focalisée sur ce point précis, le voyage paraissait instantané. Puis il y eut un flash bleuté et tout ralentit. Le sortilège de déplacement échappa à tout contrôle dans cet espace saturé de magie. Il parut heurter à plusieurs reprises les parois du tunnel sous la forme d’un éclair foudroyant. Puis il s’en vint finalement frapper le sol juste devant l’ancien barde, qui vit le sol s’ouvrir devant ses pieds. Au-delà, il n’y avait que les ténèbres. Il n’hésita pas.


- Vite ! Sautez ! cria-t-il.


Et il montra l’exemple.


Les autres suivirent et il leur sembla rester un moment suspendu dans les airs au-dessus d’un ciel plus noir que l’âme du Démon. Puis une sensation de vertige intense les saisit et ils s’écroulèrent, désorientés sur un sol de pierre, irrégulier, gris et tiède.


Le sol était plat, interminable, agrémenté uniquement par le dessin de nombreux cratères, de toutes tailles. Au-dessus d’eux se trouvait un ciel garni d’une densité inédite d’étoiles, traversé de météores. Leur lumière était bien suffisante pour percevoir clairement les choses. Mais il y avait également une lune blanche et ronde, parfaitement régulière, où l’on distinguait toutefois, légèrement moins blanc que le reste, le dessin d’une étoile ou d’un soleil… comme sur un bouclier. Le sol non loin d’eux paraissait plongé dans les ténèbres, sans qu’il n’y eût la moindre montagne pour projeter de l’ombre. Et s’ils suivaient cette ligne de démarcation, leur regard était immanquablement attiré par une lance d’or fichée dans le sol, à quelques dizaines de mètres d’eux seulement.


Le temps dans cette dimension métaphorique était si dense, que chaque instant pouvait contenir plusieurs vies. Sans pour autant s’écouler de façon régulière, tant les lois ordinaires ne pouvaient s’appliquer à ce lieu. Durant les cinq jours qui s’étaient écoulés sur Leandrath, seules quelques secondes avaient vécu et étaient mortes pour l’homme qui les avait précédés.

Mais il ne s’agissait pas vraiment d’un homme.


Il était grand et livide. Sa peau et sa chevelure blanc neige contrastaient avec la noirceur du cuir qui l’habillait. Des crânes d’argent, des croix de platines, des chaînes d’or blanc ornaient sa tenue par ailleurs bouclée et sanglée en de nombreux endroits. Dans son dos jaillissaient deux ailes démoniaques, noires et griffues. Il ne tenait aucune arme, cependant tournoyaient à sa portée plusieurs épées aux lames sombres, ainsi que d’autres objets tranchants telle une faux particulièrement exotique et inquiétante. Il se retourna vers eux, conscient de leur arrivée dans cet espace réduit et pourtant infini. Ils purent contempler ses yeux aux iris rouges et aux pupilles verticales, ses lèvres mauves qui ne pouvaient masquer entièrement ses crocs, les ergots qui garnissaient les côtés de son visage et ses mains. Et par-dessus tout, malgré cet aspect dénaturé, ils le reconnurent. Tout comme ils reconnurent chacune des armes qui flottaient autour de lui : la faux du diable, l’épée noire d’Elovmir, l’épée d’Ekmalith, la lame nécromantique de la liche de la Cité Temple du Démon, une épée bâtarde de Lavernus étrangement corrompue, toutes les armes de prédilection de celui qui se tenait au milieu d’elles : Kashell Flot-de-Sang, autrefois mercenaire, désormais Fléau universel, héritier – ou usurpateur – des derniers pouvoirs de la Stygie.


- Par les dieux… laissa échapper Douran, abasourdi par cette vision et toutes ses implications.


Ainsi le pouvoir instillé par Hécatombe dans le cœur de l’ambitieux mercenaire avait fini par avoir raison de lui. Il avait, au cours des décennies, des siècles écoulés, fait grandir son pouvoir et s’était laissé petit à petit dévorer par la noirceur de la Stygie.


Devant cet aperçu de ce qu’il avait été très proche de devenir, Douran ressentit pour la première fois depuis très longtemps de la peur.


- La vache, marmonna Orlhynn, j’aurais pas dû laisser mes pouvoirs dans mon autre pantalon…


Mifir le gratifia d’un regard lourd de sens, comme il pensait à un certain épisode impliquant un guerrier d’améthyste. Tous les Amberlirims, semblait-il, devaient expérimenter les effets dévastateurs d’un trop-plein de puissance pour en être dégoûtés. Il se félicita plus que jamais d’avoir réussi à résister à ces tentations et s’avança vers le dernier des anciens membres de leur petit groupe.


- Kashell, c’est moi, Mifir Wis Adros. Tu me reconnais ? Écoute, je ne sais pas ce que tu t’apprêtes à faire mais…


Le sortilège mortel frappa Mifir avant qu’il ne puisse aller plus loin. Par bonheur, l’enchantement d’une de ses lames le prémunissait contre ce genre de surprise désagréable, et cet enchantement était encore bien actif. Il fut néanmoins projeté en arrière sur plusieurs mètres, et s’écroula dans la poussière millénaire qui recouvrait cet endroit.


Visiblement conscient de son échec, Kashell foudroya sa main du regard, comme pour la défier de faillir à nouveau. Puis il s’empara d’une des lames, qui quitta le cercle aérien. Néanmoins il ne s’éloigna pas de la Lance.


Mifir se relevait déjà. Tous les autres étaient sur la défensive. Ils connaissaient Kashell, et savaient qu’il était inutile de se mettre en danger pour le prendre à revers. Ses réflexes étaient bien trop rapides, même lorsqu’il était humain.


Lina W’oot entama un chant, profond et ancien, dans la langue chargée de magie des dragons. Dans cette dimension particulière la voix du barde semblait prendre une tout autre ampleur. La voûte étoilée semblait renvoyer une musique qui faisait écho à son chant. N’importe quel mortel, quelle que fût sa force, s’en serait trouvé fasciné. Mais Kashell, ou ce qu’il en restait, n’avait pas vraiment l’air affecté. Il fit un pas, lent, en avant. Tout s’enchaîna. Orlhynn se lança en glissade sur le sol pour passer sous la barrière d’épées, Douran opta pour une technique plus frontale, et dévia la faux d’un coup de double lame pour passer sous la garde de Kashell. Sulfur sembla se déplier en une forme plus proche de sa terrible nature, tandis que Lina donnait à son chant des accents menaçants. Mifir de son côté utilisa ses talents pour se porter entre la Lance et l’ex-mercenaire.


Pour Kashell, flancs ou dos n’étaient pas des endroits plus vulnérables. Plus de cinq cents ans de combats forgent les réflexes aussi sûrement que l’âme. Et sa nature altérée le préservait de bien des inconvénients. Cependant, il n’avait plus affronté autant d’adversaires de cette valeur depuis fort longtemps. Les coups pleuvaient autour de lui, l’empêchant d’utiliser la nécromancie pour les envoyer d’un coup dans le néant. Contrôlant parfaitement ses armes volantes, il tenta de resserrer la barrière qu’elles formaient autour de lui, mais tous ses adversaires utilisaient une arme pour se protéger et l’autre pour frapper. Et le dragon abattait des griffes massives sur les lames pour faire voler la barrière en éclat. Sans compter les sortilèges…


Il avait régné sur une partie de l’Arkland, et repris ses droits en Ysgard, exercé la moindre petite parcelle de vengeance qu’il pouvait obtenir pour tenter de soulager son âme meurtrie. En vain. Il avait continué à défier les dieux d’Idalness et en avait fait tomber plusieurs lui aussi, mais la soif de pouvoir le dévorait, le conduisait vers les ténèbres. Alors il brisa les Barons. Bathoris était déjà mort, Elovmir disparu, il n’en restait plus que trois, et ce fut si facile. Il portait leurs âmes à la ceinture, dans des gemmes-prisons plus solides que celles des divinités elles-mêmes. Il les entendait, eux et les dieux morts, et tous ceux dont il avait dérobé l’essence en espérant que le tourment éternel qu’il leur infligeait apaiserait le sien, lui hurler leur haine et espérer sa défaite. Mais il ne perdrait pas contre ces gens sortis de nulle part. Il avait une dernière tâche à accomplir. Propulser le monde dans le néant lui apporterait cette paix définitive qu’il ne pouvait trouver autrement. Il resterait debout quand les légions de l’au-delà déferleraient sur les continents. Il serait peut-être le premier à tomber, mais il anticipait toute cette souffrance qu’il allait causer, et il sentait qu’avant de, lui-même, disparaître à jamais, il aurait la joie de pouvoir penser « pour tous les autres, ce sera bien pire ». Il n’y avait rien d’autre à attendre de l’existence, il avait eu cinq siècles pour l’apprendre. Alors que des lames enchantées par une magie qu’il était sûr de connaître lui causaient bien plus de dommages qu’elles ne l’auraient dû, il tendit son bras libre vers la hampe de la lance, et dans un hurlement de rage envers ceux qui l’empêchaient de profiter de cet instant, se prépara à l’arracher du sol.


Mifir vit la main blafarde se tendre vers la Lance de l’Aube. Et connut un instant de panique intense. Pourquoi le mercenaire refusait-il d’entendre raison ? Il était fort, mais il ne pouvait gagner contre eux. C’était impossible ! Quels pouvoirs avait-il pu acquérir pendant que Mifir gisait dans sa tombe ?


- Je m’absente quelques siècles, et vous me foutez la merde la plus noire qu’on puisse trouver ! J’en ai marre, on ne peut même pas être mort en paix dans cet univers !


À l’instant précis où Kashell se saisissait de l’artefact légendaire qui trônait là depuis le début des temps, Mifir Wis Adros, lui aussi, l’empoigna. Il y eut un éclair de lumière dorée, et la frontière des ombres, sur le sol, parut reculer légèrement avant de revenir prendre sa place. De chaque côté de la lance, un homme luttait. L’un pour la sortir du sol, l’autre pour l’y maintenir profondément enfoncée. Mâchoires serrées et muscles bandés, ils puisaient dans leurs ressources. Kashell battit nerveusement des ailes, Mifir hurla. Le cercle d’acier tranchant dansait autour d’eux si vite qu’aucun des autres ne parvenait à s’approcher. Suivant le mouvement des lames, les ténèbres et la lumière de part et d’autre de la Lance, entamèrent eux aussi un mouvement circulaire qui se transforma rapidement en spirale s’élevant autour des deux protagonistes.


À quelques centimètres l’un de l’autre, leurs regards se croisèrent.

Alors seulement Kashell reconnut celui qui se tenait en face de lui. Une fois que les barrières de sa conscience corrompue par des décennies d’exposition au Mal cédèrent, et que les souvenirs purent affluer librement en lui, l’identité des quatre autres personnes lui parut évidente. Les voyageurs de l’autre monde. Et leur étrange allié dragon. Il se rappela l’Athanelas, où il les avait rencontrés, leur exubérance, leur force. Ils l’avaient aidé à remettre la main sur… le pommeau… de son épée… Des images confondues, désordonnées, de combats, de récompenses, de frustrations, d’épreuves, s’offrirent à lui. Lentement son esprit remit de l’ordre dans ces épisodes et reconstruisit l’histoire des Amberlirims. Et il se rendit compte que jamais dans la course qu’il avait menée contre l’existence, il n’avait retrouvé la grâce des instants qu’il avait vécus à leurs côtés. Ce fut à cet instant, alors qu’il était sur le point de tout détruire, qu’il réalisa que s’il n’avait pas trouvé l’apaisement, c’était uniquement parce que sa nature l’avait contraint à le chercher seul. Il avait toujours été seul, à l’exception de cette période de quelques années, il y avait bien longtemps, qu’il avait partagé avec eux. Mais pourquoi le comprenait-il si tard ?!


Orlhynn, Douran, Mifir, Lina, et le dragon si particulier. Il se les rappelait provoquant l’inquisition, négociant avec le Corbeau, mettant la capitale du royaume des Elfes sens dessus dessous. Il pouvait presque ressentir, à l’évocation de ces souvenirs, la même exaltation que lorsqu’il était humain. Le vol du Cristal d’Athanelas, la libération d’Hécatombe, le raid sur Ybanion, le vaisseau volant… L’Aventure.


Par un curieux travers de l’esprit, il s’était enfermé dans une conception de lui-même qui l’éloignait sans le savoir de ce pour quoi il avait été fait, de ce qui l’avait toujours poussé à aller de l’avant, même lorsqu’il n’était qu’un soldat trop faible pour l’Ysgard, un mercenaire trop malléable pour commander. Ce qui l’avait décidé à partir pour la campagne de Stygie. Comme chacun des autres, il n’était mû que par le désir - le besoin - d’aventure, de découverte, de dépassement.

Sur cette route pleine de risques, il avait à un moment bifurqué vers les ténèbres, et arpenté un sentier parsemé de désolation et de malheur. Jusqu'à cet endroit précis, qui le voyait sur le point de lâcher sur le monde une horde féroce et vouée à la Nuit Éternelle. Il était sur le point de rompre l’équilibre qui permettait l’existence matérielle de leur ancien terrain de jeu. Et il se rendit compte, en les voyant tous tenter de l’en empêcher que, contrairement à ce qu’il avait un moment pensé, il lui restait de nombreuses possibilités à exploiter. La route ne devait pas forcément se terminer maintenant.


Lentement, il relâcha la tension de ses muscles puis sa main quitta la Lance. La danse mortelle de ses épées ralentit.


Mifir ne se rendit pas compte immédiatement qu’il ne luttait plus que contre le sol. Puis sa vision périphérique le prévint d’un mouvement à sa droite. Il leva à nouveau les yeux, et contempla Kashell, debout près de lui. Il se jeta en arrière et ramassa ses propres lames. Le monstre leva la main, il s’attendit à subir un autre sortilège. Mais la main blanche s’ouvrit en une sorte de salut, avant d’arracher la ceinture de gemmes sombres. Elle sembla résister, comme si la noirceur qu’elle contenait ne voulait pas quitter son porteur.

Il dit :


- Trop de ténèbres pour un seul homme. Retournez d’où vous venez. Nos routes sont différentes désormais.


Mifir crut qu’il s’adressait à lui, mais le regard reptilien était dirigé sur les gemmes qui émettaient de noirs éclairs.


D’un geste, Kashell projeta la ceinture contenant les âmes les plus honnies et les plus puissantes loin au-delà de la frontière entre la Nuit et le Jour. Elle disparut à leur vue. Ils ne l’entendirent même pas toucher le sol.

Le tournoiement des épées reprit autour de l’ancien mercenaire, et se doubla à nouveau d’une spirale de noirceur. Bientôt lui aussi disparut à leur vue. Ils ne perçurent derrière le tourbillon que son cri alors que la force maléfique qui l’avait si longtemps habité le quittait pour suivre ses possesseurs légitimes dans l’au-delà.


Puis le mouvement s’interrompit et les armes tombèrent sur le sol. Il n’y avait plus là qu’un homme aux cheveux gris et au regard mauve, portant sur les omoplates deux cicatrices étranges et symétriques. Sa tenue était réduite en lambeaux. Il respirait avec difficulté, le douloureux réapprentissage de ce mécanisme naturel s’ajoutait à l’épuisement. Il les gratifia néanmoins d’un sourire goguenard.


- Vous verriez vos têtes les mecs…


Ils portaient tous plusieurs coupures, dont la plupart saignaient abondamment. Orlhynn n’avait jamais autant regretté ses pouvoirs, et Douran, ses nombreuses immunités perdues. Mais ils étaient vivants… et surpris.


- C’est pas la première fois, ajouta Kashell d’une voix qui retrouvait progressivement ses inflexions originelles. À croire qu’on devait tous passer par là.


Il y eut un silence. Puis Mifir répondit en rengainant ses lames de duel :


- Parle pour toi, maudite charogne mercenaire, il ne m’est rien arrivé de tel ! Tout ce que je vois, c’est que je suis toujours obligé de payer les conséquences de vos actes. Bande de… de… chaotiques !

- Si on allait boire un verre ? demanda Orlhynn pour toute réponse.


Tous rirent de bon cœur devant la mine atterrée du loyal serviteur de l’Empire, qui se joignit bientôt aux autres.

Il y eut des tapes dans le dos et des serrements de main. Et ils se dirigeaient dans un joyeux brouhaha vers la sortie de ce méta-univers quand un grondement sourd les retint.


- Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda l’elfe. T’as tellement faim ?

- J’y suis pour rien, répondit Douran, ça vient de derrière.

- Mais y’a rien derrière, juste…


Ils s’interrompirent, écarquillant les yeux, puis ils dirent ensemble, sur le même ton catastrophé :


- La Lance !!!


Ils se retournèrent juste à temps pour voir une main émerger lentement de la muraille noire et pousser l’artefact légendaire, qui lentement, inexorablement, commença à tomber. En vain, ils se précipitèrent tous pour le retenir, mais ils en étaient bien trop éloignés. La lourde hampe toucha le sol en soulevant un nuage de poussière. Alors les ténèbres s’agitèrent pour prendre forme, et un instant plus tard, sur ce qui était la ligne de démarcation, se tenait une armée de silhouettes sombres, attendant l’ultime signal pour se jeter contre la Lumière. Au premier rang de ce sinistre tableau, se trouvaient Bathoris et Karon de Xaos, les Stygiens ; Kryssania la déesse de la mort ; et toute une série de personnes qui paraissaient plus consistantes que les autres. Derrière eux venaient des dieux d’Idalness, des prêtres maléfiques de Teragopolis, le Stratégos d’Athanelas, le Grand Inquisiteur d’Ybanion, des héros de la guerre du Démon, des légions entières de guerriers tombés lors des éternelles batailles divines. Tous affichaient le même sourire carnassier.


- Je crois que ce n’était peut-être pas une bonne idée de lancer la ceinture de ce côté-là de la ligne… hasarda Kashell.

Tous les autres le gratifièrent d’un regard éloquent : « Non ? Sans Blague… »


Mifir n’avait pas arrêté son mouvement, et s’empara de la Lance. Mais lorsqu’il voulut la soulever, une botte noire, entourée de volutes de nuit, s’abattit sur elle. Bathoris le regardait, triomphant.


- On t’a déjà tué une fois, lui lança le duelliste, bandant à nouveau ses muscles.


L’apparition hésita un instant de trop, et Mifir tira la lance de sous son pied, avant de la brandir en direction de la ligne de soldats obscurs. Devant l’immensité de leurs rangs, il hésita.

Chaque seconde écoulée accordait plus de densité aux légions spectrales qui se dressaient devant lui. Et leur nombre paraissait déjà infini. Il les défiait cependant de la pointe de la Lance de l’Aube.


- C’est brave, commenta Lina, impressionné.

- C’est courageux, admit Douran.

- C’est idiot, corrigea Orlhynn.

- C’est ce que je voulais dire.

- Vous croyez vraiment que c’est le moment ? leur hurla Mifir sans détourner les yeux des troupes massées devant lui.


Tous, Kashell le premier, se mirent en garde aux côtés de leur ami. Tous les six, les Amberlirims, à nouveau réunis, face à la plus grande menace de l’histoire de Leandrath. Les stygiens et les dieux morts dévisageaient les héros vivants.


- Il ne manque plus que les trompettes de l’apocalypse pour que le tableau soit complet, dit l’elfe.


Un rugissement de bataille lui répondit. Une mer d’épées, de lances, de pieux et de piques se leva vers le ciel noir.

Bathoris, plus sombre encore qu’il ne l’avait été de son vivant, cheveux noir ondulé, lèvres fines et regard acéré, ouvrit la bouche.


- Avançons, mes frères.

- Non !


Il y eut ce cri, puis les trompettes, puis une lumière douce força le Baron à plisser les yeux.

Et les Amberlirims sentirent de nombreuses présences derrière eux.


- La Lance a été brandie par le Héros, dit une voix. Le cycle est complet. L’Équilibre est renouvelé. Retournez aux Ténèbres.


Une robe blanche se glissa entre eux. Un homme, grand, portant un tatouage en forme de larme sous l’œil posa sa main sur l’épaule de Mifir. Les légions de la Nuit reculèrent d’un pas. Yiallian n’était pas venu seul. Il y avait aussi Elliadrine, la guerrière à l’épée d’argent, Terag IV et des centaines de Prétoriens, parmi lesquels Lenneth et même celui qui avait survécu aux prisons du Chimeraleas. Seymour, le demi-gnome inventeur, Raven le psion, Sylvianallassa, souveraine d’Athanelas, Brigess Valmont le mage de Lavernus, et Esterian, le puissant enchanteur qui était à l’origine de la plupart des armes des Amberlirims, tous étaient sortis des Limbes pour se joindre à la Lumière. Accompagnés de tant d’autres, qu’ils ne reconnurent pas.


Les flots de la Nuit se séparèrent soudain. Et une silhouette solitaire s’avança vers eux, comme surgie du plus antique passé. Dans une robe noire vaporeuse, le conseiller Talanist vint vers eux.


- Il n’y aura plus d’équilibre, dit-il d’une voix caverneuse. Notre tour est venu.

- J’étais sûr qu’il y aurait un conseiller du Nord dans cette histoire, marmonna Mifir. Mais je n’imaginais pas que ce serait LE conseiller du Nord.


Talanist, bien longtemps auparavant, avait ourdi un vaste complot visant à s’approprier le pouvoir impérial en maintenant Terag IV dans un état végétatif, tout en s’assurant la dévotion de la plupart des personnalités influentes en les asservissant. Il avait agi de manière si indirecte que la situation avait bien failli déraper avant que les Amberlirims ne la résolvent. Démasqué, il avait été vaincu par eux dans la chambre même de Sa Majesté. Visiblement il avait la rancune tenace.


Lassé par ce défilé, Mifir fit un pas un avant, et mettant à profit l’allonge de cette arme qu’il ne maîtrisait pourtant pas particulièrement, frappa Talanist avec la Lance de l’Aube, et l’ombre du Conseiller s’évanouit. L’arme se mit à briller plus fort.


- D’autres candidats ? demanda le duelliste agacé aux légions infinies, en secouant la tête de façon cocasse.


Les autres, et tous les envoyés de la Lumière derrière eux, firent bloc avec lui. La lune prit une teinte verdâtre.


- Plante la Lance dans le sol, intervint une voix familière dans l’esprit de Mifir Wis Adros.


Tout ça pour planter une lance, pensa ironiquement celui-ci en réponse, mais il s’exécuta néanmoins. Une onde de lumineuse naquit à l’endroit où la pointe d’or avait frappé la roche et s’épanouit rapidement. Éblouissante et inexorable, la vague circulaire sembla s’étaler jusqu’à remplir tout l’espace. Lorsque la lumière reflua, la Lance avait regagné sa place. De rage, les âmes prisonnière de la Nuit crièrent, frappèrent une barrière invisible, se pressèrent contre elle dans l’espoir de la faire céder. En vain. La ligne de démarcation était bel et bien rétablie, le pouvoir de l’artefact pourrait les maintenir à distance, comme il l’avait fait auparavant, et ce, pour un long moment encore. L’une après l’autre, et de plus en plus rapidement, les entités spectrales se retirèrent, emportant avec elles les essences jusque-là enfermées dans des gemmes nécromantiques. Sur un dernier souffle de vent aux accents de frustration, ils disparurent.


- Bien joué, dit un chevalier aux allures de paladin de Tyr.

- Merci, répondit Mifir machinalement. Mais vous êtes qui d’abord ?

- Mais je suis le Chevalier Morned de Kalweldar, j’ai combattu les armées d’Adler bien avant l’arrivée du Démon.

- Non je veux dire, pas vous Vous, mais vous tous, là.

- Tu croyais que le Mal serait le seul à avoir ses soldats, demanda Esterian, un mystérieux sourire aux lèvres.

- Si vous étiez là, pourquoi me sortir de ma tombe ?

- Réfléchis une seconde, combien crois-tu qu’il y a d’élus du Mal pour un élu de notre camp ? Et nous n’avons pas plus qu’eux le droit de toucher ce symbole de l’Équilibre. Il fallait un héros pour s’assurer que la Lance reste en place.


Ne se faisant pas d’idée sur la proportion de crapules et de vermines dans la population des défunts, Mifir accepta l’argument.


- Et puis tout cela avait un autre but, continua l’enchanteur ; vous réunir.

- Pardon ? demandèrent-ils à l’unisson.

- Quelqu’un a remarqué que depuis votre dispersion ce monde n’avait cessé de décliner, provoquant la survenance de circonstances favorables à ce genre d’incidents, dit Yiallian en désignant la ligne de ténèbres.


Kashell toussa et regarda ostensiblement ailleurs.


- On ne t’en veut pas, intervint une voix.


Le corbeau se présenta devant eux.


- Ne vous sentez pas gênés, continua ce dernier devant les mines défaites qu’affichaient les Amberlirims, vous avez fait ce que vous croyiez devoir faire, je ne vous ai jamais tenu rigueur de m’avoir trahi… ou si peu.

- C’était un malheureux concours de circonstances, intervint Orlhynn.

- Un malentendu certainement, confirma Douran.

- C’était votre rôle. Et cela vous a conduit à vous rassembler. Il faut parfois se perdre pour mieux se retrouver. Chacun d’entre vous l’a appris.

- En outre, reprit Esterian, personne d’autre que toi n’aurait pu manier la Lance de l’Aube pour le camp de la Lumière.

- C’est dire si le monde va mal… chuchota Douran provoquant l’hilarité de l’elfe, du dragon et de l’ex-mercenaire.


Mifir lui lança un regard scandalisé.


- Il a besoin de vous, simplement. Vous représentez le courage et l’héroïsme, dit le grand prêtre d’Ilmater comme son regard s’attardait sur chacun d’eux tour à tour, l’honneur et la grandeur, l’amitié. Un peu d’inconscience et d’effronterie également, mais soit.

- Effronterie ? Tu vois ce qu’il veut dire, toi ? demanda Orlhynn

- Pas le moins du monde répondit Kashell.

- Minute, coupa le duelliste. Comment avez-vous fait pour me ressusciter ? Et l’Édit du Démon ?


Les apparitions sourirent.


- Nous ne sommes pas des dieux, nous appartenons toujours à Leandrath. Ou à Idalness. La situation était grave. Nous avons agi en conséquence. Et tu étais le meilleur choix. C’est très gentil d’avoir accepté.

- Accepté quoi ?

- De repartir. Tu étais parmi nous, Mifir Wis Adros. Mais les vivants ne peuvent se souvenir de la mort.

- Ha ça… Mifir était abasourdi.

- Moi je pense qu’ils l’ont viré tellement il était ch…

- La ferme, Douran.

- On peut même plus donner son avis.


Il y eut quelques rires, puis un cercle brillant, dans des nuances pastel, apparut à quelques pas d’eux. Au-delà, ils reconnurent le Portail.


- Repartez, Amberlirims, et que votre route soit longue, dit Esterian.

- Vous avez prouvé que votre présence empêche la dérive sclérosante du monde dans son intégralité, intervint Brigess Valmont, qui s’était tenu coi jusque-là. Ce que vous avez accompli pour Lavernus n’était qu’une étape. À la fin, seul le changement est salutaire. Vous êtes un facteur de survivance.


Le mage de bataille ne les avait pas habitués à un discours aussi peu conservateur, et ils s’en montrèrent surpris. Avec une expression mi-figue mi-raisin, ce dernier ajouta :


- Et si vous croisez Willemar, remettez-lui… ou plutôt non. Ne lui dites rien. C’est mieux ainsi.

- Willem est toujours vivant ? s’étonna Douran.

- Sans blague ? lui fit écho Orlhynn.


Un enthousiasme certain se peignit sur les traits de la plupart des Amberlirims.


- Allez, maintenant. Votre place est sur le Plan Matériel, conclut Yiallian. Tâchez tout de même de ne pas y foutre trop de bordel.


Comme étonné par l’emploi d’un langage aussi peu clérical, le grand prêtre porta une main à sa bouche. Elliadrine le gratifia d’une tape sur le sommet du crâne.

Sur un dernier geste de salut, les Amberlirims s’engouffrèrent dans l’ouverture qui allait les emporter vers leur foyer. L’un après l’autre, les apparitions s’effacèrent à leur tour. Avant de regagner le repos éternel, celle du mage laverne marmonna néanmoins :


- Je n’aurais sûrement pas dû leur parler de Wil…


Ils émergèrent du Portail, ensemble, côté Leandrath. Ils donnaient, à eux six, une bien étrange image. Un homme aux cheveux noirs, à l’allure noble, vêtu de gris et portant les anciennes armoiries impériales ; un elfe au regard profond, vêtu de cuir brun, dégageant une assurance peu commune ; un colosse à la démarche empruntée, portant la couleur rouge comme une seconde peau ; un guerrier couvert de cicatrices à la chevelure grise, dont les vêtements en miettes n’entamaient pas la confiance, les bras chargés d’armes ; un homme plus petit et plus vif, au sourire acide, faisant tournoyer un étrange sceptre dans sa main gauche ; et un barde portant une épée énorme dans le dos, au regard empli d’une sagesse ancienne.


Il s’était écoulé plusieurs jours depuis qu’ils avaient franchi le passage vers la dimension mystérieuse où se trouvait l’objet de leur quête. Et dans cet intervalle, les autorités avaient dépêché sur place une unité d’élite de l’École Adrosian. Ces hommes étaient chargés de surveiller les arrivées pour éviter tout incident semblable à celui qui s'était produit près de deux semaines plus tôt. La tension était montée d’un cran lors de la découverte d’un garde inanimé aux abords de l’arche.


Parmi ces soldats figurait un homme particulièrement versé dans l’histoire de son ordre. Il savait qui était le premier d’entre eux, et connaissait les liens qui l’unissaient aux Amberlirims. Et quand bien même, il n’aurait pas pu ne pas reconnaître celui qui se présenta devant lui, tant il avait contemplé sa statue à Teragopolis. Tous ceux qui marchaient avec lui ne pouvaient être que… Il y avait bien trop de concordances.

Sous le choc, il les regarda passer devant lui. Aucun de ses compagnons ne broncha, il s’agissait de simples voyageurs, même si leurs tenues étaient pour le moins excentriques. Les gardes de la cité s’occuperaient des formalités. Eux n’étaient là que pour assurer la sécurité.

Les six hommes se dirigeaient vers le poste de contrôle. Mû par une impulsion soudaine et irrépressible, le jeune soldat sortit du rang et lança :


- Seigneur Wis Adros ?


Le premier homme se retourna avec une telle spontanéité que tout doute s’envola de son esprit.


- Oui ? répondit Mifir instinctivement.


Il y eut comme un déclic. Puis un souffle de stupeur. Et quinze escrimeurs vêtus de gris, une mèche blanche ornant leur chevelure noire, tombèrent à genoux avec respect.


- Ho je sens que je vais adorer ça… dit simplement le duelliste des Terres de l’Est, un sourire radieux éclairant son visage.


Un vent ancien se remit à souffler sur l’Empire. Et il ne s’arrêterait pas avant longtemps.



 
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   xuanvincent   
19/3/2009
 a aimé ce texte 
Bien
Après une lecture rapide, ce volet m'a paru comme les précédent bien écrit dans l'ensemble et assez intéressant pour les amateurs du genre.

Il m'a simplement paru trop long à lire dans le cadre de la rubrique des nouvelles (147 000 caractères, deux fois plus que l'épisode précédent qui m'avait déjà paru un peu long).

   Anonyme   
10/4/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Le monde riche dans lequel l'auteur parvenait à me plonger si aisément va me manquer...presque autant que l'impertinence de ses personnages.


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