Le second cycle de nouvelles comprend des textes plus longs, qui parlent du futur ou qui quittent le point de vue des personnages principaux pour faire découvrir le monde par d’autres yeux, un monde qui toutefois est marqué par les traces des Amberlirims.
On retrouve ici un personnage inédit. Cette nouvelle raconte les aventures de ce dernier, qui ignore que ses épreuves ont à peu de choses près toutes la même origine. Elle décrit également des événements dont les Amberlirims n’ont eu qu’une connaissance diffuse.
Voir partie 1 : Introduction – Préface
______________________________________________
Il régnait sur Antos, capitale de la république des Îles Dorées une chaleur étouffante, que l’air venu du large peinait à atténuer avant la tombée du jour. Depuis plusieurs jours, le soleil de plomb dardait d’impitoyables rayons sur les demeures aux murs écrus, au style simple et aéré. Les rues étaient envahies d’une poussière sèche, et les fontaines étaient réduites à de simples flaques d’eau. L’activité humaine, d’ordinaire bourdonnante, avait déserté les avenues et les marchés, pour se réfugier à l’abri des bâtiments. Et elle s’y traînait mollement, accablée par les températures extrêmes, même pour le climat ensoleillé des Îles Dorées.
De rares chars, tirés par des chevaux fatigués, osaient braver la chaleur, et leur passage déplaçait un air brûlant. Les Thermes, réputés dans tout Idalnesss, avaient dû fermer, tant les gens s’y pressaient. De l’extérieur, la ville aurait presque pu paraître désertée. Même les gardes d’honneur du palais, siège du Grand Conseil, avaient abandonné leur poste sur les marches pour gagner l’ombre des immenses colonnes de marbre. La vie cosmopolite et bigarrée, l’animation perpétuelle des marchands et des voyageurs de passage, des bonimenteurs de toutes sortes, des spectacles itinérants, qui constituaient la marque de la République Marchande semblaient mises entre parenthèses par la force des éléments.
Il était près de midi et la chaleur n’allait pas tarder à atteindre sa plus haute intensité. Pas le moindre nuage pour couper les rayons du soleil. Le ciel restait désespérément bleu. Pas le moindre souffle d’air marin pour agiter l’air de la cité. Et il s’était écoulé plus d’une semaine depuis la dernière averse. Le fleuve qui venait se jeter dans l’océan, tout à côté de la ville, avait atteint un niveau ridiculement bas. La sécheresse devait déjà régner à l’intérieur des terres.
Sur le port, quelques mouettes voletaient encore, mais la plupart des oiseaux avaient gagné le couvert des pontons. La grande majorité des embarcations de pêche demeuraient à quai. La mer était d’huile, et sortir dans ses conditions relevait de l’inconscience. Aucun bateau de commerce n’était annoncé avant plusieurs jours. Seules des galères pouvaient naviguer, et sous ce soleil vorace, les forces des rameurs faiblissaient rapidement. Certains voyageurs se voyaient bloqués à Antos, comme en témoignait la présence de plusieurs nefs elfiques, fines et élancées, décorées d’arabesques et pourvues d’une mâture élégante, conçue pour la vitesse, de navires marchands laverne et ysgard, et même d’un vaisseau monastique de la théocratie d’Ybanion. Plus à l’écart, des bateaux de guerre orcs, reconvertis en transports, attendaient leurs équipages.
En tout autre endroit du monde, autant d’ennemis naturels rassemblés au même endroit, coincés par la mer, auraient eu tôt fait de transformer la cité en un gigantesque champ de bataille. Mais dans les Îles Dorées, seule la règle du profit prévalait. Et les compagnies de mercenaires pouvaient faire respecter ce cessez-le-feu implicite à la force de leurs épées. Alors chaque visiteur était prié de laisser ses opinions politiques, ethniques, ou simplement naturelles aux portes du territoire. Après tout, aucun peuple n’aurait voulu se voir priver du passage des précieux convois des marchands, seul trait d’union entre des nations autrement hostiles.
Cependant cette vague de chaleur avait des effets néfastes autant sur les corps que sur les humeurs et un nombre conséquent de bagarres et autres échauffourées était à déplorer dans les auberges, ou sur les marchés couverts d’Antos. Les mercenaires souffraient eux aussi de la chaleur, et leur efficacité s’en ressentait.
Réfugié dans les profondeurs du Temple de Cerantes, dieu du commerce et des voleurs, particulièrement apprécié dans la république marchande, Ingwelhessalhan Ellesindelhas, consultait quelque ancien et obscur parchemin traitant de la signification mystique de certains rituels du culte, pratiqués plus de trois siècles auparavant. En fait, il s’en souciait à peu près autant que de son premier larcin, mais la chaleur l’insupportait. Et les archives étaient l’endroit le plus frais du temple.
Quelques chandeliers éclairaient la salle. Lui-même avait posé une chandelle sur le coin de sa table de travail. La pénombre était rafraîchissante. Et guère handicapante pour Ingwel ; les elfes jouissaient d’une vue perçante, même en cas de très faible luminosité.
De la pointe de sa dague, il tentait d’extraire un nœud du bois de sa table. Une table qui devait être presque aussi vieille que lui. Le Temple des Îles Dorées avait été le premier grand temple de Cerantes, et on y trouvait de nombreuses reliques ou antiquités. Le mobilier en constituait une bonne part.
Heureusement, personne d’autre ne semblait avoir eu l’idée de se réfugier à la cave. Il n’était dérangé que par le bruit des rats qui grignotaient les ouvrages, ou se déplaçaient sans crainte entre les étagères. Il n’était pas particulièrement attentif, pourtant il aurait pu dire le nombre exact de rongeurs dans les archives. Son ouïe, elle aussi, était particulièrement aiguisée.
Aussi le grincement de la lourde porte du sous-sol lui fut-il aussi perceptible qu’un hurlement. Penché sur ses parchemins, il suivit la démarche lourde et essoufflée de l’homme qui approchait. Il esquissa un sourire quand il l’entendit se cogner dans une étagère, et jurer. Ce qui lui permit d’identifier le Grand Prêtre Selmyon de Kossil. Quand le ventripotent prélat eut localisé la lueur de la chandelle d’Ingwel et reconnu sa silhouette, il toussa bruyamment. L’elfe feignit la surprise :
- Ho ! Grand Prêtre, vous vous déplacez avec la discrétion du félin en chasse. - Certes, certes. Les ombres sont les plus sûres alliées de Notre Seigneur. Néanmoins, il est assez peu aisé de te trouver, Ingwelhessalhan, prêtre de la Dague. Tout autre que moi pourrait croire que tu tentes de te soustraire aux tâches quotidiennes de notre apostolat.
L’elfe prit un air offusqué des plus convaincants :
- Grand Prêtre ! loin de loi cette idée. J’étais si absorbé dans la lecture de ce précieux manuscrit que j’en ai oublié l’écoulement du temps. - Vraiment ? et qu’étudiez-vous avec tant d’assiduité ?
Ingwel glissa un œil sur les parchemins.
- Le cérémonial de la Lune à Deux Faces. Saviez-vous, Votre Grandeur, que la symbolique de ce rituel peut être mise en relation sur de nombreux points avec les croyances elfiques ?
Le grand prêtre parut hésiter.
- Oui évidemment, lança-t-il, abrupt. Mais ces questions historiques devront attendre, Frère Ingwelhessalhan. Le Clergé a une mission de la plus haute importance à vous confier.
Le prêtre se redressa. Sa robe de culte, complexe mais légère, verte, brodée de motifs dorés, représentant les vertus de Cerantes, reprit sa place, couvrant ses jambes, masquant la tenue de cuir sombre qu’il portait en permanence. Il s’inclina respectueusement et ses longs cheveux bruns tombèrent en cascade autour de son visage.
Cerantes savait quels ennuis cette mission lui réserverait. Mais il ne voyait pas comment s’y soustraire.
- Ce sera un honneur, et un devoir, Grand Prêtre.
Intérieurement, il espérait qu’il s’agirait d’une quête lointaine qui lui permettrait d’échapper à la chaleur étouffante de l’archipel. Mais avec les bateaux bloqués dans la rade par manque de vent, il doutait que ce fût possible.
En suivant le Grand Prêtre jusqu’à son cabinet de travail, l’elfe sentit son inquiétude grandir. La chaleur qui envahissait le temple n’était pas pour le mettre à l’aise. Malaise qui augmenta encore quand il découvrit l’invité de son supérieur. Dans le petit bureau richement décoré de Selmyon, attendait, calme et froid, un verre d’eau à la main, un prêtre portant la tenue gris foncé de l’Inquisition. Malgré la température ambiante, il n’avait pas ôté sa cape, ni même rabattu sa capuche.
- Est-ce là celui dont vous m’avez parlé ? demanda-t-il au grand prêtre. - Oui, Frère Inquisiteur, Ingwelhessalhan Ellesindelhas, Prêtre de notre Ordre.
Ingwel, d’instinct, remarqua les objets que portait l’homme en gris. Bague, amulette, bracelets, et épée. Le tout enchanté. L’inquisition ne reculait pas devant les frais pour garantir l’efficacité de ses agents. Et, à son œil exercé de voleur, autant de richesses paraissaient presque indécentes. Il n’était pas un très bon prêtre. Les prêches et les rituels n’étaient pas faits pour lui. Et la magie divine, il ne la maniait qu’avec circonspection. Mais, dès son plus jeune âge, il avait dû apprendre à survivre, à se battre, à ne pas attirer l’attention. Résultat, il était, depuis que le clergé de Cerantes l’avait accueilli, un des meilleurs Frères de la Dague ; les membres du culte utilisés comme agents, espions, assassins, voleurs, et autres choses de ce genre. Il était doué, certes. Mais pas au point d’attirer l’attention de l’Inquisition. Du moins l’espérait-il…
Ses traits elfiques, nez fin, pommettes hautes, menton étroit et sourcils arqués, demeuraient de marbre. Mais il transpirait dans ses robes de prêtre. L’Inquisiteur le toisait depuis son fauteuil.
- Il fera l’affaire, dit-il au bout d’un moment. - Hein ? laissa échapper Ingwel.
Sans répondre, l’homme se leva et se dirigea vers la porte. En l’ouvrant, il s’adressa au grand prêtre de Cerantes.
- Faites ce que nous avons convenu. - Naturellement, Frère Inquisiteur.
Selmyon voyait le ton de sa voix démenti par l’expression contrariée de son visage. Il n’aimait pas recevoir les ordres. Il y avait fort à parier qu’Ingwel ferait les frais de cette frustration. L’ecclésiastique à l’impressionnant tour de taille s’installa pesamment derrière son bureau.
- Tu vas partir en voyage, Ingwel.
Il repassait au tutoiement. Mauvais signe.
- L’inquisition a besoin de quelqu’un qui puisse se rendre chez les elfes d’Athanelas sans attirer l’attention. Quelqu’un qui soit extérieur à leur ordre. Mais qui fasse partie de la hiérarchie des clergés. Qui de meilleur pour une mission d’infiltration qu’un prêtre de Cerantes ?
Un assassin chimeraleas, pensa Ingwel. Mais il se garda de formuler cette remarque à voix haute. Au lieu de cela, il protesta :
- Votre Grandeur, il doit y avoir d’autres elfes parmi le culte de Cerantes pour s’acquitter de cette tâche. - Pas au sein des Frères de la Dague.
Ingwel commençait à perdre patience.
- Vous savez très bien ce que je veux dire. Même pour les elfes je suis un sang-mêlé. Mes parents venaient chacun d’une des deux nations elfes. Ils se sont unis malgré leurs lois et contre l’avis de leurs familles. Ils sont devenus des renégats et des bannis. Au Celanthalas, je porte la marque de la caste inférieure, de ceux qui sont incapables de maîtriser les arcanes, je suis un paria. En Athanelas, je suis au mieux un indésirable – l’infamie de ma mère rejaillissant sur ses descendants – et au pire, un criminel.
Appuyant ses dires, il releva ses amples manches et ouvrit sa tunique verte, ainsi que la chemise de cuir qu’il portait en dessous. Sur ses bras et sa poitrine, plusieurs tatouages, marques au fer et cicatrices complexes, le désignaient comme un apatride pour sa propre race.
- Je sais ce que je dois à l’Ordre. Et je remercie chaque jour Cerantes de m’avoir accueilli parmi les siens. De m’avoir permis de trouver une famille. Et je déteste vraiment avoir à dire ce genre de choses mais ; je crois que je ne peux pas accomplir une mission de cette envergure.
Il termina cette phrase par un soupir. Le regard sévère du prélat s’adoucit, et un vague sourire étira ses joues grasses.
- Frère Ingwel, sachez que je comprends votre émoi. Vous n’étiez qu’un vagabond sans scrupule quand vos pas vous ont conduit dans les Îles Dorées, et c’est la volonté même de notre Dieu qui vous a amené aux portes de notre temple. Il n’y a pas de hasard pour le Seigneur de la Chance. Sachez reconnaître son œuvre dans vos actions.
L’elfe baissa les yeux, fixant sans le voir un sablier doré sur le bureau du grand prêtre. Il n’y avait aucune raison pour que Selmyon de Kossil fût au courant, mais il sentait effectivement quelque chose. Comme un murmure qui le guidait, présent aussi loin qu’il se souvienne. Qui parfois lui soufflait la vérité ou l’avertissait du danger, lui indiquait quelle route prendre. Cette même présence l’avait aidé dans son apprentissage de la magie divine. Et c’était à elle qu’il s’adressait quand il priait, à défaut de foi véritable. Mais de cela il n’avait jamais fait part à personne. Il avait passé trop de temps sur les routes et dans les cités humaines, naines, ou elfes, pour accorder sa confiance. Prudence est mère de sûreté. Cet adage aurait pu être sa devise.
Et à son plus grand désarroi, s’il se donnait la peine d’écouter, il entendait cet instinct lui souffler d’accomplir cette tâche mystérieuse. Malgré le retour parmi son peuple que cela supposait.
Son regard aux reflets de topaze croisa celui du prélat.
- D’accord, d’accord. Je vais le faire. En quoi consiste cette mission ? - Je n’en sais absolument rien. - C… comment ?
Ingwel était abasourdi. Il n’avait même pas eu le temps de se résoudre complètement à un voyage sur le continent, que le Grand Prêtre ajoutait à cela une couche, bien superflue, de mystère.
- Voici le pli de l’Inquisition, répondit Selmyon en produisant une lettre refermée avec soin. Il parle d’une enquête de la plus haute importance, à mener avec grande discrétion, parmi les elfes. Il réclame un Frère de la Dague de cette race, à la fois doué et versé dans les connaissances théologiques. Bien que ce dernier critère vous fasse défaut, ajouta l’ecclésiastique avec une pointe de sarcasme, je suis sûr que vos talents seront à la hauteur de leurs espérances. Quelles qu’elles soient. Je suppose que vous en apprendrez davantage lors de votre arrivée en Ybanion. - Je vais devoir me rendre dans la Théocratie ? - Séance tenante.
Nouveau coup d’assommoir pour le prêtre de Cerantes. Il avait l’impression que ses mains commençaient à trembler. Il posa néanmoins la question dont il redoutait la réponse.
- Par quel moyen ? - Le seul type de navire qui puisse naviguer par ce temps, Frère Ingwel, un vaisseau de guerre dragonien. Et puis par la route. Le pli contient les laissez-passer nécessaires. Et le Culte vous remettra une somme d’acier pour le voyage.
Ça va me prendre des semaines, se dit Ingwel. Mais s’il frissonnait, c’était à l’idée de traverser le bras de mer qui séparait l’archipel du continent, à bord d’un de ces effroyables navires à esclaves des Chevaliers Dragons. Ces brutes épaisses qui ne quittaient jamais leurs lourdes armures noires, et traitaient toute autre forme de vie avec, au mieux, un vif mépris, lui inspiraient la plus grande répugnance. Et supporter pendant trois jours leur présence, ajoutée aux plaintes des rameurs, aux cris des contremaîtres, aux grincements du métal de leur terrifiante embarcation, et à toutes les choses étranges qui pouvaient être contenues dans les cales, lui paraissaient un supplice digne des plus grand raffinements d’Hazelmes, Seigneur des Enfers.
Quatre jours. La traversée, essentiellement à la force des rames, leur prit quatre interminables journées, tant la mer demeurait d’huile. Après la fournaise du navire, l’air sec de dragonie fut une bénédiction pour l’elfe. Les préparatifs précipités du départ ne lui avaient laissé le temps que d’emballer quelques affaires. Il doutait désormais de pouvoir les porter, tant il avait maigri dans les coursives surchauffées du bâtiment de guerre. Et encore, il avait eu la chance de ne pas devoir ramer. Il était épuisé, avant même de commencer son véritable périple. Car il lui fallait encore traverser tout le royaume des Dragons, les montagnes d’Arkland, et Lavernus, avant de pouvoir s’y embarquer pour la Grande Théocratie d’Ybanion, Siège du Conseil des Clergés et du Synode Inquisitorial. Au moins, il ne devrait pas traverser la Stygie. Il lui faudrait simplement prier pour que le bateau qu’il empruntera alors ne rencontre pas une de leurs maudites galères noires.
Heureusement Selmyon avait été généreux, et il disposait de suffisamment d’argent pour que son voyage se passe dans des conditions acceptables. Il lui fallut néanmoins plus de vingt jours pour atteindre le port de Lavernus. Là il perdit une semaine, car des vents de tempêtes rendaient la navigation dangereuse sur la Mer Intérieure. Et seuls les plus audacieux pêcheurs osaient s’y aventurer.
La ville, réputée également pour ses chantiers navals, abritait une forte garnison, comme toutes les cités frontalières du royaume. Et le temps pluvieux ne décourageait pas les pèlerins et les marchands qui continuaient à affluer dans la cité. Celle-ci offrait un contraste vif avec l’architecture lumineuse d’Antos. Ici tout n’était que murailles, forteresses, rues pavées bordées de hautes façades, demeures construites pour durer et résister aux assauts. Ici, tout était gris. Et le temps orageux n’arrangeait en rien l’ambiance froide de la ville. Ingwel était descendu à une auberge non loin du port. Il avait commencé par s’installer dans un établissement plus luxueux. Mais la situation se prolongeant au détriment de ses moyens financiers, il avait dû revoir son standing à la baisse. Au moins disposait-il d’une chambre particulière. Ce qui n’était pas le cas des foules de voyageurs qui s’entassaient dans les dortoirs depuis le début de cette tempête.
Il ne descendait que rarement dans la salle commune de l’auberge, et plus rarement encore sortait-il dans la rue. Mais les rumeurs finirent quand même par arriver jusqu’à lui.
Il se trouvait dans sa chambre, assis contre la fenêtre dont le verre crépitait sous l’assaut des gouttes de pluie. Au-delà, la ville se perdait dans les ténèbres, et seules quelques lueurs tremblotantes parsemaient le port. Il avait renoncé pour le voyage à ses habits de culte, et portait son éternelle tenue de cuir. Multiples ceintures où pendaient quelques dagues et pochettes, boucles, anneaux et clous de renforts, bottes d’aspect pesant mais silencieuses, il avait tout de l’aventurier aguerri. Y compris les cicatrices. Ses longs cheveux bruns ramenés dans son dos, il faisait tourner entre ses doigts ornés de plusieurs bagues, un long poignard à la lame recourbée, et à la garde façonnée en forme de cobra.
Puis quelque chose attira son attention. Une absence en fait. Le fond sonore permanent formé par le brouhaha de la salle commune, à l’étage inférieur venait de prendre fin. Pas brusquement, non. Pas sur un cri. Progressivement il s’était éteint, et le seul bruit était désormais celui de la pluie sur les carreaux. Il dressa l’oreille. Ses sens elfiques entrèrent en action. Il y avait encore des gens dans l’auberge. Mais un seul d’entre eux parlait. Ingwel ne parvenait pas à saisir la teneur de son discours. D’un geste vif, il rangea l’arme, depuis un moment immobile dans sa main droite. Il se dirigea vers la porte, s’emparant au passage d’un manteau posé sur l’unique chaise de la pièce. Puis il descendit dans la salle commune. Un vieillard chenu et dégarni, portant des vêtements de route détrempés, monopolisait l’attention de l’assemblée. Il parlait d’une voix basse, traînante. Visiblement il cherchait à ménager ses effets.
- Et c’est là qu’une armée similaire a surgi des passes tortueuses des montagnes noires pour se jeter sur les frontières d’Ybanion. L’assaut fut si soudain et si violent que les troupes de morts-vivants stygiens s’enfoncèrent de plusieurs lieues dans les terres, tuant et détruisant, avant que les garnisons de paladins puissent être mobilisées. Cette tempête, mes amis, c’est ce qui a annoncé cette déferlante. On n’avait plus rien vu de tel en Lavernus depuis les années de la Grande Guerre. C’est comme si plusieurs de ces démons de barons noirs s’étaient alliés pour faire vomir leurs légions d’outre-tombe sur nous, pauvres mortels. Et ces nuages maléfiques, ce sont le signe de la haine de ces créatures diaboliques. Ho je déconseillerais à quiconque de se rendre dans la Théocratie tant que durera cette guerre. Et dès demain, je compte me mettre en route vers l’ouest, je tiens à garder le plus de distance possible entre les morts qui marchent et moi, ça c’est sûr. J’invite tous les gens sensés à faire de même.
Voyant que son discours touchait à sa fin, les clients de l’auberge se lancèrent dans un concert de questions. Et la discussion tourna bientôt à celui qui crierait le plus fort. Assis sur les marches de l’escalier en chêne, Ingwel se lamentait intérieurement de ce nouveau coup du sort. Et son instinct lui soufflait à présent de s’enfuir loin, très loin de la Stygie. Décidément, rien ne lui serait épargné. Il remonta dans sa chambre, sans dîner, persuadé que la nuit ne se finirait pas sans une alerte à la Galère Noire. Une question le tourmentait. Qu’est-ce qui avait bien pu pousser la Stygie à lancer une attaque aussi violente en cette période ? Il n’y avait eu, à sa connaissance, aucun signe avant-coureur. Vivant dans les Îles Dorées, les nouvelles de l’Est mettaient un certain temps à lui parvenir. Mais même lors de son voyage rien de tel ne lui était revenu aux oreilles.
Il dut encore passer deux nuits au port, alors qu’enflaient les rumeurs de guerre, au fur et à mesure qu’elles passaient par davantage de bouches et d’oreilles. Au premier signe d’accalmie persistante, les bateaux reprirent la mer. Sans être aussi chargés qu’on aurait pu le craindre après une semaine d’arrêt : beaucoup de gens avaient décidé de différer leur voyage en Ybanion. La mer demeurait agitée et les trois jours de voyage furent éprouvants. Heureusement pour Ingwel, ses pouvoirs de prêtre le préservaient des maladies et autres désagréments. Notamment ceux liés à une alimentation douteuse. Bientôt, il atteindrait la Théocratie. Il ne lui resterait plus qu’à se rendre au Fortuna Major, le plus grand temple de Cerantes de tout Idalness, pour y recevoir ses ordres des mains du Haut DignusMeister, comme le mentionnait la lettre laissée par l’agent de l’Inquisition.
- Est-ce bien le Fortuna Major, demanda Ingwel à un prêtre qui passait par là.
Il avait atteint la Cité des Temples Éternels. Le ciel était bleu, parsemé de quelques nuages moutonneux. Le vent était frais. Les allées bordées d’arbres de la ville étaient dégagées. Le sol, humide, portait encore les traces de la tempête. Elle s’était à nouveau déchaînée deux jours auparavant. Par chance, Ingwel avait déjà terminé la traversée à ce moment, et était sur les routes d’Ybanion. Il savait que le Fortuna Major trônait sur la place du marché de la Cité. En fait, la place du marché s’était construite autour du temple du dieu du commerce. Et maintenant, il était là, dans les habits de culte, médiocres en comparaison de ceux du simple clerc qu’il venait d’aborder, face à un édifice portant les stigmates de l’incendie, aux portes béantes, et entouré de gardes.
Le prêtre ricana.
- Eh oui, Frère de la Dague, c’est bien votre Fortuna Major. J’espère que vous n’y aviez pas trop d’amis. - Que s’est-il passé ? demanda sèchement Ingwel. - Hola ! Un autre ton, l’elfe.
Les serviteurs de Merlyn n’étaient pas tous réputés pour leur sociabilité. Ingwel empoigna celui-ci par le col de sa tunique, et en un éclair, une dague apparut devant les yeux du clerc. Ses traits fins figés dans une expression menaçante il chuchota à l’attention de l’homme :
- Quand un Frère de la Dague pose une question, il est opportun d’y répondre. - Ça va, ça va ! lança l’autre en agitant les bras, quelqu’un a attaqué le temple il y a deux nuits, tous les prêtres ont disparu. L’intérieur était jonché de cadavres quand on l’a découvert hier. L’autre temple de Cerantes en ville a subi le même sort, il a même entièrement brûlé.
Sous le choc, Ingwel desserra sa prise. L’homme en profita pour s’enfuir. Les pensées se bousculaient dans sa tête. Et son intuition lui soufflait que la vérité était encore pire qu’il ne l’imaginait.
- Halte là, Prêtre, s’éleva une voix derrière lui. - Je n’ai pas l’intention de bouger, répondit Ingwel au garde en se retournant. - Pourquoi agressiez-vous ce prêtre de Merlyn ? - Il insultait mon Ordre.
Ce n’était qu’un demi-mensonge après tout. Et le culte de Cerantes s’accommodait très bien d’un mensonge de temps à autre. En fait, il s’agissait même d’une vertu parfois, un petit mensonge pouvant bien souvent éviter de gros ennuis. Le garde avisa les symboles qui ornaient la tunique ample de l’elfe.
- Vous êtes censé rapporter ce genre d’incident au Diacre de Quart. - Veuillez m’excusez, je ne suis pas d’ici. J’arrive des Îles Dorées, et je trouve le Fortuna Major dans cet état. Cela me bouleverse. - Soit, fit-il, apparemment convaincu. Adressez-vous au Diacre, Frère de la Dague, je ne suis pas autorisé à répondre aux questions.
Le soldat retourna à son poste. Il fut accueilli comme un provincial à l’office du Diacre. Traité avec condescendance et poliment congédié, sans la moindre information. Il n’osait pas brandir l’ordre de l’Inquisition au nez des officiels de la cité. Peut-être aurait-il dû. Mais il ressentait une étrange méfiance à l’égard des autorités locales. Toujours était-il qu’il ne savait où se rendre. Et si les moyens conventionnels s’avéraient inutiles, Ingwel en reviendrait aux méthodes qui avaient fait sa réputation.
De nuit, la garde était renforcée autour du Fortuna Major. Il avait été très facile à Ingwel d’obtenir les plans du grand temple de Cerantes aux archives de la bibliothèque de Merlyn. Il avait laissé à l’auberge ses vêtements de prêtre et s’était glissé dans la nuit en direction de son objectif. De nombreuses patrouilles arpentaient les rues. À plusieurs reprises, il dut se dissimuler dans des cachettes improvisées. Franchir la place du marché allait lui poser une certaine difficulté. Mais il avait mis à profit les quelques heures dont il avait disposé.
Malgré l’heure tardive, plusieurs personnes se trouvaient encore dans les rues. Pour la plupart des mendiants ou des pèlerins trop pauvres pour se payer l’auberge. Ingwel s’approcha lentement d’un homme abrité dans l’embrasure d’une porte, avachi sur la marche qui la séparait de la route, dans la recherche de quelque confort. Il murmura une prière à Cerantes, puis il se pencha sur l’homme : - Écoute-moi, lui dit-il, empoignant ses bras, et l’obligeant à le regarder dans les yeux. Tu vas attaquer le Fortuna Major. Tu vas attaquer le Fortuna Major. Tel est ton dessein. Par l’œuvre de Cerantes.
Toute trace de volonté disparut bientôt du visage de l’homme. Il se leva, prit son bâton et se dirigea vers la place du marché. Ingwel s’assura que personne ne l’avait remarqué puis, dès que les gardes s’agitèrent, recourut à nouveau à la magie divine pour s’entourer de ténèbres. Sous le couvert de cette obscurité surnaturelle, il traversa l’espace qui le séparait du temple. Et avant que les sentinelles n’aient regagné leur poste, il avait entrepris l’escalade du mur ouest, le plus accessible d’après les plans. Et surtout, le chemin le plus court pour atteindre les appartements du DignusMeister. Ses muscles jouèrent sous le cuir de sa tenue. Son existence de prêtre ne l’avait pas poussé à l’oisiveté. Même si un Frère de la Dague n’était pas en activité en permanence, Ingwel savait que les capacités de son corps pouvaient lui sauver la vie. Alors il s’entraînait fréquemment. Et le voyage jusqu’en Ybanion n’avait pas été des plus reposants.
Il ne lui fallut que quelques secondes pour atteindre les fenêtres du second étage. Le verrou ne lui résista pas longtemps. Il parcourut plusieurs pièces en désordre avant d’atteindre les salles principales.
Dans le temple, flottait une odeur étrange et déplaisante. Le mélange des parfums des onguents cérémoniels et des remugles de cadavres.
Ingwel poussa la double porte de la chapelle centrale. Une scène chaotique l’y attendait. Les bancs étaient renversés. Les deux statues de Cerantes noircies et déformées comme des bouts de bois calcinés. Les murs et le sol étaient couverts de taches sombres ; le sang n’avait pas été nettoyé. Les tapisseries déchirées traînaient à terre. Il ne restait rien d’intact. À la vue de ce spectacle, Ingwel ressentit à la fois une profonde tristesse et une vive colère. Au-delà des dommages matériels, qui en eux-mêmes constituaient une vile profanation, quelqu’un était venu ici et avait désacralisé le temple de Cerantes. Il ne savait dire ce qui était le pire entre ce blasphème et le meurtre des prêtres. À son grand dam, il n’avait même pas le temps de procéder à la reconsécration de l’endroit. C’était un rituel long et épuisant, qui réclamait de nombreux ingrédients. Et il n’en disposait pas. Il reviendrait. Ces substances devaient se trouver quelque part dans le temple. Il obtiendrait l’autorisation… Mais cela éveillerait les soupçons. Intérieurement, il jura.
Il devait traverser la chapelle pour atteindre les appartements du Maître des Lieux. Il enfila rapidement un petit escalier et un couloir, avant d’arriver devant ce qui restait de la porte massive des quartiers du DignusMeister. Ici la corruption était plus forte encore. Quoi que ce fût qui ait attaqué le temple, il avait dû déployer de grands pouvoirs pour venir à bout du haut prêtre.
Il fouilla méthodiquement le bureau et la chambre. L’ensemble des appartements était sens dessus-dessous. Mais il n’aurait su dire si c’était là le fruit de la lutte qui y avait eu lieu, ou l’œuvre des autorités qui y avaient mené l’enquête subséquente. Il finit par découvrir un coffre-fort, dissimulé avec soin dans le socle d’une statue en or de Cerantes. La statue elle-même gisait, brisée, sur le sol. Ingwel crocheta avec soin la serrure du coffre. Mais à l’intérieur, nulle lettre, nul parchemin aux armes de l’Inquisition. Pas le moindre indice. Il était venu pour rien. Par acquit de conscience, il fouilla une nouvelle fois toutes les pièces. En vain. Et l’aube arrivait. Il gagna les terrasses et, de là, gravit les escaliers extérieurs jusqu’au toit. Il évolua sur le faîte du temple, entre les minarets, jusqu’à gagner la partie de l’édifice qui avait souffert de l’incendie. De l’extérieur les dommages du feu paraissaient plus importants que vu de l’intérieur du bâtiment. Mais seuls les côtés nord et est du Fortuna Major avaient vraiment brûlé. L’elfe se laissa tomber de parapet en parapet, en silence. Bientôt, il ne fut plus entouré que de pierres noircies et de poutres brûlées. Il se couvrit les mains et le visage de suie. Puis, sans ménagement, se mit à remuer les vestiges les plus épargnés par les flammes. Les gardes finirent par le remarquer. Il leur servit un numéro de pauvre chiffonnier elfe des plus convaincants. Ils le jetèrent sans ménagement sur la place en le menaçant de leurs armes. Ils ne prirent même pas la peine de fouiller un aussi pathétique individu. Ses dagues et ses outils de voleur, cachés sous la cape déchirée, improvisée dans un drap récupéré dans le temple, auraient été sa perte.
Dans les premières lueurs du jour, il regagna son auberge. Son expédition nocturne infructueuse le laissait à la fois fatigué et confus. Il avait espéré y découvrir quelque éclaircissement, et il n’avait fait que plonger dans des ténèbres plus profondes encore. Qui avait bien pu se livrer à pareil carnage dans le Grand Temple ? Le prêtre de la veille lui avait dit que l’autre temple de Cerantes de la ville avait subi le même sort. Il s’allongea sur le modeste lit de la chambre en ne prenant le temps que d’ôter ses bottes. Les elfes récupéraient rapidement, mais la lassitude envahissait ses muscles. Il poussa un long soupir. Couché sur le dos, une main sous la nuque, l’autre non loin de son poignard, il réfléchit un moment aux derniers évènements. Une fois reposé, il faudrait qu’il se rende à l’autre temple. Peut-être y découvrirait-il quelque chose.
Il sortit du sommeil vers midi, réveillé par les bruits des cuisines, un étage plus bas. Le soleil jetait l’ombre des croisillons de la fenêtre sur le plancher. Lentement la rumeur de la rue parvint jusqu’à Ingwel. Il se leva et s’étira, assouplissant ses membres engourdis. Il rassembla ses affaires et quitta l’auberge, pour se rendre dans le bas quartier, là où se dressait l’autre temple important du dieu des voleurs. À pied, le trajet lui prit une bonne heure. La Cité des Temples Éternels couvrait une surface impressionnante.
Mais le temple du bas quartier avait effectivement été complètement détruit. Il ne restait plus que des pans de murs noircis. L’elfe des Îles Dorées sentit le désespoir le gagner. Devrait-il se rendre au synode inquisitorial ? Ce qui l’obligerait à voyager, sans les laissez-passer adéquats à travers Ybanion pendant plusieurs jours.
Il aborda plusieurs commerçants des alentours, posant des questions, devinant ce qu’il pouvait. La foudre s’était abattue sur le temple au plus fort de la tempête. Pour une raison inconnue, les portes étaient scellées, et aucun des prêtres n’avait pu échapper aux flammes. De nombreuses personnes voyaient dans ces évènements une nouvelle trace de la guerre des dieux. Nelavunie, maîtresse des océans et des tempêtes, avait dû décider de se venger de son ancien amant.
- Foutaises ! glapit un homme au nez crochu, vêtu de haillons, au fond de l’échoppe où se trouvait Ingwel. - Va-t’en donc ! hurla le marchand d’étoffes. Ne l’écoutez pas, beau sire, ce n’est qu’un fou, un simple d’esprit.
Ingwel riva ses yeux verts dans ceux, fuyants, du pauvre hère. D’un geste, il intima le silence au marchand. Il traversa la boutique encombrée de tissus rares ou communs, aux teintes variées. Puis il se pencha sur l’homme.
- Vous ne croyez pas en la guerre des dieux ? demanda-t-il d’une voix sévère.
L’autre ricana.
- Là n’est pas la question. Qu’une divine femelle poursuive de sa divine vindicte quelque autre divin bougre, ce n’est qu’une histoire divinement banale. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé ce soir-là.
De nouveaux rires secouèrent l’homme, horriblement âgé aux yeux de l’elfe. Celui-ci abattit ses mains sur la cloison, de chaque côté de la tête du vieillard. Qui sursauta. Puis se remit à rire.
- Et que s’est-il passé selon vous ? demanda Ingwel sur un ton sans équivoque. - Il n’y avait rien de divin à l’œuvre dans la tempête de l’autre nuit, oh non. Moi je l’ai sentie, la force obscure qui s’est insinuée dans le temple.
Le regard du fou se fit vitreux, et sa voix plus lointaine.
- Les nuages se sont rassemblés au-dessus de la cité en un instant. Et la pluie s’est mise à tomber. Puis il y a eu le vent, qui a chassé les derniers habitants vers l’abri de leurs demeures. Alors les éclairs ont commencé. La foudre s’est abattue plusieurs fois sur les tours du temple de Cerantes. Et au milieu d’elles, je l’ai vu. Une présence ténébreuse, et si froide que mon sang s’est glacé dans mes veines. Et malgré la saison, un nuage de buée se formait devant moi quand je respirais. Puis elle a disparu. Et les cris ont retenti à l’intérieur du temple. C’était horrible. Je me suis enfui. Et le lendemain, le feu du ciel avait purifié cet endroit désormais maudit ! Maudit ! Maudit !
Il s’était mis à hurler. Ingwel le gifla, plus pour passer ses nerfs qu’autre chose. Le vieux le bouscula et courut à l’extérieur. L’elfe songea un instant à le poursuivre, mais il renonça rapidement à cette idée.
Cette affaire l’intriguait. Et, à sa grande frustration, il ne disposait d’aucun moyen réel de mener une investigation. D’autant qu’il était venu en Ybanion pour accomplir une mission secrète et prétendument capitale. Mission qui d’ailleurs semblait compromise.
Il erra un long moment dans les rues encombrées du bas quartier. Elles lui rappelaient vaguement l’ambiance d’Antos, l’exotisme en moins.
Le crépuscule le surprit quelque part dans le Quartier des Portes, là où on trouvait la plus grande concentration de pèlerins venus des quatre coins d’Idalness. Il trouva une nouvelle auberge, qui pratiquait des tarifs prohibitifs. Il dîna sommairement. Mais les pensées qui l’avaient taraudé toute la journée ne lui laissèrent aucun répit la nuit venue, et le sommeil se refusa obstinément à lui. Et quand il le trouva enfin, ce fut pour sombrer dans un étrange cauchemar.
Il se trouvait dans une forêt qui ressemblait à celles de son enfance, n’étaient les arbres distordus et menaçants qui semblaient s’incliner de plus en plus vers lui. Un nuage de brume se répandit autour de lui, ses volutes tourbillonnant entre les troncs. Il n’y avait aucun bruit en dehors de celui de sa propre respiration. Sous un ciel fantomatique, verdâtre, il tentait d’échapper aux branches griffues et au brouillard oppressant. Alors qu’il courait, des choses noires se jetèrent sur lui depuis les cimes, ou jaillissant du sol, surgissant de derrière les arbres. Il fut rapidement entouré. Et il ne portait pas d’armes. Il devait lutter à mains nues contre ces créatures informes, et chacun de ses coups lui paraissait d’une lenteur affligeante. Les monstres noirs ne semblaient même pas les ressentir. Lui par contre subissait des assauts violents qui le bousculaient en tous sens. Instinctivement, il porta la main à son symbole divin, une amulette retenue à son cou par un lacet de cuir. Il ne s’en séparait jamais. Comme tous les prêtres de Cerantes, il portait une pièce à double face, marquée du visage du dieu. Une prière lui monta aux lèvres, mais les mots lui en paraissaient lourds et confus. Néanmoins il compléta l’incantation et une vive lumière jaillit de la pièce. Les choses qui l’attaquaient s’enfuirent en poussant des cris aigus.
Puis un vent glacial vint chasser la brume, révélant une clairière. Au centre de cette clairière, un arbre plus grand et plus solide que les autres trônait. Lentement, comme s’il flottait, Ingwel en fit le tour. De l’autre côté se trouvait un homme, adossé au tronc, la tête basse. Une épée noire lui traversait la poitrine, le maintenant debout, cloué à l’arbre. Du sang maculait sa tunique bleu et or, sa cape était déchirée. Ses cheveux longs pendaient de chaque côté de son visage ensanglanté lui aussi. Mais ils laissaient apparaître les oreilles légèrement pointues de l’homme. Il leva les yeux vers Ingwel, et un semblant de sourire arrogant étira ses lèvres.
- Hâte-toi, Ingwel, hâte-toi. Je t’attends. Mais fais vite, murmura Cerantes, le dieu du commerce et des voleurs.
Puis le rêve s’évanouit, et l’elfe se retrouva, en nage, dans la chambre qu’il avait louée. La nuit touchait à sa fin. Vers l’est, le ciel s’éclaircissait lentement.
Mais c’était vers l’ouest que ses pensées se portaient. Cette petite voix qui le guidait depuis des décennies lui soufflait une seule réponse aux multiples questions soulevées par ce songe : Celanthalas, patrie des Hauts Elfes. Et elle lui soufflait également qu’il n’avait pas de temps à perdre.
Il fit rapidement le compte de ce qui lui restait. Hors de la somme de départ, il avait déjà utilisé plus de cinq cents pièces d’acier. Ce qui lui en laissait encore à peu près autant. Les ordres de Selmyon de Kossil étaient clairs. Il aurait probablement dû rester ici et tenter de s’enquérir du contenu de cette fameuse mission. Mais en tant que prêtre, un rêve mettant en scène son dieu était un élément qu’il ne pouvait négliger. Auquel même il devait accorder une certaine priorité. Aussi l’aube commençait-elle à peine à poindre quand il quitta l’auberge, l’ensemble de ses affaires soigneusement empaquetées sous le bras.
Le Celanthalas se trouvait de l’autre côté de la mer intérieure, au-delà des montagnes d’Arkland, sous la Dragonie. Il l’avait soigneusement évité lors de son voyage aller. Mais maintenant, il n’avait plus le choix. Il fit ses adieux au Fortuna Major, et quitta la Cité des Temples Éternels, pour regagner un des ports d’Ybanion. Six jours plus tard, il paya grassement un libre marchand qui se rendait directement au Celanthalas afin qu’il l’embarque avec lui. La traversée de la Mer Intérieure se déroula sans incident, mais leur prit tout de même huit autres journées. Et les formalités portuaires elfiques les retardèrent encore de vingt-quatre heures.
Pendant toute la traversée, il avait appréhendé l’instant où il poserait à nouveau le pied sur le sol du Celanthalas. Mais le sentiment d’urgence grandissant qu’il ressentait l’avait rendu plus audacieux qu’il ne l’aurait, en temps normal, jugé raisonnable.
Il n’avait plus rêvé. De toutes les façons, il n’avait pas beaucoup dormi non plus sur l’esquif tremblant et craquant de partout qui l’avait emmené jusqu’au territoire des elfes magiciens. Malgré cela, au fur et à mesure que la côte approchait, il avait ressenti avec plus d’acuité cette impulsion instinctive qui le poussait à se mouvoir. L’impression de se sentir guidé n’avait rien de désagréable, mais l’oppression qui accompagnait celle-ci ternissait quelque peu le bonheur qu’il aurait pu trouver dans le sentiment d’appartenir à un élément plus vaste que lui-même. Un élément pourvoyeur de sécurité et de confiance.
L’arrangement avec le capitaine prévoyait qu’il participerait au débarquement des marchandises. Sous le regard de gardes Celanthalas portant des armures finement ciselées et parfois incrustées des précieux cristaux enchantés, il se mêla aux autres ouvriers du port, comme lui elfes des basses castes. Puis, à l’abri des regards, dans une ruelle des docks, il abandonna son accoutrement de marin.
Disparaître dans les rues de la ville frontière ne lui posa aucune difficulté. Il se fondait progressivement dans le décor, retrouvant les odeurs, les couleurs, les ambiances des endroits où il avait passé les premières années de sa vie. Les elfes vivaient longtemps, et atteignaient leur maturité à un âge où les humains se trouvaient, au mieux, proches de leurs derniers instants. Avec un peu plus de cent soixante années d’existence, Ingwel était encore un jeune elfe. Mais la plupart de ces années, il les avait passées dans la fuite, l’exil, le danger, la misère, la peur, et la haine. Même un elfe grandit plus vite dans de telles conditions. Il grandit, ou il meurt.
Dans la ville frontière, sorte d’enclave commerciale, seule ouverture consentie par le Celanthalas sur le monde extérieur, se côtoyaient des populations diverses. Des marchands de passage aux elfes s’abaissant à traiter avec les étrangers, des aventuriers aux voyageurs en quête de savoir, tous étaient potentiellement acceptés dans la cité. Mais pour s’enfoncer à l’intérieur du royaume, et franchir le bouclier magique qui le protégeait, il fallait justifier de son appartenance à la caste médiane au moins. Ou présenter une autorisation officielle, absolument impossible à obtenir depuis l’extérieur. L’avantage dont disposait Ingwel était qu’il savait où s’adresser pour obtenir un autre type d’autorisation. Un vague sourire sur les lèvres, le haut de son visage dissimulé dans les ombres de sa capuche, il se dirigea, à travers les rues pavées et étroites, bordées de maisons hautes et biscornues, aux colombages approximatifs et aux toitures tangentes qui formaient le quartier des coupe-jarrets. Malgré son nom, et l’atmosphère lourde qui y régnait, il était d’une propreté presque irréprochable. Du moins selon les standards humains. Pour les hauts elfes, ce n’était rien d’autre qu’une fosse à immondices.
Retrouver ses marques dans les ruelles, dont le tracé s’était bien modifié au fil des ans, lui demanda un peu de temps. Mais l’endroit qu’il cherchait, lui, était toujours bien en place. Entre deux vagues bâtisses ayant connu des jours meilleurs, se dressait le plus minable estaminet qu’il soit possible d’envisager dans une contrée elfique. Le bâtiment lui-même semblait se courber sous le poids des ans, s’inclinant de plus en plus vers la rue, comme un vieillard qui se penche sur ses visiteurs pour mieux les distinguer. L’affichette était depuis longtemps tombée, et seules deux chaînes rouillées témoignaient encore de son souvenir. Ingwel prit un moment pour attirer sur lui la bénédiction de Cerantes, puis poussa la porte, qui résista un instant. Il plongea ensuite dans l’air enfumé et lourd de la taverne qui servait de repaire aux Llesselendil, une organisation occulte, regroupant tout ce que le régime du Celanthalas pouvait créer de mécontents, de parias, de rebelles, et de marginaux. Et dont le but, un peu illusoire, était de lutter contre ce régime inégalitaire. Même si l’ampleur de la tâche condamnait les Llesselendil à l’échec, ils disposaient d’un vaste réseau de contacts, et surtout, de passeurs. Ingwel ne voulait pas quitter le Celanthalas en l’occurrence. Mais, une route, quel que soit le sens dans lequel on l’emprunte, est toujours une route. Et c’était là ce dont il avait besoin.
Il se dirigea vers le bar et commanda à l’elfe soupçonneux qui le tenait une bière locale des plus douteuses.
- Fais voir la couleur de ton acier, lui lança celui-ci.
Ingwel, d’un geste vif, planta une de ses dagues dans bar. Il inclina la tête vers la gauche, et fixa le tenancier.
- Sa couleur te plaît ? Je peux te la montrer de beaucoup plus près, dit-il en insistant sur le « beaucoup ».
Il laissa glisser sa main le long du manche et l’ouvrit, révélant une des marques d’infamie dont il était affligé. Une fois que le tavernier l’eut aperçu, son attitude changea. Il servit même Ingwel sans se plaindre.
Le Frère de la Dague vida la moitié de son verre, dans le silence complet, sentant les regards de l’assemblée peser dans son dos, comme la menace d’autant de lames. Puis il se tourna vers la salle. Installé au fond, dans les ombres, se trouvait un haut elfe vêtu de brun foncé, portant un bandeau sur le front, très probablement dans le but de masquer le signe des parias qui y était gravé. Âgé, les mains noueuses, il fixait Ingwel avec attention. Ce dernier se dirigea vers lui, non sans avoir récupéré sa dague. Il était inutile de murmurer dans cet endroit où toutes les attentions – et les sens affinés – des elfes étaient centrées sur lui. Aussi parla-t-il simplement :
- J’ai fait un long voyage pour revenir sur ce sol qui nous appartient. Je suis venu voir l’Atelissen, le maître des passeurs. J’ai une mission, il me faut l’accomplir.
L’autre le jaugea du regard un long moment. Mais l’instinct d’Ingwel lui soufflait à nouveau d’avoir confiance.
- Et pourquoi on t’écout’rait, hein ? demanda son interlocuteur.
Sans se laisser démonter, Ingwel releva les manches de son manteau de voyageur. Les scarifications discrètes mais indéniables qui s’y trouvaient ne laissaient aucun doute sur ses origines.
- Parce que je suis des vôtres. Et que je peux payer.
Non sans ressentiment, il produisit une bague dont la pierre était un fragment de cristal celanthalas. En lui-même, le bijou représentait déjà une grande valeur. Mais en plus, il agissait comme un amplificateur magique. Cet objet était le seul souvenir matériel de son père, mais Ingwel savait que les quelques pièces d’acier dont il disposait encore ne suffiraient pas pour payer les services des passeurs. Et l’empressement qui le taraudait lui faisait oublier la nostalgie associée à la bague. Les yeux de l’elfe brillèrent, comme en réponse à l’éclat de cristal rosé, ou à l’évocation de la fortune qu’il représentait. Les hauts elfes conservaient jalousement leurs précieux cristaux d’enchantement. Et dans la ville portuaire, la seule ouverte sur l’extérieur, les parias pourraient revendre ce genre d’article au marché noir pour une somme plus que conséquente.
- Reviens demain, lâcha-t-il finalement. Et seul !
Ingwel hocha la tête et quitta la taverne sans dire un mot.
Ce nouveau retard le contrariait. Mais, alors qu’il marchait paisiblement à travers l’enchevêtrement de rues et de ruelles de la cité frontière, lui vint la pensée que cette contrariété était peut-être le fruit de la frustration de l’urgence qu’il ressentait. Si ce qu’il qualifiait d’instinct pouvait le pousser vers l’avant, pouvait-il aussi influer sur sa tension et son humeur même ? Alors était-ce toujours de l’instinct, ou bien de la manipulation ? Ces questions irrésolues et leurs implications le conduisirent à une autre nuit blanche. Et les prières murmurées dans l’obscurité à destination d’une divinité capricieuse ne lui apportèrent nul réconfort. Peut-être en aurait-il été autrement s’il avait obtenu une réponse. Mais il n’entendait rien d’autre que cet appel qui le pressait, qui lui soufflait que sa route trouverait bientôt son terme, là-bas, sous le bouclier magique du Celanthalas.
Le lendemain, il se présenta au rendez-vous fixé par l’elfe au bandeau. Quand il pénétra dans la taverne, le barman lui désigna du menton une petite porte, sous l’escalier. Ingwel traversa la salle et la franchit. Il descendit un escalier étroit aux marches plaintives.
Dans une petite cave obscure l’attendaient trois elfes aux visages dissimulés sous des cagoules et des capuches profondes. Leurs amples pèlerines auraient pu masquer bien des armes. Cependant Ingwel fit de son mieux pour apparaître confiant. Presque serein. Du moins, il l’espérait.
Une simple chandelle, posée sur une table bancale, éclairait la petite salle au plafond bas et au sol de terre battue. Une pénombre bien suffisante pour des yeux d’elfes. Le premier individu cagoulé, sans le moindre signe distinctif apparent, prit la parole :
- Qu’attends-tu des passeurs ?
Ingwel inspira brièvement.
- Il me faut entrer au Celanthalas, en toute discrétion.
Un long silence.
- Pourquoi ? demanda sèchement le deuxième elfe. - Mes raisons ne regardent que moi, sachez simplement que j’ai des comptes à y régler. Des comptes qui sont trop longtemps restés en suspens. Mais n’ayez crainte, rien qui puisse attirer l’attention sur vos activités. - C’est à nous de juger de cela ! intervint le troisième.
Ingwel fit mine de se renfrogner. Il exposa à nouveau la bague.
- Ce prix ne suffit-il pas à couvrir les frais, les risques et le silence pour le service que je vous demande ? Peut-être préféreriez-vous que j’utilise une autre voie ? Une voie qui serait sans aucun profit pour vous, s’entend. Me prenez-vous pour un amateur, Messires ? Comment croyez-vous que je vous ai si facilement localisé ? J’estime qu’il serait de bon ton que vous montriez plus d’enthousiasme et moins de soupçons à mon égard.
Le boniment du Frère de la Dague parut avoir son effet. Les trois elfes masqués se détendirent.
- Cela va nous demander quelque préparation. Nous allons te cacher à l’auberge le temps nécessaire. Ainsi pourras-tu être prêt au moment où nous-mêmes le serons.
Et vous pourrez tout à loisir me surveiller, pensa Ingwel, reconnaissant la prudence de ses interlocuteurs.
- Suis-nous, ordonna l’un d’eux.
Ils quittèrent la cave par une échelle longeant le conduit de cheminée de la taverne. Une fois Ingwel installé dans une chambre dont la porte était dissimulée avec soin, ils se dispersèrent. Le prêtre de Cerantes n’avait aucune idée de combien de temps il lui faudrait attendre et il se remit à ronger son frein avec anxiété.
Mais la chance lui sourit. Une grande agitation parcourut la cité à l’annonce de l’arrivée d’un immense navire volant. D’une taille bien supérieure et d’un style diamétralement opposé à celui des galères noires de Stygie. Rapidement, la rumeur monta depuis le port jusque dans les quartiers marchands puis périphériques. Les voyageurs venus du continent inconnu, et dont Idalness parlait depuis plusieurs lunes, arrivaient en Celanthalas.
L’arrivée inopinée de l’Yggdrazyll focalisa toutes les attentions des gardes et des autorités. Si bien qu’il fut bien plus aisé que prévu à un groupe de parias de franchir le bouclier par une nuit couverte, et de s’introduire au cœur du royaume.
Depuis sa cachette, Ingwel n’avait eu l’occasion d’apercevoir ni le navire ni ses passagers, mais il les remerciait intérieurement de l’aide involontaire qu’ils lui avaient apportée. Si seulement il avait pu savoir…
Voyager à l’intérieur des vastes forêts du royaume des Hauts Elfes se révéla bien plus ardu qu’Ingwel l’avait imaginé. Les Celanthalas, sorciers et magiciens de grand talent, pouvaient, sans se fatiguer, user des ressources de la téléportation ou d’autres modes de voyage bien moins fatigants que la marche, et évitant les rencontres fortuites avec les créatures dangereuses qui peuplaient les bois. Ingwel avait déjà été contraint de vivre dans la nature. Mais les jours – et surtout les nuits – qu’il y passa cette fois furent, et de loin, les plus éprouvants. Il lui fallait éviter les prédateurs, créatures magiques, gardiens de ce sanctuaire végétal, ainsi que les patrouilles de soldats hauts elfes sur leurs pégases. Sans compter qu’il devait trouver de quoi s’alimenter sans s’empoisonner. Heureusement, son instinct l’orientait toujours dans la bonne direction. Du moins le pensait-il. Mais cette voix qui le rassurait et le guidait était devenue la seule présence réconfortante dans cet environnement hostile. Et il dépendait d’elle bien plus qu’il ne voulait l’admettre. Jamais autant qu’en ces instants il n’avait apprécié l’utilité de ses pouvoirs reçus de Cerantes. Les rudiments de magie divine qu’il pratiquait lui permettaient de soigner ses blessures, de se sustenter, de se protéger contre les agressions les plus évidentes. Et dans sa solitaire fuite en avant vers l’inconnu, la prière lui offrait un certain refuge.
Pourtant, tout cela lui fut arraché.
Depuis six jours, il traversait l’épaisse forêt en direction du nord. La nuit était tombée depuis plusieurs heures, mais il continuait à avancer. L’obscurité ne le gênait pas, et les effets de la fatigue ne se faisaient pas encore sentir. Il avait l’impression d’approcher du but, et ce but coïncidait avec le cœur le plus ancien des immenses bois, où les arbres atteignaient une taille monumentale et inspiraient une profonde humilité à quiconque se trouvait en leur présence intemporelle. Le bien le plus précieux des elfes des deux races de lumière. Les Pères des Forêts.
Il sentait leur proximité, derrière l’appel urgent qui s’instillait dans sa conscience. Ingwel avançait entre les troncs, sans un bruit sur le tapis de feuilles et d’aiguilles qui couvrait l’humus, dont le parfum lui semblait apaisant. Il ne ressentit pas de douleur, pas de choc. Aucune blessure horrible ne vint s’ouvrir sur son corps. Mais juste au moment où il allait poser le pied droit au sol, anticipant déjà de tous ses muscles le prochain mouvement de ses jambes, il se retrouva seul, dans le silence. La voix qui le guidait se tut. Et il prit conscience qu’elle l’avait accompagné depuis si longtemps que son absence le plongea dans une profonde détresse. Comme s’il venait de perdre une partie de lui-même. Il poussa un cri déchirant, primal, incontrôlé, et tomba à genoux parmi les branches mortes et les feuilles séchées. Toutes ces pensées se brouillèrent, comme si elles tentaient de s’engouffrer, maelström cognitif, dans le vide béant laissé par cette présence au creux de son esprit. Dans ce collapsus mental, lui parvinrent des images indistinctes issues de ses souvenirs, teintés de ténèbres, teintés d’une horrible et froide malédiction. Il eut, sans s’en rendre vraiment compte, un vague aperçu de la sombre malveillance qui avait causé cet irrémédiable silence. S’il avait pu percevoir toute l’ampleur de ce Mal, il en aurait peut-être définitivement perdu la raison.
Il émergea bien plus tard. Il faisait jour. Il était couché sur le sol, et il se souvenait avoir dormi. Mais il aurait souhaité ne jamais se réveiller dans ce silence angoissant. Par réflexe, les mots d’une prière à son dieu lui montèrent aux lèvres, mais ils lui semblaient fades. Comme si les syllabes résonnaient dans un espace vide, étouffées par les ténèbres. Et au-delà de ce silence, la présence même qu’il percevait dans ses prières semblait avoir disparu. Ingwel, désorienté et confus, se sentit envahir par une grande détresse. Si Cerantes n’écoutait ses plus ses prières, si Cerantes qui avait été là depuis toujours – il s’en rendait compte désormais – l’avait abandonné, quelle pouvait en être la raison ? Peut-être le versatile dieu des voleurs avait-il décidé de lui retirer ses faveurs. Mais pourquoi alors l’avoir attiré jusqu’ici ? Non, au plus profond de son âme, il le savait, il ne pourrait jamais récupérer ce lien. Car il sentait que Cerantes n’existait plus. La Guerre des Dieux avait probablement eu raison de lui. Pour un individu normal, la mort d’un dieu était déjà un drame, mais pour un prêtre, il s’agissait d’une tragédie personnelle.
Ingwel, les mains tremblantes, accomplit une dernière fois les gestes rituels qui lui permettaient d’utiliser la magie divine. Mais, une fois l’invocation à Cerantes complétée, il ne se passa rien. Aucun afflux d’énergie, aucune aura bienveillante, rien que le silence de la forêt autour de lui.
Dans un état d’hébétement proche de l’inconscience, il erra sur les sentiers, et sur les pistes de chasse pendant un temps indéterminé. Durant de brèves périodes de lucidité, il se demandait si cette atrophie des sens et de la conscience était l’ordinaire des gens qui ne servaient pas les dieux. Puis l’épuisement finit par l’emporter, et il s’écroula, prêt à basculer dans le néant, puisqu’il n’y avait plus de divinité pour l’accueillir à ses côtés.
Dans l’obscurité complète, privé de toute sensation, il n’était plus qu’une âme dérivante, libérée des affres et des tourments de l’existence physique. Comble du bonheur, il n’avait pas à souffrir la présence d’autres essences mesquines qui auraient troublé la quiétude apaisante de ses ténèbres personnelles. Les heures, les jours mêmes, n’avaient plus cours.
Pourtant une armée de stimuli grossiers et déplaisants vint finalement perturber l’onde noire et calme de son isolement. Ingwel se retrouva projeté dans son corps blessé, faible, et dans son esprit infirme, en lutte avec une pâte épaisse et visqueuse qui lui coulait dans la gorge. Par réflexe, il avala. Il poussa un cri rauque de frustration. Il aurait tant voulu s’étouffer avec le liquide répugnant. Une voix cassante et frêle se fit entendre, pendant qu’une main sèche aux ongles pointus et sales lui maintenait la mâchoire ouverte.
- Hoo, doucement, moineau. Te voilà seulement de retour parmi les vivants.
Il y eut un rire caquetant.
- À ton grand désespoir je parie.
Son sauveur lui enfourna une autre gorgée de potion dans la bouche.
- Peut-être pourras-tu m’apprendre ce qu’un paria de ton espèce faisait dans le cœur de la Forêt Sanctuaire… Si ta réponse me plaît, je te laisserai peut-être mourir… assez rapidement.
La pression sur le visage d’Ingwel se relâcha et le rire s’éloigna.
Les jours qui suivirent se perdirent dans un labyrinthe de ténèbres parcouru de lumineux et douloureux éclairs de conscience. Bribe par bribe, il dressa l’image mentale de l’endroit où il se trouvait. C’était une sorte de grotte dont les parois étaient traversées par les impressionnantes racines d’arbres millénaires. De petits braseros suspendus fournissaient une lumière à peine suffisante pour un elfe. Sur les parois, des étagères remplies de fioles, de bocaux en terre, et d’autres choses plus inquiétantes étaient posées. Il n’y avait qu’une seule porte, protégée par un drap troué. Un foyer modeste dispensait quelque chaleur au malade, couché sur un lit improvisé ; une paillasse posée en hauteur sur une double racine renforcée en un semblant de sommier.
Plusieurs fois par jour, un homme encapuchonné dont les membres grêles et sales émergeaient d’une robe noire échancrée, venait lui administrer une dose de cette potion amère et épaisse, au fort goût de noix. Au fil du temps, les perceptions d’Ingwel finirent par se stabiliser. Et ses périodes de conscience se firent de moins en moins douloureuses. Il s’habituait à l’absence. À la véritable solitude. Il se souvenait d’une femme qu’il avait connue, avant de rejoindre les Frères de la Dague. Une humaine aux cheveux noirs et au tempérament de feu, à la peau mate, issue d’une tribu du sud de l’Arkland. Une aventurière, comme lui. Elle parcourait le monde en compagnie de son frère, un sorcier. Il avait fait route avec eux à une époque et avait sincèrement aimé la jeune femme. Quand elle lui avait annoncé leur séparation, il s’était senti abandonné. Mais ce qu’il ressentait maintenant était, malgré le temps et les drogues qu’on lui administrait, incomparable en intensité.
À un moment, il eut l’impression, dans une de ses phases de torpeur, de percevoir deux voix.
- C’est un paria et un banni. Il porte la marque des esclaves. Probablement en fuite. - Oui mais regarde, ces marques sont anciennes.
La première voix était autoritaire, habituée au commandement et à l’obéissance. La seconde était la voix cassante, d’où sourdait une étrange malveillance, qui lui parlait parfois en lui faisant ingurgiter sa mixture.
- Et ça, c’est un symbole clérical, le culte de Cerantes. - Le dieu usurpateur des Hommes ?! - Oui, intriguant n’est-ce pas ?
Et le rire résonna à nouveau. Ingwel retomba dans le sommeil profond. Il en émergea définitivement, plus tard, pour faire face à son mystérieux sauveur. Quand celui-ci, silencieux et vif, entra dans la pièce, Ingwel se redressa sur son lit de fortune et le fixa. C’était un elfe. Du moins il avait dû en être un il y avait longtemps. Sous les ombres de son capuchon, seul son menton témoignait de la présence d’un visage. Ses doigts noueux s’agitaient lentement, hypnotiques. Il y avait dans sa présence une sorte de menace. Immédiatement, Ingwel l’identifia pour ce qu’il était, sans avoir besoin d’en chercher les marques sur son corps. Un mage banni. Un haut elfe ayant violé l’interdit premier pour se vouer au mal et à la magie nécromantique la plus noire. Ils étaient déchus de tous leurs droits et, pour les plus chanceux, chassés du Celanthalas. Mais le plus souvent ils étaient sommairement exécutés. Que l’un d’entre eux se terre au cœur même de la forêt sanctuaire était des plus étonnants.
- Qui êtes-vous ? demanda Ingwel d’une voix éraillée, cherchant ses armes du regard.
L’autre émit un rire caractéristique.
- Je n’ai plus de nom depuis bien des années. La véritable question est qui tu es toi, maintenant que le dieu que tu servais est mort !
Et il rit de plus belle. Ingwel reçut ces paroles comme un coup d’épée.
- Comment savez-vous ce qui est arrivé à Cerantes ? lança-t-il au bout d’un moment. - J’ai senti son aura disparaître, j’ai senti son existence retourner au néant. Est-ce son corps que tu étais venu chercher ? Toi, un paria. Tu ne trouveras rien. Il n’est rien resté de lui. - Je… Je suivais son appel.
Il éclata d’un rire encore plus cassant.
- Trop tard ! Tu es arrivé trop tard ! - Pouvez-vous m’en apprendre plus ? Sur ce qui s’est passé… cette nuit-là ?
L’autre se tut. Sa capuche s’anima d’un mouvement de balancier.
- De grandes ténèbres étaient à l’œuvre. Le dieu des voleurs a rencontré un adversaire trop puissant pour lui. Le destin des dieux est de disparaître. Tel est le but de leur guerre.
Il posa le bol contenant la bouillie sur une table taillée dans la racine, puis sortit, ignorant les appels d’Ingwel. D’un mouvement mesuré, l’elfe se leva et parcourut la pièce à l’étrange décor. Il devait se courber pour ne pas heurter le plafond. Ingérer une nouvelle dose de cette potion à l’aspect peu engageant ne lui disait rien. Il localisa ses effets personnels, posé à l’écart, armes incluses. Il utilisa l’eau contenue dans un broc pour se rafraîchir. Il s’apprêtait à passer ses vêtements quand son regard tomba sur l’amulette en forme de pièce à double face, le symbole du culte de Cerantes, qui lui paraissait désormais vide de sens et de substance. L’autre avait dit vrai. Son dieu était mort. Il n’avait pas besoin de preuve ; il le sentait.
Les jours suivants s’écoulèrent lentement, dans une sorte de cocon intérieur qui le refermait sur lui-même et étouffait ses perceptions. Petit à petit il vint à bout de ce sevrage émotionnel. Son sauveur se fit des plus discrets durant cette période. Au début, il l’avait questionné avec acharnement, comme s’il voulait en apprendre le plus possible sur lui et sur le monde. Comme s’il était un ermite avide de nouvelles. Mais il avait apparemment décidé qu’Ingwel ne représentait aucun intérêt pour lui et l’avait bien vite délaissé. Il le laissait errer dans la plupart du foyer souterrain, et même sortir dans la forêt, une fois la nuit tombée. Ingwel en était arrivé à la conclusion que son hôte n’avait pas peur d’être trahi, car lui-même paria, il aurait aussi à répondre de sa présence en ces lieux sacrés pour les Hauts Elfes. Et lors de l’une de ces promenades nocturnes, Ingwel décida simplement qu’il était temps pour lui de partir.
Il s’enfonça dans la forêt et laissa la cachette de l’elfe maudit derrière lui. Il ne possédait presque plus rien. Et il n’avait pas emporté de provisions. Mais il éprouvait le besoin de revoir le seul endroit où il s’était senti chez lui, le Grand Temple de Cerantes à Antos. Peut-être le grand prêtre pourrait-il lui dire ce qu’il convenait de faire dans d’aussi tragiques circonstances. Près d’un mois après la disparition du dieu, le clergé avait probablement eu le temps de se restructurer d’une manière ou d’une autre. Après tout, il s’agissait avant tout d’une institution, d’un ensemble d’hommes et de femmes avec une mission. Du moins c’était ce qu’Ingwel espérait. Il voulait tellement trouver un remède à cette solitude.
Le Celanthalas était en ébullition. La guerre avait été déclarée avec la Dragonie voisine, et la princesse Ellissenassala, fille d’une des plus importantes familles de haute lignée avait été enlevée par les visiteurs venus de l’autre monde. De retour à la civilisation, Ingwel se dissimula parmi un convoi d’esclaves chargé de l’affrètement de navires de guerre. Il franchit grâce à eux le bouclier, puis il lui suffit de fausser compagnie aux gardiens. Lors de ses nuits de cavale, il récupéra rapidement ses réflexes de rogue. Et il s’en servit pour voler une des gracieuses nefs elfiques en rade dans le port du Celanthalas. Ces bateaux étroits et rapides se manœuvraient avec une déconcertante facilité, même pour un homme seul.
Durant une semaine, il se nourrit des petits pains secs, rations trouvées à bord du navire, et du produit de sa pêche.
Il atteignit enfin Antos, où la canicule avait, au fil des mois, laissé place à la douceur de l’automne. Bientôt les tempêtes de l’hiver commenceraient. Mais alors, le soleil brillait encore sur les Îles Dorées. Dans le port, il constata la présence d’un immense vaisseau, en comparaison duquel sa modeste nef elfique faisait figure de ridicule barquette. Il se demanda quelle intelligence surhumaine avait pu concevoir et surtout réaliser un tel ouvrage. Comme une évidence, il se rendit compte qu’il contemplait le navire volant – bien qu’il fut en cet instant posé sur les flots à quelques encablures des quais que sa taille ne lui permettait pas d’utiliser – des voyageurs venus d’un continent lointain. Ceux-ci avaient indirectement facilité son entrée et sa sortie du Celanthalas. S’il en avait l’occasion, il les remercierait.
Mais quand il aperçut les premiers bâtiments d’Antos, toutes ces considérations s’estompèrent, il était de retour. Il était amaigri, mais les efforts physiques combinés aux rayons du soleil avaient presque effacé les traces de son long séjour à l’écart, sous la terre. Ses cheveux avaient encore poussé, et ses vêtements ressemblaient davantage à des haillons. Mais plusieurs personnes sur les quais et dans le quartier du port le reconnurent et le saluèrent poliment. Tous semblaient d’humeur joyeuse. Peut-être n’avaient-ils pas eu vent du malheur qui avait frappé le culte de Cerantes. Questionnant à droite et à gauche, il s’enquit de la raison de cette euphorie populaire. Il apprit que les visiteurs du Glorieux Empire Teragon, car c’était là le nom du monde lointain, étaient les hôtes des Îles Dorées, et que des négociations commerciales étaient en cours avec ces gens d’une richesse extraordinaire. Bref l’avenir des Îles s’annonçait des plus… dorés. Une fois renseigné, Ingwel se rendit au Grand Temple qu’il lui semblait avoir quitté des années auparavant. Il n’avait pas changé. Il poussa la double porte, le sourire aux lèvres. Et son expression changea du tout au tout quand il pénétra dans le hall dévasté et obscur. Rien ne devait avoir bougé en ces lieux depuis de longues semaines. La poussière recouvrait les meubles renversés et les éclats de verre brisés. Ingwel parcourut les salles et les chapelles, toutes paraissaient avoir été figées. Il avait l’impression de marcher dans un temple abandonné depuis des lustres. Dans la grande salle du culte, une nouvelle scène de chaos l’attendait. Elle aussi, comme celles d’Ybanion, avait été profanée. Mais cela le choquait moins à présent. Puis il atteignit la bibliothèque, où flottait encore l’odeur des parchemins brûlés. Les étagères étaient vides. Il remonta vers les appartements des prêtres qui, pour la plupart, se trouvaient dans le même état d’abandon. Certains d’entre eux, ceux des hauts dignitaires notamment, portaient les marques de lutte ou d’incendie.
- Il a dû se passer ici la même chose qu’au Fortuna Major, marmonna Ingwel pour lui-même, échafaudant quelques hypothèses.
Mais ces questions lui paraissaient tellement triviales désormais. Tout ce qu’il savait avec certitude, c’est qu’il ne trouverait ici nul réconfort. Et que sa route resterait perdue dans les brumes.
Un bruit attira soudain son attention. Un son quasiment inaudible, mais dans ce silence sépulcral il résonnait presque avec force. Quelque chose bougeait dans le temple. L’elfe se mit sur la piste de cette chose, quelle qu’elle pût être. Le bruit se répéta alors qu’Ingwel approchait des cuisines proches de l’arrière-cour. Une dague à la main, il poussa lentement la porte qui le séparait encore de l’origine de ce grattement. Silencieux comme une ombre, il se glissa entre les tables et les plans de travail où étaient encore accrochés casseroles et autres ustensiles de cuisine. Puis il constata que la porte du cellier était ouverte. Un bruit de pas traînants en montait. Le Frère de la Dague s’adossa au mur et leva sa lame devant ses yeux verts, prêt à frapper ce qui sortirait des caves. Une silhouette se profila à travers les planches disjointes de la porte du cellier. Une respiration lourde se fit entendre. Un homme courbé se dirigea vers une des tables pour y poser le fardeau qui encombrait ses bras. Ingwel l’observait en silence, et quand l’homme se retourna, il reconnut le vieux prêtre Heoner, le frère jardinier.
L’elfe remit sa dague en place dans son étui, et quand Heoner rabattit la porte de la cave, il trouva Ingwel derrière. Il ne put retenir un cri de stupeur, et eut un mouvement de recul.
- Du calme, dit Ingwel, c’est moi, vous ne me reconnaissez pas ? - Ingwelhessalhan ? demanda le vieil homme au bout d’un moment. - Ce qu’il en reste, répondit l’intéressé avec un pâle sourire.
Un sourire presque paternel éclaira le visage du jardinier.
- Cerantes soit loué, te voilà revenu. Tu n’as pas fui comme les autres !
Pour toute réponse, Ingwel secoua la tête.
- Après ton départ, il y a eu cette terrible nuit. Tous les prêtres importants ont disparu, emportés par une force mystérieuse. De nombreux frères ont pris peur et ont quitté le temple. Les autorités sont venues mais n’ont rien découvert. Nous n’étions plus que quelques-uns, pour la plupart, nous sommes restés parce que nous n’avions nulle part où aller. Nous avons envoyé des messagers en Ybanion et dans les autres Temples de Cerantes pour raconter nos malheurs, et demander de l’aide. Mais personne n’est venu. Même l’inquisition nous a ignorés. Parce qu’il était arrivé la même chose aux deux grands temples d’Ybanion. Nous avons été choqués d’apprendre la destruction presque totale du Fortuna Major. Mais nous ne devions pas nous laisser abattre.
Ingwel écoutait patiemment l’histoire du pauvre jardinier. Les évènements qu’il évoquait acquéraient une réalité presque douloureuse dans les souvenirs de l’elfe.
- Nous étions prêts à nous remettre sur pied lorsque…
Heoner s’interrompit.
- Il nous a, Lui aussi, abandonné. Sa voix s’est tue. Les pouvoirs de nos derniers frères capables de les invoquer ont disparu. Nous nous sommes retrouvés seuls. Durant des jours nous sommes restés en prière, espérant une réponse. Puis nous avons dû nous résoudre. Cerantes ne reviendrait pas. Alors, tous les autres sont partis, pour tenter leur chance ailleurs. J’ai bien peur que la plupart d’entre eux aient choisi de mettre leurs talents au service du Dieu du Meurtre pour récupérer quelques miettes de pouvoir. Oui. De nombreux frères se sont tournés vers le mal. D’autres ont quitté le clergé pour retourner à une existence de marchand ou que sais-je. Et en seulement quelques jours, je me suis retrouvé le dernier gardien de ce Temple. Je n’ai pas d’autre demeure. Mais à présent nous sommes deux, conclut-il avec joie. Tu vas voir, il reste de quoi subsister dans le cellier, et tu pourras m’aider à remettre le jardin en état, et, et…
Ingwel regardait avec pitié le vieillard s’enthousiasmer à l’idée de voir sa solitude enfin rompue. Mais sa solitude à lui, qui viendrait la guérir ? Il n’avait pas l’intention de rester dans ce lieu vide de toute substance, à présent que Cerantes était mort.
Alors que Heoner délirait sur la façon dont ils allaient rendre, à eux deux, sa beauté au temple, la main d’Ingwel glissa vers sa dague. D’un geste vif, il la dégaina et en enfonça la lame entre les vertèbres cervicales du vieil homme qui s’écroula, coupé en plein milieu d’une phrase.
- Va rejoindre notre dieu, lui dit-il tout bas, alors qu’une tache sombre apparaissait sur les pavés. Et transmets-lui mes amitiés.
Il ne savait pas pourquoi il venait d’abattre cet homme. Il avait simplement obéi à une pulsion de destruction qui ne lui apportait, une fois accomplie, aucun réconfort. Et debout devant le cadavre du vieux jardinier, dont la seule faute avait été de se réjouir alors qu’Ingwel voulait simplement qu’on le plaigne, il versa une larme amère.
Il quitta le temple, ne sachant nullement où ses pas allaient le conduire. Quoi qu’il veuille entreprendre, il lui fallait de l’argent. Et il y avait toujours, à Antos, des gens prêts à payer pour les services d’un Frère de la Dague, même si Ingwel n’utiliserait plus jamais ce titre.
Quelques jours plus tard, Ingwel émergeait des Thermes. Propre, les cheveux soigneusement peignés, arborant une tenue sombre et élégante ; tunique, pantalon, bottes et cape, variant du noir au bordeaux, suffisamment ample pour dissimuler lames, poisons, dards, et autres ustensiles utiles à son activité. Il lui avait été si simple de décrocher un contrat. Au départ il pensait rependre ses activités de voleur commandité. Mais le meurtre était bien plus lucratif. La facilité avec laquelle il avait accompli sa tâche illustrait le penchant naturel qu’avaient pu avoir certains de ses anciens coreligionnaires pour le clergé du Seigneur des Assassins.
Après ces sombres journées d’errances, il trouvait une certaine gratification dans le fait de savoir à nouveau où il allait. Certes, il s’agissait d’objectifs immédiats, à court terme. Mais il y retrouvait à la fois ses réflexes et la certitude de faire une chose pour laquelle il était doué. Dans les rues d’Antos, il toisait les gens d’une manière presque hautaine. Aucun d’entre eux, selon lui, n’avait dû traverser les épreuves que lui-même avait endurées. Et chacun pourrait se retrouver du mauvais côté de sa dague. Pourtant, ils vaquaient à leurs occupations quotidiennes, comme inconscients de leur propre fragilité.
Un sourire torve étirant ses lèvres, il poussa la porte d’une taverne obscure du quartier le plus mal fréquenté de tout Antos. La rumeur disait qu’une nouvelle bande cherchait à s’offrir une réputation. Et c’était précisément une activité pour laquelle il se trouvait efficace. Convaincre les malfrats de l’introduire auprès de leur chef se révéla des plus aisé. Apparemment le leader de la petite bande avait réussi à s’imposer comme une référence morale et stratégique. En fait les membres de ce groupe ne semblaient jurer que par lui. Ingwel obtint un rendez-vous le lendemain, à la nuit tombée, dans une auberge du port. Il mit à profit la nuit dont il disposait pour s’introduire dans une des riches demeures de la cité, et mettre fin aux jours d’un marchand un peu trop influent. Il y avait toujours du travail pour les exécutants discrets dans les Îles Dorées. Et il avait l’avantage de savoir quels milieux fréquenter pour se trouver au fait de ce genre d’histoires.
En retirant sa lame du corps du gras marchand, une étrange impression lui vint. Il lui semblait que ces actes ne correspondaient pas à la réalité. En tout cas, pas à sa réalité. Comme si un autre lui-même agissait à sa place, frappant, empoisonnant, détruisant des vies depuis le couvert des ombres. Il y avait là quelque chose d’étrangement déplacé.
Ingwel posa les yeux sur la chair flasque de l’homme étendu devant lui, agitée d’ultimes soubresauts. Et il ne conçut pour cette créature qu’un immense mépris. Puisqu’il devait se battre seul dans ce monde où sa place lui avait été retirée, il ne voyait aucune raison de laisser ces inférieurs jouir de la plénitude d’une vie accomplie. Il ne pouvait peut-être pas perpétrer d’acte aussi chargé d’implications que la mise à mort d’un dieu, mais il pouvait verser le sang, jusqu’à satisfaire pleinement ce désir morbide qui l’habitait. Le désir de voir le monde glisser vers le même néant que celui qui le rongeait lui. Peut-être. Peut-être qu’après suffisamment de morts, il ne serait plus seul.
Le lendemain soir, renforcé dans la conviction que sa nouvelle carrière était la bonne, il se rendit dans l’auberge de la Voile au Lion. Il reconnut assez rapidement certains des hommes avec qui il avait déjà négocié. Ils étaient installés avec d’autres, à une grande table, dans le fond de la salle. Ils semblaient tous écouter avec la plus grande attention un individu encapuchonné, aux mains couvertes de tatouages. À peine avait-il fait un pas dans leur direction que, d’un geste, l’homme congédia ses sous-fifres et invita de la main Ingwel à prendre place.
Puis il rabattit sa capuche, révélant un visage aux traits harmonieux, elfiques, agrémentés d’un tatouage complexe prenant naissance sur la tempe pour s’épanouir sur la joue et le front, et des cheveux noirs tressés et coiffés en arrière. Ingwel s’installa en face de cet individu étrange, dont l’origine était indéfinissable, et l’aura de pouvoir proprement fascinante. Avant qu’il pût dire quoi que ce soit, l’autre sourit, puis parla d’une voix presque suave :
- Je suis Orlhynn, le plus Puissant des Maîtres des Ombres, le Redoutable Assassin venu du Lointain Empire. Et je t’offre la possibilité de mettre tes talents au service de ma grande organisation. J’ai besoin de gens comme toi.
Ingwel, pour la première fois depuis de longues semaines, sentit son instinct s’agiter. Il lui soufflait qu’il valait mieux être du côté de cet homme.
Avec un soupir qui frôlait le soulagement, l’ancien Frère de la Dague répondit simplement :
- Dites-moi qui je dois tuer.
|