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Policier/Noir/Thriller
lemon_a : Les disques tournent en boucle
 Publié le 02/06/09  -  14 commentaires  -  11050 caractères  -  58 lectures    Autres textes du même auteur

Un conte moderne sur le cycle de la vie.


Les disques tournent en boucle


1


L'idiot du village portait un bonnet avec un pompon. Le gars Hercule osa ce qui était interdit parce que la belle Esméralda le regardait. Il tira sur le pompon. Or, dans ce village, on savait que nul ne pouvait toucher sans conséquence au pompon du bonnet de l'idiot du village. On pouvait le moquer, lui jeter des cailloux, lui cracher à la gueule, le battre, lui envoyer de grands coups de pieds dans le cul et l'idiot du village piaillait, barrissait, ahanait, larmoyait, baragouinait, geignait et prenait comiquement la poudre d'escampette. Mais jamais l'idiot du village ne répondait aux humiliations, toujours subissait-il les moqueries et les beignes des gens cruels. Jamais, toujours, il y avait pourtant cette exception : on ne pouvait tirer sur son pompon.


2


Le gars Hercule était le jeune homme le plus vigoureux du village. Il avait prouvé sa force à maintes reprises, en cassant la gueule des autres jeunes hommes vigoureux des autres villages. Il déambulait fièrement au milieu de la rue principale en bombant le torse et en arquant sa colonne vertébrale. Ses deux épaules roulaient en alternance tandis que son menton inamovible indiquait un point situé entre la ligne d'horizon au loin et les nuages du ciel. Hercule ressemblait à un « P » majuscule alors que l'idiot du village ne ressemblait à rien du tout : un monticule de chair et d'articulations laissées en jachère, un tas informe, un brouillon d'homme, gluant de poils hirsutes et de compositions maladroites. L'idiot du village allait en marchant de travers, on lui prêtait communément cet air des imbéciles heureux, constamment béat, souriant à la pluie et s'esclaffant dans les processions funèbres. Qui sait si derrière cette jovialité exagérée ne se dissimulait pas un extrême désarroi ? L'idiot du village était heureux, se résumait-on à penser et le pompon qui sautillait sur son bonnet semblait le confirmer.


3


La rue principale filait droit en s'inclinant vers le haut. Deux rangées de maisons grises aux toits couverts d'ardoises se confondaient dans la couleur du ciel. Au sommet de la côte, à la sortie du village, sur la route qui menait à Bois-Les-Alançons, Jacky Lucky Joe le funky poseur avait garé sa roulotte. L'air sentait l'électricité, l'ultime vibration. À trois maisons, en entrant dans la bourgade, la belle Esméralda resplendissait à la fenêtre de sa chambrette, distribuant des miettes de pain aux petits oiseaux qui se pressaient tout autour d'elle.

Le gars Hercule et l'idiot du village passaient par là à ce moment-là, le premier redescendant la rue principale et le second la remontant en sens inverse. Ils déambulaient la tête en l'air, l'attention tout entière accaparée par la beauté tripante d'Esméralda. C'est ainsi qu'ils se percutèrent.


4


Le gars Hercule avait discipliné les amplitudes de sa démarche, paramétrant son pas pour se montrer en avantage, du moins l'estimait-il, il paradait, se pavanait, il défilait tellement qu'on l'aurait cru sur un podium. L'idiot du village, lui, se dandinait pathétiquement comme à son habitude, sauf qu'il visait vers la fenêtre de la chambrette, tout comme le gars Hercule. À quelques pas, au sommet de la rue en côte, Jacky Lucky Joe le funky poseur était occupé à raccorder ses câbles, il reliait les enceintes et branchait les spot-lights, il avait déplié un praticable sur lequel il installait, les uns après les autres, les éléments du sound-system. La belle Esméralda souriait aux petits oiseaux et leur racontait une histoire. L'idiot du village, qui n'était guère plus haut qu'un pied de vigne, enfonça le bassin du gars Hercule. Ce dernier, parce qu'il n'avait nullement anticipé le choc, plia vers l'avant, affichant une posture ridicule et contractée. Convoquée au spectacle, la belle Esméralda en rit à gorge déployée.


5


Un instant le gars Hercule se trouva désemparé, ballant, atone après la collision involontaire. L'idiot du village reculait déjà, apeuré, craignant la foudre puisque dans ces situations les usages du genre humain consistaient, en général, à le rendre coupable. Au nord, dans la direction de Bois-les-Alançons, l'électricité alimentait désormais le système de diffusion sonore monté par le funky poseur. Son bac à disque n'était pas loin, un caisson argenté couvert d'autocollants du monde entier. La belle Esméralda riait, riait et riait aux éclats, amusée par l'expression totalement déconfite du gars le plus vigoureux du village. Ce rire, les anciens assis sur le vieux banc devant l'église l'affirmeront plus tard, déclencha la fureur, la fureur aveugle, irréductible et pleine du gars Hercule. Et soudainement celui-ci se précipita sur l'idiot du village. Ses deux narines expulsaient les volutes d'une fumée charbonneuse. Des braises rougeoyantes devaient embraser son cœur et ses poumons. L'idiot du village, idiot qu'il était, lent du cerveau, inapte à la lecture des réactions, n'avait point pensé à prendre les jambes à son cou. Vite empoigné par le gars Hercule, d'une seule main il fut soulevé de terre.


6


Le jeune homme le plus vigoureux du village projeta à dix pas l'idiot qui atterrit durement sur le sol goudronné. Son postérieur amortit le choc. Quand il se releva disgracieusement le gars Hercule était à nouveau sur lui, vociférant des grognements et des insultes, envoyant deux crochets qui vinrent cueillir l'idiot à la mâchoire et à la pommette gauche. Un os craqua, une gerbe de sang chaud gicla et l'idiot retourna au tapis. Les petits oiseaux d'Esméralda s'étaient tous éparpillés vers les points cardinaux de l'univers. La belle restait pétrifiée à sa fenêtre, interdite et livide. L'idiot du village ne se remettait pas. Son œil gonflait tel un gosier de crapaud, un filet de sang grenat coulait au coin de ses lèvres inertes. Il était étendu sur le dos, au sol, passablement assommé. Mais la brièveté du combat n'avait point absorbé la fureur du gars Hercule. Avide de violence et d'humiliations, celui-ci envoya un terrible coup de pied dans les côtes de l'idiot puis il se pencha sur la masse prostrée à terre et, imitant la gestuelle du scalp, lui confisqua son bonnet à pompon.


7


Tous les ans, au début du printemps, une fête foraine s'installait sur la place de l'église, au centre du village. Les forains montaient des stands de tir à la carabine et aux fléchettes, des loteries diverses, des jeux de force et d'adresse, on y vendait des pommes d'amour, des sucres d'orge et des barbes à papa. Il y avait aussi des manèges plus modernes : les autos tamponneuses, le train fantôme et les avions qui montaient et qui descendaient reliés par des bras mécaniques autour d'un axe circulaire. L'idiot du village n'était pas encore idiot à cette époque-là. Au contraire, l'idiot du village était un garçon sacrément vif et balaise et volubile et malin. Il remportait toutes les compétitions de sport et tous les concours de réflexion, il raflait à chaque fois la mise en écrasant les autres garçons de son âge. Son appétit était énorme, comme son assurance, et son avidité ressemblait à un puits sans fond qui devait être constamment rassasié. Il aurait dévoré le monde s'il avait pu et gobé les étoiles.


8


Le manège des avions était tenu par un vieux forain possédant un sens assez précis de l'équité. Au final de chaque tour, il agitait le pompon qu'il avait accroché au bout d'une canne à pêche usée. Les chanceux parvenaient à l'attraper et gagnaient un tour supplémentaire, une ballade en avion gratuite et la fierté du mérite. Le pompon voletait, filou et fuyant au-dessus des engins commandés par les enfants. Il fallait les voir se contorsionner et ouvrir grand les bras. Le vieux forain trichait un peu en manipulant la canne à pêche, favorisant les empotés et augmentant la difficulté pour les plus dégourdis. L'idiot du village, qui n'était pas encore idiot, n'attendait que ce moment savoureux, le moment du pompon. Alors, il jaillissait et se précipitait en hurlant sur la boule de chiffon, il était pris d'une détermination rageuse, il était obsédé par la conquête.

Parce que le vieux forain tirait sur sa perche, le pompon passait de plus en plus loin et l'idiot du village déployait toujours plus d'efforts et d'audace pour l'attraper. Et puis il y eut ce tour, où, ne fixant que le point du pompon, l'idiot dégringola de son avion.


9


Il s'écrasa sur la tête, sur la figure et se déglingua toute la colonne vertébrale. Il devint idiot après cet accident, sa boîte crânienne était fendue du front jusqu'au menton et l'ensemble du squelette avait disjoncté. Mais, malgré la gravité de la chute qui avait occasionné des dégâts corporels considérables, plaies béantes et multiples fractures ouvertes, l'idiot du village s'était relevé sur ses deux jambes, puis, titubant, couvert de sang, avait avancé jusqu'au pompon tombé au sol parce que le vieux forain s'était hâté pour immobiliser le manège. L'idiot avait ramassé le pompon et l'avait brandi vers le soleil comme un trophée. Depuis ce jour, personne ne réussit jamais à l'en séparer. L'idiot du village y avait sacrifié le corps et la raison. Le pompon incarnait son âme et chacun le savait. À l'hôpital une infirmière, brave et généreuse, l'avait cousu sur son bonnet.


10


À l'entrée du village, le funky poseur ajusta ses lunettes de soleil. Sur ses machines, les voyants lumineux piquaient les premières ombres du soir. Des feuilles mortes planaient, chassées par le vent. Un souffle imperceptible mais chaud émanait des enceintes disposées en façade, devant le praticable et la roulotte. La nuit tombait, anthracite et plate, le fond de l'air devenait froid. La belle Esméralda avait quitté sa fenêtre. La jeune fille se dirigeait d'un pas mécanique vers le grand escalier de la maison. Étendu au sol, l'idiot ne réagissait plus, une auréole de sang se dessinait tout autour de ses cheveux, glissant et se propageant sur le gris de l'asphalte. L'idiot était mal tombé, son crâne avait heurté un gros caillou coupant et anguleux et il gisait, brisé, agonisant, mort. La belle Esméralda se confondait d'absence et d'impulsion. Elle décrocha le fusil de chasse au-dessus de la cheminée, un gros calibre qu'on réservait aux sangliers. Penché sur le bac à disques le funky poseur extirpait sa première sélection. Le gars Hercule serrait le bonnet à pompon. La belle Esméralda réapparut dans l'encadrement de la fenêtre. Elle avait épaulé l'arme quand il se retourna vers elle. Elle appuya sur la détente. La balle atteint Hercule à la tête, perforant le visage.


Du haut de la côte résonnaient les notes mélancoliques d'un morceau soul. La voix douce-amère et un peu rauque d'Ella Fitzgerald redescendait la rue, figeant le temps et absorbant les particules de réalité-drame. Le funky poseur avait allumé une bougie pour éclairer le praticable, la belle Esméralda posa la carabine et regarda dans cette direction-là.


 
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   horizons   
3/6/2009
 a aimé ce texte 
Bien
Histoire originale tant dans sa présentation que dans le fond. Les personnages pourtant classiques, finissent là où on ne les attend pas. Le ton ironique et léger au départ se teinte ensuite de gravité.
Beaucoup de jolies formules et de phrases bien tournées. Quelques familiarités n'apportent rien par contre: coup de pied au cul, beigne, casser la gueule...Quelques associations sont maladroites "menton inamovible" ou "nuages du ciel". Enfin, il faudrait aérer un peu les paragraphes.
Mais à part ça, un bon moment de lecture.
H.

   Anonyme   
3/6/2009
 a aimé ce texte 
Bien
Ca tient du conte, de l'historiette, et de la chansonnette, j'aime le rythme, le fait que les paragraphes soient ainsi séparés en scènes distinctes, une lecture pour ma part très agréable et une histoire plaisante.
Bonne continuation à l'auteur

   LeopoldPartisan   
4/6/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup
j'aime beaucoup cette dérision un peu suréaliste qui ferait vraiment un excellent court métrage belge avec Bouly Lammers. C'est vraiment visuel et très très bien découpé. J'apprécie aussi la causticité du propos très américaine. C'est vraiment du Jacques Tati au texas.
Bis- Bis

   calouet   
5/6/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Décidemmnt, ce soir j'ai du bol avec mes lectures! J'ai pssé un super moment, entre humour et gravité. C'est beaucoup plus compliqué que ça en a l'air d'écrire de façon aussi orale, et encore plus dans un oral aussi "typé"...

J'ai vraiment été embarqué, malgré deux-trois chiquenaudes (genre : "le menton inamovible", ou "l'ensemble du squelette avait disjoncté"), ça reste vraiment pas mal du tout. Merci pour ce bon moment de lecture!

   Bucolic   
6/6/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup
J'ai bien aimé cette nouvelle.
J'aime bien l'effet "d'épisodes", qui se succèdent.
J'aime aussi le rythme vif.
Bravo

   Anonyme   
6/6/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Depuis le titre jusqu'à la chute je me suis régalée. Un western décalé, une histoire bucolique qui se passe dans le trou du cul du monde, une histoire genre court métrage esthétique, une histoire cynique et irréelle.

Un style truculent, avez-vous lu Ionesco, un style qu'on lirait sans problème dans le rayon bouquin. Comme si.

   Selenim   
16/6/2009
 a aimé ce texte 
Bien
Vraiment sympa ce conte moderne sous acides.
Il y a de l'énergie, des images colorées, un style qui claque.
Même la mise en page laisse songeur avec cet enchainement de chapitres.
Un beau coup de semonce.

Selenim

   florilange   
22/6/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↑
J'aime cette histoire contée sur fond de musique indifférente à ce qu'il se passe réellement. Il va y avoir la fête, bien qu'1 drame se prépare & se joue sous nos yeux. J'aime aussi l'idée que l'idiot du village ne se venge pas lui-même mais qu'il y a quand même 1 justice, n'arrivant pas toujours d'où on l'attendait. Quel conte cruel! Quelle fin inattendue, aussi.

Quelques petits détails dans l'expression ne m'ont pas gâché mon plaisir de lecture. Merci & bonne continuation à l'auteur.
Florilange.

   BAMBE   
25/6/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Une myriade d'images, de la chaleur, des couleurs, des visages, du bruit, des cris, je les ai suivis avec grand plaisir pour la surprise d'un fianl innatendu. J'ai aimé même si quelques formules ou redites ont, parfois, légérement fait trébucher ma lecture.

   Flupke   
20/7/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Des protagonistes orignaux. Un développement peu devinable. Une histoire bien écrite, une déchronolisation bien séquencée. Beaucoup d’ingrédients intéressants dans cette nouvelle. Bravo !

   kullab   
24/7/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup
J'ai beaucoup aimé ce petit conte moderne, qui mélange à cette forme d'écriture assez éprouvée des termes modernes comme "sound-system".
Personnellement, j'ai beaucoup aimé les expressions un peu farfelues telles que "son squelette entier avait disjoncté", qui se prêtent bien au récit.
Très sympathique.
Bravo

   widjet   
8/10/2009
 a aimé ce texte 
Bien
Un conte "mixé" féroce, percutant, bien écrit (et la construction est impeccable avec l'insertion de flash back jamais évident) et même assez émouvant (l'histoire de l'idiot du village est touchante) si bien raconté que je me suis immergé de suite et que je suis arrivé à la fin sans m'en rendre compte. C'est plutôt bon signe !

J'en redemande !

Widjet

   Anonyme   
12/3/2010
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Une nouvelles avec des paragrpahes dont on ne soupconne jamais la nature--ce qui est tres bon en soi. Un idiot du village auquel on ne peut que s'atacher et dont la mort touche vraiment--j'ai vraiment eprouve de la peine! Une tres belle fin a laquelle on ne s'attend pas et qui pourtant ne gene pas.

Une histoire dont on ne se lasse et qu'on relirait bien des dizaines de fois tellement elle fluide. Malgre la rage du gars Hercule, la mort de l'idiot et la fureur d'Esmelrada, on la trouve belle cette histoire.

Un tout grand merci a l'auteur!

   ANIMAL   
20/4/2010
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Une histoire bénéficiant d'un scénario tracé au cordeau et qui se lit d'une traite. D'événement en événement, le drame se noue pour un prétexte vieux comme le monde et la mort est au rendez-vous.

J'apprécie le côté inexorable qu'accentue l'écriture tout à fait maîtrisée. L'effet de ping-pong entre l'Hercule, l'Idiot et la Belle est bien réussi. Le flash-back racontant l'histoire de l'idiot est parfaitement amené et rend évident le rapport avec la fête foraine en train de s'installer.

Un texte intéressant par son traitement qui semble très détaché de l'action et pourtant lui donne du souffle.


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