I
Monsieur Lukini contempla son travail enfin achevé, après deux heures d'efforts patients, minutieux. Il enleva son masque de coton et ses gants de latex jetables, qu'il plaça dans la petite poubelle jaune réservée à cet usage, et sa bouche qui s'ouvrait, quand on marchait sur la pédale. Il décida d'en griller une, qui lui semblait bien méritée, et tira son paquet de tabac à rouler et ses feuilles, pour se préparer une jolie cigarette, un brin conique, comme une réminiscence de ses folles années de jeunesse à la fac, quand il avait tenté sans succès d'étudier le droit, puis la psychologie. Il sourit ; son client d'aujourd'hui ne risquait plus d'ouvrir sa bouche, lui, même si on lui appuyait convenablement sur le pied ou le ventre, vu qu'il était mort depuis bientôt dix jours, et serait enterré le lendemain. Il lui souffla la fumée de sa cigarette en plein dans le nez, par pure malice. L'autre ne toussa pas, évidemment, tout occupé qu'il était certainement à s'expliquer devant Dieu ou le diable, à cette heure. Monsieur Lukini se saisit du couvercle du cercueil, et s'apprêta à refermer celui-ci, quand il fut de nouveau chagriné par un détail ; c'était cette bosse formée par un objet qu'on avait placé dans la poche intérieure du soldat de première classe Neuton, un carnet, pour être plus précis. Non, son sens de l'esthétique lui interdisait de laisser le pauvre gars rejoindre sa tombe avec une telle allure. Il fouilla donc l'uniforme pour en sortir le carnet, relié de cuir, avec son joli crayon gris attaché, et sa languette à pression, pour refermer le tout. Il le plaça dans la propre poche de sa veste noire de croque-mort et vissa enfin le couvercle. Puis il quitta la morgue de sa petite entreprise de pompes funèbres, se changea au vestiaire, et passa saluer sa secrétaire, qui était aussi sa maîtresse, à l'occasion. Emma tenait la boutique et la comptabilité de l'affaire, répondant aux courriers, tapant les devis, quand elle ne vendait pas les chrysanthèmes en plastique et autres plaques de souvenir. Elle était petite et boulotte, avec un air porcin qui aurait parfaitement convenu à une charcutière, voire une fromagère. Mais elle était très compétente, et suffisamment délurée au lit pour combler les attentes de monsieur Lukini, qui n'était d'ailleurs pas non plus lui-même un Apollon, avec son allure dégingandée et sa calvitie galopante.
– Alors, vous avez fini de nettoyer le soldat Neuton ? – Tout à fait, Emma. Le bougre était bien cochonné, avec ce trou dans l'estomac à y passer la tête. – Pauvre gamin, quel âge avait-il ?
Et elle fouilla dans ses papiers, pour reprendre :
– Vingt-sept ans, si c'est pas malheureux ! – Oui, Emma, désespérant, même… L'Afghanistan, ça ne me semble pas la meilleure destination pour la jeunesse. – Et puis, militaire, quel drôle de métier, aussi !
Monsieur Lukini ne répondit rien, mais ne put s'empêcher de tousser. Du coup, il salua rapidement son employée et quitta le « magasin », comme il appelait son officine, la laissant finir quelques écritures et fermer boutique. Il habitait une petite maison de plain-pied, dans la vieille ville, à deux pas de là, et rentra à pied, comme chaque soir. Pour on ne sait quelle raison, il avait hâte d'ouvrir le petit carnet qu'il avait récupéré sur la dépouille du jeune soldat, ce héros mort pour des prunes, et d'y jeter un œil attentif. Il se servit un scotch, s'installa à sa table de cuisine, et sortit la chose de sa poche, qu'il plaça devant lui sur la toile cirée décorée de grandes fleurs rouges et jaunes. Il contempla l'objet un moment, avant de se décider à l'ouvrir. Ne venait-il pas de commettre un vol, voire même d'outrager un mort ? Bah, après tout, ça ne lui ferait pas défaut, là où il se rendait, six pieds sous terre. Il tira sur la languette, et le bouton-pression émit un claquement sec. Il feuilleta rapidement les quelque deux cents pages blanches que contenait le carnet, mais dut se rendre à l'évidence : Neuton n'avait écrit que quelques mots sur la troisième, laissant les deux premières vierges, se réservant peut-être le plaisir de donner un titre à ses mémoires, à ses pensées, à ses souvenirs, qu'il entendait coucher là au fil du temps. Hélas, la mort ne lui en avait pas laissé l'occasion. « Ce soir du dix janvier 20**, je pars au feu pour la première fois : je n'ai encore jamais tué, et je n'ai jamais été tué. » Voilà tout ce que le jeune homme avait su confier à son carnet. Avait-il peur, ce jour-là, se doutait-il de ce qui allait lui arriver ? Monsieur Lukini médita un instant sur ces mots et ce destin tragique, finit son scotch d'une lampée, puis alla placer le calepin dans le tiroir de son buffet qui contenait tous les petits trésors qu'il avait mis de côté au fil du temps ; une photo de ses chers parents décédés, un vieux briquet Zippo, une boussole, une fleur séchée…
II
On enterra le soldat Neuton avec tambours et clairon, la Marseillaise et les honneurs, la Croix du mérite et une pension pour sa jeune et jolie veuve, et la vie continua. La veuve ne mit pas plus de trois mois avant de s'acoquiner avec un nouveau galopin, pendant que monsieur Lukini poursuivait ses lugubres affaires, ainsi que sa relation sans surprise avec Emma ; il n'y a jamais d'années creuses dans les pompes funèbres. Il y avait en revanche ces quelques soirées passées en compagnie de son patron et amant, où Emma ressentait parfois le plaisir d'être femme, à défaut de se sentir véritablement aimée. Elle, rêvait d'une vie à deux partagée, d'un quotidien plus riche et moins solitaire, et en avait parlé quelquefois à Lukini, qui se contentait de faire la sourde oreille ; tout aurait été peut-être différent s'il avait été fleuriste ou boulanger. À près de quarante ans, elle voyait s'approcher avec effroi ce temps à venir où il lui serait définitivement interdit d'enfanter, la ménopause ; quelle horreur pour une femme, pensait-elle. Lui avait été marié, voilà près de vingt ans, et de cette union était né un fils du même âge, et qui le méprisait, pour son état, mais aussi son manque d'imagination et de poésie. Ils ne se voyaient pratiquement plus depuis que Christophe avait atteint sa majorité, mais ça ne posait pas de grandes questions existentielles au croque-mort, dont la devise avait toujours été « live and let die ! » Ça aussi, Emma avait bien du mal à le comprendre et à l'accepter. Un jour qu'elle attendait le retour de Lukini dans sa cuisine, qui s'était absenté pour faire quelques courses, elle eut l'improbable idée de fouiller les tiroirs du buffet, et tomba sur sa cache à trésors. Était-ce une femme qui lui avait offert cette rose rouge séchée ? L'avait-il plutôt dérobée sur quelque couffin, à son travail ? Et ces bouchons de champagne, toujours de la même marque, à quelles occasions les avait-il fait sauter ? Elle considéra enfin le carnet, dont la peau couleur chamois était si agréable au toucher. Elle la caressa longuement, avant de se décider à l'ouvrir, et de tomber sur les mots du pauvre gars. Elle n'eut d'ailleurs aucun mal à faire le lien avec l'infortuné soldat. Alors, saisie par on ne sait quelle inspiration, elle fit glisser le crayon accroché au bord du calepin, tourna la page, et écrivit : « Aujourd'hui, vingt juin 20**, plus que jamais, je rêve d'un amour brûlant, qui transformerait mon existence de manière durable, et me rendrait enfin pleinement heureuse. » Elle avait fait ça comme on fait un vœu en jetant une pièce de monnaie dans l'eau d'une fontaine miraculeuse. Mais que dirait Lukini, s'il venait à lire cette phrase ? Aurait-il seulement une pensée pour elle ? La vie est dure, parfois, mais c'est la vie. Elle remit le crayon en place, puis le carnet dans le tiroir, alors que le croque-mort rentrait justement. Sans piper mot, il posa ses deux grands sacs plastiques à terre, et entreprit de ranger ses achats dans le réfrigérateur et ses placards, aidé par Emma. Après quoi il se mit en devoir de préparer le petit dîner d'amoureux qu'il avait prévu. Il était comme ça, Lukini, en effet : pas poète pour deux sous, mais fine gueule. Ils passèrent une soirée sans surprise, à écouter de la musique, mais le cœur d'Emma n'y était pas, qui repensait à ce qu'elle avait écrit dans le carnet. Si elle n'avait pas eu si peur de la solitude, elle aurait bien quitté Lukini sur-le-champ, et finalement, elle prétexta de n'être pas très bien dans son assiette, pour ne pas passer la nuit avec lui, et rentra à pied dans la nuit douce et étoilée. Bien lui en prit, au demeurant, puisque, vers deux heures du matin, alors que celui-ci dormait à poings fermés à l'étage, un court-circuit électrique déclencha un incendie dans la vieille maison, qui se propagea rapidement à l'étage, et c'en fut fait du croque-mort, qui périt asphyxié dans son lit. C'est une voisine qui prévint Emma par téléphone, qui s'habilla à la hâte, pour rejoindre le lieu du sinistre. Mais bizarrement, au contraire de craindre pour la santé de son amant, celle-ci n'avait qu'une seule question en tête, un seul souci totalement incongru : oui ou non, le petit carnet avait-il échappé aux flammes ? C'est ainsi que, se dégageant du rang des badauds et franchissant le cordon de sécurité, elle eut le culot de s'aventurer jusque dans la cuisine du croque-mort, pour constater avec soulagement que le vieux buffet avait, lui, échappé aux flammes. En un tournemain, elle se saisit de l'objet, qu'elle cacha dans son giron, et recula, sous les admonestations d'un des pompiers, qui la mit manu militari dehors, en la tenant par le bras. Était-elle donc folle ? C'est la maison tout entière qui menaçait de s'écrouler. Et cette ferme poigne la fit frissonner ; était-il viril, ce sapeur et sa moustache, et la sueur qui perlait à son front. Elle lui décocha son plus beau sourire, auquel il répondit, un peu embarrassé. À tout hasard, elle passa dire adieu à son ancien patron, qui gisait emballé dans un sac à viande, sur un brancard, dans l'ambulance des pompiers.
III
On n'enterra pas Lukini, qui, conformément à ses dernières volontés, fut incinéré dans la chaudière de sa propre entreprise, avec laquelle il avait rendu ce service à tant de ses clients. Emma ne garda même pas une pincée des cendres de son ancien amant, mais se mit le jour même à consulter les petites annonces, en vue de changer de boîte, ce qui était bien de circonstance. Mieux même, elle eut l'effronterie de recontacter le viril homme du feu qui lui avait fait si forte impression l'autre nuit, et qui se trouvait justement à la fin d'une histoire d'amour plus ou moins bancale. Les appâts conséquents de la belle et son énergique libido le convainquirent aisément de changer de crèmerie. L'année suivante, elle épousait son nouveau chéri, le caporal Hugues Mercier, et donna aussi naissance à la mi-octobre à une jolie petite Balance, qu'ils prénommèrent Huguette. C'est tout à fait par hasard qu'un jour, cherchant le tire-bouchon qui n'avait pas été remis à sa place, le caporal tomba sur le calepin du soldat Neuton. Pensant avoir découvert le journal intime de sa femme, il fut un peu déçu de n'y découvrir que les deux messages y figurant. Il fut tout de même interpellé par les mots d'Emma ; avait-elle trouvé en lui cet amour brûlant qu'elle appelait de tout son cœur ? Dans le salon, les invités s'impatientaient, et il referma le carnet, pour poursuivre sa recherche de ce satané tire-bouchon, mais il se promit d'y revenir, pour y déposer ses propres mots. Ce jour-là, le couple d'amis qui étaient venus partager leur repas se révélèrent assez odieux, ne parlant essentiellement que d'eux, de leur voiture, de leur maison, de leurs enfants, de leurs vacances, si bien que Mercier, qui rongeait son frein en silence, abusa du vin et des liqueurs digestives, et termina sensiblement ivre. Pour ne rien arranger, une fois les invités partis, Emma ne put se retenir de lui faire une scène de ménage carabinée, au sujet de ses excès, qui acheva de le mettre en colère. C'est dans cet état d'esprit très négatif qu'il retourna au carnet du soldat Neuton, pour y inscrire ce vœu pas très charitable : « Si le bon Dieu existait vraiment, il ferait certainement taire toutes ces grandes gueules ! » Il pensait évidemment à ses affreux amis, mais aussi à son épouse, qui, en effet, n'avait pas sa langue dans sa poche, et à qui la maternité avait donné une nouvelle et considérable assurance en elle. Moins d'une demi-heure plus tard, alors qu'il était de garde ce dimanche, il fut appelé en urgence pour désincarcérer ses récents convives, qui avaient encastré leur voiture dans un platane, sur la nationale, en rentrant chez eux ; une malencontreuse affaire d'alcoolémie et de téléphone portable au volant. Pour le coup, ils étaient bien réduits au silence, ainsi que Mercier l'avait espéré, et il prit peur en pensant à sa femme, pour laquelle il avait souhaité la même chose. Il retourna donc au carnet pour ajouter « sauf Moumoune » – c'est ainsi qu'il surnommait affectueusement sa chérie – en espérant de tout son cœur que cela suffirait. Mais hélas, la belle écopa dans les mois qui suivirent d'un joyeux cancer de la trachée, et elle dut être amputée des cordes vocales, ce qui la rendit muette comme une carpe, conformément au désir qu'il avait exprimé. Mercier n'était pas dupe, et plus d'une fois, alors que son épouse se battait contre sa terrible maladie à l'hôpital, il contempla le maudit carnet, et les trois mots qui y avaient été inscrits. L'amour brûlant qu'avait voulu Emma, elle l'avait bien eu, puisque son amant s'était dissipé dans les flammes du crématorium. Quand au soldat Neuton, n'avait-il pas confié au calepin la répugnance qu'il avait à tuer ; et la mort avait elle aussi exaucé son vœu. Ça n'était peut-être que pure superstition, mais plus il y songeait, et plus il lui devenait évident que l'objet avait un indéniable pouvoir, un truc à vous faire froid dans le dos. Il s'interrogeait ; que convenait-il de faire d'une chose pareille ? Le brûler ? Ça pouvait se révéler dangereux. Le conserver ? C'était tout aussi imprudent, selon lui, tant la chose semblait puissante. Le donner ? Oui, en fin de compte, c'était la meilleure solution. Restait à savoir à qui il allait pouvoir confier le carnet. Le mieux était de s'en remettre au hasard, et, un soir de mai, il partit de chez lui avec l'objet dans sa poche, bien certain que la Providence mettrait une sorte d'innocent sur son chemin, qui saurait en faire bon usage, lui. Alors qu'il descendait les rues de la vieille ville pour rejoindre le centre, il croisa un vieux avec sa casquette, et son caniche, un bâton à la main. Il le salua, plein d'espoir, mais l'autre lui rendit son salut avec un air biaiseux qui ne lui dit rien qui vaille. Non, ça n'était pas le candidat idéal. Il passa encore devant une matrone à la forte poitrine, qui accrochait du linge à sa fenêtre ; quel usage aurait-elle eu du calepin, si ce n'est de faire mourir un à un tous ses voisins ? Il poursuivit son chemin, et finit par atteindre une placette, et sa fontaine, sous un arbre gracieux, au tronc duquel était adossé un jeune vagabond, qui jouait de l'harmonica, son chien à ses côtés. Il semblait à la fois heureux et sans malice, le candidat idéal pour Mercier, qui s'approcha de lui :
– Bonsoir, toi le musicien. Tu n'as donc même pas de sébile pour mendier ? – C'est peut-être justement que je ne mendie pas… – Et acceptes-tu les cadeaux ? – Quel genre de cadeaux, et pour quoi faire ?
Notre pompier lui résuma alors toute l'affaire, lui révélant que le mystérieux carnet qu'il avait dans la poche semblait posséder une influence sur le destin des gens qui y écrivaient et de leurs proches. L'autre siffla, impressionné, ce qui fit se dresser les oreilles de son bâtard. Et au bout du compte, le vagabond, intrigué et intéressé, accepta de devenir le nouveau propriétaire de l'objet. Soulagé, le caporal Mercier le salua brièvement, tourna les talons et s'en fut, bien content de s'en être débarrassé à si bon compte ; il ne s'était même pas présenté au jeune homme, au cas où celui-ci aurait eu l'idée saugrenue d'expérimenter le pouvoir du calepin sur lui. Mais le libraire qui tenait boutique à côté s'en chargea très bien.
IV
Hélas pour le pompier, la première idée du vagabond, un certain Alain Ziegler, qui se faisait appeler Bonaventure, fut en effet d'écrire ces mots à la suite des siens, qui s'étaient révélés fatals pour ses amis : « Que le ciel tombe sur la tête de l'homme qui m'a confié ce carnet, s'il l'a fait par poltronnerie. » Comme on s'en doute, dans la semaine qui suivit, le pauvre Mercier, lors d'un feu de hangar, reçut une poutre sur le crâne, qui l'expédia ad patres, sans autre forme de procès. Bonaventure, qui lisait toujours le journal au café, le matin, son seul luxe dans sa vie de clochard, prit connaissance du fait divers le lendemain, et faillit s'étrangler avec son jus. Bon sang, l'autre avait visiblement dit vrai. Il en fut effaré, considérant le terrible pouvoir de l'objet dont il avait hérité. Il était bien sûr hors de question de s'en débarrasser imprudemment, comme l'avait fait Mercier, au risque d'y laisser soi-même sa peau. En revanche, n'était-il pas possible d'utiliser ce drôle de carnet pour acquérir la richesse ou bien quelque femme, inaccessible et secrètement désirée ? Il pensait ainsi tout simplement à Noémie, la jeune banquière, directrice de l'agence du Crédit Rural, qui s'ouvrait sur la placette où il restait, justement pour pouvoir la croiser chaque jour. Allez savoir pourquoi, il s'était entiché d'elle, qui détournait les yeux avec une grimace de dégoût quand elle passait à ses côtés, comme s'il avait été quelque répugnant ver de terre. La cruauté des femmes n'a d'égale que celle des hommes, sur cette terre. Alors, un jour qu'elle l'avait dédaigné avec toute l'insolence de sa jeunesse et de sa beauté, Bonaventure se risqua à écrire sur une nouvelle page du petit carnet : « Que la belle Noémie tombe folle de désir et d'amour à la simple odeur de mon corps de chacal ! » Bon, ce qu'il n'avait pas prévu, c'est qu'en fait de chacal, Boby Lapointe, c'est ainsi qu'il avait appelé son bâtard, y ressemblait bien plus que lui, et qu'en fait d'odeur, la sienne avait quelque chose de naturel et de sauvage, bien plus séduisante que les relents de crasse de celle de son maître. Et c'est ainsi que la belle tomba éperdument amoureuse du chien, jusqu'à offrir à Bonaventure une somme faramineuse pour lui acheter l'animal. Dépité, Bonaventure accepta l'argent, et quitta la ville pour ne jamais y revenir. Il fut bien aussi tenté de brûler ce maudit carnet, mais la peur et la prudence l'en dissuadèrent. Ainsi, l'objet était-il tout à fait efficace, mais pouvait se révéler facétieux. Il convenait donc de choisir les mots de sa requête avec le plus grand soin, si l'on ne voulait pas se retrouver berné, comme il l'avait été avec Noémie et son propre chien. Il descendit donc tranquillement vers le sud, solitaire et pensif, pour y passer l'hiver, réfléchissant en route à ce dont il avait vraiment besoin et envie, qui pourrait le rendre véritablement heureux. Car, franchement, ça aurait été trop bête de risquer sa vie avec le carnet magique pour des fadaises. Aimer ne valait rien, si l'on n'était pas aimé en retour, et inversement. Le travail ne lui disait rien, pas plus que d'acquérir quelque talent qui le distinguerait de la masse de ses semblables. Non, décidément, il ne voyait rien d'autre que de devenir très riche, pour pouvoir se payer femmes, drogue, vins et bons plats. C'est ainsi qu'un jour où il se reposait sur le bas-côté d'une route, las de faire en vain du stop, il prit son courage à deux mains et le crayon du calepin, pour y inscrire : « Je souhaite devenir riche, très riche, et le rester jusqu'à la fin de mes jours, que je voudrais la plus lointaine possible, tout en conservant la santé. » Il replaça l'objet dans sa poche, satisfait de lui, un vague sourire aux lèvres, se disant que les dés étaient jetés. Il estimait qu'il avait été suffisamment astucieux et prudent dans l'énoncé de son désir, pour ne pas se retrouver roulé dans la farine, une fois encore. Mais cet après-midi là, il dut marcher jusqu'au prochain village ; personne ne mit fin à sa déveine de stoppeur. Une fois sur place, il se rendit au café, pour y jouer à des jeux de hasard, où sa chance se révéla insolente, et où il accumula les gains, si bien que les autres joueurs finirent par le regarder de travers. À la fin, le patron le mit même dehors, en le traitant de sorcier ou de tricheur, et de ne plus jamais remettre les pieds chez lui, sous peine de prendre un coup de fusil. Bonaventure avait de l'argent plein les poches, mais un drôle de soupçon se fit en lui, quand il remarqua que tous les gens qui le croisaient tournaient les yeux d'un air dédaigneux, comme l'avait fait la belle Noémie en son temps. Ainsi, il serait riche, mais détesté, comme il le comprit avec autant de lucidité que de désespoir. Le carnet, encore une fois, venait de lui jouer un tour. Le soir, il fut même chassé du village par les gendarmes, ce qui ne lui était jusque-là encore jamais arrivé, et dut se résigner à dormir à la lisière d'un bois. Mais il n'était pas encore au bout de ses surprises, puisqu'un paysan violent et calculateur l'avait suivi de loin, et s'approcha pour lui faire la peau. L'homme, un certain Jules Leloup, qui était beaucoup plus costaud que lui, commença par le frapper, pour l'assouplir un peu, et finit par lui demander le secret de sa chance aux jeux de hasard. Bonaventure lui proposa de prendre tout l'argent qu'il avait dans ses poches, mais l'autre ne voulut rien savoir. Alors, en désespoir de cause, et craignant pour sa vie, tant l'autre semblait méchant et déterminé, il sortit le carnet de sa poche, et expliqua son usage au paysan, lui montrant le dernier message qu'il y avait écrit le jour même. Le bonhomme sourit jusqu'aux oreilles, lui mit un dernier coup de pied, comme il l'aurait fait d'un chien, et tourna les talons en emportant l'objet. On raconte que Bonaventure eut de l'argent plus qu'il n'en avait réellement besoin toute sa vie, mais qu'il eut une existence de solitaire, méprisé ou haï par tous ses semblables, sans exception.
V
Jules Leloup rentra chez lui tout heureux de son acquisition, bien loin de se douter dans quelle difficulté il s'était lui-même placé. Il attendit que son épouse soit partie se coucher en maugréant, comme à l'accoutumée, pour sortir le calepin de sa poche, et y écrire bien imprudemment : « Diable ou bon Dieu, toi qui as créé ce carnet, fais donc que ma Berthe retrouve toute sa verdeur sexuelle. » Le pauvre, il ne se passa pas six mois avant qu'il ne devienne la risée des villageois, pour toutes les cornes que lui planta au front la vieille Berthe dans ce court laps de temps, qui avait en effet retrouvé l'énergie et le désir de ses vingt ans. Le hic, c'est que pour lui, elle ne semblait en avoir aucun, et que bien au contraire, elle sembla redoubler de mépris et de froideur à son endroit. Le vieux Leloup comprit alors qu'il s'était fait berner et prit peur ; qu'aurait donc pu écrire sa moitié sur ce fichu calepin, s'il était tombé en sa possession, ou bien l'un des nombreux ennemis qu'il devait à sa méchanceté ? Aussi, l'objet ne le quittait-il jamais, y compris lorsqu'il dormait, ce qui finit par mettre la puce à l'oreille de sa femme, qui s'en empara un jour par ruse. Elle n'était pas si bête que ça, et avait eu vent de cette histoire de vagabond chanceux au jeu, et puis reconnut également l'écriture de son mari, et le vœu qu'il avait fait à son sujet. Sachant à quel point le bonhomme était mauvais, elle s'étonna encore de ne pas être morte, et décida qu'il valait mieux prendre les devants, pour éviter de connaître trop tôt ce triste sort. Elle prit donc sa plus belle écriture, pour inscrire dans le carnet maléfique : « Crève, Jules Leloup ! » C'est ainsi que, quelque temps après, l'infortuné paysan eut la malencontreuse idée de confondre quelques amanites mortelles dans un panier de rosés des prés, et passa l'arme à gauche dans d'atroces souffrances. Se voyant mourir, il eut tout de même l'idée d'ouvrir le calepin pour y découvrir la malédiction de son épouse, qui avait eu la présence d'esprit de ne pas toucher aux champignons dans son assiette, et eut encore le temps de lui rendre la politesse : « Tu ne l'emporteras pas au paradis, Berthe, vieille charogne : crève donc aussi ! » Et comme on pouvait s'y attendre, celle-ci ne survécut pas plus de deux jours à son sinistre époux, et périt d'une crise cardiaque foudroyante, le fameux carnet à la main, en découvrant la réponse du berger à la bergère, tant elle eut peur. Mais la peur n'évite pas le danger, on le sait bien. C'est donc le gendarme Tardieu, un quinquagénaire paisible et bedonnant, qui découvrit l'objet à côté de la dépouille de la fermière, alors qu'il était appelé pour enquêter sur ces deux décès successifs et rapprochés, un rien suspects. Il parcourut les vœux qui y étaient inscrits, d'un air dubitatif, et plaça le calepin dans sa poche, se promettant de l'examiner plus attentivement à son bureau, à la brigade. Tardieu mena une longue et minutieuse enquête, qui lui permit de retrouver la piste de Bonaventure, l'ancien clochard condamné à la richesse et à la solitude, puis d'Emma Mercier, la veuve aphone, et tous deux reconnurent le carnet, et, sous la pression du gendarme, avouèrent avoir voulu en faire usage à leur avantage. Décidément, l'affaire était sérieuse, mais pouvait-il décemment faire part de ses découvertes à ses supérieurs ; ne le prendrait-on pas pour un simple fou ? Et pourtant, devant la longue liste des coïncidences ayant jalonné le parcours du calepin, lui était maintenant convaincu de la puissance et de la dangerosité de ce qu'il avait décidé de baptiser « l'objet alpha ». Oui, à n'en pas douter, c'était bien plus qu'un simple carnet, mais bien plutôt un dispositif de manipulation causale, comme il se flattait pompeusement d'avoir conceptualisé la chose le premier. En tant que tel, l'objet alpha méritait certainement qu'on en réalise une étude scientifique, avec des expériences dûment contrôlées, des tests de différentes natures, qu'il n'imaginait même pas. Mais quel savant serait assez idiot, courageux et désintéressé pour se lancer dans une telle étude, au risque d'y perdre toute crédibilité ? Autre chose faisait souci à Tardieu, et c'était le caractère finalement assez maléfique et pernicieux de l'action de l'objet alpha, qui n'avait guère porté chance à ses différents propriétaires, c'était le moins que l'on puisse dire. Alors, en y réfléchissant bien, l'affaire ne méritait-elle pas d'être plutôt portée devant les autorités religieuses ? Mais là encore, on risquait de ne pas le prendre au sérieux, voire de le traiter de dingue et de lui faire des ennuis. En revanche, il avait connaissance d'un certain curé de campagne, loin au nord du département, qui se faisait fort d'exorciser les pauvres gens possédés par le démon, ainsi que de chasser les fantômes et autres mauvais esprits des maisons. Quelques succès inexplicables rationnellement et très spectaculaires lui avaient valu une belle petite réputation. Il décida donc de parler de son affaire au bonhomme, et de prendre rendez-vous avec lui. C'est un dimanche, après la messe, alors qu'il était lui-même de repos, qu'il accosta le père Manchard à la sortie de l'église, et lui présenta l'objet alpha. Le curé parut très intéressé par son récit, et très impressionné à la vue des messages écrits dans le carnet, et ce qu'il en était advenu. Ils quittèrent le préau venteux où ils s'étaient mis à l'écart pour discuter en toute discrétion, pour rejoindre le presbytère, où le vieux offrit au gendarme une goutte de derrière les fagots, pour les réchauffer, et leur donner du courage devant les forces du mal, qui étaient sans doute à l'œuvre au travers de ce drôle de calepin.
VI
En ce dimanche matin de février 20**, dans la cuisine du presbytère de ce vieil exorciste de Manchard, les verres de goutte succédèrent aux verres de goutte, agrémentés par tous les souvenirs de bataille de celui-ci et du gendarme, dans des registres différents, qui en étaient presque arrivés tous deux à oublier le mystérieux carnet. Ils étaient à tu et à toi en riant fort et en se donnant des bourrades bien viriles, comme s'ils s'étaient connus de toute éternité. Et puis, tout à coup, entre deux éclats de rire, le curé, qui ne perdait pas le nord, fut saisi d'une inspiration providentielle. « J'ai la solution, j'ai la solution », n'arrêtait-il pas de répéter, alors qu'il se saisissait du crayon, pour inscrire sur le carnet avec application : « Que le ou les concepteurs de cet artefact maléfique daignent se présenter à nous séance tenante, pour nous en expliquer le bon et véritable usage. » C'est alors qu'on frappa à la porte du presbytère. Nos deux compères retenaient leur respiration, quelque peu inquiets, quand le père Manchard se décida à aller ouvrir. Dehors, c'était la vieille bonne du curé, accompagnée de sa plus jeune fille, qui entrèrent en se frottant les pieds sur le paillasson, et en se félicitant de l'agréable chaleur dégagée par le poêle à bois, dans la cuisine. Le vieux fit les présentations, et les deux femmes s'installèrent à leur tour à la table, alors qu'il sortait deux nouveaux verres. Elles commencèrent à s'enfiler un premier verre de goutte, en claquant de la langue, alors que Tardieu et Manchard attendaient, anxieux, face au carnet ouvert. Tout à coup, la vieille Mathilde s'en saisit, et s'adressa à sa fille :
– Dis-donc ma fille, tu me la donnes ta recette de soupe à l'oignon, que ton homme n'en peut plus chaque fois qu'il en mange !
Et la Julie de lui détailler les ingrédients de sa fameuse recette, les quantités, les temps de cuisson, que sa mère recopia avec soin sur une nouvelle page du carnet. Quand ce fut fait, elles trinquèrent de nouveau avec la compagnie, pendant que Manchard et le gendarme éclataient de rire. Le curé se saisit à son tour du carnet, et y écrivit la liste des courses à faire, la prochaine fois qu'il se rendrait au supermarché. Tardieu, vaguement dépité, contempla le carnet, le soupesa, le tourna et le retourna dans ses grandes mains ; non, décidément, ça n'était pas avec l'objet alpha qu'il prendrait du galon ! À son tour, il prit le crayon, et posa ce pense-bête sur une page, qu'il déchira et fourra dans sa poche : « Ne pas oublier de sortir les poubelles et de réserver un restaurant pour la Saint-Valentin. » Tout le monde se désintéressa du carnet, sauf la vieille Mathilde, qui le subtilisa discrètement, alors que Tardieu, fin bourré, donnait l'accolade au curé, dans le même état, avant de le quitter et de reprendre le chemin de la brigade. Et de retour chez elle, à la suite de la recette de cuisine de sa fille, elle écrivit : « Que les témoins gênants et les fouineurs disparaissent… »
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