Tu es mort à mes yeux. Combien de fois ai-je confiné dans mes personnages un peu de toi. Des personnages laids, menteurs et faux. Mon cimetière littéraire, où s’entassent les dépouilles de ces personnages trop humains n’a qu’une forme ; celle de ton visage. Crève, tu m’entends, crève. J’ai brisé ta personne, je l’ai diluée dans une encre aussi noire que toi pour la faire sécher sur du papier. J’ai figé ta personne, j’ai lié ton corps tout entier par des mots qui l’immobilisent parmi ce marécage verbal. C’est mon encre qui court dans tes veines, elle a atteint ton cœur qui ne pompe plus que ce venin qui t’a rendu stérile. Pauvre pantin. Ma plume de sa pointe a percé ton cœur qui a répandu au sol un visage. Celui de ta mort.
PAN ! PAN ! PAN !
On a frappé à la porte. J’arrête d’écrire, écrase la cigarette éteinte que mes dents mâchonnaient. Je lèche mon doigt, attrape la mèche de cheveux qui tombe devant mes yeux pour la ramener derrière mon oreille. Je suis fatigué. Je suis rentré assez tard et, tourmenté, j’ai écrit. La lumière de l’écran de mon ordinateur est trop faible, le reste de ma chambre est plongé dans le noir et j’ai mal à la tête. Ma lèvre supérieure irritée par le mégot me brûle légèrement lorsque je porte le verre de whisky à ma bouche empâtée par le goût du tabac froid. Survolant ce que j’ai écrit en me levant, je me trouve encore trop grandiloquent. Quelle connerie. Ma mère me dit pourtant que c’est beau, que j’ai du talent, que si les émotions sont fortes on peut se permettre de s’enrouler d’un drap rouge, de monter sur une colline, et dicter aux hommes leurs quatre vérités. Moi, je me suis pris les pieds dans le drap, j’ai dégringolé la colline et mon drap maintenant maculé de terre est moqué des autres. J’espère toujours que la personne qui me lira en face sera capable de voir où je veux en venir, qu’elle partagera la boule que j’ai au ventre quand j’écris. Merde, je vis avec une boule au ventre, un trop-plein de sensibilité, si le lecteur n’arrive pas à l’avaler et à se tordre comme je me tords, c’est que j’ai échoué. J’allume la lampe de mon bureau. C’est agressif. Couvrant mes yeux d’une main je m’étire en penchant mon dos maintenu de l’autre en arrière. Quel foutoir. Mon bureau est couvert de papiers, de stylos, de pièces et de trombones désarticulés. Je rabats l’écran de mon ordinateur et derrière il est toujours là encore emballé dans le sac plastique. J’ai un léger malaise. Le manuscrit de mon livre est posé sur un coin du bureau. Ce salaud d’éditeur l’a rejeté en me conseillant de revenir dans dix ans et de trouver une maîtresse. Il ne comprend pas lui, qu’avec le père que j’ai eu, je n’ai jamais pu vivre, ou écrire, enfin c’est la même chose. On ne devient pas écrivain quand votre père l’est déjà. On devient son ombre, un pâle imitateur. Henri Frayn, ou papa pour moi, ce monstre. Mais ça les gens ne le voient pas. Mr Frayn l’insoumis ! Mr Frayn le dernier bastion de la littérature ! Mes amis l’homme que vous admirez tant a bafoué une femme et son enfant. Tandis que, Henri comme l’appellent les femmes, avait le torse bombé face aux canons de l’injustice, de la guerre et de la maladie, moi je tirais de toutes mes forces sur son pantalon, le suppliant de se pencher sur moi, de m’étreindre. Mon père a quitté ma mère alors qu’elle était enceinte pour une cause plus noble. Une cause russe appelée publiquement communisme mais, pour ma mère et moi, c’était une salope répondant au nom de Gala.
PAN ! PAN ! PAN !
Merde, ils ne peuvent pas patienter ? Il est trois heures du matin. Je m’attendais à leur visite, pas aussi rapidement, car on se demande toujours ce qu’elle fait, mais enfin, puisqu’il le fallait. J’imprime ce que je viens d’écrire et le pose sur mon manuscrit. Peut-être cette fois-ci accepteront-ils de me publier. Du bout des doigts j’effleure le titre de mon roman, « Itinéraire d’une ombre ». Je me demande s’ils attribuent le prix Goncourt aux meurtriers.
[…] La première fois que mon père m’a raconté l’histoire de Roméo et Juliette, Montaigu vomissait depuis son cheval en apercevant la belle Capulet. Longtemps, je n’ai pas compris comment l’on pouvait se trouver malade face à la beauté. Les malaises dont Stendhal parle ne se régurgitent jamais ainsi. Peut-être est-ce ainsi que mon père voit l’amour. Henri Frayn n’a jamais aimé que lui. Tomber amoureux c’est prendre le risque de se faire voir, d’être immobilisé. Il a toujours échappé à toute analyse. Les quelques critiques ayant eu le malheur de lier les écrits de mon père à quelques traits de caractère pouvant éclaircir sa véritable nature n’ont plus jamais rien publié. Trônant sur la littérature de notre siècle, Henri Frayn s’est masqué le visage d’un drap rouge. Seuls ses impitoyables yeux sont découverts et déshabillent le monde. Tour à tour politicien, homme de loi, écrivain et aujourd’hui reconnu comme indispensable à la nation, il siège au sein des entités les plus importantes du pays. Les trompettes de la renommée, c’est mon père qui leur donne la mesure. Si pour certains plusieurs vies sont nécessaires pour vivre la vie que mon père a vécu, il est le seul à avoir oublié de vraiment vivre. En ouvrant cet ouvrage le public espérera trouver des éléments de vie à se mettre sous la dent. Navré, personne ne connaît aussi mal mon père que moi. Ce livre est un réquisitoire contre l’homme et l’itinéraire de l’ombre d’une statue de marbre tragiquement vide. […]
Voilà, voilà j’arrive ! Bon Dieu qu’est-ce qu’ils ont besoin de tambouriner sur cette porte. De la méthode avant tout. Si mon père m’a appris quelque chose c’est bien qu’il faut en toutes circonstances être présentable. Il avait vite troqué les pulls de laine des congrès du parti pour des complets coupés sur mesure s’il vous plaît ! J’ouvre la porte de mon armoire, attrape une chemise blanche que j’enfile en prenant soin d’envoyer celle que je porte vers le coin linge sale. Chemise rentrée ou non ? Papa l’aurait rentrée. Je la sors. Un coup de peigne. Une goutte d’eau de toilette. Messieurs je suis fin prêt ! Je m’approche de la porte vibrant sous les coups de poing. Je pose ma main sur la poignée. […] Livrer les états d’âme d’un enfant dépourvu de toute attention paternelle, de toute considération serait chose inutile. Papa a dressé un écran entre le monde et moi, menaçant ma mère si celle-ci avait le malheur de révéler mon existence. C’était donc au moyen d’une pension alimentaire fluctuante une fois par an, à l’occasion de mon anniversaire, que j’ai tissé des liens avec mon père. Ma mère ne m’a jamais caché la vérité et je dois dire que je l’en remercie. Après l’école je me précipitais chez le buraliste, achetant systématiquement les mêmes cigarettes que mon père, ainsi que le programme de télévision. Guettant chacune de ses apparitions publiques, je m’installais devant la télévision, épluchais le paquet de cigarettes, des Gauloises sans filtres, et, au même rythme que lui derrière l’écran de verre, je simulais des épais ronds de fumée. Je collectionnais chacun de ses ouvrages, qu’ils fussent constitutionnels, politiques ou des fictions. Les romans étaient les seuls écrits que je comprenais. Ses héros défendaient toujours la cause des opprimés, lançaient des appels pour un monde plus juste, et même si rattrapés par la nature humaine qui se nourrit d’injustices, le lecteur conservait une lueur d’espoir. Quand on entrait dans ses romans, on entrait en guerre contre le monde. La lutte était confuse et encore une fois le résultat souvent mitigé mais le héros, face à la désolation du monde continuait d’espérer. Je n’ai jamais voulu voir en eux des imbéciles heureux. Mon père a contribué à rendre les humains plus humains. […]
Les policiers m’offrent une valse dès que j’entrouvre la porte. Bande de brutes ! J’ai alors l’idée d’écrire un prochain roman sur les méfaits et les abus de la police. Je lance un regard sur l’insigne d’un d’entre eux, celui qui manque de me casser le bras en le ramenant aussi loin qu’il peut sur mon dos. Brigadier Fouchet tu es cuit, attends un peu mon prochain livre. Je me trouve amusant. Un des hommes que je suppose être en charge de l’affaire s’avance vers moi et me sort sa tirade. D’un ton désinvolte je réplique :
– Message reçu.
Un policier attrape le sac plastique sur mon bureau et en sort le revolver.
[…] La lecture des ouvrages de mon père m’avait transporté, m’avait rapproché de lui. Quand je racontais à mes camarades les aventures de ses héros, je commençais mes phrases par : « Mon père m’a dit ». C’était à moi qu’il parlait, c’était pour moi qu’il écrivait. En tissant des liens avec lui je découvris qu’en moi brûlait le même feu qui devait l’animer. Je pris ainsi l’habitude d’imiter son style, sa façon de parler, ses intonations et les mythiques grimaces que formait son visage sous l’impulsion de la colère. Je passais des heures devant le miroir en récitant ses textes. Ma mère riait lorsqu’elle m’entendait lire à haute voix des réformes constitutionnelles. Je couvrais des cahiers entiers en imaginant des suites aux aventures de ses héros. Je savais qu’il aimerait. Nous écrivions tous deux de la même main, celle qui devait chasser l’injustice, décrocher la quintessence de la littérature et apaiser l’homme de ses maux les plus profonds. Écrire était devenu vivre, vivre était devenu écrire. Papa me regardait de son regard bienveillant. Bientôt il me présenterait au monde comme son digne successeur, comme son fils. […].
Installé à l’arrière de la voiture de police, nous roulons calmement. La tête contre la vitre je regarde les lumières de la ville défiler. C’était par une nuit semblable à celle-là que tout a commencé.
[…] À partir de mon dix-huitième anniversaire, Papa prit l’habitude de m’emmener manger au restaurant, après insistance de ma mère. Ce moment privilégié devint un rituel. Je guettais à la fenêtre de la maison que la berline noire de son chauffeur s’arrête devant la maison. J’étais à chaque fois pris de peur qu’il ne puisse pas venir, mais, cette visite annuelle, mon père l’a toujours respectée. C’est à vingt et un ans que j’ai commencé à haïr mon père. Je préparais depuis deux ans un roman. La trame n’a nullement besoin d’être précisée ici mais ce qui importe de comprendre c’est que j’avais enfin réussi, j’écrivais comme mon père. Le même style, les mêmes mots, enfin bref, la même identité littéraire. J’étais un Frayn, j’étais Frayn. Papa, je me suis hissé aussi haut que toi. Ainsi pour mon vingt et unième printemps j’avais dans une chemise cartonnée mon manuscrit et je comptais lui remettre. Quand les desserts furent servis, je glissais sur la table le manuscrit. Il l’ouvrit. Lut les premières lignes. L’étreinte, le sourire, les larmes d’émotions que j’attendais ne vinrent pas. La fierté de mon père, comme s’il avait trouvé sa moitié, ne se manifesta pas. Il me gifla et quitta la table. Seul au milieu du restaurant, humilié, avec en face de moi les feuilles noires, je le maudissais de toute de mes forces. […]
– Nom, prénom, profession. – Frayn, Henri, écrivain.
Un coup d’annuaire vint à nouveau s’abattre sur mon visage tuméfié.
– Bordel, tu vas finir par nous dire qui tu es ? dit le policier en me menaçant à nouveau avec son bottin.
Bien sûr que vous ne savez pas qui je suis. Papa n’a jamais pris le soin de dire publiquement qu’il avait un fils. Aux yeux du monde, je n’existe pas. Quand ils sont entrés dans ma chambre d’hôtel où je me cachais depuis quelques semaines, ils n’ont trouvé aucun moyen de m’identifier. Je pense qu’après le drame, j’ai été suivi, le bruit ayant attiré quelques curieux. Un tuyau venu aux oreilles de la police. Mais ces cons ne savent pas qui je suis. Je commence à hurler :
– Henri Frayn ! Henri Frayn ! Henri Frayn !
[…] Cinq années sont passées depuis cette gifle. Ma littérature n’a cessé de se noircir. Dans tous mes écrits je place un peu de mon père. Les histoires s’entassent, le réquisitoire sera violent. Un jour je publierai mais pour le moment, je rassemble des pièces. J’accumule les preuves contre lui et un jour la vérité éclatera. La fiction n’est qu’un moyen de l’atteindre. Les personnages que je crée meurent toujours brutalement, sont toujours lâches et d’ailleurs sont haïs de tous. C’est aujourd’hui à vingt-six ans que je décide de faire publier ce livre sous le pseudonyme de Alexandre Speer. […]
Ils ont pris mon téléphone et appelé « maman » depuis le répertoire. C’est con. Elle est avec moi au poste de police et raconte mon histoire, notre histoire. Elle ignore que s’il est dans cet état, c’est à cause de moi. Je ne pensais pas que mon père connaissait tous les éditeurs de Paris et pourtant. Ce dernier l’a interdit de publier mon ouvrage. Il y a deux semaines je me suis rendu chez lui et lui ai tiré dessus. La police vient de comprendre que ce que j’ai imprimé tout à l’heure constitue un aveu en bonne et due forme. Ma mère pleure. Moi, je suis sourd à sa douleur et je continue de penser à Papa. J’ai l’impression d’avoir échoué.
[…] J’ai posé par écrit le chemin de l’ombre de mon père, mon histoire. Il n’y a que l’ombre qui reste fidèle à l’homme et moi par amour pour lui, je me suis modelé à son image, pour ne jamais le quitter. Par ce livre, c’est ma naissance, je deviens écrivain. J’ai brisé mon modèle et pour la première fois, j’existe.
Un policier entre dans la salle où ma mère et moi attendons.
– Henri Frayn vient de mourir, c’est passé aux infos.
Ma mère se couvre le visage et pleure silencieusement. Moi je souris. J’existe.
FIN
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