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Réalisme/Historique
LeSaulePleureur : Seuls Nous Cinq - Chapitre 4
 Publié le 31/05/08  -  1 commentaire  -  24503 caractères  -  2 lectures    Autres textes du même auteur

La suite du chapitre 3 (si si)...


Seuls Nous Cinq - Chapitre 4


Premier pas


Et le soleil, fatigué, va se coucher. Il est temps de rentrer. Nous dévalons toute notre route en sens inverse en quelques minutes. Fanny, Kevin et Guy sont à l'apéro, sur la terrasse, avachis dans des chaises en plastique blanc. Fanny s'est emmitouflée dans une doudoune à fleurs pour boire son pastis. Kevin l'accompagne en short. Guy boit de l'eau.

Nous débarquons près d'eux, à bout de souffle. Et les moqueries nous tombent en rafale sur le coin de la gueule. Chacun y va de sa petite allusion, volontairement indiscrète.


- Alors, les buissons cévenols sont confortables ?

- Attention, ça irrite un peu les fesses !

- C'est peut-être excitant, chacun ses fantasmes, hein...

- Ah oui, le grand air, ça donne des idées.


Même Guy se permet une remarque :


- Il vous reste des brindilles dans les cheveux...


Jessica, écarlate, marmonne des :


- Pff, n'importe quoi !


Et moi, je rigole bêtement. Je nous sers un pastis et m'installe avec eux, autour de la table de jardin, à l'opposé de Jessica. Une fois la bouteille descendue, Kevin s'empresse d'en rapporter une autre. Le froid nous commande de continuer l'apéro à l'intérieur. L'alcool nous réchauffe et nous rapproche. Guy ne s'abstient pas de boire par religion, mais par hygiène de vie. Je parviens tout de même à lui faire avaler une gorgée de porto, pour fêter notre rencontre, une gorgée de pastis pour fêter notre week-end à la campagne, quatre verres de whisky à la santé de chacun de nous. Il est devenu tout à fait euphorique. Il ne tient plus en place, se lève, s'assied, se relève et se rassied. Il raconte des tas d'anecdotes sur sa vie, son enfance et sa mamie. Du haut de ses grandes jambes, il nous offre une démonstration de danse irrésistible. Nous nous écroulons de rire, captivés par le spectacle improvisé. Soudain, à bout de force, Guy s'écroule sur le canapé et s'endort.


Et brutalement, l'ambiance se calme, se fige. Nous scrutons le blanc de nos yeux. Nous bâillons à tour de rôle. Nous fermons les yeux quelques instants. Les fonds de verre ne se finissent pas.


- Bon, je vais me coucher.

- Ouais, moi aussi.

- Allons-y


Avec Kevin et tous les efforts du monde, je monte Guy au premier étage et le couche dans son lit. Ce fut une belle, très belle journée. Plus qu'une et il faudra rentrer...

Je ne trouve pas le sommeil. L'idée de retourner à Paris me hante. L'idée de quitter mon travail m'excite et me terrorise. Que vais-je faire ? Comment vais-je m'en sortir autrement ? Il me reste assez d'économies pour survivre un ou deux mois, pas plus...

Je tourne dans mes draps, je transpire, je m'énerve. Je me lève, je descends. Dans la bibliothèque, je m'affale sur le divan, avec une autre bande dessinée. Je lis mais je suis ailleurs. Je regarde les images, je pense à mille autres choses. Une fois terminé, je m'empare d'un autre album illustré et je recommence.


La porte s'ouvre. Doucement. La lumière du couloir s'engouffre dans la pièce et m'éblouit. Une silhouette se profile en ombre chinoise. Elle avance d'un pas. C'est Jessica.


- Je n'arrive pas à dormir, me dit-elle. Alors... Je...

- Tu as bien fait.


Je lui fais une petite place, elle vient s'y blottir. Elle se couche contre moi. Je ne bouge pas un muscle. Je sens sa respiration, retenue, par saccades contre mon flanc. Elle baisse la tête, ses cheveux me chatouillent le nez, se collent à mes lèvres mais je ne bouge pas. Son souffle se fait de plus en plus haletant. Elle pleure. En silence, elle pleure. Alors mon bras roule et glisse contre son épaule. Mes doigts parcourent son dos, sa nuque. Je la serre doucement contre moi. Ses larmes se déversent avec plus de liberté, sa respiration se stabilise peu à peu. Elle se redresse lentement. Sa main se pose sur la mienne. Sur ses deux joues ruissellent des gouttes de sel. Mes lèvres se déposent sur sa tempe. Son odeur m'enlace. Sa main remonte sur mon bras nu. Son visage se tourne. Vers moi, vers ma bouche. Ses lèvres me cherchent sous son rideau de larmes. Quelques cheveux humides s'entrelacent entre nos lèvres. Après ce bref baiser, elle s'étend à nouveau contre moi. Puis elle s'endort. Et moi aussi.


La lumière me réveille. Je ne sais pas où je suis. Il y a un grand noir à demi nu en face de moi. Il tient une serviette de toilette et une brosse à dents. C'est Guy. Il sort de la salle de bains. Une fille se réveille à côté de moi. C'est Jessica. Elle a dormi là cette nuit. Guy esquisse un sourire et glisse deux doigts devant sa bouche pour m'indiquer qu'il tiendra sa langue. Un clin d'œil et il s'éclipse.

Jessica se lève. Ses yeux rouges n'osent pas trop me regarder. Nous échangeons tout de même un cordial bonjour, suivi d'un « T'as-bien-dormi-oui-oui-et-toi. » Puis elle s'enferme pour se faire une toilette.

Je prends mon petit déjeuner avec Guy. Je suis soulagé, il ne me parle pas de Jessica. Kevin et Fanny descendent ensemble. Elle est encore plus belle au réveil. Ses cheveux ébouriffés, illuminés par les premiers rayons du soleil, m'offrent des reflets chatoyants, en parfaite harmonie avec les murs lambrissés de l'escalier. Son regard et son sourire se dirigent vers moi et me foudroient. Elle s'installe en face de moi et commence à se beurrer ses tartines. Jessica entre dans la pièce. Tout le monde lui dit bonjour. Sauf moi.


Aujourd'hui nous allons visiter Alès. Et, au bout d'une heure de voiture, nous entrons dans la ville. Jessica était drôlement ravie de pouvoir faire les magasins. Elle a été drôlement déçue quand nous lui avons fait remarquer que nous sommes dimanche.


Le temps couvert n'arrange pas l'ambiance maussade des rues désertes. Ce n'est pas de la tristesse ni de la mélancolie qui nous enveloppe mais une sorte d'absence de sentiment. Nous marchons en silence entre les pierres ocre et le ciel gris. Puis, au coin d'une ruelle, se trouve une petite place. Et sur cette place, un marché s'est installé autour duquel s'anime un peu de vie. Nous n'achetons rien mais nous nous enivrons des couleurs et des parfums de province. Nous nous mettons très vite d'accord sur le choix d'une terrasse de café pour s'y prélasser. Quelques rayons transpercent les nuages, eux-mêmes lentement déviés par le vent du midi. Nous rions en observant les passants. Ils ont l'air de villageois qui pensent habiter une grande ville. Leurs vies ont l'air plus saines, plus simples que celles que nous croisons à Paris.


Je commande un croque-monsieur, Kevin me suit avec une omelette, Guy choisit un steak avec des frites, Jessica opte pour une salade du pêcheur et Fanny se tape un cassoulet. Elle n'en finit pas de me surprendre. Chaque minute avec elle, chaque parole qu'elle prononce sont des enchantements.


- Bon, j'ai quelque chose à vous dire, déclare Jessica. Arnaud est au courant...

- Ah, on voit les privilégiés ! remarque Fanny.


J'ai envie de disparaître, de me cacher sous la table et de me boucher les oreilles. Mais ça ne serait pas très convenable. Alors je reste stoïque... Jessica reprend sa déclaration :


- Voilà, j'ai décidé, hier, de quitter mes parents, ma maison, mon école, ma situation, ma vie.


Tous restent de granit, la bouche ouverte. Kevin, enfin, se décide à balbutier quelques mots :


- C'est... Vrai ? T'es sûre ? T'as bien réflé...

- Oui.

- Mais... comment vas-tu faire ?

- Je ne sais pas. Mais je ne vais pas m'arrêter à ce détail.

- Ce détail !!! s'insurge Fanny. M'enfin, tu ne peux pas dire ça, tu ne peux pas partir sans t'organiser, tu ne peux pas vivre sans rien, tu ne...

- Arrête ! hurle Kevin. Tais-toi ! Tu ne comprends pas ! Bien sûr que c'est un détail ! Bien sûr qu'elle s'en sortira. Et on sera tous là pour l'aider !


Je fais oui de la tête, Guy aussi. Fanny baisse les yeux et Jessica ne peut retenir ses larmes. Kevin lui prend la main et tente de la réconforter avec des paroles douces. Puis, un ange passe. Et Kevin se retourne vers Fanny et lui dit :


- Excuse-moi. Je ne voulais pas m'énerver, je n'ai pas à te parler comme ça, je...

- Non, c'est moi. Tu as raison. Je suis stupide. Tu as raison, Jessica, tu ne dois pas t'inquiéter, c'est vrai que ce n'est qu'un détail. Je crois que je suis... jalouse... J'aimerais être capable, moi aussi, de tout plaquer, sans me prendre la tête...

- Je n'ai jamais dit que ça ne me prenait pas la tête.

- Hmmm... Mais comment tu fais alors ?

- Je suis terrorisée, je ne m'en sens pas capable... Mais je n'ai pas le choix... Ma vie est insupportable, ça ne peut pas être pire. Et puis... Et puis, je compte un peu sur vous pour me... me soutenir.


C'est à ce moment précis que tout s'est déclenché. Comme si l'information s'était diffusée par télépathie, nous avons su ensemble ce qui allait se passer. Après tout, c'est une évidence. Nous n'avons rien à perdre. Nous nous entendons, nous apprécions plutôt bien.


Tout va très vite. J'explique ma situation, ma promesse, que je démissionne demain. Kevin nous avoue que même s'il lui rapporte beaucoup, son travail l'ennuie, l'insupporte, l'écœure. Il ne voit pas pourquoi il resterait une journée de plus dans sa boîte. Fanny s'ennuie aussi. Ses collègues lui gâchent la vie et elle ne compte pas finir ses jours dans un local glauque rempli de fleurs coupées. Les fleurs, elle veut les voir courir dans les champs du monde entier. Guy ne peut pas dire que cuistot à Mac Do soit sa vocation. Il n'imagine pas très bien comment il pourrait quitter sa grand-mère, mais il sait qu'il y a sa meilleure copine, sa voisine, qui prendra soin d'elle.


Demain, nous serons libres.



La route


Nous traînons dans Alès tout l'après-midi, la tête ailleurs. On tourne en rond, on repasse six à dix fois devant les mêmes vitrines, protégées par leurs rideaux de fer. J'ai peur que l'un de nous change d'avis. Si un seul abandonne, c'est tous nos espoirs qui s'effondrent. Est-ce que Guy en a vraiment envie ? Est-ce que Fanny en sera capable ? Nous n'en parlons pas mais nous ne pensons qu'à ça. J'ai hâte de rentrer, de dire à mon patron que je m'en vais, d'annoncer à mon propriétaire que je m'en vais. J'ai hâte de partir.


- J'ai douze mille euros d'économies, lance Kevin. Ils sont à nous. Ce n'est qu'une base, et il va falloir faire attention, ne pas tout gaspiller la première semaine.


Les bras nous en tombent. Personne n'ose ajouter un mot, pas même un merci.

Je propose les trois mille euros de mon livret, Fanny donne cinq cent trente euros, Guy n'a rien et Jessica encore moins. Kevin, accepte, au nom du groupe et ajoute :


- Je propose d'acheter un camping-car. Assez grand pour nous cinq et pas trop cher... Un toit, des roues, la liberté quoi.


Entre sa barbe blonde et ses cheveux jaunes, deux billes bleues brillent, ce sont ses yeux. L'idée le réjouit comme un enfant. Je me tourne vers Guy, deux billes noires brillent au milieu de sa peau brune. Je me tourne vers Jessica, deux billes vertes brillent à travers trois couches de mascara. Je me tourne vers Fanny, deux billes émeraude brillent au cœur d'un visage velouté, satiné, parfait.

Oui. C'est une excellente idée, une proposition lumineuse. Nous allons être heureux, tous les cinq, nous allons vivre.

Nous n'avons pas très envie de rentrer à la maison, nous préférons fêter notre décision commune dans un petit restaurant. Nous décidons également de ne rentrer à Paris que demain matin. Nos patrons, parents et profs attendront bien un jour de plus avant d'apprendre notre désertion. C'est un petit établissement familial, au cœur du centre historique d'Alès. Une large table en bois nous accueille. Une carte simple promet un repas délicieux.


- Profitons-en les gars, bientôt nous n'aurons que des pâtes à l'eau et des sardines en boîte...


Même si nous n'avons pas dormi beaucoup, nous arrivons à nous lever à une heure raisonnable. Mais le trajet est atrocement long. Le pare-brise du monospace traverse les départements comme les climats, les aires d'autoroutes défilent, toutes identiques, à quelques détails près comme le prix du café ou la tête du routier qui fume sa clope devant la porte. Dans la voiture, radio Nostalgie me serre le cœur. Toutes ces chansons démodées me rappellent Sofi, même si pour la plupart, elles n'ont aucun rapport avec elle. Je me demande comment je vais lui annoncer mon départ... Je me demande comment elle va le prendre. Je me demande si je vais lui dire. C'est avec elle que j'aurais voulu traverser le monde en camping-car. Fanny chante "Et j'ai crié, crié-é, Aline, pour qu'elle revienne." Cela m'amuse. Je ris. J'oublie mes pensées mélancoliques. Et je chante aussi. "Rien qu'une larme dans tes yeuuuuux !" C'est au tour de Jessica, "J'irai bien refaire un tour, du côté de chez Swan..." Puis Guy, "On dirait qu'ça t'gêne de marcher dans la boue !" Enfin, Kevin nous fait mourir de rire avec son interprétation de "On va s'aimer, sur une plage, sur un oreillé-er !"


Malgré l'interminable longueur du trajet, nous arrivons à Paris avant la nuit. Nous déposons Jessica devant sa maison. Elle nous envoie un signe de la main accompagné d'un "au revoir" sur ses lèvres muettes. C'est ensuite mon tour, je regarde s'éloigner l'Espace au fond de ma rue. Je monte les escaliers de mon immeuble comme si c'était la dernière fois. Je pose mon sac dans l'entrée et m'allonge sur mon lit, les yeux dans le plafond. Des millions d'images défilent dans ma tête. Des images du passé, lointain, proche, et du futur, un futur rêvé, un futur envié, espéré. Je pleure quelques larmes d'émotion. Je ne suis ni triste, ni joyeux, ni effrayé, je suis bien plus que tout ça. Je suis au tournant de ma vie. Je suis plein d'espoir sans savoir. J'entends les sirènes de pompiers derrière ma fenêtre. J'entends les portes se claquer à tous les étages, j'entends les voitures souffler en continu, j'entends crier les gens dans la cour. Bientôt, le bruit des vacances éternelles remplacera cette musique infernale. Bientôt, je me lèverai tous les jours à midi, je prendrai mon petit déjeuner tous les matins au soleil, je passerai toutes mes soirées avec mes amis...


Quand je me réveille, il est trois heures du matin. Je n'ai plus sommeil, je me lève, je suis déjà habillé, je descends, je sors. Les rues de Paris sont assez calmes le mardi à trois heures. C'est mort comme le centre d'Alès un dimanche matin. Je respire les trottoirs sales qui vont me manquer. Je longe la rue de Vaugirard jusqu'au jardin du Luxembourg, fermé, évidemment. Je longe les grilles noires, je respire les feux rouges, les poubelles, les publicités, qui vont me manquer. Je passe devant Notre Dame. Il n'y a personne. Elle n'est éclairée que pour moi ce soir. Je la contourne et m'assieds sur un banc pour admirer sa croupe merveilleuse. Elle a le plus beau cul que je n'ai jamais vu. Juste à côté, la Seine coule, tranquille, comme si elle ne s'inquiétait pas de la pollution qui la sature. Je poursuis ma visite le long des quais, je me retrouve devant l'institut du monde arabe, puis le jardin des plantes, fermé lui aussi, bien entendu. Je traverse la seine et remonte vers Bastille. La ville dort, je survole ses rues, le cœur léger comme une plume. Je n'ai pas tellement envie de quitter Paris. Je vais partir. Mais je reviendrai. Rue de Rivoli. Le ciel s'éclaircit, les éboueurs ébouent. Les premiers travailleurs arpentent les trottoirs comme des ombres silencieuses. Le Louvre se repose avant d'ouvrir ses portes aux passionnés de vieilleries. Mes jambes ne me portent plus, j'ai mal aux pieds. Je me pose sur un banc dans le jardin des Tuileries, seul parc ouvert la nuit. Il ne se passe rien. Les voitures sont loin, les Parisiens aussi. Le soleil tarde à se lever.


- Bonjour.

- Bonjour Arnaud. Alors, qu'est-ce qui s'est passé ? Tu n'es pas venu hier, sans prévenir...

- Oui...


Je tremble. Je n'ose pas.


- Ça ne va pas ?

- Si, si.

- Pourquoi tu n'es pas venu ?

- Je... Parce que... je n'avais pas envie. Je n'ai plus envie.

- Tu plaisantes ?

- Non, je ne viendrai plus, je démissionne. Voici ma lettre.

- Mais... tu plaisantes, on se barre pas comme ça ! Mais à quoi tu joues Arnaud, merde ! Putain j'y crois pas là ! Tu pouvais pas prévenir plus tôt non ? Fait chier, merde ! Putain, comme si on n'avait pas assez d'emmerdes là ! Comment je fais moi ? Tu te rends compte de la merde dans laquelle tu nous fous là ?

- Oui. Et je m'en fous.


Un moment, j'ai cru qu'il allait me gifler. Mais non. Ça y est, c'est fait. Je vide mon tiroir, récupère ma tasse, un cahier, trois stylos et je me casse. Pour toujours. Ça y est, je l'ai fait.


À midi, nous nous retrouvons sur le Champ de Mars. Un pique-nique improvisé devant la Tour Eiffel, adieu idéal pour quitter Paris, le cliché parfait. Tout le monde a fait le nécessaire. Guy s'est contenté d'un coup de fil à son boss, Fanny s'est fait un plaisir d'envoyer chier sa supérieure hiérarchique, pour Kevin, ça s'est passé dans le calme et Jessica a laissé une lettre sur la table du salon. Elle a emporté un énorme sac de voyage et deux valises. Elle dormira chez Fanny ce soir.


- Tiens, prends donc un peu de pâté.

- Il reste de la mayo ?

- Merde, j'ai oublié de prendre le chargeur de mon portable !

- Tu crois que t'en auras besoin ?

- Ben... euh... non, sûrement...

- Attention, tu t'es assis sur le pain.

- Et on va l'acheter quand le camping-car ?

- Je sais pas. Cet aprèm...

- Sérieux ?

- Ben, oui, pourquoi pas ? Je connais un dépôt vers Fontenay. Y'a plein de camions d'occasion.

- On y va tous ensemble ?

- Bien sûr !

- Cool !

- Chouette !

- Génial !


La peur se dissipe, se dissimule derrière notre excitation collective. Tout est si simple. Et Kevin nous rassure avec ses allures de chef gentil. Nous le suivons, sans crainte, apaisés par sa confiance et son expérience. Fanny le dévore des yeux.


Tous les cinq dans le RER, c'est rigolo. Il fait beau. Une fois de plus, j'ai l'impression de partir en vacances. Je me demande si ces vacances-là vont durer toute ma vie. Je l'espère. Et je me dis que ce n'est pas impossible.

Il y a des camping-cars par centaines, je ne sais pas comment on va bien pouvoir choisir. Peut-être que notre budget permettra déjà d'en éliminer une bonne partie. Kevin s'adresse au vendeur, un petit type chauve affalé dans un fauteuil défoncé, dans une cabane pourrie, un mégot humide entre les lèvres.


- Qu'est-ce qu'on a pour huit mille euros ? Cinq places ?

- Bah bah bah... Pas grand-chose mes p'tits gars, pas grand-chose... Suivez moi, au fond là-bas, dans les occasions, il reste deux trois machins.


Nous parcourons les allées désertes, camping fantôme. L'une d'elles débouche sur un carré de pelouse où règnent trois camions sales, ensevelis sous un amoncellement de palettes, tôles et autres bidons.


- Voilà, c'est là. C'est du bon matos, de marque allemande, vous n'aurez aucun problème de moteur. Faudra refaire l'intérieur quoi...


Jessica est livide. Je sens qu'elle regrette, qu'elle ne pense qu'à une chose : s'enfuir en courant. Nous jetons un coup d'œil dans le premier camion. L'odeur de moisi est insupportable. Tout est arraché, gondolé, cloqué, gratté, séché, délabré. Les deux autres sont dans le même état. Certes, ils sont grands. À cinq on a besoin d'espace. Un van ne pourrait nous suffire.

Soudain, un cri. Fanny, un peu plus loin, nous appelle.


- Venez voir ! vite !


Nous accourons. Et là, splendide, magnifique et somptueux : un autocar gigantesque brille comme un trophée. Une pancarte derrière le pare-brise affiche le prix : six mille euros. À l'intérieur, des sièges, plein de sièges.


Fier comme un pinson, au volant de notre autocar cinquante places, Kevin pose une question :


- Et on va le garer où ce machin à Paris ? Parce qu'en plus il va falloir faire le tour de nos appartements pour récupérer nos affaires avec ce monstre.


Et nous rions aux éclats, heureux comme des enfants le jour du départ en colonie. Et notre baleine de fer se faufile dans les rues parisiennes de plus en plus étroites.

C'est un autocar des années quatre-vingt, aux formes arrondies, de couleur rouge et crème. Deux gros phares ronds lui donnent une allure sympathique. Un énorme pot d'échappement laisse couler derrière une onctueuse mousse cotonneuse de fumée noire. Sur le toit, de longues barres d'aluminium permettront bientôt d'accrocher tout un tas de matériel indispensable et très pratique.

Il se gare en bas de chez moi, au milieu de la chaussée puisqu'évidemment, aucune miraculeuse place de stationnement de quinze mètres de long n'était disponible. À la file indienne et quatre à quatre, nous montons les marches de mon immeuble. En vrac, je dirige les opérations.


- Prends ça, ça et ça, non, ça, laisse tomber.

- On a besoin d'une cocotte minute ?

- Oh ! La plante verte, on peut la prendre ?

- Oui, oui, vas-y !

- C'est quoi ces fringues ?!?

- Ah ah, oui, ça tu laisses.


Et finalement, on embarque presque tout. Il y a de la place dans un autocar. Mon lit se faufile entre les rangées de fauteuils, couché sur le côté. Bientôt nous arracherons tous ces sièges inutiles pour aménager une cuisine, une salle de bain, des chambres et un salon. En attendant, nous partons récupérer les affaires de Guy chez sa grand-mère. Elle habite rue du Temple, dans un bâtiment qu'on ne sait pas comment il tient debout. Guy monte le premier, nous prie de l'attendre un moment. Son visage n'arrive pas à dissimuler son stress. Il descend du car avec une lenteur insupportable et disparaît derrière une lourde porte cochère.


En attendant son retour, nous rangeons un peu tout mon bordel éparpillé. Au bout d'une demi-heure, Jessica propose d'aller boire un coup à la terrasse d'un petit café au coin de la rue. Kevin la regarde avec profondeur. Un lourd moment de silence s'installe. Puis il plonge son bras dans un sac, en retire une bouteille d'eau et lui lance. Jessica la rattrape avec maladresse et Kevin lui dit :


- Tiens, si t'as soif. Pour les bistros, va falloir me dire comment tu comptes payer...


Jessica ne dit rien. Elle pense à l'argent qui nous reste, qui nous appartient, à tous, mais n'ose dire un mot. Alors, je parle pour elle :


- Il faudra bien définir clairement les choses à propos de l'argent. Pour l'instant, ça me semble assez flou... Qui décide comment le dépenser ? On ne va pas voter à chaque fois quand même...


Personne ne me répond, pas même Kevin, qui, pour la première fois, semble ne pas avoir de solution. Je continue :


- Est-ce qu'on le partage ? Chacun sa part, toutes égales ?

- Non, déclare Fanny. Nous sommes ensemble maintenant. Cet argent est à nous, pas à chacun de nous. Et je crois que ce problème de choix ne se posera pas souvent. De moins en moins.

- Elle a raison, la question ne se pose pas. On ne peut pas se permettre de dépenser n'importe comment, c'est la seule règle, mais ça, tout le monde en est conscient, il n'y aura pas de problème.


Jessica dévisse le bouchon de plastique bleu et se déverse de longues gorgées d'eau plate dans la gorge.

Guy revient, un sac de sport sur l'épaule, un air livide sur la figure. Nous comprenons tous qu'il n'a pas envie de parler et nous ne lui posons aucune question. Fanny s'installe derrière lui et lui masse les épaules silencieusement. Kevin démarre et nous nous dirigeons vers l'appartement de Fanny.

Je m'attendais à un logis minuscule mais pas à ce point ! Les murs sont d'une couleur indéfinissable car chaque centimètre carré est recouvert par une plante, un dessin, un miroir, une étagère, un bibelot, un badge, un masque africain, un collier, une photo, un disque et une multitude d'autres objets hétéroclites. Sa chambre est un musée. Un bric-à-brac minutieusement agencé, subtilement disposé, finement travaillé.


- Qu'est-ce qu'on prend ? demande Kevin, apparemment insensible à la poésie de cette pièce.

- Tout, répond Fanny.

- Quoi !?! Ça va pas non !


Nous répondons, Jessica, Guy et moi :


- Elle a dit tout !


Et nous embarquons tout, dévalant les marches de l'immeuble les bras chargés d'un trésor aussi inutile qu'inestimable. Je m'arrête sur une marche, une lampe de chevet en noix de coco dans les mains. Et je pense à mon bureau, mon écran, ma fenêtre sur République, mon tiroir, ma tasse et la cafetière au bout du couloir, derrière la photocopieuse. Je suis si heureux aujourd'hui.


- Allez, pousse-toi de là, avance un peu au lieu de rêver !


Fanny, derrière moi, me presse avec gentillesse. Je lui réponds d'un clin d'œil et me remets en marche.


 
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   strega   
31/5/2008
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Pour l'histoire en elle-même, personnellement j'accroche toujours. Je suis plus que curieuse de savoir ce qu'il va se passer pour eux. Je ne sais pas , ce sont des nostalgiques de 68 ou quoi ?

Pour le style, il n'y a franchement pas grand chose à redire. C'est très fluide, la lecture est très agréable car très simple, très imagée, pleine de sentiments.

A suivre avec plaisir donc...


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