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Réalisme/Historique
Lil : Lorientaise
 Publié le 09/01/25  -  6 commentaires  -  4970 caractères  -  34 lectures    Autres textes du même auteur

Femme de héros.


Lorientaise


Sur la photographie en noir et blanc, elle pose, robe sombre et coiffe lorientaise. L’aéroplane des dimanches et des pardons, léger, s’envole au-dessus de ses cheveux noirs tirés sévèrement sur les tempes. Sans un sourire. L’air grave, obstiné, des femmes de ce temps-là. Pourtant, l’arrondi de ses joues, la douceur de sa peau et une ombre d’enfance sur son visage trahissent ses vingt ans à peine écornés par la maternité.


C’est la seule photo d’avant-guerre. La famille n’était pas assez riche, alors, pour s’offrir des souvenirs.


Et si son regard est si sérieux, c’est qu’elle connaît son devoir. Fille et femme de marin, elle sait qu’elle devra l’accomplir. Rigoureusement. À elle, les tâches ménagères et potagères, tandis que son homme sera au loin, ramenant le pain qui les fera vivre.


Mais Étienne n’est pas de ces marins qui partent sur des coquilles de noix poussées par la mer capricieuse. Lui, c’est un marin d’État. Il a gravi les échelons, un à un, maître à vingt-huit ans, une belle situation. Ce n’est pas l’aisance, mais la sécurité : les petits auront toujours de quoi manger. En 1930, l’avenir semble radieux.


Alors rien ne justifie cet air grave, sinon l’atavisme et la résignation des femmes de là-bas. Elle a la peau claire, le teint d’une blonde sous sa chevelure noire, les jours à venir seront pleins de devoirs : tenir la maison propre, élever les enfants et, surtout, rester droite sous l’œil des commères, la beauté jeune, le cœur déjà vieux.


Il existe une photo de lui aussi, sur laquelle je m’attarde. Elle date d’après-guerre. La qualité en est meilleure. Il pose, fier et conquérant, sur le bastingage d’un bateau.


Y avait-il de l’amour entre ces deux-là ?

De quel droit est-ce que je me pose cette question ? Parfois, je le souhaite, cet amour, comme une justification de la suite. D’autres fois, non. Je ne saurai jamais.


La vie leur fut douce, ou du moins correcte, jusqu’en 1937.


Vient ce nouvel embarquement. Encore un. Je ne me rappelle plus le nom du bateau. Un aviso-escorteur, je crois. La malle que l’on remplit, les pauvres mots. Pour lui, l’excitation. Un marin, cet homme-là, fait pour les départs : la haute mer, la camaraderie virile. Elle, elle avait appris à conjuguer l’absence.


Les lettres arrivent jusqu’en 1939, pas nombreuses, mais régulières. Elle décrit le quotidien : les enfants grandissent, ils sont sages, le potager donne, la grand-tante Émilie est bien malade, on craint le pire. À la fin des lettres, ces mots : « Je t’embrasse très fort. » À la place des étreintes, le manque.


Les nouvelles du monde s'accélèrent. Elle doit continuer, même au cours de ces drôles de mois, où l’on ne sait plus, où l’on ne sait pas. Continuer d’élever les enfants, de nourrir les poules, de sarcler le potager. La maison dans le bourg avec puits au fond du jardin, son luxe avec les jours de lessive, la messe, les processions plus rares.


La débâcle et l’appel. Entre les deux, un petit mot : il est encore vivant, à cette époque. Elle pense à lui, bien sûr. Mais peut-être pense-t-elle surtout aux enfants. Ou au devoir ?


Le chagrin. Leur petite dernière, morte du croup. Le médecin, appelé trop tard. La fille, la seule, déjà partie, qu’il n’aura pas connue.

Lui, pendant ce temps, c’est l’Angleterre. Liverpool, et le camp, et le fameux pas en avant qu’il fait. D'autres non, qui pensent à leur famille, à la vie, au reste. Cette seconde qui détermine une vie. Ou une absence. L’héroïsme.


Pour elle, l’ombre et l’exode. Les bombardements alliés. Lorient s’illumine de sang et de fumée chaque nuit. Elle trouve refuge, comme tant d'autres, dans une baraque de bois et de tôles, route de Soye. Ils sont si nombreux à connaître ces années noires, marquées par les privations. Les mandats de la Croix-Rouge arrivent quand ils peuvent. Les deux garçons grandissent dans l’ombre de l’absent, ramassent les châtaignes, les pissenlits, pour les soupes. Ils vont à l’école le ventre vide, avec des vêtements propres.


Pensait-elle à lui, alors ?


Et enfin c’est la Libération, le soulagement, le retour du héros et ses ordres. Ses fils ne le reconnaissent pas, cet étranger qui décide de leur scolarité, de leur avenir. Avant de repartir très vite pour l’Indochine, décidément l’absence lui sied.


Il revient définitivement cette fois. Malade. Elle prend soin de lui, bien sûr, pendant ces quelques années, avant qu’il ne parte pour de bon.


Aujourd’hui, c’est une vieille dame très douce, souriante, fragile, elle aime les sucreries. On parle de lui bien sûr aux repas de famille, très vite surviennent les regards amusés, les sous-entendus, il y a peut-être, sans doute, des cousins, là-bas. On sourit, et puis on se tait.


– Et toi, quand tu prends cet air, cet air que tous les hommes prennent quand on leur parle de héros.

– À sa place, je me demande si je l’aurais fait, ce pas en avant.

– Sais-tu que je ne suis pas tissée dans l’étoffe dont se trament les Pénélope ?


 
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   Perle-Hingaud   
9/1/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Bonjour Lil,
Un texte intéressant et agréable à lire. Il y a beaucoup de sensibilité et de délicatesse dans ce récit, de pudeur dans ce qui est suggéré. Lorient, Brest, Toulon... difficile de décrire le monde à part des gens de la mer. Les phrases courtes, très nombreuses, correspondent à cette sorte de silence des taiseux. Le texte évoque, effleure, peut-être trop: il manque un peu de chair à mon sens. Le décor est posé, les personnages dépeints, mais tout est résumé. En utilisant ce texte comme base, vous pourriez développer une intrigue dans l'un des épisodes décrits, peut-être avec des dialogues, un ou deux personnages secondaires. Ou éclairer les dernières lignes: qui parle ? Comment la transmission s'est-elle faite ?
Je ne sais pas si ces pistes peuvent vous intéresser mais ce sont quelques réflexions suite à la lecture de cette nouvelle bien écrite et sensible.

   Yakamoz   
9/1/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Une histoire qui décrit le quotidien d’une femme qui passe son temps à la maison à s’occuper de son foyer et de ses enfants dans les années 30, puis vient la guerre. Une vie somme tout normale pour une épouse de marin, mais son homme semble plus intéressé par les aventures lointaines que par sa famille, et elle accepte cette situation avec résignation. « Y avait-il de l’amour entre eux » ? Ce n’est pas sûr… on a l’impression d’une existence pleine de regrets et d’occasions manquées, l’écriture sensible et toute en suggestions souligne ce côté mélancolique.

Le dialogue de la fin reste pour moi un peu mystérieux dans son intention, et aurait peut-être mérité une mise en perspective pour être mieux compris ?

Merci pour cette agréable lecture.

   Charivari   
9/1/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Bonjour Lil.
J'ai bien aimé ce texte, en général

Avant de commenter, je pose ici une phrase qui m'a marqué parce que je l'ai trouvée fort belle "La famille n’était pas assez riche, alors, pour s’offrir des souvenirs."
Ensuite, je n'aurai pas dû, mais j'ai lu le commentaire de Perle Hingaud et je suis d'accord à 100% C'est un texte avec un très fort potentiel, émotif, évocateur, avec des formules très poétiques. Cependant, en l'état, j'ai eu plus l'impression d'un canevas, ou à la rigueur d'une poésie en prose, que d'une nouvelle. Les phrases courtes, voire inachevées, le style télégraphique, c'est bien, mais trop, ça donne un côté un peu froid et un peu artificiel. Cependant, ce minimalisme ne nous fait pas passer à côté de l'essentiel, l'émotion, qui est bien présente dans ce texte. Je n'ai pas saisi si c'est le portrait d'une grand-mère ou de quelqu'un de moins proche.
Merci pour la lecture

   Donaldo75   
10/1/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime un peu
Bonjour Lil,

C'est intéressant cette manière de raconter. Il y a de la douceur dans le style. Personnellement, je ne suis pas fan de la narration indirecte dont je trouve que c'est une forme exigente. En tant que lecteur, dans cette forme, il m'est difficile de plonger dans le récit - s'il y en a un, ici ce n'est pas flagrant - à travers les yeux de quelqu'un d'autre dont l'auteur en fait le narrateur indirect à la troisième personne du singulier. Je ne sais pas si je suis clair mais c'est tout ce que je peux dire sur mon impression de lecture.

J'ai vu sur le forum que tu pensais réécrire cette nouvelle exposée différemment.

   Cyrill   
10/1/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
BonjourLil,

J’aime bien les portraits, et je trouve que celui-ci tient la route sur la longueur. Je veux dire qu’il s’inscrit dans l’Histoire comme l’Histoire a imprimé sa signature sur le personnage. Le regard du narrateur est aimant, peut-être un de ses fils. La narration passe par des photos observées qui à leur tour évoquent des souvenirs et surtout occasionnent des questions.
La question de l’héroïsme et de l’aventure, qui se conjuguent mal avec les valeurs de la famille - mais la maladie puis la mort contrarie le destin de cet éternel absent. La question de savoir si le narrateur aurait fait ce « pas en avant », celui qui permet de jouer les héros, vient à la fin sous forme de dialogue, et nous n'avons pas la réponse.
Il ne semble pas y avoir d’amertume dans l’esprit du narrateur, plutôt du respect, de l’admiration. Une sorte de piété filiale peut-être.
Les non-dits demeurent pourtant : « il y a peut-être, sans doute, des cousins, là-bas. On sourit, puis on se tait ». Cela suggère sans dire, laisse le lecteur un peu rêveur, ça me convient.
La dernière réplique m’a immanquablement évoqué une chanson de Barbara : « je n’ai pas la vertu des femme de marin », et confère à cette « vieille femmes très douce » un caractère trempé, libre, celui d’une héroïne du quotidien !
Merci pour la lecture.

   plumette   
10/1/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour Lil
beaucoup de délicatesse, de pudeur et de tendresse dans ce portrait qui me touche.
le reflet d'une époque, d'un milieu, la résignation qui se lit déjà sur la photo.
Et la fin qui laisse entendre que, peut-être, les apparences sont trompeuses? Cette femme qui n'est pas tissée de l'étoffe dont on fait les Pénélopes a-t-elle connu d'autres hommes que ce héros qui préfère être aimé de loin? le non dit , les sous entendus qui ouvrent un espace à l'imaginaire pour remplir les blancs !

un joli texte


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