Au milieu d’un océan de monde, deux regards qui se croisent. Mes yeux gris qui se noient au fond de ses prunelles brunes. Un lien s’est formé entre nous, rien ne semble pouvoir nous séparer. Le monde disparaît, le bruit cesse, le temps s’arrête. Dans ses yeux, semblables à un puits sans fond, l’eau sombre me reflète un rêve.

Un jardin, empli de l’odeur de l’herbe fraîchement coupée et du parfum délicat des roses. Le ciel est d’un bleu si pur, comme jamais l’on n’en voit sur Terre. Il est adossé à un saule pleureur, dont les longues branches tombent sur le sol tel un rideau de perles. Il me sourit et tend une main vers moi, m’appelant d’une voix douce. Je m’approche lentement, profitant de la caresse du vent sur mon visage, et je me laisse tomber devant lui, aussi légèrement qu’une feuille d’automne. Longtemps, j’observe les courbes de son visage. Ses lèvres charnues que j’aimerais toujours embrasser et qui m’adressent un sourire rêveur puis ses yeux bruns si profonds, si brillants, si chaleureux, un endroit où j’aimerais me noyer. Il pose l’une de ses mains froides sur ma joue et approche doucement son visage du mien. Lorsque nos lèvres se touchent, un agréable frisson me parcourt l’échine. Je ferme les yeux pour profiter de cet instant unique. Ce baiser me semble interminable, et je souhaiterais plus que tout qu’il le soit.

Mais je sens ses lèvres se reculer peu à peu. Mes yeux s’ouvrent et font disparaître ce monde merveilleux. Le bruit alentour me semble un affreux vacarme après le délicieux silence que je viens de connaître. Nous nous regardons toujours, le lien ne s’est pas rompu, mais nos deux visages sont impassibles. Poussée par une soudaine pulsion, je murmure un « je t’aime » qu’il ne peut pas entendre à l’autre bout du couloir. Pourtant, avant de disparaître, emporté par la foule, je vois un sourire s’imprimer sur son visage. C’est l’un de ces sourires tendres et amoureux qu’il m’adresse lorsque nous sommes là-bas. Mon cœur se serre, est-ce possible ? Est-ce que lui aussi connaît cet univers ?

Ma question n’eut pas de réponse, ni aujourd’hui ni plus tard. Jamais je ne retournai avec lui dans cet univers alternatif. C’est seule qu’à présent je me posai au pied du saule, et seule que je voyais les saisons défiler, pour finalement n’être plus qu’automne. Sans lui là-bas, le ciel bleu est devenu gris, la pluie arrose sans cesse l’herbe verte et les roses se sont refermées éternellement.

Je ne sus pas ce qu’il était devenu, il avait disparu de mon monde et de ma vie, du jour au lendemain et je me demandais même parfois s’il avait déjà existé. Personne ne semblait se souvenir de lui, chaque fois que j’essayais d’en parler, on me répondait que je devais simplement le confondre avec un autre, qu’il n’y avait jamais eu de Damien ici, et que je devais l’oublier. Mais je ne pouvais pas, ma vie ne pouvait pas exister sans lui… Je continuai d’en parler comme s’il avait toujours été là.

Aujourd’hui, je sais qu’il n’a jamais existé. Mon amour inconnu, invisible, n’était qu’un effet de mon imagination, de mon délire paranoïaque, comme l’ont souvent répété les médecins. Lorsque je connus Damien, j’avais à peine 15 ans et un an plus tard on me découvrit un trouble psychologique, dont le nom, encore, me serre le ventre. Après Damien, ma maladie me fit apparaître de nombreuses autres personnes inexistantes. J’eus de nombreux amis, seulement aucun n’était réel.

À présent, je ne suis plus malade. Je mis du temps à accepter ma schizophrénie mais, aussitôt que j’eus coopéré, on réussit à me guérir rapidement, et aujourd’hui je peux enfin reprendre une vie normale.

La jeune fille referma son journal intime. Elle le posa dans une grande valise, déjà bien remplie. Elle sortait aujourd’hui de l’hôpital psychiatrique dans lequel elle vivait depuis 6 ans et rien ne pouvait lui faire plus plaisir. Après un dernier repas dans le vieux réfectoire, elle quitta l’hôpital. Devant la porte, elle respira une dernière fois cette odeur, propre aux hôpitaux, qui la rendait toujours anxieuse lorsqu’elle revenait ici le lundi matin, après un week-end avec sa famille. Elle sortit du bâtiment et avança jusqu'à un taxi, dans la rue plus bas. Au moment où elle s’apprêtait à ouvrir la porte de la voiture, une main froide se posa sur la sienne. Elle releva la tête vers l’importun et son cœur manqua un battement.

Un homme se tenait devant elle, la regardant avec insistance. Il avait des yeux bruns, étonnement profonds. La jeune femme sembla se perdre un instant puis elle retira sa main de la poignée et se recula en bafouillant :

- Excusez-moi, monsieur, je croyais que ce taxi était libre…

- En fait il l’est, mais il faut absolument que je le prenne, je suis déjà en retard, on n'a qu’à le partager, d’accord ?

La voix de l’inconnu lui glaça le sang. Elle était douce mais légèrement cassée. La jeune fille connaissait tellement bien cette voix, elle était certaine de l’avoir déjà entendue. L’homme ouvrit la porte du véhicule et la laissa passer. Elle monta sans le quitter des yeux. Il s’installa à sa suite. Durant le voyage, ils parlèrent à peine, elle ne pouvait tout simplement pas prononcer un mot en sa présence. Lorsque le taxi s’arrêta devant chez elle, l’homme lui tendit la main.

- Au fait, dit-il, je ne me suis pas présenté, je m’appelle Damien.