La marée s’éloigne sous une lune brillante. En cette époque particulière, ses flots bercent de leur chant l’un des derniers nids de dragons. Vaste et brûlante caverne perdue quelque part entre terre et mer, s’ouvrant à fleur de falaise.
Le jour approche. Une nouvelle aube se prépare, saluée par les craillements des oiseaux marins. Aux accents de ce concert unique, s’éveille la propriétaire des lieux, Obsidienne, une somptueuse dragonne aux magnifiques écailles bleu nuit. D’abord, ses paupières s’entrouvrent sur des iris d’un saphir glacé enlaçant de larges pupilles d’onyx. Un rapide coup d’œil circulaire et elle soulève sa tête couronnée d’une fine crête sombre avant de s’étirer. Un autre mouvement empli de grâce serpentine plus tard et elle hume la brise parcourant l’immense réseau de grottes. Un courant frais, agréable, chargé de sel quoique sec en dépit de la mer s’étalant au pied de son nid. Tiens ? Quelque chose de différent plane dans le timide vent matinal. Perplexe, Obsidienne se dirige avec lenteur vers l’une des multiples issues circulaires. Ses naseaux s’ouvrent au maximum et elle respire intensément les senteurs. Quelques instants s’écoulent puis une sorte de rictus satisfait étire ses très longues lèvres charnues. Plus de traces de brûlures. L’air est froid, ce matin. Une ultime vérification et elle se laisse retomber. Il est encore trop tôt pour en parler avec l’intéressée.
L’ombre s’éclaircit lorsque Obsidienne s’apprête à reprendre sa course sur les flots. Ses pas lourds se répercutent sur un sol de roches claires, entrecoupées de coulées de métaux de tout genre. Du fer mais aussi de l’acier et même de l’or. Merveilleux tableau que ce chatoyant ensemble aux multiples nuances mais que personne ne peut contempler à moins d’y avoir été expressément invité. Et ceux, qui d’aventure, s’y essaieraient, le feraient à leurs risques et périls.
Les premiers rayons du levant saluent Obsidienne lorsque, enfin, elle atteint son aire d’envol, une immense ouverture sur le vide, dominant la marée.
Au loin, le ciel se colore de rouge pendant que le soleil caresse de sa douce chaleur les vagues ondulantes. La mer est étrangement sereine en ce matin de changement. Treize ans jour pour jour depuis sa dernière sortie du genre. De ses chants, l’étendue de turquoise appelle la dragonne pour son ultime leçon avant le grand départ d’Ambre. Une nouvelle déchirure mais elle a encore toute la journée devant elle. Et puis, la vie est la même pour tous les êtres vivants et les dragons ne font pas exception. Elle s’attarde encore un instant sur la marche rocheuse, admirant avec mélancolie le lent spectacle des vagues couronnées d’écume.
Puis, c’est au tour du vent de venir l’accueillir avec force et fracas. Bien, le moment est donc venu. Obsidienne s’approche de l’extrême limite avant de déployer ses immenses ailes et de plonger vers les flots. Elle frôle la crête mouvante avant de reprendre de la hauteur. Mais avant de s’éloigner vers le large, il lui reste une dernière tâche à accomplir. Un rituel immuable pour les dragons nicheurs, prendre soin de survoler la cité des pêcheurs. En réalité, une cité pilier, sa cité, celle qui s’est ancrée sur le toit rocheux de son nid. Que ses occupants sachent qu’Obsidienne, la reine au manteau de nuit est toujours là, au creux de la terre ou au cœur de l’azur. Qu’elle est là et bien là et que nul ne puisse en douter.
Voilà, c’est accompli. À présent, elle peut se diriger vers la haute mer, la porte de turquoise s’ouvrant sur l’océan. Des vents brutaux l’accueillent mais elle ne les craint pas. Les forces de la nature sont aussi les siennes. Une dragonne aussi âgée qu’elle a de nombreuses ressources. Mais elle sait aussi que son nid restera sans protection tant qu’elle et Ambre seront au large. C’est en fait son unique source d’inquiétude. Surtout avec ces sorciers qui sont de plus en plus nombreux au sein du peuple humain. Les plus redoutables traquant sans relâche le peuple des dragons. Et surtout ceux qui, comme elle, élèvent des nichées. Reste à savoir si elle pourra toujours les repousser.
*****
Le soleil est déjà haut dans le ciel lorsque la lumière chasse les ténèbres au plus profond de la demeure minérale. Quant aux multiples ouvertures, elles sont déjà toutes redevenues invisibles sous les coups de l’astre triomphant. De nombreux oiseaux ont profité de l’absence d’Obsidienne pour coloniser l’une des pièces les plus fraîches du nid. En fait, à bien y réfléchir, elle est même étrangement froide. C’est si nouveau alors qu’il y a encore quelques jours à peine, la chaleur y était aussi suffocante que dans les chambres voisines. À tel point qu’elle en faisait bouillir l’eau des sources jaillissant au cœur même de la cité. Et ce silence, qui règne en maître dans les cavernes, a aussi de quoi surprendre, intense, à peine perturbé par le chant des oiseaux et le souffle léger de l’occupante des lieux. Laquelle somnole, encore allongée à même le sol dans ce qu’il reste de pénombre, ailes largement déployées en une vaste cape de chair dorée. Son long cou, aussi gracile que celui d’un cygne, repose paisiblement sur l’incroyable tapis de métal, fluidifié puis de nouveau figé, couvrant le sol de la chambre avant de s’étendre dans l’entièreté de la caverne. Un décor principalement minéral que celui d’Ambre, avec juste une petite touche de verdure, celle de son oreiller de branches et de feuilles entrelacées qu’elle a balancé près de la porte dans son sommeil. Elle est si svelte, la dragonne soleil. Fine et élancée, elle est vraiment très différente de ses jeunes sœurs. Quelques-unes ont bien sa couleur de miel mais aucune n’a son profil unique.
Les cris joyeux des oiseaux s’amplifient tandis que, de leurs plumes, ils finissent par venir frôler les chairs extrêmement sensibles du bout de son museau. Chatouillée par ce contact léger, Ambre ouvre enfin les yeux. Les oiseaux se taisent un instant avant de se replonger dans la recherche de tout ce que la chambre peut encore renfermer de comestible. Ils vivent depuis si longtemps au contact des dragons que ce n’est pas ce simple geste qui pourrait les effrayer. La dragonne les regarde, ses splendides iris verts brillant dans ce qu’il reste d’obscurité. Puis, elle renifle surprise. L’odeur de la mer. C’est la première fois qu’elle la sent aussi fortement.
Le sel et le souffre. La mer et le feu, les deux emblèmes de la cité pilier, l’enveloppe sculptée, surmontant la demeure d’Obsidienne. Souriante, Ambre s’étire et se lève. Sous son armure d’écailles, sa peau s’avère étrangement froide tout comme son souffle qui n’échauffe même plus le tas de bois sec que sa mère a déposé sur son matelas d’or.
Quelques pas griffus sur le sol dur et elle constate très vite le départ de la dragonne de nuit. Et à voir la multitude d’oiseaux ayant pénétré au fond du palais minéral, cela doit déjà faire un bon moment qu’elle s’est envolée. Quoique cela n’ait rien d’inquiétant en soi. Ça lui arrive même très souvent. En fait, une seule chose contrarie la jeune dragonne soleil. C’est cette quiétude. Ce silence inhabituel qui s’est abattu sur l’ensemble du nid mais aussi sur la cité pilier. Plus aucune rumeur ne s’en échappe. Comme si la ville était encore endormie. La dragonne aux yeux de jade balaie une ultime fois la pièce du regard avant de se diriger vers la porte. Terne dans la pénombre, elle semble briller dès qu’un rayon vient la caresser. Un éclat bien différent de celui sombre et envoûtant d’Obsidienne.
Obsidienne, la fondatrice de ce nid et aussi, par à-coup, celle de la cité pilier. Le moment de la séparation approche mais ce ne sera pas encore pour ce matin. Car bien qu’Ambre maîtrise désormais le feu à la perfection, il lui reste encore une ultime connaissance à acquérir avant de pouvoir quitter le nid et fonder son propre domaine, sa propre cité pilier.
S’ébrouant sous une pluie de feuilles délicieusement odorantes, elle ondule jusqu’à son aire d’envol. À ses pieds, les vagues s’étirent en rythme sous le ballet des oiseaux et de quelques voiliers. Si peu en fait alors que le temps est clément. Sans trop savoir pourquoi, elle se penche vers ce qui s’étend directement au bas de la falaise ivoirine. La grève, encadrée de son rempart de récifs avec perdus ça et là, quelques restes d’épaves noircies, certaines auraient plus d’une centaine d’années, ultimes traces des anciennes batailles les opposant aux sorciers.
Face à ce spectacle, Ambre soupire un instant avant de prendre la voie des airs. Mais pourquoi ces sorciers s’en prennent-ils autant à elles et aux dragons en général ? Lorsque Obsidienne a installé son nid en ces lieux, ils étaient totalement déserts. Elle les a modelés avec art et patience avant de donner naissance à ses premières filles. Puis, les humains sont arrivés, entraînant l’épanouissement de la cité pilier sous la protection parfois discrète mais toujours bien présente de la dragonne de nuit. Des nombreux échanges s’établirent au fil du temps entre le nid et les habitants. Présents des humains contre les plus précieuses fleurs de la terre.
Du moins, c’était ainsi que les choses se déroulaient lorsqu’Obsidienne est venue s’installer au bord de la mer, bien avant la naissance d’Ambre. Puis lentement, tout a commencé à sérieusement se dégrader. Le peuple humain et surtout son regard sur les dragons ont changé. La plupart d’entre eux, en fait ceux vivant loin des cités piliers, devinrent presque inaccessibles aux dragons. Une nouvelle donne inquiétante mais sans plus. Que les hommes s’éloignent arrive parfois mais ils n’ont jamais vraiment non plus abandonné les cités piliers. D’ailleurs, il suffit qu’un nid apparaisse quelque part et immanquablement de nouveaux voyageurs finissent par s’installer dans ses environs immédiats. En fait, le seul et unique problème surgit avec l’émergence d’un nouveau genre de sorcier. Les sorciers et les dragons cohabitaient depuis toujours. Ils ne s’appréciaient pas mais jusqu’ici aucun n’avait vraiment nui à l’autre. Des relations tendues entre ces deux genres de maîtres en magie mais pas de véritables guerres ouvertes non plus. Tout au plus, quelques accrochages…
Jusqu’à ce que ce nouveau clan, celui des Ravisseurs de dragons, ne fasse son apparition. Un clan capable de maîtriser les plus puissants dragons avant de s’emparer d’une partie de leur pouvoir. Leurs puissances s’en retrouvèrent tellement décuplées qu’ils prirent le pas sur toutes les autres familles de sorciers, magiciens et autres enchanteurs… Prenant dans le même temps de plus en plus d’importance au sein des nombreux peuples humains, élargissant encore davantage la menace planant sur la tête des dragons. Les premiers touchés furent ceux vivant dans les terres. Et ils n’eurent souvent guère plus d’autre solution que de se terrer derrière leurs plus puissants sorts de dissimulation.
Quant à Ambre, vivant loin des terres du clan des Ravisseurs, elle fut jusqu’ici tenue à l’écart de leur malveillance. Sa mère, bien sûr, y a veillé mais eux aussi ne pouvaient plus les approcher aussi facilement et, encore moins, les surprendre au nid. Puisque, à présent, seuls ceux prêts à donner leur vie en gage peuvent pénétrer librement dans le palais de roche. Mais combien sont-ils encore à vouloir se mettre à nu devant un immense animal ailé, recouvert d’écailles et capable de vous carboniser au plus léger de ses souffles ?
*****
Le soleil est à son zénith lorsque les deux dragonnes se retrouvent au-dessus de l’onde mouvante. L’air est vif, délicieux. Les bancs de poissons s’ébattent entre deux eaux mais ce n’est pas eux qu’Obsidienne semble guetter. Visiblement, elle recherche autre chose. Vaste forme sombre ondulant, voletant entre les jeux aériens des dauphins. Intriguée par ce comportement plutôt inédit, Ambre louvoie un peu avant de la rejoindre. Mais que cherche-t-elle donc au milieu des flots ?
- Mère ? - Ambre…
Elle lui sourit presque, ouvrant légèrement ses longues mâchoires. Leurs ailes battent de plus en plus lentement avant qu’elles ne se mettent à planer.
- Il est temps que tu apprennes à les rejoindre, toi aussi. Regarde et dis-moi… Que vois-tu dans ces flots ?
La jeune dragonne inspecte les lieux mais elle ne voit rien d’autre que ses occupants habituels. Elle réessaie mais sans succès. Et c’est un peu déçue qu’elle décide de quémander de l’aide auprès de sa mère.
Seulement, la dragonne de nuit n’est plus à ses côtés. Elle a un peu dérivé vers le rivage. Ambre s’apprêtait à la rejoindre lorsque, soudain, Obsidienne se fige et vire droit vers la côte. Si Ambre ne l’a pas encore remarqué, sa mère, elle, vient de réaliser le péril qu’encourt son nid laissé sans défense. Des navires inconnus se dirigent droit vers la plage. Grâce aux courants magiques propres au peuple dragon, Obsidienne a pu les sentir venir malgré la distance.
- Des hommes !
Elle se concentre davantage. Quelque chose dans leur attitude lui semble plus que menaçant. Elle file à toute vitesse. Elle doit en avoir le cœur net. Et la réponse lui éclate en plein museau.
- Encore des sorciers !
Quant à Ambre, sa vue et ses sens magiques étant encore loin d’être aussi aiguisés que ceux de sa mère, elle met un certain temps avant de comprendre ce qu’il se passe. Elle remarque juste d’étranges nuages gris dans le ciel. En fait, des volutes de fumée qui s’élèvent depuis la côte, la cité. C’est la cité pilier qui est en feu. Quelques embarcations attendent au bas des falaises ivoirines. Et déjà plusieurs humains s’élancent vers les ouvertures. Furieuse, la dragonne de nuit se rapproche à vive allure. Elle plonge vers le rivage et souffle. Son souffle enflammé est si puissant que la grève flambe dès sa première expiration, réduisant les navires en cendre. Soudain, une énorme vague vient frapper la plage et la falaise.
Effrayée par ce brusque déchaînement de violence, Ambre vole à s’en déchirer les ailes au ras des flots alors qu’une nouvelle déferlante frappe avec fureur la falaise blanche. De son côté, s’élevant d’un puissant battement d’ailes, Obsidienne détaille rapidement les quelques humains se tenant à l’écart. Réalisant alors l’ampleur du danger, elle envoie un bref appel à sa fille.
Sitôt le message reçu, les deux dragonnes se séparent. La bleu sombre vole vers la cité surplombant son nid alors que celle aux reflets de miel file prévenir ses petites sœurs du danger planant sur leurs têtes couronnées.
Une longue glissade plus tard et Obsidienne arrive à hauteur de ses assaillants. Un puissant jet de flammes lui échappe encore lorsqu’elle découvre une cité vidée de ses occupants. Vide mais non déserte car les sorciers sont bien là, prêts à en découdre. Et l’un d’eux, se tenant sur l’une des plates-formes, est loin de lui être inconnu. Un puissant adversaire, vêtu de pâle, qui la guette et apprécie la force qu’elle dégage. Ses flammes s’élèvent plus fortes que jamais, changeant déjà une bonne partie de la ville en collines de cendres. Mais loin d’effrayer l’homme aux traits si durs, cette petite démonstration le fait plutôt sourire de satisfaction.
- Obsidienne. Dragonne de nuit, je te retrouve enfin… découvre-t-elle sur ses lèvres.
Ainsi, elle ne s’est pas trompée. C’est bien lui qui ressurgit du passé.
Encore toi, sorcier ravisseur Grallen…
Obsidienne fixe l’homme de ses longs yeux d’eau glacée. Grallen, cet effroyable ravisseur de dragons. Tant de souvenirs douloureux remontent en elle avec sa réapparition. Et Ambre qui est encore si vulnérable. Elle contemple sa fille revenant vers elle. Et soudain, elle fait volte-face barrant le passage à la jeune dragonne avant de la repousser vers le grand large. Ce virage est si brusque qu’Ambre s’en retrouve presque le nez dans l’eau.
- Mère ? - Il faut que tu partes. - Mais ? - Ce sorcier est trop dangereux pour toi.
Et nous sommes restées trop longtemps en mer, ajoute-t-elle pour elle.
- Mais ? - Pars, Ambre. Il faut que tu lui échappes. Deviens une puissante dragonne fondatrice et reviens pour nous.
Ambre allait refuser mais le ton d’Obsidienne est tel qu’elle n’ose même plus souffler un seul mot.
- Oui ! Il faut que tu partes, ma fille. Prendre deux dragonnes serait une trop grande victoire pour ces monstres. Regarde bien celui qui les dirige. Grallen. Ce sorcier a déjà plusieurs nids et cités piliers à son actif. Ne l’oublie pas et n’oublie jamais ce qu’il est ! L’un des plus puissants Ravisseurs de dragons !
Le nid d’Obsidienne vacille. Ses autres filles, bien trop jeunes pour maîtriser la voie des airs, se sont toutes réfugiées au plus profond du palais. Loin sous la surface, là où nul, pas même ce monstre de Grallen ne pourra plus les retrouver. Et elles y dormiront jusqu’à ce qu’une autre dragonne vienne les réveiller… dans le meilleur des cas, sinon…
Le cœur déchiré, l’angoisse vrillée au corps, Ambre s’éloigne dans le jour finissant, se promettant de revenir dès qu’elle sera assez forte. Ne pas te retourner, petite dragonne. Pars et trouve-toi un compagnon de vie et de nouveaux compagnons humains. Fonde une nouvelle cité puis reviens. Reviens tirer tes petites sœurs de leur sommeil avant qu’elles ne s’assoupissent à jamais.
*****
Survolant une cité en passe d’être réduite à l’état de ruines irrécupérables, Obsidienne s’apprête à livrer une bataille qu’elle sait être décisive. Elle se concentre, rassemblant ses pouvoirs de dragon terrestre.
Le sorcier engage les hostilités à grands coups de vagues et de rafales. Assauts qu’elle arrête d’un seul souffle comme les précédents. Mais la femelle a une hésitation. Quelque chose de familier plane autour de cet homme. Et cette magie qu’il emploie a un relent bien particulier. Les naseaux d’Obsidienne s’ouvrent de fureur en reconnaissant les pouvoirs de certains de ses congénères, de nouvelles victimes. Encore, mais combien de dragons sont-ils donc tombés sous ses coups !?
Le combat se poursuit. Cette fois, c’est la dragonne terrestre qui lance son attaque magique. Le résultat ne se fait guère attendre. Un voile de brume s’élève rapidement, venant noyer l’ensemble de l’ancienne cité sous un cocon blanchâtre et glacial. Malheureusement, cela n’a guère d’effet sur Grallen qui réplique aussi sec. Un puissant vent se lève, balayant une bonne partie du brouillard naissant. Impressionnée mais non découragée, Obsidienne reprend de l’altitude, renforçant malgré son premier échec, son barrage brumeux. Aussi fort que soit Grallen, il ne pourra jamais venir à bout du sortilège. Et même un simple nuage peut parfois s’avouer être le meilleur des alliés. Pourtant le doute l’envahit par instant. Sera-t-elle encore assez forte pour rivaliser avec lui ? Elle ne le sait pas vraiment. Ce n’est pas la première fois qu’elle l’affronte. Lui et l’un de ses acolytes ont autrefois emporté son compagnon alors qu’elle était à peine plus âgée qu’Ambre. Elle-même ne dut sa survie qu’à une chute vertigineuse, ailes brisées, dans les profondeurs de son premier refuge. Il lui fallut ensuite des années pour récupérer avant qu’elle ne fonde un nouveau nid et donne naissance à ses premières filles.
Le jour avance vers sa fin. Les salves s’enchaînent. Les roches bougent, la magie opère. Et alors que le nid semble se figer dans le temps, la brume s’obstine toujours à remonter après chaque attaque. Les yeux pâles d’Obsidienne la percent sans difficulté. Et c’est là qu’elle comprend que le danger ne vient pas uniquement de Grallen. D’autres le soutiennent. Des sorciers montés sur d’étranges barques, en fait, des chars qui glissent entre les pans du manteau diaphane. Cette bataille s’annonce encore plus rude que prévue. Mais ce sorcier, aussi redoutable soit-il, ne la tient pas encore !
Comptant de son habileté et de sa vitesse, elle file entre les obstacles et se concentre de nouveau sur son sort de brumes en y ajoutant un petit plus. Une odeur proche de celle du souffre envahit aussitôt l’atmosphère. En réponse, le vent se lève à nouveau avant de se mettre à tourbillonner de plus en plus vite et de fondre droit sur la dragonne. Obsidienne n’a pas d’autre choix que de se poser en urgence. Approcher du sol. À la fois sa faiblesse et sa force. Que ce sorcier pense la tenir s’il y tient mais elle est loin d’avoir dit son dernier mot.
Et se positionnant pour user des forces de la terre, elle lance une nouvelle attaque. Un simple mouvement et les flammes montent jusqu’aux nuages sans même qu’Obsidienne n’éprouve le besoin de souffler. L’air devient suffocant alors que les courants reprennent de l’ampleur. Roche et flammes contre vent et sorcellerie ! Mais aucun des deux belligérants ne parvient à prendre le dessus. Les brumes s’évanouissent, balayées à la fois par le brasier d’Obsidienne et le vent du sorcier. Et la dragonne enchaîne, cette fois, avec des attaques terrestres, creusant le sol d’énormes failles. Ne pas se laisser aller. Maintenir le rythme, jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus un lieu où se cacher ou survivre. Obsidienne est imposante, forte et très rapide mais le sorcier, lui, a l’avantage de ne pas être perpétuellement à découvert. Une à une, les dernières tours s’effondrent avec fracas mais ça ne suffit pas. Pas encore !
Un sifflement à ses ouïes. Une arme de jet, un harpon. Elle s’aplatit sur le sol, se couvrant de son manteau magique. Elle serre les mâchoires, s’empêchant de souffler. Se réfugier un instant dans l’immobilité. Ne pas se trahir…
Des chevaliers ! Mais pourquoi ne les remarque-t-elle que maintenant ? Elle hume l’air. Des courants magiques. Ce Grallen les a dissimulés sous des courants magiques. Elle les regarde. Ils tentent de l’encercler sous les directives du sorcier ravisseur toujours debout, bien droit, sur sa plate-forme malgré la violence des attaques de la dragonne.
Ces chevaliers, une nouvelle menace dont elle va devoir tenir compte. Mais peut-être a-t-elle une chance si elle parvient à les distraire. Ces hommes ne sont pas comme les sorciers. Eux, ce sont les richesses de son nid qu’ils convoitent et non les dragons qui y vivent. Elle voit bien une solution. Mais cela va lui coûter une grande partie de ses forces. Espérons que cela ne sera pas en vain.
Elle frappe le sol et une longue faille s’ouvre sur l’une des chambres les plus superficielles dégageant une coulée métallique brillant sous les derniers rayons du soleil. De l’or pur figé en une incroyable mare de lumière.
Obsidienne ne peut supporter longtemps cet éblouissement et reprend son envol, contemplant les hommes en train de se précipiter vers cet incroyable butin. L’autre semble juste contrarié mais il n’abaisse sa muraille de vents pour autant. Le feu, il craint toujours le feu et préfère laisser les chevaliers se perdre dans leur pillage plutôt que de rompre sa concentration face aux attaques flamboyantes. Oui, aussi étonnant que cela puisse paraître de la part d’un ravisseur de dragon, Grallen ne maîtrise pas le feu. Obsidienne s’en est vite aperçue et elle ne lui fera pas de cadeau.
Exactement comme son adversaire, comme en témoignent les éclairs que, cette fois, il lui lance. Un passage en rase-mottes et la force du dragon terrestre se fait à nouveau sentir. Un raz de marée de feu balaie tout sur son passage à l’exception de la courte zone étroitement protégée par le dôme venteux.
Lorsqu’elle remonte, le sol est presque entièrement dégagé. Le sorcier ravisseur la défie toujours alors que ses acolytes se sont comme volatilisés. Tout comme les chevaliers et la plupart des engins qui ne sont plus que cendres et métal fondu à l’exception des quelques barques de capture.
Elle allait fondre sur elles pour les renverser à défaut de les jeter dans la vague lorsqu’un choc terrible la fait partir en vrille. Et elle heurte violemment le sol en soufflant le plus fort possible. Si ces choses ne brûlent pas, il n’en est pas de même pour les hommes. Cette douleur lancinante. Ses ailes, elle ne les a pas vu attaquer, noyés dans les brumes, et ils sont parvenus à l’atteindre, transperçant cruellement ses larges ailes.
Refusant de se laisser abattre en dépit de la douleur, elle frappe le sol, avec encore plus d’acharnement, et, sous les cris des dizaines de chevaliers présents sous les terres, la faille s’effondre, se refermant sur elle-même. Puis, en quelques charges rageuses, elle expédie le reste des armes au bas de la cité pilier.
Une bien maigre victoire et elle a à peine le temps de respirer que le sorcier contre-attaque à son tour. Ses attaques de foudre deviennent si intenses, si rapprochées, qu’elles finissent par la contraindre à reprendre la voie des airs, et, en même temps, annoncent la fin imminente du combat. Au moins, Obsidienne a la satisfaction de savoir sa fille au loin. Ambre, elle sera sans doute la dernière à voler sur ces eaux avant longtemps. À présent, c’est une certitude. Mais Obsidienne n’abandonnera pas la lutte pour autant. De toute sa hauteur, elle toise le ravisseur qui lui fait face, espérant bien le blesser à défaut de pouvoir le mettre définitivement hors d’état de nuire.
Elle s’élève une nouvelle fois, le plus haut que le lui permettent ses ailes agonisantes. Sa dernière charge sera aussi la plus terrifiante. De sa plate-forme, la seule maison encore debout, le sorcier regarde la femelle, il se concentre alors que de nouvelles vagues de brumes se lèvent sur le champ de cendres et de métal rougeoyant. Le silence s’abat sur ce qui fut autrefois une riche cité. Un instant en suspens, en attente. L’homme ne bouge pas alors que les vents agitent ses longs cheveux châtain blond.
Puis, soudain, le ciel se change en feu alors que la dragonne fond droit sur lui. Ses ailes heurtent violemment le sol et balaient ce qui ressemble désormais plus à un immense plateau d’or et d’argent qu’à une cité plus que prospère. L’homme ne peut éviter l’impact mais la magie des dragons des airs qu’il a capturés et, surtout, celle des autres sorciers le protègent, le sauvant d’un choc qui aurait dû lui être fatal. Obsidienne se redresse, dardant son regard bleu sur lui.
Les autres, quant à eux, fuient. Ils n’ont guère plus d’autre choix que de laisser ces deux-là finir le combat seuls. Obsidienne observe Grallen. Il semble encore au mieux de sa forme alors qu’elle, elle a presque épuisé toutes ses ressources magiques. Mais il lui reste encore sa taille et sa force.
La force des dragons terrestres, qu’elle y fasse appel et les piliers s’effondreront, provoquant la chute du plateau dans le sol. Sans oublier la brume et son feu si puissant. Un dernier souffle et le ciel se colore aussitôt d’un mélange de gris et de rouge. Les ailes déchirées de la dragonne battent avec fureur. L’air flambe littéralement. Et pourtant le sorcier ne bouge toujours pas. Il tient bon tant sa soif de dérober la force de cette dragonne terrestre l’obsède. L’autre, son ancien complice, lui a dérobé la force du mâle, il y a bien longtemps alors que la femelle leur avait échappé. Dire que ce sale traître s’est servi de lui avant d’essayer de le tuer mais maintenant qu’il a enfin retrouvé la dragonne aux écailles de nuit, il pourra enfin prendre sa revanche.
Obsidienne regarde le sorcier Grallen dans les yeux, il ne tremble pas une seule fois. Même lorsqu’elle se dresse sur ses robustes pattes arrière avant de se laisser retomber de tout son poids sur le sol. Des terribles secousses s’ensuivent aussitôt mais elles le font à peine vaciller toujours protégé derrière ses nombreux courants de magie. Lorsque les tremblements cessent, elle peut de nouveau le contempler. Ce pâle humain drapé dans sa longue tunique ne transpire même pas alors qu’il est en face d’une bête capable de le broyer d’un seul geste dans sa paume. Il la défie à nouveau et leurs courants de magie respectifs explosent avec une violence inouïe.
Froid et vents déchaînés contre la chaleur suffocante de l’ultime souffle. L’air se charge immédiatement de cendres alors que l’homme plonge sa main dans l’une de ses manches. Ses traits restent impassibles, inexpressifs. À croire que seuls ses yeux terrifiants sont doués de vie. Il reste là, immobile, alors qu’Obsidienne frappe, avec la dernière violence, le sol de ses pattes et de ses ailes en dépit de la douleur qui lui vrille le corps et de son sang qui s’écoule de plus en plus. Elle martèle toujours les roches au moment où Grallen sort enfin son arme. Une lame creuse extrêmement effilée telle l’aiguille d’une guêpe chasseresse traversant la carapace d’une chrysalide. En fait, la seule arme capable de rivaliser avec l’épaisse carapace de la dragonne de nuit.
Un bref éclair et l’arme fond vers le cou de l’imposante dragonne qu’elle transperce alors que le sol s’ouvre sous ses attaques, les précipitant tous les deux vers les entrailles de la terre, avant de se refermer aussitôt.
Sous la surface, de longs moments, ou bien juste quelques battements de cœur, plus tard Obsidienne se redresse péniblement sur ce qui fut le sol de son nid. Son corps lui semble si lourd et l’odeur du sang, son sang, titille désagréablement ses naseaux. Elle n’est plus que douleur mais refuse obstinément de se laisser sombrer. Ses écailles ont tenu pourtant. Ses plus sérieuses blessures sont celles de ses ailes et de son cou. L’ombre triomphante des entrailles de la terre. Aurait-elle réussi ? L’aurait-elle enfin enterré au prix de ses dernières forces voire de sa vie.
Ses paupières s’ouvrent toutes grandes en voyant une ombre progresser, à pas très lents, sur le sol métallique. Elle boite légèrement mais elle avance droit vers elle. Cette pointe lui brûle le cou, elle s’en empare mais ne peut l’arracher. Il est là devant elle, blessé lui aussi par sa dernière attaque de magie. La dragonne délaisse alors le projectile fiché dans son cou, le dernier acte va se jouer. Magie des sorciers contre force des dragons. Grallen face à Obsidienne. Une dernière fois.
Le soleil a presque disparu alors que les autres sorciers attendent toujours à l’extérieur, anxieux. Jamais auparavant un dragon n’avait réussi à piéger Grallen sous les terres. Mais cette attaque, la dernière était si forte qu’aucun d’eux n’a pu faire quoi que ce soit. Et, à présent, tout est scellé. Les roches se sont effondrées, refermant sans doute pour toujours le nid de la dragonne de nuit. Ils en sont encore à regarder cette espèce de cuvette aux reflets métalliques lorsqu’une voix dure se fait entendre dans leurs dos. Tous se retournent pour voir apparaître la haute silhouette du ravisseur de dragon. Grallen ne leur laisse même pas le temps de parler, leur jetant sur un ton de reproche.
- Inutile de rester ici, retournons au campement. Puis se tournant vers les chevaliers. Vous autres. Le nid est à vous.
Ne rajoutant pas un mot de plus, il s’éloigne, couvert de sang.
Cette fois, le combat a failli lui coûter très cher. Les rescapés suivent. La cité pilier d’Obsidienne n’existe plus, en dehors de quelques vestiges ainsi que cette mare de métal fondu qui n’attend plus que les pilleurs.
- Mais et la dragonne ? ose l’un de ses aides. - Elle est encore là, sous la terre. Là où ses pouvoirs resteront en attente. - Mais il faut vous soigner. - Non ! Ça ira ! Je n’ai rien de grave !
La voix du ravisseur est remplie de contrariété mais pas à cause de ses blessures. Au fond, c’est peu cher payé en regard de tout ce que ce nid lui offrira ainsi qu’à son clan. Même son visage profondément labouré par la griffe d’Obsidienne ne semble pas grand-chose à ses yeux. Une simple marque lui barrant la joue droite. Son charisme est si grand que les autres n’osent même pas l’interroger. Jusqu’à ce qu’un messager arrive et lui lance…
- Seigneur Grallen ? Je regrette, nous n’avons pas été à la hauteur. Nous n’avons pas pu rattraper la dragonne soleil. Elle a disparu sur la mer.
Pas de réponse mais le visage fermé de l’autre est éloquent. Il n’abandonnera pas. Cette femelle reviendra un jour. Il en est certain. Comme pour Obsidienne leurs routes se recroiseront à un moment ou un autre.
Il quitte enfin les lieux alors que le silence tombe telle une chape mortuaire sur les restes de la cité pilier de la dragonne Obsidienne.
À suivre...
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