Résumé :
Cette histoire est la mienne. Je suis un chasseur du crépuscule. Je n’ai pas toujours été ainsi mais j’ai fini par accepter et aimer cette nouvelle vie. Et depuis, j’ai toujours pensé que rien de pire ne pourrait m’arriver et pourtant…
Tout a commencé à l’approche du solstice d’été. La veille de la nuit la plus courte. En fait, je n’ai même pas eu le loisir de sentir le soleil se coucher. Le clan des Fondateurs m’en a empêché avant de me chasser de ma demeure, histoire de me rajouter à leur liste déjà longue de victimes.
Mais j’ai réussi à leur échapper et ils me pourchassèrent sans relâche, n’hésitant pas à franchir à ma suite la frontière entre les mondes nous séparant des territoires interdits.
Et c’est en cherchant à les perdre dans les premiers bois venus que je tombai sur les occupants des lieux. Une rencontre loin d’être amicale puisque c’est à coups de flèches que je fus reçu. Un affrontement avec l’un des archers s’ensuivit, lutte durant laquelle, je parvins à briser son arc. C’est ainsi que nous nous retrouvâmes face à face…
Et à ma grande surprise, je découvris que nous avions, à quelques détails près, pratiquement la même apparence…
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De longues minutes s’écoulent et nous en sommes toujours à nous dévisager, sans un mot. Debout, face à face. Deux êtres blonds, pâles, presque blafards, vêtus, l’un et l’autre, d’une tenue aussi excentrique qu’étonnante. Du moins aux yeux de son vis-à-vis, jeans et tee-shirt pour moi, en partie dissimulés sous les pans de ma cape et, pour lui, tunique et pantalon de matière et de couleur indéfinissables. Voire même changeante pour ce qui est de la coloration. Un silence glacial finit par nous envelopper comme si la lune elle-même s’était tue, muette de stupeur, en nous découvrant l’un à l’autre sous la douce clarté de ses rayons.
Un froncement de sourcils, un mouvement presque imperceptible sur son visage. Si peu et pourtant tellement. Un véritable choc qui me ramène à la réalité. Danger ! Je bondis en arrière, installant une distance plus que raisonnable entre nous, alors que lui ne semble pas vouloir bouger. Attention, je ne dois en aucun cas oublier le péril que représente cet homme. Un homme ? Avec cette apparence ? Un chasseur du crépuscule ? Un vampire ? Comme moi ! Vampire, cette fois, il va falloir que je réutilise ce terme même si je le déteste de toutes mes forces. Et pourtant, c’est ce que je suis même si lui ne semble pas me reconnaître comme tel. Et c’est surtout cela qui cloche. Plus cette histoire avance et plus je m’interroge sur sa nature exacte.
Et notre ressemblance ? Que dois-je en penser ? Serait-il issu d’une autre population de vampires ? Différente de celle du récent clan des Fondateurs ? Manquerait plus que ça, tiens ! Je serre les poings à m’en blesser encore plus une paume déjà bien meurtrie. Fuir des vampires pour tomber sur d’autres vampires ! Cela me semble si ironique ! Si cruel !
Il a dû s’apercevoir de mon trouble. À le voir, on dirait presque qu’il est aussi intrigué que moi. Je ne le quitte pas une seule seconde du regard et il me renvoie ma propre image emplie de méfiance. Ses yeux brillants sous le ciel nocturne, aussi perçants que les miens, ne me lâchent pas non plus d’une semelle. Je m’attarde alors sur sa silhouette. Ses muscles sont déliés et bien plus puissants que son apparence doucereuse ne le laisserait supposer. Sans oublier l’adresse avec laquelle il a évité mes attaques ou a tenté de me réduire à la très envieuse condition de pelote d’épingles.
C’est vrai, ça aurait une chance de coller si ce n’est un détail. Quelque chose de primordial, en réalité ! La chaleur, cette chaleur qui se dégage de lui, cette chaleur tout bonnement incompatible avec ce que je suis.
Même gorgé de sang, mon corps semblerait toujours aussi froid. En tout cas, une chose est certaine, bien qu’il soit privé de son arc, il n’en demeure pas moins un adversaire redoutable, parfaitement capable de rivaliser avec un vampire tel que moi.
D’interminables minutes s’écoulent encore tandis que nous restons ainsi comme suspendus dans le temps, mon regard de braise soudé à ses yeux bleu gris, guettant, dans l’ombre et le silence, l’éclat précédant l’attaque.
Une lueur s’allume. D’instinct, je me mets en garde alors qu’il charge. J’évite l’assaut au dernier moment et lance aussitôt mon poing contre lui. Et comme, je m’y attendais, il l’esquive sans trop de mal. Cette fois, plus de doute possible, je n’ai aucune chance de le prendre par surprise. Ça m’énerve ! Comme si cela ne suffisait pas que nous ayons le même visage, la même silhouette et la même crinière blonde, voilà qu’il faut en plus que nous soyons de force égale. Et cette façon qu’il a de se déplacer, à la fois rapide et silencieuse. Une allure, légère, aérienne presque volante, rien de commun avec ces grossiers primates qui se croient encore et toujours les maîtres du monde.
Soudain, des éclairs vrillent les ténèbres environnantes. Devant, derrière, tout autour de nous. Et alors que les bois s’illuminent et se noient dans cette intrigante lueur bleuâtre, une pointe de souffrance envahit ma paume avant d’irradier dans mon poignet et finalement remonter le long de mon avant-bras. Je m’efforce de ne rien laisser transparaître de cette terrible douleur qui me transperce. Ne pas montrer le plus petit signe de faiblesse, surtout pas en face d’un combattant de cette trempe. C’est à peine si je laisse s’échapper un soupir soulagé lorsque, enfin, cette espèce de magie retombe et que l’ombre salvatrice reprend ses droits au-dessus de la clairière.
De son côté, mon adversaire ne semble plus vouloir bouger. Pourtant, il ne peut ignorer ce qu’il vient de se passer. Cette force qui s’est manifestée entre les nombreux troncs. Et les appels si particuliers qui l’ont suivie. Je me concentre. Et un sourire étire mes lèvres malgré moi. En dépit de son self-contrôle, quelques mouvements lui échappent de temps à autre. Ce ne sont que des micros gestes, tout légers mais déjà bien trop marqués pour que je ne les surprenne pas. Puis sans crier gare, sa voix émerge, rompant le silence. Enfin, pour la première fois depuis le coucher du soleil, j’entrevois un début de solution à cette situation plus que délicate.
Je me concentre sur ces paroles. N’en perdant pas une syllabe. Sa voix me paraît si calme avec un timbre grave mais doux. Étrangement sereine, régulière, sans la moindre trace d’essoufflement malgré tout ce qui vient de se passer. Décidément, on se ressemble beaucoup trop ! Et cette incroyable sensation que j’ai d’être en face de mon reflet dans une sorte de miroir transformant ne fait que croître à mesure que la nuit se poursuit. Comme si… comme si je me dressais contre un autre moi-même, mon équivalent dans ce monde à la fois si proche et si différent du mien.
Quelque chose me gêne pourtant. Sa voix m’arrive nettement, avec un timbre aux accents chantants qu’il module à merveille. Et ses pupilles dilatées qui plongent toujours directement dans les miennes. Mes oreilles sifflent. Une sorte de bourdonnement sourd m’envahit et je ne peux retenir mon rire. Quoi ? Tu penses m’avoir avec ça ? Moi, un chasseur du… Non ! Un vampire ! Je secoue la tête, histoire de bien ancrer le terme dans mon crâne, juste le temps qu’il faudra avant de le lui jeter en plein visage. Penser tromper ainsi un vampire ? Quelle naïveté !
- Ça suffit !
Ce que ma voix semble enrouée en comparaison de la sienne ! C’est vrai que je ne parle plus tellement et ce, depuis des années.
- Écoute, beau blond ! Tu auras beau essayer, cela ne te mènera à rien. Ne sais-tu donc pas que moi aussi, j’use de l’hypnose ? Et avec encore plus de naturel que toi !
Autant me flatter un peu l’ego avant de poursuivre.
- Essaie sur ces jeunots de Fondateurs si tu veux mais apprends, une bonne fois pour toutes, que ta voix n’aura jamais la moindre prise sur moi !
Un sourire de défi en réponse. Nul besoin d’en rajouter, il comprend très vite, peut-être même un peu trop à mon goût. Je me retiens de lui rendre son geste. Sans le savoir, il vient de me laisser le temps de récupérer. Hum, il plisse les paupières. Aurait-il des soucis en tête ? Autres que moi ? Les appels se répercutant dans les bois sans doute ! Un mouvement très léger vers la source de ces bruits, sans pour autant me lâcher du regard. Puis, sa voix reprend, libérée de tout artifice. Je pense même y déceler en plus d’une dureté contenue, une pointe de curiosité agrémentée d’un soupçon d’ironie.
- Je ne sais pas ce que tu es et ce que sont ces Fondateurs mais une chose est certaine. Malgré la blessure que t’a infligée l’une de nos barrières, tu es encore capable, non seulement, de tenir debout mais en plus de combattre. Tu n’as vraiment rien de commun avec les monstres qui traînent habituellement par ici. Et puis…
Il marque un temps d’arrêt, ses yeux inquisiteurs me sondant avec intérêt.
- Tu me ressembles bien trop pour être…
Il est brutalement interrompu par des cris violents suivis de bruits de lutte. Quoi ! Encore ! Ah non ! Pas maintenant ! Bandes d’abrutis ! Je serre les poings à en avoir mal ! Alors qu’enfin, j’allais avoir un début de réponse !
Aucun son ne m’échappe mais, à l’intérieur, je hurle de colère. Et je ne suis pas le seul. Les yeux de mon adversaire jettent de terrifiants éclairs tandis qu’il s’intéresse de nouveau à moi. Je recule sous la menace, sans jamais le perdre de vue, ne serait-ce que d’un millième de seconde. Éclats de métal. D’autres armes pendent à sa ceinture. Cela fait longtemps que je les avais repérées. Armes blanches contre ma précieuse cape. Ça me semble encore équilibré.
Attention ! Il bouge ! Quelques tremblements l’agitent avant qu’il ne reprenne le contrôle. Les premiers véritables signes nerveux depuis notre rencontre. Et je crois savoir, sans trop me tromper, ce qui en est la cause, mes poursuivants. Les Fondateurs, des vampires bien plus jeunes que moi mais loin d’être inoffensifs pour autant. Et qui, à l’instant même, doivent eux aussi se heurter à des spécimens comme celui-là. Nous nous affrontons de nouveau du regard. Sa résolution n’a pas fléchi malgré la menace hantant à présent les bois. Celui-là est à moi ! Un adversaire de taille mais aussi et surtout une proie de très grande valeur. Une source de vie, parfaite pour étancher ma soif, une fois notre lutte achevée.
Ma soif ! Son sang ! Mes sens sont si fins que je peux clairement l’entendre affluer dans ses veines. Avec autant de netteté que les battements de son cœur. Et il vaudra largement celui de ces crétins de Fondateurs. Un nouveau calice pour remplacer tous ceux que j’ai dû laisser derrière moi. Un calice, un fournisseur et non une victime condamnée au seul trépas comme à mes débuts. Mes besoins ont tellement changé depuis ma naissance au monde des vampires que je ne tue plus aucun être depuis des centaines d’années. Mais au fond de moi, autre chose me retient de lui régler définitivement son compte, à cet archer. Je ne veux pas le tuer et encore moins l’étreindre. La seule idée de l’étreindre, et d’en faire un vampire tout comme moi, me répugne, tout simplement.
Bon, c’est bien beau tout ça mais ce n’est pas non plus le moment de s’égarer. Il se tient toujours devant moi prêt à me tailler en pièces et je ne sais toujours rien de sa nature exacte. Ça en devient frustrant à la fin. Voyons, puisqu’il semblait disposé à se présenter avant que les autres abrutis ne nous interrompent, je ne perds rien à essayer de tenter de renouer le dialogue. Et enfin savoir ! À moi de ne pas en dire trop.
- Oui ! On se ressemble bien trop ! Au moins, on est d’accord là-dessus, lui lancé-je sur un ton tout aussi maîtrisé que le sien. Bien lui faire sentir qu’il ne m’impressionne pas le moins du monde !
- Et puis, tu ne ressembles ni à un homme ni aux sorciers ou autres êtres que j’ai l’habitude de croiser la nuit…
Ses pâles yeux bleus s’ouvrent tout grand comme si je venais de sortir la pire des âneries.
- Quoi ? Tu as dit “hommes” alors…
Il se tait brusquement. Zut ! J’ai comme dans l’idée qu’il allait me révéler quelque chose d’important. Peut-être même de dangereux ! En tout cas, cette fois, il a laissé un long moment sa surprise transparaître sur son fin visage. Eh bien, s’il croit s’en tirer si facilement, il se leurre complètement !
- Alors ? insisté-je en prenant ma meilleure voix d’outre-tombe, genre à se faire pâmer n’importe qui dans la seconde, sauf lui, évidemment, avant de poursuivre sur ma lancée. Tu vas te décider à me dire ce que tu es ? Ou bien, vais-je devoir le découvrir dans ton sang ?
Et sur ce dernier mot, je ne peux m’empêcher d’afficher mon plus impressionnant sourire carnassier. Ce vieux cliché me fera toujours autant fait rire. Quel manque de goût quand même ! Oser croire que je ne pense qu’à planter mes malheureuses canines dans la première chair venue !
En tout cas, ça ne marche pas non plus sur lui. À croire que rien ne peut l’impressionner. C’en devient presque désespérant à la longue. Je viens de le menacer, ni plus ni moins, de le vider de son sang et, lui, il reste impassible. Même ses yeux me semblent si vides. J’ai beau essayer d’y lire quelque chose, je ne parviens jamais qu’à me heurter à mon reflet ! Ou au sien ? Va savoir avec tout ce qui se passe depuis notre petite rencontre sous les étoiles. Je me retiens de foncer. La victoire me semble possible mais cette façon qu’il a de garder son tonus, cette pose et cette expression presque détachée de tout me poussent à réfréner mes instincts de chasseur. Comme si, au fond de moi, je sentais que l’attaquer de front serait la plus terrible erreur à commettre.
Changeons de tactique. Je recule à pas lents et, en retour, il avance au même rythme. J’avais raison. Nous sommes en parfaite synchronisation. Je jette un œil très rapide autour de moi. Nous sommes toujours dans cette clairière, en terrain découvert, sous une lune éclatante. Étrange ! Ces mouvements de côté me semblent curieusement familiers ! Soudain, je réalise ! Il me tourne autour, comme un loup ! Il me prend pour sa proie ou quoi ? Encore un ! Mon poing se serre sous ma cape alors que rien ne transparaît sur mon visage.
Et puis quoi encore ! C’est moi le chasseur ! Le monstre ! La bête ! Le fléau à abattre ! Et pas cette espèce de pâle copie ! Même là, il n’est pas assez livide pour oser songer rivaliser avec moi ! Pas avec un vampire comme moi !
La lune vient caresser, tout en douceur, ses longues boucles dorées ainsi que son visage. Cette chevelure si claire, elle est presque aussi longue que la mienne. Notre ressemblance est vraiment presque parfaite.
- Bien, je n’ai plus de temps à perdre. Ce sera donnant-donnant, être de la nuit, humain ou je ne sais quoi d’autre !
Je baisse la tête en signe d’assentiment et il continue sur sa lancée.
- Au cas où tu ne l’aurais pas encore réalisé, je suis un elfe sylvain…
Une ombre passe quelques secondes sur nous, en fait juste le temps qu’il me faut pour encaisser la nouvelle.
- Un elfe ?
Ma voix résonne si bizarrement à mes propres oreilles. J’ai dû ouvrir un instant la bouche avant de la refermer aussitôt. C’est quand même dur à avaler ! Un elfe ? Je suis sur le territoire des elfes ? Mais ce sont des êtres de romans ! De légendes ! Ils n’existent pas ! Je le regarde, éberlué. Un authentique elfe ? L’ennui c’est qu’en dehors de cette brillante découverte, j’ignore presque tout d’eux. Hormis le fait qu’ils ne soient pas présentés comme étant des êtres exclusivement nocturnes.
J’avance sans m’en rendre compte et aussitôt, il s’éloigne. Je ne sais ce qui le retient d’attaquer. Fierté, curiosité ou les deux ?
Minute ! Moi, je suis un vampire et lui, un elfe ! Et je viens juste de réaliser que si le combat s’éternise, je risque fort d’y laisser ma peau ! Est-ce vraiment prudent de lui révéler ma nature exacte ? Ça pourrait être extrêmement dangereux mais en même temps, je lui ai promis de lui dire la vérité sur moi. Sur ce que je suis ! Une vague d’appréhension m’envahit, me traverse avant de s’évanouir aussi vite qu’elle était venue. Je respire à fond, je dois me calmer. Et puis, je n’ai qu’une parole. Alors, allons-y ! Et c’est en détachant mes cheveux qui retombent en une longue crinière brillante, baignée sous les rayons de la belle dame d’argent, que je lui lance :
- Bien. Moi, mon nom est Phébus. Et je suis un vampire. Quoique, si ça ne te dérange pas, je préfère de très loin le terme de chasseur du crépuscule.
Par chance, je suis parvenu à conserver un ton calme. Mais il va me falloir trouver une solution, je ne vais quand même pas attendre le lever du jour dans une impasse.
- Phébus…
Oups, j’ai failli me faire surprendre là. Il joue les statues à la perfection, cet elfe archer. Encore un peu plus et je le laissais prendre l’avantage.
- Un chasseur du crépuscule… Soit ! Moi, mon nom est Rivalen.
Rivalen… ce nom me rappelle quelque chose. Le seigneur Rivalen, une sorte de vieille histoire qui résonne encore quelque part dans le tréfonds de ma mémoire. Les manuscrits des terres interdites. Non ! Ce n’est pas vrai ! On aurait aussi cela en commun ? Le même âge ! Très drôle, un vampire millénaire face à un elfe tout aussi ancien.
Enfin, si ses connaissances en matière de vampire équivalent aux miennes côté elfique, nous devrions avoir chacun notre chance. Quoique, il restera toujours cette différence de taille entre lui et moi. Ou plutôt cet avantage incontestable en sa faveur.
Mais quelle bande d’abrutis ! Cette fois, ce ne sont plus ces ordures de cannibales de Fondateurs que j’ai envie d’étriper mais la bande d’imbéciles qui a répertorié les territoires interdits sans préciser leur nature elfique. Juste des terres sauvages, dangereuses pour nous, êtres de la nuit avec monstres, exterminateurs de tous poils ! En bref tout ce qui fait le quotidien des films d’horreurs chers à une population humaine de plus en plus avide de sensations fortes ! Mais rien au sujet de l’existence des peuples elfiques !
Tout autour de nous, les rumeurs de bataille s’intensifient, me tirant de cette triste constatation. Nous sommes toujours en pleine nuit, face à face, visiblement arrivés au terme de la même conclusion alors que des éclairs de défense se propagent de plus belle, en tout sens.
Ne plus m’approcher des arbres ! Comme j’ai eu raison de penser cela si j’en juge les appels des autres vampires. Quelques cris mais ça risque de chauffer s’ils croisent le fer avec les copains de Rivalen. Et pas seulement pour eux ! Mais bien pour les deux camps !
L’un des arbres réagit ou plutôt je surprends son signal chimique. Comme ça, on se ressemble à ce point ! Toi aussi, tu peux jouer avec les forces de la nature ! Seul le soleil reste irrémédiablement mon ennemi. Heureusement, tu n’as pas encore saisi ce qui se cache derrière mon nom de vampire, Rivalen ! Phébus, le dieu du soleil. Mon plus grand défi ! Prendre le nom du soleil, le seul et unique phénomène capable de me détruire totalement.
Mais cela n’arrivera pas, ma prochaine attaque te foudroiera bien avant que la nuit ne touche à sa fin. Je rassemble mes forces, me concentrant au maximum. D’un rapide mouvement circulaire, je saisis, de ma main intacte, l’un des pans de ma cape et la ramène sur moi. Je sais n’avoir aucune chance de le surprendre et ce n’est de toute façon pas dans mes intentions. Sa poigne s’est déjà refermée sur la garde de son épée lorsque j’arrive sur lui, prêt à encaisser le choc.
Cette fois, je vais vraiment t’apprendre quelque chose, Rivalen ! On ne tue pas un vampire aussi vieux que moi d’un simple coup d’épée ! Et je vais te prendre ce dont j’ai besoin avant de te fausser enfin compagnie.
Le choc ! Elfe contre vampire ! Nous sommes de force comparable et pourtant il suffirait d’un éclat de soleil pour le faire triompher. L’ignorerait-il donc vraiment ? Ou bien serait-il trop noble pour en profiter ?
L’environnement vacille à nouveau, nous plongeant dans une autre bulle de réalité. Notre concentration est telle que rien d’autre ne semble plus exister. Le temps lui-même m’apparaît comme ralenti, presque figé, un peu comme si nos deux corps distillaient, goutte à goutte, chacun de nos mouvements. Je me concentre sur les vagues mouvantes de ma cape, y instillant ma plus puissante magie. Une autre charge et il dégaine si vite que je ne surprends même pas son geste. Le métal froid danse, une seule fois, et tranche net au travers du tissu. Douleur naissante, nouveau réflexe conditionné par mille années de non-vie.
Sang sombre sous l’abri mouvant de ma cape et magie résiduelle. Durcissement ! Rigidité éternelle ! Ultime parade, la lame chante plaintivement alors que je rejette d’un mouvement sec un pan de tissu réduit à la triste condition d’élytre épinglée d’un unique coup d’épée !
Surpris, il ne peut que laisser filer son arme. De mon côté, je viens de sacrifier l’un de mes meilleurs atouts. Autant que ce ne soit pas pour rien. Alors, tâchons de le désarmer une bonne fois pour toutes avant qu’il ne reprenne ses esprits !
Plic ! Plic ! Le sang s’écoule de ma blessure. Odeur de sang. Ivresse de sang. Cela me stimule encore plus. Ne dit-on pas que les bêtes blessées n’en sont que plus redoutables. Et nous sommes toujours très proches. Alors, sans lui laisser le temps d’inspirer une seule bouffée d’air froid, je tente une hypnose.
Nos yeux se croisent. Les siens sont d’azur pâle, exactement comme les miens avant. Ma réplique elfique plus que parfaite, ne puis-je me retenir une nouvelle fois de songer. Ma voix modulée à souhait s’élève alors. Je suis loin d’avoir la violence de jeunes vampires comme les Fondateurs. Fondateurs d’une nouvelle civilisation vampirique rien que ça. Un nouvel univers de vampires fondé sur le sang des vampires ancestraux.
Alors que ma voix chante, une odeur chaleureuse s’impose à la finesse de mes sens. Celle d’un précieux liquide rougeoyant. Celui qui s’échappe d’une infime plaie, roulant comme autant de larmes écarlates sur sa peau d’ivoire. Je jette un regard cuivré sur ses blessures. Rien de grave. Juste quelques égratignures sur sa main et son poignet lorsque je l’ai désarmé. Il ne m’en faut pas plus pour changer d’idée !
Détente animale, cette fois, c’est le fauve qui sommeille en moi qui s’élance. Ma cape se soude à moi tant ma vitesse est grande. Comparable à celle de ses fichues flèches. Et cette fois, il réagit trop tard ! Enfin ! Pas grande chose, juste quelques poils de secondes en retard ! Mais largement assez pour que je lui tombe dessus.
Aussitôt, mes lèvres se sont refermées sur la plaie. Et je m’abreuve du liquide brûlant qu’elle laisse s’échapper. En même temps, je lui maintiens l’autre bras, l’empêchant de se saisir d’une autre de ses armes. Son sang, il est encore plus fort que je ne le pensais. J’en ai à peine pris quelques gorgées, pas même de quoi remplir un verre, que je me sens déjà nauséeux.
Ouche ! J’étouffe un cri lorsque son genou s’enfonce dans mon ventre avant qu’il ne parvienne à me repousser à l’aide de coups de plus en plus violents. Je finis par décoller et m’écraser sur le sol humide et herbeux. Bon, maintenant, je sais qu’en plus d’être un archer un peu trop adroit, il est aussi redoutable au corps à corps. Ces coups sont bien plus rudes que je ne l’aurais cru. Mais pas encore assez pour me blesser sérieusement. Je me recule et me redresse.
De son côté, Rivalen s’est aussi quelque peu éloigné et jette un œil écœuré à sa blessure. Puis il s’intéresse de nouveau à moi. Inutile d’ajouter qu’il est furieux et que ses yeux me foudroieraient sur place s’ils pouvaient seulement lancer des éclairs. Amusant, même son teint semble s’illuminer sous l’effet de la colère. C’est alors que je remarque un très léger changement dans les appels. Ils éclatent une dernière fois avec violence avant de se disperser et finalement s’éteindre dans les ombres de la nuit.
- Les tiens, chasseur ? Ils t’abandonnent à ton triste sort ? me lance l’elfe, espérant me déstabiliser. - Je n’ai rien de commun avec eux ! lui réponds-je sur un ton passablement outré, me retenant tout juste de lui dire que les autres vampires ne désiraient qu’une seule chose, me tuer !
Quoique, certains des derniers appels m’aient sérieusement inquiété. En plus d’une autre nouveauté.
Les arbres. Je peux de nouveau les distinguer très précisément. Et entre eux, les courants de magie elfique et vampirique. On dirait qu’ils se propagent entre les troncs ou plutôt qu’ils se rassemblent en un point très précis. Je suis le trajet des forces vampiriques, tout comme Rivalen qui les a lui aussi repérées.
Une onde ? Non ! Cette fois, c’est une attaque massive concentrée sur un seul arbre géant, se dressant au milieu de la forêt. Cela ne m’étonne guère. Nous, vampires, pouvons user de nombreux phénomènes naturels tels les vents et les tempêtes ou encore subjuguer les autres êtres vivants. Hum ! C’est bien ça ! Cette fois, ces petits elfes risquent d’apprendre à leurs dépens ce dont nous sommes réellement capables.
Et c’est pour maintenant. Car, si j’en crois mes modestes oreilles arrondies, de nombreux arbres sont tout simplement en train de s’effondrer. Mais ce n’est pas non plus une raison d’en oublier Rivalen. Je le surveille toujours à l’abri de ma cape à présent amputée de l’une de ses élytres.
- Une tempête dirigée contre l’un des hôtels… Qui a osé ?
Mais c’est qu’il aurait presque oublié qui je suis, l’elfe.
- C’est à moi que tu le demandes ? lui dis-je.
Mon ironie ne lui plaît guère. Quoique cela, je m’en doutais.
- Ce sont les Fondateurs, bien sûr ! Ils ont dû vouloir forcer le passage. À croire que tes amis sont bien moins forts que tu ne me le laissais supposer.
Ces yeux d’azur se durcissent à mes mots.
- Ce sont surtout des lâches pour s’en prendre à des hôtels de guérison. - Quoi ? Quels hôtels ? - Tu ne sais donc vraiment rien ?
Son ton oscille maintenant entre la colère noire et la plus grande incrédulité.
- C’est ce que je me tue à te dire ! Avant que cette fichue nuit ne tombe et ne me pousse jusqu’à ton domaine, j’ignorais jusqu’à ton existence et celle de ton peuple ! - Tu te tues à me le dire ? En me vidant de mon sang, peut-être !
Ah ! Une douleur fulgurante traverse mon torse. Juste après qu’il m’ait lancé cette dernière phrase haineuse. Je repousse le responsable mais ne peux riposter, il s’est tout simplement déjà remis hors de portée. Je serre les dents en posant ma main sur mes côtes. Je ne l’avais pas vu venir celui-là. Encore une de ses lames. Faudra que je pense à le dévêtir la prochaine fois. Noter ça dans un coin de ma tête. Même blessé, ce fichu elfe ne renoncera pas. Mais ne crois surtout pas t’en tirer si facilement, Rivalen !
Ne pas le regarder. Je déploie soudain ma cape en deux larges ailes et décolle. Surpris par cette attaque éclair, il ne recule pas assez vite et je le frappe de toutes mes forces. Mes ongles, devenus entre-temps de véritables griffes, le blessent à son tour. Nous luttons au corps à corps et après de longs échanges, je parviens, enfin, à me glisser dans son dos et à lui passer un bras autour du cou, le prenant en étau. De l’autre main, malgré ma brûlure, j’attrape enfin sa ceinture et la lui arrache avec les dernières lames. De son côté, il se débat âprement pour se défaire de ma prise. Au bout d’une lutte éprouvante, autant pour lui que pour moi, il parvient à desserrer ma clé. Il s’empare alors de mon bras et y plante ses propres dents. Ça c’est trop fort ! Je hurle et me débats, déchirant du même coup ma propre peau sur ses dents. Je sens mon sang qui coule dans sa bouche. Cela me rend fou, je redouble d’efforts avant de le forcer enfin à me lâcher. Je recule et regarde ma peau blanche, les traces que mon sang sombre y a laissées. Et c’est lui qui a l’audace de m’accuser de vouloir le vider telle une outre vivante !
Je lui jette le pire de mes regards noirs alors que cette fois, c’est le sol qui se met à trembler. Les premières grosses branches s’écrasent sur le souple tapis herbeux. Vite suivies d’un arbre énorme, qui, à première vue, ne demande qu’à venir s’écraser sur nos crânes. Immédiatement, j’essaie de localiser les Fondateurs. Bref moment d’inattention dont profite l’autre pour charger à nouveau. Mais nous sommes bien trop éloignés pour que cela ait une chance de fonctionner. Et c’est à grands coups de pieds que je l’accueille. En même temps, je peux voir l’état de son bras, de son torse et le sang qui ruisselle au travers de ses protections déchirées.
Au moins, s’il y tient toujours autant, entre ma main brûlée et son avant-bras que j’ai généreusement labouré, le combat me semble désormais bien plus équilibré.
Pendant ce temps, les écorces craquent encore sous les coups redoublés. Je tends l’oreille, il me semble entendre dans le chaos généralisé, un chant bien connu. Un autre de nos soi-disant maléfices, l’appel aux animaux. Les loups, ils en appellent maintenant aux forces des loups. Leurs hurlements se rapprochent et ils n’ont rien de normaux. Je ne peux dissimuler ma contrariété. Ces fichus Fondateurs seraient donc parvenus à subjuguer les quelques fauves traînant aux alentours. Rivalen n’a pas encore réalisé. Mais moi, je viens de comprendre. Après tout, entre vampires, nous employons le même langage. Ils sont juste en train de tenter une ultime attaque avant de refluer vers la frontière.
En même temps, je ne peux retenir un léger rire soulagé. Ces petits elfes les ont finalement détournés de moi. Reste plus qu’à régler le problème de Rivalen. Le tout avant que l’astre du jour ne se lève. Je me délecte un instant de la vue de l’elfe blessé. Le laisser sur place devrait maintenant être tout à fait possible. Physiquement, j’ai récupéré et en dehors de ma brûlure, toutes mes autres plaies sont déjà presque refermées. Tout cela grâce à son sang et je lui en ai pris largement assez pour survivre jusqu’à la prochaine nuitée. En même temps, je m’interroge sur les conséquences qu’aura le mien sur lui. Quelle idée aussi de me mordre pour me forcer à lâcher. Et dire que c’est lui qui m’accusait de vouloir le vider. Bah ! Cette petite expérience ne devrait pas trop lui faire de mal. Juste le transformer en goule. Vu que le processus normal n’a pas été respecté. Au moins, comme ça, je sais qu’on se retrouvera. Il ne pourra plus m’échapper. Le lien entre goule et vampire est très fort. S’il veut guérir ou achever le processus, il n’aura guère d’autre choix que de venir me trouver.
Oups ! Une nouvelle salve ! Je perds un instant l’équilibre sous le choc de la rencontre entre les deux formes de magies. Elles luttent encore un long moment et les courants éoliens deviennent si forts qu’ils balaient littéralement les arbres les plus fragiles, les plaquant face contre terre. Je me jette sur le sol, me protégeant sous la rudesse de ma cape.
Cela semble durer des heures bien que je sache qu’il n’en est rien. Est-ce le fait d’être dans un autre monde qui les a rendus ainsi ? Jamais dans notre monde “normal”, ils n’auraient usé de tels procédés.
Enfin, cela cesse, je me redresse et vois les nombreux jeunes troncs couchés entre les hautes herbes. L’odeur de sève et d’humus mêlés me parvient alors que mes yeux balaient les environs. Plus d’autres appels pour le moment, hormis les cris des chevaux et les hurlements des loups que j’entends se rapprocher.
Des pas feutrés, des corps chauds qui bondissent entre les masses abattues dans la clairière. Je vois les loups avancer vers moi et m’assieds sur mes genoux. Je les laisse approcher en les observant avec calme et repère rapidement le couple dominant. Je ne bouge pas alors que l’un des deux énormes fauves gris se poste devant moi. Son haleine chaude me caresse le visage. Un grand mâle, robuste, marqué par d’anciens combats. Je plonge alors mes yeux dans les siens. Et nous restons ainsi jusqu’à ce que l’animal réagisse enfin. Il s’éloigne et c’est au tour de la femelle de m’approcher mécaniquement. Je répète les mêmes gestes. Puis, c’est au reste de la meute, une petite dizaine de loups au total, de passer devant moi. Je souffle longuement lorsque, enfin, tous les fauves sont libérés de l’emprise de l’un des Fondateurs. Ils me tournent encore un peu autour puis le grand mâle hurle avant de s’éloigner avec sa compagne, entraînant le reste de la bande derrière eux.
J’inspire à fond et relève un instant ma capuche, contemplant la voûte céleste, laquelle commence tout doucement à perdre de son éclat sombre. La nuit la plus courte touche donc à sa fin. Nul doute que maintenant, ces elfes, qui ignoraient encore tout de nous quelques heures auparavant, nous haïront autant que les humains. Sinon plus. Il suffit de voir l’ensemble des dégâts rendus encore plus tragiques par le triste éclat du clair de lune. La plupart des arbres entourant la clairière sont à présent couchés sur le sol. Et l’autre, l’immense arbre hôtel est toujours debout, nimbé de cette lumineuse teinte bleuâtre. À tel point, que je ne peux rien distinguer d’autre que sa silhouette, l’ensemble des détails se noyant sous une fabuleuse couche d’étincelles.
Je me relève enfin, me blottissant sous ma cape. Tiens ? Personne ? Serais-je seul dans cette clairière ? Et Rivalen ? Lui aussi a dû être pris dans la tourmente. Ça devrait m’arranger mais il n’en est rien. Je ne peux me réjouir de le savoir pris au piège avec les deux ou trois Fondateurs que je sens maintenant approcher.
Je me dissimule de mon mieux et les suis, tapi, à l’affût sous les branches qu’ils ont eux-mêmes fait tomber. Ils se penchent ? Je me rapproche d’eux. Mes yeux brillent mais aucun d’eux ne semblent me voir. Des appels brisent les dernières vociférations du vent. Leur cri de ralliement ! Ils vont repartir ! Et eux, alors ? Qu’attendent-ils donc pour les rejoindre le reste du clan.
Ils se dirigent droit vers le lieu où devrait être tombé mon elfe blond. Je n’ose comprendre. Des charognards ! Mon sang ne fait qu’un tour. S’en prendre à une proie mal en point ! À la mienne, en plus ! Je continue de les suivre, à quelques pas de distance. Lorsque Rivalen apparaît enfin devant mes yeux, je constate qu’il est encore groggy et que les autres sont déjà en train de l’encercler.
Il se redresse. Les blessures que je lui ai infligées ne saignent déjà plus. L’effet de mon sang sans doute mais seul face à ces trois-là ! Je m’avance et leur hurle :
- Bas les pattes, vous autres !
Surpris, ils se retournent tous les trois vers moi ! De tout jeunes vampires. Je m’en doutais un peu. Ils reculent à mon approche. L’elfe, lui, porte sa main à sa tunique. Dire que c’est moi-même qui lui ai arraché ses armes. Si j’avais su, je lui en aurais au moins laissé une. Pour l’instant, aucun d’entre eux n’a encore osé ouvrir la bouche. Aussi, je continue.
- Partez ! Ces terres ne sont pas les vôtres !
Les deux plus grands se décident à me répondre.
- Vraiment ? - Mais je rêve. Phébus, tu es encore en vie ? - Ce n’est pas ce genre de tour qui peut me tuer, leur réponds-je avant de continuer sur un ton de plus en plus féroce. Et vous ? C’est votre nouvelle façon de chasser ?
Seul, l’un d’eux reste à proximité de Rivalen que les deux autres semblent négliger. Un bref échange visuel avec l’archer et il comprend immédiatement ce que j’ai en tête. Le plus grand des trois Fondateurs, un maigrichon décoloré me lance avec dédain :
- Juste pour calmer cette bande d’agités. Après tout, on ne fait que passer.
Ses yeux tentent d’atteindre les miens mais je ne suis pas aussi stupide que ces gamins le pensent. Gagner du temps pour que Rivalen puisse récupérer au maximum avant...
- Mais alors… insisté-je
- Ces êtres te régleront ton compte, une fois que nous aurons repassé la frontière et condamné définitivement le passage entre les deux mondes.
C’était donc ça. En plus du sang et de la vie des anciens, ils s’emparent de leurs connaissances. Et comme, je leur échappais sans cesse, ils ont choisi cette alternative, m’exiler à jamais de mes terres. Alors, tous les anciens auraient disparu sans laisser de traces. Me voilà fait comme un rat, sur les terres elfiques. Et avec ce que les elfes viennent de vivre, je doute de mes chances de survivre paisiblement dans ce nouveau monde.
- Bande de…
Cette voix a crié avec tant de haine. Je me retourne en même temps que les deux premiers Fondateurs. Rivalen ! Ils ont commis l’erreur de l’oublier. Il charge et j’en fais de même. Deux contre trois. On a toutes nos chances ! Ils sont un peu lents pour moi et j’en blesse grièvement un. Je n’ai pas le temps de voir comment s’en sort l’elfe, que l’autre prend la relève.
Je suis déséquilibré sous le choc et nous roulons tous les deux entre les herbes. Une lutte âpre s’ensuit. D’autres cris, des hennissements. Mon adversaire se relève et j’ai tout juste le temps de le voir décoller.
- Ne bouge pas !
Quoi ? Qui m’avertit ? Sans réfléchir, j’obéis et une forme blanche saute au-dessus de moi. Deux autres la suivent et se dirigent droit vers Rivalen. J’ouvre de grands yeux en reconnaissant les tout premiers êtres que j’avais croisés peu après mon arrivée.
- Les chevaux ! Ce n’est pas vrai ? Ils sont à lui ? Là, ça risque de très mal finir pour moi ! S’il lui vient à l’idée de charger avec eux…
J’ai formulé ma crainte à haute voix.
- Non, le seigneur Rivalen a bien trop à faire avec ces espèces de monstres et les arbres hôtels pour penser tout de suite à toi.
Il me faut un certain temps pour réaliser que c’est l’un des chevaux qui s’adresse à moi. Un immense étalon blanc qui s’est couché juste à côté de moi. Une autre surprise, combien ce monde m’en réserve-t-il encore ?
- Mais, tu… ?
Je tends la main vers lui pour me convaincre de son existence. Du bout des doigts j’effleure la longue crinière avant de poser sa main sur la peau brûlante. Douce, libre, aucun lien d’aucune sorte sur la robe ivoirine de ce splendide animal. Comme pour les deux autres d’ailleurs. Ils évoluent tous les trois en totale liberté.
- Grimpe… - Et pourquoi te ferais-je confiance ? - Je ne le répèterai pas. - Au fait, depuis quand les chevaux parlent-ils ? - Uniquement Xanthos et Balios que tu viens de croiser ! Et moi, mon nom est Bayard ! Quant au seigneur Rivalen, il ne dira rien si je t’éloigne des siens ! De toute façon, je n’obéis qu’à moi-même. Personne ne peut m’entraver. - Rivalen ?
Inconsciemment, je me tourne vers le lieu du dernier affrontement.
- Ses assaillants ont fini sous les sabots des deux frères éternels. - Les deux frères ? Tu parles bien des deux autres chevaux ? - Oui ! Et si tu ne veux pas suivre le même chemin que les autres monstres nocturnes... - Soit. C’est bien la première fois qu’un…
Je me retiens de parler. Ce n’est pas un animal ordinaire…
- Un cheval-fée… Alors tu te décides ?
Minute, on communique directement par la pensée.
- Bien sûr. Comme le font Xanthos et Balios. Mais je crains qu’eux ne veuillent te réduire en bouillie si tu restes là. Après tout, tu es de la même espèce que les responsables de ce carnage. - Et toi ? Pourquoi ? - Tu n’es pas comme eux. Tu as défendu l’un des elfes. Et puis, tu as libéré les loups des effets de l’hypnose… De toute façon, je ne fais que t’éloigner. Ensuite, tu te débrouilleras seul.
Il ne me dit pas tout. Mais quelque chose en moi me pousse à accepter son aide et je m’approche en lui disant.
- D’accord. Je préfère encore ça !
Je jette un ultime coup d’œil au champ de bataille alors que Bayard m’entraîne. Rivalen me fait signe, monté sur le dos de l’un des deux étalons blancs. Et moi, je suis avec le cheval-fée le plus indomptable. Qui aurait cru que je m’échapperais grâce à l’un de ces fabuleux chevaux ?
En même temps, le sang de l’elfe archer me brûle. Je suis rassasié mais j’éprouve une douleur que je n’avais jamais ressentie auparavant. Le sang d’un elfe si puissant, un immortel comme moi.
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La nuit va vers sa fin alors que Bayard m’entraîne toujours plus loin à l’intérieur des terres. Sa course est tout simplement incroyable. Il se déplace à une allure vertigineuse. Mais ce qui m’a le plus impressionné, ce sont ses sauts. Il est en effet capable de franchir les pires obstacles d’un seul bond. Même l’obscurité ne le ralentit pas. Et parlant de ça, le ciel pâlit, se faisant menaçant, et je lui demande de ralentir. Sans hésiter, il bondit une dernière fois et atterrit au milieu d’un terrain dégagé. De hautes pierres, gris bleu, à perte de vue, éparpillées sur un sol tout aussi dur. Une image d’aridité minérale, là où personne ne devrait vouloir venir me chercher avant des jours. Soudain, je me sens mal. Il perçoit mon trouble et me demande.
- Tu trembles, tu n’es pas encore assez loin ? - Non, ce n’est pas ça du tout. Est-ce que tu sens le soleil qui approche ? - Oui ! - Il me tuera dès son lever. - Quoi ! - Je suis un vampire, Bayard. Comme les Fondateurs, ceux qui ont attaqué les elfes. J’ignore si tu as déjà entendu parler de nous mais apprends que le plus petit rayon de soleil peut nous tuer. - Et si on te met hors de portée ? - C’est le seul moyen pour moi de survivre. - Accroche-toi.
J’obtempère sans réfléchir et il se remet à courir. Puis, arrivant devant un renfoncement, une sorte de table naturelle, il se met à frapper la surface gris bleuté de ses sabots. Je me raccroche sous le choc des coups si durs alors qu’au-dessus de ma tête, le ciel s’éclaircit de plus en plus. Ce n’est que lorsque la roche cède enfin que je comprends.
- Ça devrait suffire pour aujourd’hui. - Mais comment ? - Je te l’ai pourtant dit, je suis le cheval-fée. - Merci, Bayard. - Disons que nous sommes quittes.
Je le regarde partir. Quelques minutes lui suffisent pour disparaître de mon champ de vision. Resté seul, j’inspecte la brèche et ce qu’elle dissimule. Une porte ouverte sur un réseau de grottes. Je me glisse dans l’étroite entrée. Quelques pas sous le sol, puis, je m’arrête un instant et caresse avec lenteur la surface lisse de mon nouveau refuge, mon nouveau domaine.
Enfin, l’aurore apparaît, saluée par les chants de premiers oiseaux et avec elle, le soleil.
Je m’enfonce aussitôt sous les terres. Aussi incroyable que cela puisse paraître, j’ai survécu à cette terrible nuit, sans doute la pire de toutes. Enfin, je m’en sors plutôt bien pour l’instant, j’ai un nouveau monde, un nouveau domaine à explorer.
Et je sais qu’à présent, il y aura un nouveau coucher de soleil pour moi, une nouvelle aurore…
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