Résumé de la première partie :
Quelque part dans le nord de l’Europe, une jeune femme, Maureen Lavernie, se réveille en pleine nuit sur une route de campagne, sombre et déserte. Elle n’a plus aucun souvenir de ce qui l’a menée en ce lieu.
Et à ce jour, la seule chose qui soit sûre, c’est qu’elle a été victime d’un accident peu banal.
* * * * *
Le temps s’écoule long et paisible, veillant sur le sommeil si profond de Maureen. Tant et si bien que la jeune accidentée se réveille sous la lumière déclinante d’un soleil mourant.
Ses yeux s’ouvrent sur la fenêtre. Le store est relevé. Et elle reste en arrêt face à ce qui se présente à elle, un paysage baigné sous les ultimes rayons du couchant, se laissant simplement bercer par la magie de cet instant unique, suspendu entre la fin du jour et le début de la nuit.
Puis, elle lève la tête vers le plafond. Pâle, terne et surtout très haut, il lui offre en plus de sa tristesse aseptisée, une enivrante sensation d’espace et de liberté. Qu’il est loin l’oppressant cocon de verdure de la veille ! Envolé ! Effacé !
Un soupir de réconfort puis de joie lui échappe lorsque son regard vert tombe sur l’interrupteur. Elle s’attarde sur ce simple carré. Cette petite plaque insignifiante qui n’attend qu’une seule chose dans son coin, son ordre pour inonder d’une lumière crue cette chambre, maintenant, envahie par l’obscurité.
Se sentant étrangement bien, malgré tout ce qui a pu lui arriver la nuit précédente, l’accident ne trouvant toujours aucun écho en elle, elle se redresse en un bond sur le lit. Le drap blanc s’envole d’un geste brusque et finit sa course en s’étalant, telle une longue traîne, au pied du lit. Ensuite, sa main lavée de frais vient masser le cuivre frisottant de sa chevelure. Puis, elle inspecte, sans précipitation aucune, ses longs doigts effilés et sa paume, meurtris encore la veille.
- La civilisation, j’ai donc bien été secourue et ramenée à la civilisation.
Elle s’apprêtait à réveiller les lampes lorsque son attention est attirée vers le couloir. Et, suspendant aussitôt son geste, elle tend l’oreille vers l’inconnu. Non, l’intérieur du bâtiment, tout simplement, elle n’est pas peureuse à ce point là ! Quelques minutes plus tard et il lui semble reconnaître le timbre rieur de Mégane, noyé au milieu d’autres voix féminines.
Elle ne rêve donc pas. Il y a de la vie autour d’elle. La civilisation, rien de comparable avec ce qui flottait autour d’elle sous le ciel nocturne. Elle doit encore être perturbée car elle a du mal à mettre un nom précis sur ce qu’elle ressent. Elle devrait être rassurée de se savoir, ici, dans une chambre d’hôpital tout ce qu’il y a de plus classique et, pourtant, elle n’arrive pas à se débarrasser de ce malaise qui revient encore et encore, comme s’il la poursuivait depuis le crash.
Elle revoit un moment les branches des ifs, s’arquant au-dessus d’elle en un dôme protecteur. Peut-être était-ce un tour de son imagination, mais, à un certain moment, elle avait vraiment cru les voir se pencher avec tant de lenteur, de douceur vers elle. Puis cette image s’évanouit, fugitive, lorsqu’un cri de surprise vient transpercer la quiétude générale. Maureen sursaute en comprenant que c’est d’elle que ces femmes parlent. Elles discutent si fort alors qu’elles sont dans un hôpital.
La rousse court se cacher derrière la porte entrebâillée. Ces dames approchent. Elles sont maintenant juste devant la chambre faisant face à celle de sa voisine. Des bribes de conversations lui parviennent enfin distinctement, mais le débit est si rapide qu’il lui faut un certain temps avant d’en saisir le sens.
- Tu sais, ils n’ont rien retrouvé à part l’épave de la voiture et cette touriste…
Elle indique la porte derrière laquelle s’est postée Maureen. Le ton lourd de sa voix déplaît fortement à cette dernière. Ses sourcils se hérissent lorsque la deuxième rapporteuse coupe sèchement sa compagne.
- Non ! Ce n’est pas possible, cette histoire ! Jette un œil là-dessus. C’est mon homme, il a juste eu le temps de me les glisser.
La commère, Maureen ne peut la nommer autrement, personne n’ayant pris la peine de venir voir si elle était éveillée avant de se mettre à délirer sur son compte, se penche sur ce qui ne peut vraisemblablement être que des clichés de sa défunte voiture. Voyant cela, l’accidentée se retourne, s’accordant un bref instant de réflexion. Rassemblant ce qu’elle a de souvenirs, elle tente de se remémorer les choses telles qu’elles lui sont apparues. La voiture, sa voiture réduite à une demi-crêpe. L’autre chauffard qui a bien failli la tuer. Puis l’arrivée de Scott et sa femme Mégane. Mégane, la fermière assise près d’elle. Elle comptait appeler la police. Ils seraient donc déjà allés voir sur place ? Ou bien d’autres ?
Prenant une multitude de précautions, elle s’accole de nouveau au panneau de bois blanc. Les interrompre est bien la dernière chose qu’elle souhaiterait faire. Cette conversation sera peut-être l’unique occasion qu’elle aura d’écouter des paroles franches sur cette histoire, son histoire. Peut-être ou plutôt sans doute songe-t-elle alors qu’une lueur malicieuse traverse son regard.
- Et elle était là-dedans ? s’écrie la brune, portant la photo juste devant son nez avant de continuer sur le même ton incrédule : Non ! Ce n’est pas possible ! Tu as bien vu l’état de cette carcasse ! Tout l’avant est aplati ! Et…
Elles s’interrompent sans crier gare. Tout d’abord, Maureen a cru s’être trahie, mais il n’en est rien. En fait, c’est tout autre chose. L’une des infirmières est simplement venue mettre un terme à cette discussion beaucoup trop bruyante, vu les lieux.
Et avant de refermer la porte le plus discrètement possible, la touriste rousse jette un tout dernier coup d’œil aux deux cancanières et les voit partir vers l’autre bout du couloir. Dommage, elle ne saura rien de plus. Mais il n’est guère temps de traîner. Cette nouvelle arrivante, en uniforme blanc, risque d’entrer d’un instant à l’autre. Aussi, Maureen s’empresse de retourner vers le lit et de s’y allonger. Elle en est encore à ramener le drap sur elle lorsque la porte grince.
Une lumière vive emplit la pièce, chassant les ténèbres bienveillantes de la nuit.
- Bonjour, mademoiselle …
Le ton est neutre, mais il dérange Maureen. À moins que ce ne soit la mauvaise impression que lui ont laissée les deux autres qui la perturbe encore. S’efforçant de suivre le flot de ses paroles tout en répondant le plus amicalement possible, elle finit, malgré tout, par perdre le fil. Ce que la blonde infirmière ne semble pas trop mal prendre. Après tout, cette jeune femme a été victime d’un effroyable accident.
Enfin, elle a quand même appris quelque chose, elle n’a rien de grave en dépit de la violence du choc. Juste quelques coups, des ecchymoses et des écorchures, mais rien qui ne mette sa vie en danger.
Il en a toujours été ainsi, depuis des lustres. Les pires tuiles se sont abattues sur elle mais sans jamais la blesser gravement. Elle ne se rappelle même plus la première de ses mésaventures tant la liste en est longue. En tout cas, jusqu’ici, elle s’en est toujours sortie plus ou moins indemne.
Son examen terminé, l’infirmière s’en retourne.
Libérée du poids de son regard, Maureen se dirige vers la grande fenêtre, cherchant ce dont elle a le plus besoin, pour l’instant, le calme et la tranquillité.
Le calme enfin. Calme ? Mais qu’arrive-t-il encore ?
Alertée, sans trop savoir pourquoi, Maureen s’éloigne de la vitre. Dans le silence qui régnait d’abord en maître sur le jardin endormi, la nature s’est soudain mise à chanter.
Ça a commencé par une berceuse. Le refrain des gouttes qui tombent avec légèreté sur la paroi transparente avant de glisser avec délicatesse sur la pierre froide et bleue soulignant d’un trait dur la haute fenêtre. Puis, sans aucune transition, la fine pluie s’est muée en une averse furieuse. Les nuages déversant avec rage leurs charges glaciales sur les toits et les parcs. Lesquels leur résistèrent sans peine. Ce qui ne sembla que faire redoubler la colère des éléments.
- Eh ! Bien ! Une chance qu’on vous a repêchée à temps.
Elle était encore plongée dans ses pensées, ses yeux rivés sur cette lutte étrange, au moment où cette voix si désagréablement criarde se fit entendre.
Un instant, la rousse craint d’avoir une attaque mais elle se ressaisit très vite.
Elle est entrée sans que je ne m’en rende compte ! Plutôt surprenant pour quelqu’un d’aussi bruyant !
En fait, elle est plutôt ravie de retrouver cette fermière joviale. Elle lui sourit spontanément et l’autre lui répond de la même manière. Maureen s’apprêtait à lui parler mais elle s’arrête en voyant le visage hâlé de l’autre changer.
- Qu’est-ce qui… ?
Elle a à peine balbutié ces mots que la fermière lui répond.
- En fait, je pensais d’abord vous parler de vous, mais… - Il y a un problème ? s’enquiert la jeune femme. - Et de taille ! Le véhicule ! Enfin votre voiture ! Hier, vous nous aviez dit qu’elle était presque réduite à…
La bonne femme, pourtant bavarde, hésite, augmentant encore d’un cran l’inquiétude de Maureen. Puisque durant leur court voyage, dont étrangement sa mémoire n’a pas égaré une miette, cette dernière a eu tout le temps de la cerner. Elle décide de l’aider à achever. Après tout, pour le moment, elle reste encore la mieux renseignée sur toute cette affaire.
- À une demi-crêpe ! Je sais, Mégane mais …
Elle s’interrompt en la voyant blanchir.
- Non ! Maintenant, c’est presque une crêpe rouillée tout court ! En plus, un abruti est rentré dedans, Maureen. Au début, il a cru avoir heurté un vieux débris, une sorte de dépôt sauvage, mais ensuite… - Ensuite…
Elle traîne. Peut-être veut-elle faire durer le plaisir ? Mais le regard courroucé, à tort ou à raison, de son interlocutrice la pousse à achever.
- Ben, ça devient fou, il a dérapé et atterri au milieu d’un bosquet d’arbustes. Celui des ifs. Et puis, il avait un portable. Et il a appelé les secours. Et le temps qu’ils arrivent, il s’est passé quelque chose de pas normal…
Ce qui n’a pas l’air de surprendre Maureen. Au moins, elle n’est plus la seule à qui il arrive des trucs pas banals. Mégane, croyant que la jeune femme voulait ajouter quelque chose, allait se taire, mais Maureen lui fait comprendre qu’il n’en est rien et qu’elle désire entendre la suite.
- Les branches ont toutes péri sans qu’il n’y comprenne rien. - Quoi ? Mais elles étaient si fortes. Leurs feuillages étaient tellement denses que je ne voyais rien au travers de la masse des aiguilles. - Ah ça ! Vous en aviez plein de ces saletés dans les cheveux et sur vos loques ! Une chance que vous n’en n’ayez pas avalé une seule. Ou pire.
Elle marque un arrêt avant de terminer sur un ton plus bas. Un peu comme si elle devait, elle aussi, se convaincre de la réalité de ses propos.
- Et pourtant, il n’en reste rien de ces vieilles plantes. Maintenant, elles sont toutes réduites à une sorte de bois sec rongé de vermines.
Un court silence suit la dernière phrase de Mégane jusqu’à ce que la fermière se mette à crier.
- Eh ! Vous faites quoi là ! - Je me lève. Je n’ai rien de grave alors je ne vais pas passer ma vie ici. - Mais ? Vous n’allez quand même pas aller là-bas ?
Elle ne répond pas. Mais la grande brune ne déclare pas forfait pour autant. Elle repart à la charge, prête à user d’arguments un peu plus percutants pour se faire entendre. Après tout, cette petite a drôlement bien récupéré depuis hier.
- Voyons. Où sont-ils donc passés ?
La fermière lui prend le bras alors qu’elle saisit la poignée de la commode.
- Vos vêtements étaient aussi beaux que ceux de Grégor alors.... - Grégor ? demanda Maureen.
Elle allait lui demander s’il s’agissait de son fils, mais le débit de paroles de cette femme bat des records.
- L’épouvantail. Mireille, notre petite dernière l’a appelé ainsi.
Eh bien ! C’est très agréable à entendre ! Être comparée à une sorte d’affreux mannequin délabré ! Que demander de mieux ! Si au moins, elle l’avait associée à ceux des défilés mais il ne faut pas trop en demander.
- Tenez, je vous ai apporté ça.
Elle lui tend un grand sac que Maureen n’avait même pas remarqué. Mais pas la peine de s’en faire, sa compagne s’offre de lui fournir toutes les explications nécessaires avant qu’elle n’ouvre la bouche.
- C’était dans ce qu’il restait du coffre de votre voiture. On les a récupérés avant les autres. C’est à vous, non ? Alors, on n’allait pas les laisser à la portée du premier voleur venu. Le temps que les autres se déplacent, votre épave risque de rester ainsi pendant au moins deux jours. Et qui sait qui passe par là ? On en voit parfois de drôles d’oiseaux ! Dites-vous que vous avez au moins eu de la chance sur ce point-là.
La svelte rousse s’assied un moment, le sac ouvert dans les mains, se demandant si elle avait bien compris les paroles de Mégane.
Dans le coffre ? Mais ? Tout était vide ! Il ne restait rien ! Sans la plaque, je n’aurais même pas reconnu ma propre voiture. Dire que j’ai sué sang et eau pour elle.
Elle revoit sa joie, au moment où elle avait enfin pu se l’offrir. Son premier véhicule ! Une occasion tout ce qu’il y a de plus banale, mais dont elle était si fière. Bizarrement, tout lui paraît encore si net. À croire que seul l’accident s’est effacé. Rayé comme les ifs et les genévriers. Puis, elle sort une première blouse et l’examine. La brune reprend. Un ton joyeux ? Elle aurait donc décidé d’être du voyage ?
- Vous voyez. C’est bien à vous, non ? Exactement vos mesures, et votre nom y est même brodé. Avec art.
Voilà autre chose s’amuse Maureen en regardant l’ouvrage. En fait, tout ce dont elle est capable avec une aiguille, c’est, et encore avec difficulté, de faire passer le fil dans le chas. Et en plus, je couds si bien que ma mère ne peut s’empêcher de tout refaire derrière moi. La honte !
- À croire que c’est tout ce qu’on a bien voulu vous laisser avec ça.
Fouillant cette fois dans son propre sac à main, Mégane lui tend autre chose.
- Tenez vos papiers.
Maureen prend l’étui de cuir en main, ne sachant que penser avec toutes ces choses qui réapparaissent sans crier gare. Hier encore, à la même heure, il ne lui restait plus rien, hormis sa lampe et la clé de contact.
- La clé ! Où est ma clé ?
Elle la retrouve sur la table de nuit. Quelle idiote ! Qui volerait une chose désormais aussi inutile et en plus laide et abîmée. Mégane s’absente un instant, le temps de la laisser se changer.
Dehors, le vent vient maintenant de se joindre aux assauts de l’eau. Décidément, la nature ne semble pas vouloir s’avouer vaincue.
L’air et l’eau s’unissant contre les autres… L’herbe et la roche vinrent ensuite à leur rencontre… Puis arriva le temps de la fin pour les…
- Quoi ? Mégane ? C’est vous ? Elle se tourne vers la porte. Fermée, depuis combien de temps sa sauveuse s’est-elle éclipsée ? Juste cinq minutes peut-être.
Quel est cet étrange refrain qu’on vient juste de lui susurrer à l’oreille. Elle aimerait tant en parler avec Mégane, la seule à ne pas la considérer comme une attraction, l’intrigante accidentée de la route. Mais elle ne semble pas prête de revenir.
Des minutes, des éternités plus tard et la brune joviale réapparaît, portant, en plus de quelques provisions, une solide réserve de boissons.
- Voilà, je suis sûre que cela vous fera du bien. Vous pouvez manger, non ? - Oui ! Bien sûr. Merci beaucoup. Rien ne s’oppose à cela. Mais les plats de cette clinique sont si...
Elle fait la grimace sous les yeux amusés de la fermière.
- Ça, ça devrait plus vous plaire. - Mais ? Pourquoi m’aidez-vous ? - Je veux savoir. Ces arbrisseaux, rien ne les avait jamais tués, même pas les pires pesticides et puis… quelque chose m’y pousse. Le tout reste de vous faire sortir d’ici. On vous mènera aux bosquets. Mais ensuite, il faudra vous débrouiller seule.
C’est court, mais Maureen semble s’en contenter. Et quelques mots de remerciements plus tard, elle reprend sur un ton volontaire.
- Partez devant, Mégane. Séparées, nous passerons plus facilement inaperçues. - Quoi ? Vous pouvez partir ? - Non ! Mais comme vous, quelque chose me pousse à retourner voir là-bas. - À plus tard, alors.
Restée seule, Maureen achève ses préparatifs. Puis elle s’engage subrepticement dans le couloir. La pluie martèle toujours les toits. Elle est au dernier étage. Les lumières vacillent, donnant une impression de faiblesse à cet imposant bâtiment.
Elle avance encore. Un panneau ouvert ? Voilà qui n’est pas courant.
- Surtout en face de tableaux électriques. Qui a bien pu laisser cette porte ouverte ? Ce n’est pas très prudent.
Elle avance la main pour la refermer et à ce moment, un bruit terrible se fait entendre. Immédiatement, la pénombre s’empare de l’hôpital. Ne sachant que faire, Maureen s’éloigne vers les escaliers.
- Mais qu’est-ce que je fais là, moi ? Ils vont dire que c’est ma f…
Elle recule juste au moment où d’autres déboulent en trombe. Ils passent devant elle sans la voir. Elle se dissimule de son mieux dans le creux de la première porte venue. Pour le moment, plus personne ne pense à elle, la touriste intrigante.
Plusieurs groupes électrogènes s’enclenchent, emplissant l’hôpital d’une lumière blafarde mais amplement suffisante pour permettre à ceux qui viennent de la dépasser de réparer.
- Mais ne reste pas là, idiote ! Tout rentrera vite dans l’ordre. Tu attends quoi ? Que les infirmières fassent le tour des chambres et arrivent à la tienne ?
Jetant un coup d’œil rapide à l’équipe en plein travail, elle se déplace vers la double porte ouvrant sur les escaliers. Elle attrape le battant le plus proche et le tire avec une extrême lenteur vers elle, sans bruit. Elle ne quitte pas un instant les ouvriers du regard. Ils sont tous si absorbés par leur tâche. Elle progresse encore, à pas de puces, retenant sa respiration. En ce moment, l’ombre est son alliée la plus précieuse. Elle la cache mais elle devrait quand même songer à accélérer. Un bruit. La porte bouge. Soudain, Maureen se recroqueville en un réflexe heureux. Une femme surgit en courant en haut des marches, poussant brutalement le second battant. Elle rejoint ensuite le groupe, monopolisant, par son arrivée, l’attention de tous. De son côté, Maureen saisit cette occasion au vol et se faufile de l’autre côté de la porte. L’escalier n’est pas bien grand et elle atteint vite le rez-de-chaussée. Pourtant, son cœur bat encore à tout rompre. Elle croise plusieurs portes closes, craignant toujours d’en voir une s’ouvrir. Encore une et…
La sortie, enfin. Elle passe juste derrière l’accueil où l’une des infirmières tente de rassurer une mère un peu trop inquiète. Elle franchit enfin le seuil et reçoit aussitôt le salut glacé de la pluie. Quant au vent qui aurait dû la frapper au visage, il baisse d’intensité, ne la bousculant que très légèrement.
Elle avance d’abord lentement dans le noir jusqu’au coin de la rue. Puis son pas s’accélère et s’emballe. Elle poursuit ainsi d’une traite sur deux ou trois rues successives. Soudain, elle tourne et atterrit dans un cul-de-sac encombré de caisses vides. Passablement sale, il est aussi engageant qu’un cimetière la nuit. Serrant le porte-clés dans sa main, elle retient son souffle.
Soudain, des phares s’allument, transperçant la froide noirceur, éblouissant cruellement Maureen au passage. Une portière claque et une silhouette assez massive en descend… Un seul mot lui échappe en reconnaissant le chauffeur.
- Vous ?
* * * * *
Quelque part, au même moment, bien plus au nord, un homme se tient debout en face d’une assemblée de roches levées. Ce n’est encore que le printemps et il ne pourra rien faire pour la porte avant des semaines.
Quelqu’un approche. Les plantains se courbent, bruissant gaiement à son approche. Mais le regard du nouveau venu est si triste lorsqu’il tend une branche d’if au grand gaillard.
- Quand est-ce arrivé ? - Aujourd’hui même, mais elle ne m’a rien dit avant de partir.
L’homme examine avec soin le bois encore vert. Les aiguilles sont vives.
- On peut la replanter mais il va falloir faire vite. - Vous êtes sûr ?
Il lui répond d’un mouvement de tête. La joie et le soulagement se peignent un instant sur le visage joufflu du nouveau venu, mais la question suivante vient y mettre un terme prématuré.
- Qui l’a tirée vers la surface ? - Difficile à dire. J’ai préféré d’abord m’occuper d’elle, des seules branches encore vivantes. - Et tu as bien fait. Je vais me charger des soins. Mais, on ne peut en rester là. Retourne là-bas. Retrouve le plus vite possible le ou la responsable. Il ou elle risque de nous recroiser à tout moment ou d’en appeler d’autres. - Mais ?
Il tâte l’écorce, en scrute encore la surface avec minutie. La sève vive s’écoule toujours sous la peau fibreuse. Si seulement, sa douce compagne, son seul amour était toujours auprès de lui. Elle aurait pu remettre l’if en contact avec le sol, sans perdre une seule seconde. Mais ils ne pourront pas se voir avant si longtemps.
Chassant ces tristes pensées, il se retourne vers le jeune garçon qui attend sans un mot. Autour d’eux, les plantains poussent d’autres branches couronnées d’aiguilles vers eux.
Les acheminer ainsi. Ce gamin n’est jamais à court de ressources. Mais il faut agir. On ne peut laisser les choses aller ainsi.
Ce court moment de réflexion achevé, le gardien se retourne vers son jeune ami.
- Elle ne serait jamais sortie toute seule, Plantago. Tu comprends. Nous devons le ou la retrouver. Cela peut devenir très dangereux. Qui sait comment ils vont réagir après une si longue séparation ?
Ceci dit, les deux hommes se quittent. L’if a disparu, mais ce n’est qu’une des leurs parmi toutes les autres.
Plantago se remet en route aussitôt. Il aurait bien aimé rester un peu plus auprès des roches. Mais ce n’est malheureusement pas le moment. Enfin, il est au moins soulagé. Son amie va survivre mais il lui faut retourner au plus vite sur les lieux. Avec de la chance, cette personne reviendra près des anciens bosquets. Et si, par chance, cela se produit, il essaiera de l’appeler. Mais l’écoutera-t-elle seulement ?
À suivre…
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