Quelque part en Europe septentrionale, en ce qui aurait dû être un matin comme les autres, une jeune femme se réveille sur le bord d’une route isolée. Pour être plus exact, elle est allongée de l’autre côté d’une rambarde défoncée, à l’ombre d’une épaisse haie d’ifs et de genévriers.
Il lui faut du temps pour recouvrer ses esprits. Sa vision est encore si trouble dans la solitude de cette nuit d’encre qu’elle ose à peine remuer un cil. Est-elle vraiment seule sous les branches odoriférantes ? C’est ce qu’elle pense. Pourtant quelque chose flotte dans l’air. Un vent, non une présence, un relent de vie. Comment dire, c’est presque palpable alors que, visiblement, personne ne se trouve ici. Elle a déjà appelé, à s’en blesser la gorge, mais aucune voix n’a réagi à ses cris. Rien. Même pas le moindre bruit ou le plus petit bourdonnement d’insecte pour percer cet étouffant silence.
Elle reste ainsi, un long moment, immobile, hébétée, sans la moindre réaction. Puis enfin, elle entend quelque chose, des coups sourds et répétés en rythme quelque peu perturbé. Elle lève la tête sous la voûte verte, opaque et si sombre. À croire que l’imposante masse cotonneuse s’amuse à lui dissimuler, cruellement, un ciel déjà si couvert. Soudain, elle comprend. Ces battements sourds sous ses tempes, ce sont ceux de son cœur qui cogne dans sa poitrine. Un sourire se dessine alors sur le fin visage maculé de terre collante. Grâce à ce chant monotone et au froid qu’elle commence à ressentir, elle sait au moins qu’elle est encore en vie. Elle réagit enfin et, s’arrachant lentement aux lourdes senteurs des conifères, elle se tourne sur le côté, se soulevant sur son avant-bras gauche. Une main souillée vient ensuite frotter la peau fragile de ses paupières ombrées alors qu’enfin sa vision fait mine de s’accoutumer aux ténèbres ambiantes.
Puis, rampant sous le manteau piquant, Maureen atteint le bord envahi d’herbes, saupoudrées de rosée, et de plantains avec une pointe de pâquerettes. Petites fleurs modestes, refermées pour la nuit, enfin, une agréable touche de blanc et de jaune venant égayer par touches légères ce riche tableau de nature crépusculaire. Par chance, les orties semblent avoir manqué le rendez-vous. Quel dommage que les très fines branches de ronces n’aient pas suivi leur exemple !
Enfin, ses efforts sont payants et elle arrive à se dépêtrer de son étroit cocon de verdure. Elle interroge alors du regard le paysage lui faisant face. La route, ondulant entre les jachères, est effectivement déserte. Mais la jeune femme est-elle toujours sur le triste chemin de vieil asphalte craquelé qu’elle a gardé en souvenir avant de sombrer puis de se retrouver seule dans ce charmant petit coin de campagne ?
Elle tâte le sol, se demandant si elle n’est pas encore perdue en plein songe. Il est souple, tout brillant d’humidité. Pareil à celui qu’elle a laissé, une minute avant, quelques mètres en arrière. Secouant sa courte chevelure rousse, constellée d’aiguilles bicolores, elle regarde droit devant elle. Le ciel bas, oublié par la lune, lui apparaît si sombre, à peine éclairé par de rares et tristes étoiles brillant sur un fond bleu intense. Lourd, proche, mais pas effrayant. Juste un ciel nocturne, encombré de nuages dissimulant avec jalousie le ballet des étoiles. Si seulement le vent était de son côté. Mais Maureen ne se leurre pas. Elle sait très bien qu’elle ne peut que compter sur elle-même pour se tirer d’affaire.
Agrippant la froide barrière d’un blanc douteux, elle se dresse péniblement sur ses deux jambes. Elle essaie bien de se nettoyer mais renonce vite. Son jeans et le reste de ses vêtements sont aussi beaux qu’elle-même. Déchirés et parsemés de taches multicolores. Quant à ses pieds, ils sont trempés sous l’épais tissu de ses bottillons. Et elle frissonne en enjambant la piteuse barrière avant d’atterrir sans trop de mal sur le macadam négligé.
- Mais qu’est-ce que je fais ici ?
Elle sursaute au son rocailleux de sa propre voix. La soif et le froid sans doute. La petite rousse, à peine 1 mètre 60, avance avec lenteur sur le large chemin gris, piqueté de terre moussue, avec, jetés de-ci de-là, quelques plantains, encore eux, qui étalent avec fierté leurs longues feuilles lancéolées vers le ciel, comme autant de défi à l’homme et à son illusoire supériorité. Et voilà que Maureen se surprend à converser seule, égarée au milieu de nulle part.
- Et je suis où d’abord ?
Elle retourne toutes ses poches. Mais elles sont aussi vides que les environs. Puis, se traitant au passage d’idiote, elle passe la main dans son chemisier, dégageant enfin sa lampe de poche. Un clic plus tard et un autre faisceau vient concurrencer et vaincre sans l’ombre d’une difficulté les trop timides étoiles.
- Ouf, c’est mieux ainsi. Mais je ne suis pas plus avancée ! Quel bled ! Et même pas un seul panneau !
Son rapide état des lieux terminé, il ne lui faut pas plus de quelques secondes pour comprendre qu’elle est vraiment perdue, elle décide d’avancer. Aller de l’avant, marcher. De toute façon, seule et sans son précieux téléphone, le top de la modernité, elle ne peut rien faire d’autre que progresser. Cette route doit bien aboutir quelque part.
Un temps, qui lui semble une éternité, plus tard et elle tombe sur quelque chose d’encore plus fou que tout le reste. Cette fois, elle se pince pour se convaincre de ce que ses yeux lui montrent.
- Non ! Moi qui croyais en avoir déjà vu de belles ! Là, j’ai dû battre tous les records !
Dardant son faisceau sur l’objet, plutôt gros, qui lui fait face, elle l’inspecte d’abord du regard. Un cri de surprise lui échappe lorsqu’elle tombe sur la plaque minéralogique arrière de l’épave. Elle court vers ce simple rectangle aux lettres et chiffres peints. Sa main aux ongles brisés se pose, après quelques hésitations, sur les signes en relief. Elle les parcourt avec lenteur, presque amour, puis relit le message. Cette simple surface marquée suffit à lui faire apprécier tous les désagréments qu’elle vient de subir. Même la douleur et l’inconfort de sa situation se sont évaporés, devançant la fine rosée brillant sous le soleil illusoire de l’unique lampadaire bancal du coin. Malheureux oublié qui s’échine à embellir la nuit.
- Je suis vivante ! Moi ! Vivante ! Alors que ma voiture se trouve dans cet état de…
Elle ne trouve même pas de mot assez juste pour décrire la pauvre carcasse raplatie. Toute la partie avant, de l’extrémité des phares au bord des coussins intacts de la banquette arrière, est écrasée. Une simple crêpe d’épaisseur et de matière surprenantes mais elle ne trouve rien de mieux pour décrire l’avant du véhicule. Quant au reste de la carcasse, la carrosserie est juste rouillée sur les premiers centimètres suivant l’amas de tôle et de verre, puis singulièrement intacte jusqu’au pare-choc arrière.
Maureen tourne encore une fois autour de l’épave, se demandant comment elle a pu survivre à un pareil impact. Son ultime examen achevé, elle quitte les lieux. De toute façon, il ne reste rien de ses affaires. Demeurer sur place ne l’avancera pas plus.
Elle a à peine fait quelques pas qu’un bref éclair répond à sa torche. Elle court jusqu’à son origine. Pas loin, quelques enjambées suffisent. Elle s’accroupit pour ramasser la chose. Ses clés. Ce sont ses clés. Plus de dix mètres en avant de ce qu’il reste de sa voiture.
- Je n’ai pas le temps. Avance, pauvre idiote. Rester ainsi ne te servira à rien.
Décidant de conserver le contact désormais sans objet et le porte-clé assorti, elle s’éloigne aussi vite que ses pieds endoloris le lui permettent. Cette clé sera son porte-bonheur. Même si elle est tout l’opposé d’une superstitieuse, cet accident aurait dû, en toute logique, la faucher. N’importe qui en arriverait à la même conclusion. Éjectée ? Elle s’interroge encore sur cette possibilité alors que ses jambes la portent de plus en plus difficilement.
Le jour se lève. La route serpente entre les plantes sauvages, gigantesques, triomphantes sous leurs somptueuses parures de perles. Maureen s’épuise. Elle s’installe sur le côté lorsqu’une voiture déboule à pleine vitesse. Encore un peu plus et elle était sous les roues ! Un instant pour se retourner et le chauffard a disparu derrière les murailles vivantes. Des gouttes viennent glisser le long de ses joues égratignées alors que les tiges se baissent. Est-ce le vent qui les fait ployer ainsi ? Elle ne se le demande même pas. Ses yeux la brûlent, trop lourds de larmes retenues, et elle est encore bien trop secouée pour se poser de telles questions. En fait, elle ne voit juste qu’une chose, la marche sera un peu moins périlleuse. Et séchant ses pleurs, elle continue, le porte-clé brillant d’un éclat métallique à son cou.
Puis un bruit de moteur, enfin. Prudente, elle fait de grands gestes vers le modeste véhicule, un simple tacot sans prétention mais impeccablement entretenu. Le véhicule ralentit et s’immobilise à quelques pas de la jeune femme.
Au volant, Scott s’arrête sans l’ombre d’une hésitation. Un moment, sa femme et lui ont cru rêver, voir un épouvantail déambuler parmi les herbes folles, mais cette fille est bien réelle. Elle tremble comme les branches des saules. Le moteur arrêté, il sort aussitôt alors que sa ronde compagne ménage une large place à l’arrière. Arrivé à hauteur de cette femme hagarde, il la recouvre de sa veste. Le fermier l’aide ensuite à grimper auprès de son épouse avant de refermer la portière.
- Vous…
Elle sursaute au ton grave de cette voix. Sans le vouloir, il l’a effrayée. Le brun regard, lourd de reproches, que lui lance, rétroviseur interposé, sa tendre moitié l’incite à la laisser prendre le relais. Il jette un dernier regard à cette pauvre fille. Elle est vraiment dans un sale état. Sa voisine attend encore un moment qu’elle se soit un peu remise avant d’attaquer.
- N’ayez pas peur. On va s’occuper de vous. Vous avez eu un accident ?
D’abord hésitante, la voix de la jeune femme se fait vite plus ferme.
- Oui ! Mais je ne me souviens de rien. Ma voiture est là-bas.
- On ira voir avec la police mais d’abord le mieux est de vous emmener voir un docteur.
Semblant se reprendre, Maureen regarde ce couple. D’abord la femme brune et joviale qui s’est installée près d’elle puis l’homme qui fait demi-tour avant de rebrousser chemin vers la ville la plus proche.
- Moi, c’est Mégane et lui, c’est mon mari, Scott. Et vous ? Vous avez bien un nom ?
- Maureen … Maureen Lavernie.
Lui répond-elle avec une étrange ironie dans la voix. Lavernie, c’est sans doute la toute première fois que ce nom lui correspond. Enfin rassurée, elle glisse dans une sorte d’état second répondant machinalement aux questions du couple. Et ce n’est que lorsque la silhouette blanche d’une grosse bâtisse apparaît entre plusieurs maisons, qui lui paraissent étrangement grises, qu’elle sombre, ses yeux s’arrêtant sur la clé rouillée, non ternie…
Un dernier son, une énième interrogation de Mégane trouve un écho dans sa tête. Un refrain entêtant qui la suit sans arrêt jusqu’à ce qu’elle perde pied.
Qu’ai-je heurté ? Mais qu’ai-je donc heurté ? Pense-t-elle alors que la nuit silencieuse se referme sur elle sans qu’elle ne puisse résister…
À suivre…