Cette nouvelle est une participation au concours n°3 : Le Conte de Noël (informations sur ce concours).
C’était par un bien triste temps, presque pareil à celui de cette courte journée qui s’achève, que tout a commencé. En une froide nuit naissante où j’aurais dû, comme chaque année à la même époque, aider l’un de mes plus vieux amis à préparer son voyage autour du monde.
Cela me semble si loin maintenant. Je lève un moment la tête, interrogeant du regard un ciel bas, infiniment prometteur avec sa lourde charge de nuages et s’obscurcissant de minute en minute. Plein d’espoir, je scrute avec insistance la voûte sombre à la recherche d’un signe. Viendra-t-elle enfin cette année ? Sentant la fraîcheur de l’eau qui ruisselle le long de mon imposante chevelure dénouée, je ne bouge pourtant pas, ne cherchant même pas à me préserver de la pluie ou du vent. C’est ainsi, c’est dans ma nature. Je suis comme cela depuis des lustres. Bien avant que toute cette histoire ne débute. Si je me fie à ma mémoire, cela remonte à l’époque où après avoir vaincu le glacier, j’en avais percé le secret. Et à dater de ce jour, jamais plus je ne pus me débarrasser de cette habitude de m’offrir à l’air froid. À l’air, au vent venant nous frapper au sommet des monts de glace. Mais le vent qui me bouscule en cette journée d’hiver n’a plus rien de commun avec celui de cette nuit. Ce fut vraiment un moment unique. Si seulement, j’avais pu deviner l’avenir à cet instant-là. Mais il est trop tard, c’est le passé et personne ne peut plus rien y changer. Comme me le crie avec tant de force le vent tueur ! Toujours aussi indomptable, il n’a rien perdu de sa puissance malgré son changement de visage. Autant par réflexe que par défi, je saisis une pleine poignée de grains clairs, presque blancs que j’envoie aussitôt valdinguer avec rage dans le vent. Mes yeux suivent un long moment leur valse tourbillonnante alors que le souvenir de cette fameuse nuit revient me hanter.
Cela remonte à si loin, sans doute une éternité pour les humains. C’était un temps, une époque tout à fait différente. Mon antre n’avait rien à voir avec mon refuge actuel. Le situer dans l’espace ne signifierait plus rien maintenant, plus après tout ce qu’il s’est passé. Ne perdez donc point votre temps à le rechercher en vain sur la vaste terre. Contentez-vous juste de vous laisser porter par les ailes de votre imaginaire, au-delà des époques et des distances.
Terre de glace
En ces temps reculés, je vivais loin de la civilisation, en un lieu secret, perdu aux confins du Grand Nord. Là, où au détour d’une forêt pétrifiée, admirablement enveloppée d’un riche et lourd manteau de glace sculptée, s’élevait une demeure à nulle autre pareille. Immense et inaccessible, elle semblait jaillir directement de la chair éclatante du glacier. Elle en possédait à la fois la force et la beauté, se dressant sans trembler une seule fois face aux plus terribles vents polaires, isolée, ignorée de tous et de toutes. Les hommes se doutaient-ils seulement de son existence ? Car rares furent ceux à l’avoir à peine entrevue entre deux rayons de lune ou sous la chaude lumière d’un fugitif rayon de soleil levant. Oui, ils furent si peu à vivre cette expérience. Non pas à cause des rigueurs d’un hiver quasi permanent ou des pièges de la forêt du septentrion qui ne firent jamais frémir les aventuriers de tous poils mais bien à cause d’autre chose, d’une menace autrement plus terrifiante à leurs yeux que les assauts d’une nature polaire. Lorsqu’elle se présenta à eux, même les mercenaires les plus hardis ou les plus téméraires ne purent que trembler. La grande majorité d’entre eux prit d’ailleurs ses jambes à son coup dès les premières manifestations des fantômes à l’éclat de diamant. Les virent-ils au moins ? S’enfuyant comme ils le firent lorsque les tout premiers accords des chœurs enchantés s’élevèrent des profondeurs des bois de perle, d’ambre et d’émeraude. Des voix douces, pourtant, sans une once d’agressivité, mais si envoûtantes qu’elles ne pouvaient être humaines. Presque tous refluèrent donc vers leurs sinistres et froides villes de roche et de lumière. Quant aux autres, les très rares inconscients à avoir osé passer outre ces effroyables mises en garde, nul ne les revit jamais. Ce qui n’empêcha nullement les ménestrels de conter la suite de leurs exploits, inventant d’innombrables versions, toutes plus passionnantes les unes que les autres, allant du merveilleux à l’horreur en passant par le burlesque. Ce qui finit par reléguer Polaris, la ville boréale, vivante et bien réelle au rang de superstition. Suite à quoi, l’immortelle cité et ses occupants, les hauts et pâles elfes de glace, ainsi que les quelques humains, vestiges d’époques révolues, à vivre parmi eux tombèrent dans l’oubli. Ce qui les protégea tous des siècles durant des seuls êtres capables de leur nuire.
Telle était la vie dans le Grand Nord, immuable. Rien ne semblait devoir bouger. Tous vivaient éternellement en harmonie avec le glacier. Seule, parmi tous les autres éléments naturels, la voûte étoilée donnait parfois d’infimes signes de changement. Un peu comme si elle s’éloignait sournoisement de l’immense demeure immaculée.
Puis vint cette nuit, celle du 21 décembre, la nuit du solstice d’hiver selon le calendrier des hommes. Les elfes s’affairaient avec frénésie sous les toits transparents du palais. D’ici trois jours, le long voyage planétaire de leur plus ancien invité, pratiquement un des leurs maintenant, commencerait. À la limite de leur longue plaine blanche, une brise légère vint taquiner leurs petits, les plus jeunes avaient à peine de plus de deux cents ans. Trop occupés par leurs jeux, ils ne s’en soucièrent pas tout de suite. Jusqu’à ce que sa saveur étrangement fruitée finisse par éveiller la curiosité de quelques-uns d’entre eux. Ils allaient refluer vers l’imposant portail les séparant de Polaris lorsqu’un autre évènement ô combien plus époustouflant les retint à l’extérieur. Leurs cris, mélange de surprise et d’admiration, attirèrent les adultes sous une voûte céleste soudain illuminée, presque embrasée de mille feux. Les anciens humains les entendirent également de l’autre côté des murs. Et parmi eux se trouvait le voyageur de décembre, le cocher écarlate de Noël, encore vêtu à cet instant de son habituel habit de daim. Au moment où l’alerte fut donnée, il se tenait debout, droit au milieu de ses rennes en pleine transformation sous l’effet des vagues de magie émanant de Polaris entière. Encore quelques minutes de patience et ils auraient perdu leurs chaudes robes brunes au profit d’un pelage plus pâle, presque blanc argenté, devenant par-là même les plus fantastiques des coursiers volants. Ceux qui, d’ici trois jours, chevaucheraient les plus puissants courants polaires, entraînant à leur suite, leur cocher, ses aides et leur traîneau bien au-dessus des nuages avant de dériver sur toute la surface de la terre. Malheureusement, ils devraient, cette année encore, rivaliser avec ces fichues et toujours plus nombreuses inventions volantes dont les hommes ne cessaient d’encombrer le ciel. À croire que ces êtres ne s’arrêteraient jamais. Seraient-ils seulement un jour satisfaits des bienfaits que leur apportaient leurs découvertes ou fileraient-ils tous vers leur perte ? L’un des cervidés millénaires frotta ses bois au muret avant de se délecter de l’un des savoureux plats de lichens fraîchement récoltés par les aides et laissés à leur disposition. Ensuite, après quelques paroles qui se voulaient rassurantes, la vie parmi les elfes leur ayant à tous appris à se comprendre quelles que soient leurs formes et leurs espèces, le cocher les quitta et se dirigea vers la sortie. Lui aussi changeait de minute en minute, laissant pour les quelques jours à venir sa jeunesse éternelle de côté. Sa démarche, première manifestation de son changement, se faisait plus pesante à mesure qu’il avançait. Bientôt, il ne lui resterait plus qu’à troquer ses confortables vêtements contre une lourde tenue d’un écarlate digne des anciens empereurs et chaudement soulignée de fausse fourrure aussi blanche que la toison de l’hermine. Un rapide geste de la main sur son visage l’informa, mieux que son reflet dans un miroir, de la bonne poursuite de sa métamorphose. Sa peau se flétrissait tandis que de puissants éclairs l’éblouirent depuis l’extérieur sur les derniers mètres de couloir le séparant de l’air libre. Encore quelques pas vigoureux, sa force demeurant à chaque fois intacte malgré sa transformation en vieillard, et il saurait enfin les raisons d’un tel émoi.
Le large seuil franchi, un vent odorant porteur de fines poussières grisâtres lui souffla en plein visage sans le refroidir ou simplement le gêner. Il ne s’en soucia d’ailleurs pas. Pas plus que du regard stupéfait de Solven, une gracieuse petite elfe délicatement vêtue d’un tissu coloré, aussi doux, aussi soyeux que son apparence. Elle leva vers lui de longs yeux d’azur pâli, ourlés d’épais cils blond doré. Après avoir attendu dans un silence tout relatif, la plaine vibrant à la fois des cris des jeunes fêtards ainsi que du vacarme assourdissant de cette interminable nuit, elle lui demanda d’une voix claire et agréablement chantante :
- C’est beau ! C’est ça une pluie d’étoiles ?
Celui qui ressemblait, à présent, davantage à un vieillard qu’au robuste coureur des bois qu’il était le reste de l’année, prit son temps avant de lui répondre avec un maximum de calme. Comme il avait coutume de le faire à chaque fois que les autres petits elfes se mettaient en tête de le bombarder de questions en tout genre ! Leur sujet préféré restait toujours cette étonnante transformation ainsi que son périple autour du monde une fois l’an. Les récits de ses voyages nocturnes au-dessus des nuages en compagnie de ses rennes et de ses aides ne cessaient de les émerveiller. Déjà, certains lui avaient demandé de venir leur en conter de nouveaux dès son retour. Ou bien, pour changer un peu, ils tentaient de deviner son tout premier nom. Celui qu’il portait lors de son arrivée parmi eux et qui avait fini par s’effacer devant ceux que ses descendants et bien d’autres lui offrirent au fils des ans. Mais visiblement cette fois, il traîna trop au goût de son public. Puisqu’à bout de patience, la petite tira sur sa manche pour le presser de fournir enfin une réponse.
- Je ne sais pas vraiment ! dit-il en lissant sa barbe naissante. Ça ressemble en effet à des étoiles filantes mais quelque chose cloche.
Cette explication laconique eut au moins le mérite de ne pas l’affoler. Et à son grand soulagement, il put s’en tenir là. Ses petits compagnons la réclamant à grands cris, Solven jeta un dernier regard interrogateur au vieil homme avant de le planter sur place pour se joindre aux jeux de ses amis. Quant au voyageur de décembre, il ne pouvait plus détacher son regard bleu, incroyablement perçant, du terrifiant spectacle de ces traits lumineux fendant un ciel d’encre. Ils étaient trop nombreux, trop soutenus et surtout trop mal orientés pour être naturels. De toute façon, rien ne fut normal cette nuit-là. Ces choses ne pouvaient être des étoiles filantes ou au pire des météores. De toute façon, il ne pouvait nier l’évidence en regardant la direction ou plus exactement la trajectoire que prenaient ces choses.
- Toi aussi, tu trouves que c’est anormal ?
Surpris par cette voix cristalline, il se retourna prestement, malgré son brusque embonpoint, vers son origine.
- Galancia !
La somptueuse elfe drapée de bleu lui sourit, avant de continuer sur sa lancée.
- Oui ! C’est bien cela qui t’inquiète !
Prise d’un malaise soudain après ce dernier mot, elle manqua de s’effondrer sur le sol. Son interlocuteur la rattrapa de justesse.
- Que t’arrive-t-il ? La magie ? Est-ce que… - Elle vient de t’être transférée ainsi qu’à tes rennes comme cela se fait chaque année, lui répondit l’elfe. - Il vaudrait mieux que tu rentres t’abriter. Le temps que l’on comprenne ce que tu as. - Ce n’est pas grave. Juste une faiblesse transitoire. - Ce n’est pas normal. Le transfert ne devrait pas te faire cet effet-là !
Elle ne lui répondit pas tout de suite, sa respiration se faisant de plus en plus rapide. Sa peau ne lui parut plus si froide. Ce qui ne fit que renforcer sa crainte. Il avait bien fini par s’habituer au contact glacé des elfes mais que leur peau lui paraisse fraîche, c’était une nouveauté. Enfin, elle parut reprendre un peu son souffle lorsqu’ils franchirent ensemble la porte monumentale. Ceci fait et sans trop savoir pourquoi, il se retourna vers la plaine. Elle venait de se vider de ses occupants. Seule cette nuée de corps éblouissants s’obstinait à traverser le firmament avant de se perdre par delà les nuages et les étoiles.
- Et cela ne semble même pas encore prêt de s’arrêter, s’inquiéta l’homme avant que son amie ne s’écrie : - Polaris ! La cité, elle vacille !
Un bruit sourd, suivi de nuages de poussières glacées, se fit brutalement entendre. Un moment, la cité parut reposer dangereusement sur une gigantesque étendue liquide en constante augmentation. Mais les surprises ne devaient pas s’arrêter là. L’ouïe du gros homme, bien loin de s’amenuiser, s’affinait, devenant à terme presque infaillible. Et grâce à elle, il comprit enfin.
- Ce sont les hommes, ils m’appellent ! - Ils doivent sûrement ressentir la même peur que nous !
Après avoir fait cette supposition, Galancia réussit à se relever sans trop chanceler. Bien qu’amaigrie, elle avait repris tous ses esprits. Très préoccupé par son état, le cocher mit un certain temps avant de réaliser qu’un silence de mort venait de s’abattre sur la plaine et la cité de glace tandis que l’obscurité enveloppait le tout sous un voile sombre et duveteux, dénué de la plus petite étoile. La paix, la paix venait juste de revenir avec la fin de cette effroyable pluie de corps de métal et de feux inversée. Mais loin de se réjouir, ses yeux, restés jeunes, se durcirent, chose qu’il avait presque oubliée depuis ce jour mémorable où il avait commencé à distribuer du bonheur aux hommes, aux femmes et surtout leurs enfants. Et cette colère se propagea à tout le visage lorsqu’il reçut une nouvelle vague d’appels.
- Ils ont fui ! Ils sont partis vers d’autres mondes en prenant tout ce qu’ils pouvaient ! Une fête de Noël et du Nouvel An dans les étoiles ! Un Noël dans les étoiles ! répéta-t-il avec amertume. - Dire que cela vient juste d’arriver.
Soudain, comme pour le ramener sur terre, un nouvel effondrement l’arracha à sa rage. En temps normal, après avoir perdu le dôme de magie l’isolant du temps ainsi que du reste du monde entre deux escapades du cocher écarlate de Noël, la cité aurait dû être totalement renouvelée à partir du glacier. Et pourtant, la réalité était tout autre. Polaris, loin de se régénérer, volait en éclats, se désintégrant morceau par morceau, de la périphérie vers le centre. L’air en était saturé d’humidité glacée pour les humains, suffocante pour les elfes, chargée de poussières grises et collantes. Entre-temps, les aides, hommes et femmes de la cité des glaces, s’étaient joints aux deux êtres restés près de l’entrée. Face à ce qui s’annonçait être la pire des catastrophes depuis la naissance de la cité septentrionale, le dernier arrivé, Leonardo, s’empressa de dire :
- Ces lumières, c’étaient des engins métalliques fabriqués par les hommes et non des étoiles. Elles sont liées à ce qu’il est en train de se passer. Ces hommes viennent de partir dans l’espace. - C’est aussi ce que je pensais.
Cette voix qui n’avait pas grand-chose d’humain les prit au dépourvu. Décidément, rien ne devait se dérouler comme prévu. Les élégants cervidés débordaient de magie. Leurs sabots reposaient maintenant sur une colline envahie de verdure au début de l’hiver polaire ! Les rennes et les aides eurent beau la parcourir en tous sens, ils durent bien se rendre à l’évidence. Il ne restait plus la moindre trace de glace et pas uniquement sur le territoire de Polaris. Sinon comment expliquer la destruction de la cité ? S’il restait de la glace quelque part, la magie elfique l’aurait transférée depuis n’importe quel point de la terre jusqu’ici, dans le Grand Nord.
- Mais que s’est-il passé ici ? Jamais le glacier n’aurait dû disparaître ainsi ! - Il ne devait pas être aussi immortel que les elfes ? Enfin vivre tant qu’il y aurait de la glace sur terre ou un truc comme ça ? s’exclama Bjorn, un ancien guerrier.
Cette simple remarque fournit une explication partielle au trop grand afflux de magie vers les rennes et quelques-uns des aides. En fait, ceux qui avaient découvert en dernier la cité des elfes de glace. Le vent gémit de nouveau, une brise chaude qui courba les hautes tiges dépassant de l’eau. Et cette température, il faisait chaud, si chaud, insupportable pour des êtres polaires. Un nouveau concert assourdissant se fit entendre. Cette fois, ce fut au tour du cœur de la cité, le palais, de se craqueler, menaçant désormais de s’écrouler à tout moment. Galancia les fit soudain tous se taire d’un hurlement violent, à la mesure de la colère des elfes mais aussi de tous les autres habitants de Polaris.
- Écoutez-moi, maintenant ! Le processus de transfert de magie a été dévié dès que les premières de ces étoiles de fer ont blessé le ciel. Le palais va bientôt disparaître lui aussi. Ce n’est plus qu’une question d’instants.
Elle passa sous silence la conséquence logique de la disparition du glacier et de leur cité du Grand Nord.
- Les rennes sont les êtres les plus réceptifs à notre magie sur tout le domaine de l’ancien glacier. Ils vont partir avec vous. - Mais et… - Ne m’interrompez pas. Nous venons d’évacuer les jeunes au moyen de notre plus puissant sort, celui du changement et de la survie. - J’avais bien remarqué la disparition de presque tous les jeunes elfes. C’était donc cela, glissa Leonardo. - Il suffit, je n’ai plus beaucoup de temps ! Il va falloir que vous les retrouviez avant la date du prochain voyage de Noël. - Les retrouver ? - Oui ! Pour les réveiller, leur rendre leur magie et fonder une nouvelle cité des elfes. Allez, partez tous maintenant ! Tant que vous le pouvez encore !
Les aides et les rennes s’échappèrent pendant que les ruines du palais filaient inexorablement vers les profondeurs d’un futur lac. Quant à l’homme de Noël, il préféra demeurer seul le temps qu’il lui restait. Là-bas dans le Grand Nord. Les elfes s’étaient tous évaporés lorsque le jour du voyage de Noël fut venu. Il revêtit son costume d’écarlate avant de disposer les sacs de présents devenus inutiles autour de lui. Mais quelque chose manquait. Le traîneau, il se coucha sur le traîneau de bois enchanté avant de fermer les yeux, il fixa longuement un ciel lourd où ne brillait qu’une seule étoile. Il se croyait seul lorsque des voix étouffées se mirent soudain à bourdonner à ses oreilles. Elles étaient faibles, bien sûr, mais réelles. Des hommes seraient donc restés ? Ils n’auraient pas tous disparu dans l’immensité de l’espace, préférant fuir la planète plutôt que réparer leurs erreurs ? Il restait peut-être encore un espoir pour ses amis et compagnons si l’esprit de Noël pouvait se réveiller une nouvelle fois au milieu du peuple des elfes.
Errance
La terre de glace disparue, les rennes s’éparpillèrent aux quatre coins du monde, chacun entraînant un aide avec lui. Je ne fus malheureusement pas du voyage, le nombre d’aides excédant celui des coursiers volants, mais ils ne manquèrent pas de me conter leurs nombreuses aventures sur la vaste terre. Et il fut long. Le voyage dura des mois. Des mois pendant lesquels ils allèrent de surprises en surprises, toutes plus désagréables les unes que les autres, en constatant l’ampleur des blessures infligées à la planète entière en si peu de temps. Jusqu’à la veille de cette horrible nuit, la terre avait toujours été magnifique, vue des nuages. Et il n’y avait pas que la température qui avait changé au-dessus de continents brusquement enrichis en eau. Des nuages gris et nauséabonds avaient également envahi le ciel et ils contraignirent rapidement les infortunés voyageurs à mettre un terme à leurs pérégrinations aériennes. Ce qui handicapa plus que sérieusement leurs recherches, les rendant encore plus amers qu’à la veille de Noël. L’un des plus tristes membres de cette troupe maintenant éclatée était sans nul doute Rayna. Rayna qui avait été l’un des rennes de tête de l’attelage volant. Comme les autres, elle avait absorbé d’énormes quantités de magie avant que le cocher de Noël ne disparaisse pour toujours. Son compagnon de voyage était Bjorn, un puissant archer blond aux yeux bleus. Quelques jours après son atterrissage, elle ressentit le besoin de changer de forme. Ne sachant quel animal lui conviendrait le mieux avec ces paysages en pleine mutation, elle dut vite se résoudre à revêtir l’apparence d’une jeune femme blonde au teint chaud et velouté. Ses pieds foulèrent en premier lieu le sable tiède d’une longue plage et, malheureusement, ils étaient seuls face à la mer. Aussi, souffla-t-elle avec tristesse à son compagnon.
- À croire que nous sommes les seuls habitants de Polaris à être encore en vie. - Ces gamins d’elfes doivent bien dormir quelque part ! Es-tu certaine de ne rien entendre ?
Se retournant pour lui répondre, elle se prit les pieds dans une ancienne flaque de pétrole et cria.
- Saleté de… - Montre ! s’alarma Bjorn. - Aidez-moi ! J’ai mal et j’ai si froid !
Cet appel de détresse leur fit immédiatement oublier cette boue malodorante qui adhérait à la plante de pied de la femme blonde. Ce fut d’ailleurs elle qui en découvrit l’origine. C’était le cri de douleur d’un cormoran tout souillé d’hydrocarbures. Elle se pencha pour le prendre dans ses bras. Le froid, il leur avait dit souffrir du froid. Elle qui aurait donné toute la magie des elfes lui parcourant le corps, pour le sentir de nouveau contre sa peau.
- Aide-moi ! - Oui ! Je vais le faire, lui dit-elle avec une infinie douceur. - Tu peux me comprendre ? Tu n’es pas comme les autres bipèdes qui sont venus nettoyer les plages. Malheureusement, à chaque fois, une nouvelle vague noire arrive et ils doivent tout recommencer. - Ils ne seraient donc pas tous partis ? s’étonna l’ancien renne. - Alors, on pourrait les trouver, Rayna. Qui sait ? Ils ont peut-être pris les elfes pour certains des leurs ? - Car tu les crois capables de penser à autre chose qu’à eux-mêmes ? - Regarde-moi, Rayna ! - Tu n’es plus comme eux ! Tu étais presque devenu un habitant du glacier !
Il y avait une telle douleur dans sa voix ! Comment ne pas la comprendre ainsi que son ressentiment envers les hommes ? Bjorn la laissa achever de dire ce qu’elle avait sur le cœur avant de répondre.
- La vie auprès des elfes t’a changé. Jamais, tu n’aurais fui devant l’adversité ! Ne dis pas le contraire ! - Peut-être mais je suis encore un homme.
Cette très intéressante discussion prit plus vite fin que prévu. Bjorn, voyant la jeune femme menacer de défaillir, lui prit l’oiseau des mains. Elle venait de complètement le nettoyer et le sécher avant de le guérir des effets délétères du pétrole. Rayna s’assit ensuite sur une grosse pierre plate et se massa un moment les tempes. Bjorn leva les yeux vers le ciel avant de donner un élan à l’oiseau au plumage noir. Le cormoran s’éleva très vite dans les airs. Le soleil brillait entre les nuages. Un ciel bleu et un temps agréablement chaud alors que l’on était aux portes de l’hiver.
- Ça va ? Tu as mal au crâne ?
Elle ne répondit pas tout de suite. Elle semblait prise d’une migraine effroyable. Son rude compagnon lui massa un instant le dos. Il ne put s’empêcher de recouvrir d’un tissu rouge le léger duvet qui descendait jusqu’au bas des reins de la jeune femme. C’était l’unique souvenir de son passé de coursier évoluant dans les pires conditions de froid. La seule marque que lui avait laissée la magie après sa métamorphose.
- Ce sont les voix. Celles qui volaient toujours vers le cocher, le Père Noël comme elles l’appelaient. Maintenant que la période approche, c’est moi qui les entends. Et elles parlent toutes en même temps ! À un point tel que je n’y comprends rien !
Il la releva avec un peu trop de rudesse. Et après quelques rapides excuses maladroites, il lui demanda :
- Peut-être mais elles existent bien. Guide-moi. Nous devons retrouver la trace des hommes. Ils peuvent nous aider.
Le pénible voyage se poursuivit à pieds sur une surface désolée, creusée, vidée de presque toutes ces richesses si importantes aux yeux des anciens occupants. Même la mer leur avait parue déserte au début de leurs investigations. Mais c’était déjà de l’histoire ancienne, les autres rennes et les aides secouraient, eux aussi, tous ceux que le hasard mettait sur leurs routes. Donnant ainsi un fameux coup de pouce à la nature qui recommençait tout doucement à reprendre ses droits. Leurs efforts furent vite récompensés puisque, après quelques semaines de soins très soutenus, de petits bancs de poissons se mirent à recoloniser les mers, les rivières et les lacs autrefois pillés en vue du grand départ des humains vers les étoiles. La terre ferme suivait le même chemin. Et les deux êtres continuaient inlassablement à rechercher les elfes ainsi que les hommes survivants. Puis, un matin, loin des terres.
- Regarde, encore un nouvel incendie. Il faut fuir !
Rayna désigna à son compagnon une longue colonne de fumée qui s’élevait dans un ciel sans nuage, de l’autre côté de collines arides. Bjorn la retint alors que, cédant à son ancestrale crainte du feu, elle s’apprêtait à fuir.
- Non ! Cette fois, on a retrouvé les hommes. C’est déjà un début.
Elle se débattit pour se dégager de la très forte poigne du guerrier. Ses battements de cœur allant en s’apaisant, elle entendit une très faible musique, une sorte de bourdonnement.
- Des vagues d’appels.
Des silhouettes apparurent, des chasseurs. La jeune femme fut prise de panique tandis que Bjorn leur fit de grands gestes de salut. À croire qu’en cet instant, lui seul possédait la faculté de comprendre toutes les formes de langages possibles. Il dut pratiquement maîtriser Rayna avant d’essayer de la rassurer.
- Ce sont des hommes ! Ceux que tu entends depuis des jours et que nous recherchons depuis si longtemps ! Nous les avons enfin trouvés ! Viens Rayna. Tu ne dois pas avoir peur ! - Mais ils vont me dévorer ou me décapiter ! - Hein ? Mais non, tu es comme eux maintenant ! Tu n’es plus un renne !
Elle lui lança un regard rempli d’horreur et il se ravisa.
- Enfin presque. Essaie juste de dissimuler ta vraie nature. Et puis, je sais parfaitement me battre en cas de danger.
Il fit glisser l’une des ses haches de guerre pour joindre le geste à la parole. Rassurée, elle lui sourit alors qu’il l’entraînait vers le petit groupe. Lequel les dirigea par la suite vers leur village qui s’avéra être tout proche. Le désert s’étendait dans toute sa grandeur devant les quelques maisons complétées de tentes et de cabanes en voie de construction. Une terre brûlante de sable et de cactées avait succédé à l’ancienne toundra. Les appels reprirent de plus belle. Mais cette fois, parfaitement détendue grâce à la présence de Bjorn, Rayna comprit enfin la signification des demandes qui filaient vers elle depuis que la période de Noël approchait. Mais toujours aussi méfiante, elle s’éclipsa, laissant Bjorn parler seul avec les hommes, doutant encore de l’aide qu’ils pouvaient soi-disant leur apporter dans leurs recherches. Elle entendit juste ce début de phrase avant de s’éloigner à la faveur de la nuit.
- Nous essayons de rassembler les hommes encore en vie. Mais cette fois, nous ne…
Elle se dirigea vers un groupe de petites filles. L’une d’entre elles se tenait à l’écart et très près du feu alors que la nuit était presque aussi suffocante que le jour. Intriguée, Rayna l’approcha sans que personne ne la remarque. S’assurant que nul ne les guettait, elle posa sa main sur l’épaule délicate de l’enfant. Elle leva de magnifiques yeux noirs vers cette étrange femme blonde et bronzée qui venait d’apparaître comme dans un rêve. Face à ce regard envoûtant, la rancœur de l’ancien coursier s’apaisa et finit même par disparaître. Elle respira à fond avant de murmurer.
- Une elfe. Ces hommes ont recueilli et soigné l’une des petites elfes des glaces sans le savoir. Sans l’obstination de Bjorn, je ne l’aurais jamais découverte.
La petite se jeta tout droit dans ses bras. Elle l’avait parfaitement reconnue malgré son changement de forme. Et chose curieuse, elle cherchait encore de la chaleur à son contact alors que plusieurs couvertures de laine l’enveloppaient étroitement. N’y comprenant plus rien, Rayna ne put se retenir de lui demander :
- Pourquoi te caches-tu là-dessous ? - J’ai si froid. - Froid ! répéta Rayna.
Les elfes du glacier craignaient la chaleur et cette petite, l’une de leurs filles, tremblait de froid sous une chaleur pourtant étouffante. Dès qu’une occasion se présenta, elle tira Bjorn à l’écart. Elle était encore trop méfiante.
- Rayna ! Tu ne veux toujours pas les comprendre ! - Non ! Les hommes sont mauvais. Regarde ce qu’ils ont fait de la terre avant de l’abandonner ainsi que ceux-là.
Elle étendit le bras, désignant le village endormi et ses occupants.
- Tu n’arriveras donc jamais à te débarrasser de ta colère. - Il faut que nous partions avec la petite elfe. Les hommes ne pensent qu’à eux. Ils pourraient… - Les elfes. Oui ! C’est l’essentiel, Rayna. Nous devons les réveiller et les rassembler. Et les hommes peuvent nous aider. D’autres villages existent. Ils peuvent tous se parler grâce à leurs machines. Ça nous aiderait vraiment d’aller les visiter l’un après l’autre. - Mais ? - Il faut que tu leur offres cette deuxième chance. Ils n’aident pas uniquement leurs semblables. Les plages et la nature se redressent aussi grâce à leurs efforts. Bien sûr, ils ne sont pas aussi spectaculaires que vos tours de magie mais ils portent quand même leurs fruits. - Je… - Rayna, il te faut leur donner une autre chance. Regarde la petite elfe. Ils auraient pu l’abandonner comme ceux qui ont fui dans les nuages mais ils ne l’ont pas fait. Ils l’ont nourrie et soignée de leur mieux tout en sachant qu’elle n’était pas humaine. Comme tous ces petits orphelins ! Ce sont eux qui t’appellent. Pour que Noël leur vienne en aide et leur offre un peu de bonheur !
Ils discutèrent ainsi durant toute la nuit. Au lever du jour, Rayna fit part de sa décision à Bjorn. Il était enfin parvenu à la convaincre. Elle avait choisi d’user une nouvelle fois de la magie des elfes pour se rendre invisible et suivre les actes des hommes. Une nouvelle chance leur serait offerte s’ils renouaient avec l’esprit de Noël tel qu’il était au tout début. Bien sûr, elle n’oublia pas d’emmener l’elfe avec elle avant de s’évanouir dans l’ombre du crépuscule.
De nombreux autres évènements suivirent. Les hommes, sans le savoir, avaient recueilli presque tous les elfes égarés. Seuls, les rennes et les aides n’auraient retrouvé que les deux ou trois petits endormis à l’écart des villages. Les aides durent d’ailleurs déployer tous leurs talents pour apaiser les coursiers porteurs de magie. Heureusement, ils y parvinrent avant la date butoir car ce ne fut qu’une fois débarrassés de leurs rancunes et leurs haines envers les hommes que les rennes parvinrent à réveiller et rassembler tous les elfes survivants.
Puis la veille de Noël arriva sur le désert.
Sable de feu
Et c’est à partir de ce Noël que je pus revoir tous mes vieux amis, aides et rennes. Ce nouveau Noël fut largement à la hauteur de son épouvantable prédécesseur.
Des mains me secouent, me forçant à revenir au présent. Les nuages s’alourdissent, nous plongeant dans la pénombre. Tout autour de moi, quelques-uns des elfes, devenus adultes depuis nos retrouvailles, parachèvent le chargement des menus sacs sur le traîneau. Comme promis, nous les avons suivis dans leur nouvelle cité, Silicia, qui se dresse en plein cœur du plus impitoyable des déserts. Là où le sable est comme de feu. Même si j’ai beaucoup de mal à m’accorder avec ce nouveau style de vie, je compte y demeurer encore de nombreuses années. Je me permets juste de temps à autre, exactement comme aujourd’hui, de courtes escapades sur des terres au climat plus tempéré. Enfin jusqu’à ce que les elfes me rappellent à grands coups de vagues magiques. Ce qu’ils viennent juste de faire d’ailleurs. Quant aux hommes, ils existent encore. Ils ont fondé des nombreuses villes, extrêmement éloignées de la nôtre.
Car si une chose est restée pareille malgré tous les changements qui ont bouleversé nos vies, c’est bien le fait que très peu d’hommes puissent accéder à la cité elfique. Les anciens rennes, prêts à être attelés, se rapprochent. Je regarde un moment Rayna.
Celle que j’ai retrouvée n’a plus rien à voir avec le renne volant que j’avais quitté un lointain jour de solstice. Et elle n’est pas la seule à avoir aussi radicalement changé puisque c’est le troupeau tout entier qui s’est retransformé, juste avant de renvoyer la magie vers la cité de Silicia et le peuple des elfes de feu. Les hommes nous aidèrent bien au-delà de nos espérances, oubliant tout ce qu’il y avait de plus mauvais en eux durant cette incroyable nuit de renouveau. Les appels, leurs souhaits, furent tous si étranges que nous ne savions même plus quoi distribuer ni à qui. Ça allait dans tous les sens. En fait, ils ne firent que demander pour les autres et pour la planète encore convalescente. La pagaille qui s’ensuivit fut telle qu’elle réveilla l’ancien esprit de Noël avant qu’il ne sombre définitivement dans l’oubli. Encore fallait-il trouver un autre cocher. C’est ainsi qu’après une courte discussion, nous décidâmes d’assumer ce rôle l’un à la suite de l’autre. Et cette année, c’est au tour de Bjorn de tenir les rênes. Je lui fais un grand signe de la main avant de retourner dans la cité et rejoindre les autres aides.
À l’instar de notre ancienne demeure de glace, Silicia verra un jour son existence basculer dans la superstition. J’espère juste que, lorsque cela arrivera, les hommes auront tiré des leçons de leur passé.
La terre nous a offert une deuxième chance. L’esprit de Noël a survécu à la fin du glacier même si son cocher a complètement changé de visage. Ne se forçant plus à vieillir, le voyageur de décembre se pare encore de rouge comme jadis mais, dans le désert, il ne peut avoir exactement la même tenue. Sans oublier qu’il y a autant d’hommes que de femmes parmi les aides. Aussi ne vous étonnez pas si vous voyez un jour une voyageuse, vêtue de voiles rouges et blancs, voler entre les nuages la nuit du 24 au 25 décembre. Et si vous regardez bien, vous verrez aussi que ce ne sont plus de véritables rennes qui tirent son traîneau.
Les rennes ne pouvaient vivre en plein désert de sable brûlant et ils remodelèrent leurs formes en conséquence. Leurs imposants bois s’allongèrent et s’effilèrent, laissant la place à de majestueuses cornes droites. Et depuis, ce sont des oryx qui s’élancent vers le ciel.
Voilà donc ce que devinrent l’attelage du Père Noël et le Père Noël lui-même.
Après tout, qu’importe son apparence du moment que la magie et le message restent les mêmes.
Le voyage est sur le point de commencer. Je passe une main sur la nuque de Rayna ou Reine comme je préfère l’appeler maintenant. Le traîneau est devenu bien léger. En plus, je n’ai plus de soucis à me faire. Il est enterré le temps où elle et tous les autres risquaient de percuter un avion ou une fusée.
Quelques instants plus tard, je les vois s’envoler vers un ciel vide.
Les nuages, il faut que j’aille les revoir. La neige, si je me fie au ciel que j’avais laissé le temps des préparatifs, elle est enfin de retour. Plus personne n’ayant besoin de moi pour le moment, je m’échappe en douce vers notre ancienne cité et tend la main pour recevoir quelques flocons blancs qui disparaissent au contact de la chaleur de ma paume.
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