Ne nous méprenons pas, tous les animaux dans leur race respective ont un niveau d’intelligence différent. Chez les moules par exemple, il y a la moule moyenne que nous mangeons en marinière et les autres, celles qui ont compris que la corde était un piège. La poule ne déroge pas à la règle. Elles naissent toutes avec un intellect qui varie d’une galline à l’autre. Et comme chez les humains, une fois sur dix milliards naît une volaille avec un QI extraordinaire… enfin extraordinaire si nous ne prenons en compte que les cervelets de ces volatiles. Il faut quand même relativiser, la matière grise ici ne pèse que quelques dizaines de grammes. Alors elles ne font que ce qu’elles peuvent avec ce que la nature leur a donné, c’est-à-dire pas grand-chose. Hé bien ! Croyez-moi si vous voulez, cette poule exceptionnelle je l’ai rencontrée, par hasard, dans un poulailler. Quand je suis rentré dans l’enclos elle m’a fixé de son œil, le gauche je m’en souviens très bien, une étincelle en a jailli. Pour ce qui est du droit, en toute honnêteté, je ne peux pas savoir étant donné qu’il se trouve sur la face opposée et cachée de la bestiole. Elle m’a reconnu c’est évident, je l’ai deviné dans son regard, peut-être que les QI supérieurs s’attirent, un peu comme une caisse enregistreuse attire les euros ou les pare-brise les prunes. Et là je me suis dit : « Toi ma poule il faut que je te sauve du tournebroche. Tu ne mérites pas de te faire traverser par une barre de tournebroche même si elle est en acier inoxydable. » Captivé par mes réflexions hautement philosophiques, je n’ai pas entendu arriver mon copain le fermier.
– Lulle, qué fasse ? – Oh bonne mère ! Tu m’as surpris. Je regardais un peu tes gallines… Pétard elles sont belles. – Hé pardi ! Pour avoir de beaux œufs, il faut de belles poules. – Il faut que tu m’en vendes une. – Une seule ? – Voui ! – Alors je te la donne. Vé ! Je vais te la préparer. Je vais te la plumer, te la vider. J’y laisse la tête ou je l’enlève ?
Instinctivement je me tourne vers ma future volaille. L’étincelle de son œil a terni, on peut y deviner toute son angoisse. Son bec s’est entrouvert, les paroles sanguinaires du volailler lui ont coupé la respiration. Et j’entends très clairement dans ma tête ses supplications.
– Dis-lui non, dis-lui non. Je veux pas finir sous un film plastique. Pas maintenant, j’ai trop de choses à apprendre dans ce vaste monde.
Hé pardi ! Certainement que par rapport à un poulailler de vingt mètres carrés le monde peut être vaste.
– Non ! Je la prends vivante. – Te fais pas caguer pour rien, j’en ai pour deux minutes.
Je me tourne de nouveau vers ma protégée qui ne manque pas de me faire part de ses états d’âme.
– Deux minutes, c’est trop court ! Rends-toi compte, cent vingt secondes et il y en a déjà quinze qui sont passées depuis que je te parle. Fais pas le couillon, sors-moi de là.
Je suis sûr maintenant qu’en plus de son intelligence hors norme elle est aussi télépathe. Je décide donc de lui répondre, silencieusement bien entendu.
– T’inquiète pas la poule, il va juste te plumer, je finirai le travail à la maison.
Je ne sais pas pourquoi il m’est venu cette envie de la faire caguer, peut-être pour lui rappeler que c’est moi le patron au cas où elle aurait des idées d’émancipation. N’empêche qu’elle n’a pas apprécié ma remarque à sa juste valeur.
– Ne plaisante pas avec ça… J’en ai vu partir des copines, et des jeunes, bien grassouillettes. – Sûr, qu’on va pas choisir des stoquefiches. – Assassin !
Le volailler s’impatiente.
– Bon Lulle ! Tu veux laquelle que je te l’attrape ? – Pas besoin !
Sur ces paroles je fais un signe de l’index en le repliant plusieurs fois, en direction de ma future colocataire, pour lui signifier d’approcher… Elle a compris le message, mais elle ne bronche pas, vexée que je ne la considère pas comme un être pourvu d’un minimum de jugeote. Mais au fait, comment je vais la baptiser cette poulette ?
– C’est con une galline… Tu le savais pas ça ? me fait judicieusement remarquer le fermier. Tu crois qu’il suffit de lui faire signe pour qu’elle s’approche, c’est du n’importe quoi… Je vais te la choper moi.
C’est une idée ça, je vais l’appeler « Nimportekoi », ça lui va bien ce nom à la prétentieuse, pensais-je tout bas. Je ne vais quand même pas la nommer Einstein ou Anand elle se prendrait trop le gros teston, cette avaleuse de lombrics. En entrant dans ma voiture, juste après l’avoir posée sur le siège avant côté passager, je la surprends à me faire un clin d’œil.
– Tu aurais pu prendre le coq par la même occasion, il est très sympa… tu manques une affaire. – L’affaire c’est surtout toi qui la ferais… Vicieuse ! – Ceci dit, tu sais je le prendrais pas pour son cerveau. – Ni pour sa crête… ça, j’ai bien compris, c’est pour ça que je te le répète… Vicieuse ! – Tu me mets pas la ceinture ? – C’est pas nécessaire pour une poule. – La vie d’une poule vaut bien celle de quelqu’un d’autre… Qu’est-ce que tu veux ? Que je me scrache contre le pare-brise au premier coup de frein ? – Bof ! C’est pas les volailles qui manquent. Y en a plein les supermarchés.
Sur ces paroles j’entends un pchiiittt, suivi d’une odeur nauséabonde.
– Qu’est-ce que t’as fait ?
Ne me répondant pas je la pousse d’un revers de main.
– Tu m’as cagué sur le fauteuil ? Recommence jamais ça si tu veux pas finir mélangée à des poivrons.
J’entends un second pchiiittt…
– J’y peux rien ! me cocotte-t-elle. Chaque fois qu’on me contrarie, c’est pareil, c’est plus fort que moi, il faut que je chiotte.
Je ne cherche plus à comprendre, je préfère lui passer la ceinture de sécurité avant que ma bagnole ressemble à une fosse septique.
– Bon ! On y va, on reparlera de tout ça à la maison.
Dans l’habitacle du véhicule qui me ramène au bercail, l’atmosphère s’alourdit. Je sens bien qu’elle me surveille de son œil gauche, toujours le même… Il faudra quand même que je vérifie un jour si elle a bien l’autre œil sur sa face cachée. Son demi-regard est fixe, inquiétant, qu’est-ce qu’elle a derrière la crête ? ai-je bien fait de l’extirper de son triste sort ? Elle ne bouge plus, attentive à mes moindres mouvements. Quel sale coup prépare-t-elle ? J’ai beau essayer de regarder ailleurs, mais rien n’y fait, j’y reviens de longue. N’en pouvant plus je me tourne brusquement vers elle en hurlant.
– Qu’est-ce que t’as à m’espionner comme ça ?
Obsédé par ma passagère je ne vois pas le feu rouge. Je freine brutalement, mais c’est trop tard. Je me retrouve arrêté en plein milieu du carrefour. Un agent s’approche. Je descends ma vitre.
– Vos papiers… vous allez où comme ça ? – Je rentre chez moi à Pierrevert. – Y a pas de feux rouges à Pierrevert, ils sont tous verts ? – Excusez-moi, monsieur l’agent, mais j’ai pas fait exprès. – Hé bé moi non plus, je vous mets l’amende par inadvertance.
Il s’approche de la fenêtre pour me tendre le papier quand il voit ma copine la chieuse.
– Qu’est-ce que c’est ça ? – Une poule ! – Je vois bien ! Mais qu’est-ce qu’elle fout là… Et en plus vous lui avez mis la ceinture, c’est n’importe quoi ! – Voui c’est elle, comment vous avez deviné ? – Vous foutez pas de moi ! Je ne vous le conseille pas. – Non, non ! Mais c’est elle qui m’a demandé de l’attacher. – Vous voulez que je vous en mette une autre pour outrage à agent ? – Euh non… non… C’est-à-dire que, que c’est un peu compliqué… – Mettez-la dans le coffre, ça ira très bien. – Elle risque de s’étouffer. – Hé bé ! Comme ça elle sera prête pour la poule au pot.
Ce qui devait arriver arriva, un pchiiitt retentit.
– Vous voyez monsieur l’agent dès qu’on la contrarie, elle chiotte. – Elle chiotte ???… Et elle schlingue en plus… Filez, filez que je veux plus vous voir, j’en peux plus de vous.
Le policier se recule en posant le revers de sa main devant son nez, avec l’expression dégoûtée d’un gamin qui aurait avalé par mégarde une fourchetée de carottes râpées.
– Bonne mère ! J’en ai vu des hurluberlus, mais celui-là il a décroché le pompon de chez Pomponnette.
Furieux je me tourne vers Nimportekoi.
– T’es contente de toi ? – Mais j’ai rien fait ! – Si !… Tu prépares un mauvais coup, je le vois dans ton œil. – Lequel ? – Le gauche ! – Alors non ! Là je me servais du droit, je regardais passer les arbres. – Menteuse ! – C’est pas ma faute si le bon Dieu m’a fait un œil de chaque côté. – Oui, mais il aurait pu dire à Noé de vous oublier sur la berge… Vous, les moustiques et les sangsues. Et pas de chiotte ou je te jette par la fenêtre.
Après avoir garé ma voiture le long de l’immeuble, je prends la galline dans mon bras gauche pour la monter dans mon appartement. Sitôt rentré, je me dirige illico vers la cuisine pour y chercher un sachet en plastique. Je l’étale consciencieusement sur le canapé du salon avant d’y déposer mon acquisition.
– Tu vas pas m’asseoir là-dessus ? – Hé pardi ! – Mais c’est froid ! – Pauvre chochotte ! C’est peut-être froid, mais c’est étanche… Je te rappelle que t’as le popotin un tantinet susceptible… Je vais me faire des nouilles au beurre, ça te va ? – T’aurais pas plutôt du blé ? – Non ! – Tu devrais. – Excuse-moi, mais dans les magasins humains, on vend des poulets, mais pas de blé.
Pchiiittt !
– Tu vois que j’ai bien fait de mettre le plastique ? – Tu me contraries aussi… Et un peu de maïs concassé ? – Si tu savais ce que tu me concasses toi… c’est pas les nouilles, mais ça y ressemble ! Alors ?… C’est des nouilles ou rien du tout. – Allons-y pour les nouilles.
Le repas terminé, je pose le boîtier de commande sur le canapé avant d’aller me coucher. Il n’y avait pas une heure que je m’étais endormi qu’un bruit infernal me fait sursauter. La télévision est allumée avec le son à fond. En m’approchant, j’aperçois ma volaille avec sa patte posée sur la télécommande. Je hurle de colère.
– Ça va pas mieux non ! De me réveiller en pleine nuit. – C’est pas moi ! – T’as ton ergot posé sur la télécommande et tu dis que c’est pas toi, tu me prends pour un couillon c’est pas vrai ça… Tu le vois où il est ton ongle ou tu le vois pas ? – Ah alors ! C’est involontaire. – Involontaire ! Non, mais t’as décidé de me pourrir la vie… D’ailleurs je l’ai bien vu dans la bagnole, avec tes airs de sainte-nitouche. – Mais non ! Je te dis que je l’ai pas fait exprès, va te recoucher, va !
Je suis tellement hors de moi que je crie de plus en plus fort.
– Je ne vais me recoucher que si tu viens dormir au pied du lit.
Mes engueulades sont interrompues par le ding-dong de la porte d’entrée. Deux agents de police se présentent.
– Bonsoir ! – Ça fait deux heures que le son de votre téléviseur est à fond. – Euh !… Oui. – Alors, allez le baisser maintenant.
C’est vrai que dans ma colère j’avais oublié. Une fois le volume sonore en sourdine, je reviens vers les policiers.
– On va vous dresser un procès-verbal pour tapage nocturne. – Mais c’est pas moi, c’est ma poule. – Alors, faites venir votre femme. – Qué femme ? Y a pas de femme, je vous dis que c’est ma poule.
Les deux policiers se regardent, surpris.
– Elle est où alors ! – Sur le fauteuil elle joue avec la télécommande.
Les agents se dévisagent de nouveau, de plus en plus perplexes. Ils ne savent pas comment ils doivent le prendre.
– On peut la voir ? – Approchez-vous ! Vous allez voir que je raconte pas de couillonnades.
En effet, la volaille est assise, la tête enfouie sous son aile près de l’objet du crime.
– Vous voyez ! Elle fait comme si elle n’y était pour rien. C’est une vicieuse cette galline je vous dis. – On voit, on voit !… Écoutez, on ne vous met pas d’amende pour ce coup-ci à une seule condition… – Ouais ! Laquelle ? – Que vous preniez deux Lexomil ou un calmant quelconque et que vous alliez vous coucher de suite, mais surtout ne traînez pas. Demain vous vous sentirez mieux, beaucoup mieux. – Et si j’ai un conseil à vous donner, rajoute ironiquement le second agent, la prochaine fois, prenez un chat, ça ronronne, c’est beaucoup plus reposant. – Mais je le sais ! Faut pas me prendre pour un calus. J’ai adopté cette poule uniquement à cause de son intelligence exceptionnelle… C’est tout. – C’est ça, c’est ça ! reprend le premier agent. Faites comme je vous ai dit, hein ! Vous avez certainement eu une journée pénible, très éprouvante… – Ça, c’est sûr ! Comment vous l’avez deviné ? – Y a des signes qui ne trompent pas.
Je referme la porte derrière eux avant d’aller me recoucher. En me recouvrant le corps de ma couette, je réalise quand même que je n’aurais pas dû crier aussi fort. Je pensais être tranquille pour le reste de la nuit quand tout à coup le vacarme reprend de plus belle. Je me lève furieux, oubliant mes bonnes résolutions de tout à l’heure.
– Putain d’Adèle ! Mais je vais te passer au hachoir sans même te plumer, toi…
Pchiiittt !
– Tu vas te retrouver en quenelle sans comprendre ce qu’il t’arrive…
Pchiiittt !
– Une cocotte chieuse dans une cocotte-minute, ça te va ça ?
Pchiiittt !
– Et après…
On sonne de nouveau à la porte. Ce sont les deux mêmes agents, mais accompagnés ce coup-ci de deux hommes tout de blanc vêtus.
– On est revenus avec deux amis, ils sont très sympas, vous allez voir. – Ah c’est gentil !
Un des deux hommes en blanc s’approche de moi, un large sourire aux lèvres.
– Alors Lucien !… C’est bien ça, vous vous appelez Lucien ? – Ben oui ! Depuis ma naissance.
Ma réponse le fait sourire. C’est vrai que je suis doué pour le comique.
– Tenez, on vous a apporté une chemise.
Puis il m’enfile gentiment l’habit… que je trouve beau, c’est pas la question. Mais sans vouloir les vexer, il avait un défaut, il n’avait pas les trous au bout des manches. Ils m’ont attrapé délicatement par les bras pour la petite balade. Avant de sortir, je me tourne une dernière fois vers ma poule, qui me regarde, cachée sous le buffet du salon. Elle a pour moi une parole réconfortante.
– T’en fais pas Lucien. Ils vont être super avec toi là-bas. Ils t’ont préparé une belle cage toute blanche, toute capitonnée.
Alors un conseil, si un jour vous croisez une poule qui vous parle, ne prêtez pas attention, laissez le fermier faire son travail.
Lubrano Lucien
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