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Fantastique/Merveilleux
Louis : Le pont Alessi
 Publié le 04/09/23  -  14 commentaires  -  32090 caractères  -  257 lectures    Autres textes du même auteur

Un récit qui n’entre dans aucune des catégories proposées sur Oniris. Plus proche, peut-être, du courant littéraire appelé « réalisme magique », que du merveilleux et fantastique.


Le pont Alessi


Tout le jour, il avait marché, d’un pas lent et léger, le long des chemins oubliés.


Sur les sentes et venelles, il avait cheminé.

Il évitait les grandes artères des villes et des cités, les veines nationales, et les veinules départementales, et toutes les nervures aussi qui ramifient jusqu’aux campagnes en un immense réseau des circulations, pour lui trop déconcertant.

Il préférait les réseaux capillaires où, avec égards et finesse saurait se diffuser, pensait-il, l’influx vital sur le corps de la terre.


Le plus souvent, il empruntait les sentes à peine apparentes, des chemins tout juste discernables tracés par le vent qui savait percer des couloirs dans les herbes folles, ou par quelque animal parmi les derniers survivants des bois et forêts qui savait fendre broussailles et fourrés, ou bien encore par les fantômes du passé, qui avaient su aux sentiers d’autrefois durement arpentés léguer les vestiges de leurs pas évanouis, muletiers, paysans ou bûcherons, tirant charrettes et fagots.


S’il goûtait la présence des arbres, s’il tendait la main pour caresser leur tronc, saluer les aulnes ou les alisiers, les charmes ou les sycomores, il aimait les minuscules plantes odorantes, les fleurs délaissées, et toutes ces herbes que l’on nomme « mauvaises » et qui poussent toujours au milieu des chemins en tous lieux et des ruelles, dans les entre-deux des pierres ou des pavés ; celles qui résistent quand on les piétine ; celles qui trouvent un passage dans les espaces les plus infimes, les anfractuosités les plus imperceptibles. Là où tout semble clos, obstrué par des barrages de pierre, de roche ou même de bitume, celles-là pourtant à l’habileté si grande capables toujours de trouver une issue vers la lumière.


Le minuscule chemin suivi par Léon, ce jour-là, débouchait sur un espace découvert : face à lui l’entrée d’un majestueux pont de pierre, et sur sa gauche une grand-route goudronnée qui menait vers une ville dont on apercevait au loin les immeubles élevés. Un petit panneau affichait le nom de l’ouvrage ancien, aux lettres rouges à moitié effacées : « Pont Alessi » ; un autre planté sur le bord de la voie claironnait en lettres bien visibles : « Bienvenue au pays de Métapontadine ».


Léon se réjouissait de franchir l’Alessi.

Il aimait ces chaussées et ponts qui s’élèvent dans les airs pour des traversées par-dessus les eaux, ou les vallées, toutes les dépressions de sol, de terrain ; appréciait qu'ils s’élancent par-dessus les entailles d’une terre déchirée, ravins ou abîmes qui la séparent d’elle-même.

Il admirait les œuvres de cet art qui donne aux pierres, ou à d’autres matériaux solides, le pouvoir de se tenir par-dessus le vide, et créer ainsi le lien d’une route nouvelle qui rassemble les territoires découpés et fissurés. Quelles merveilles, ces robustes ligatures, ponts et passerelles, qui recousent les déchirures, raccommodent les coupures, réunissent les bords disjoints ou les côtés dissociés !


Léon traversait donc avec joie ce pont qui enjambait une gorge profonde. Il semblait si engageant. Jusqu’à son nom. Et le tracé de son itinéraire d’une longue flânerie pouvait ainsi superbement se poursuivre.


Il pouvait continuer, comme il se le répétait souvent pour lui-même, à « promener sa vie ».


*


Sur le pont Alessi, passaient les gens sous des parapluies.

Tout dégingandé, dans son jean si peu serré vraiment trop grand, et vraiment trop usé, et sa fatigue si grande de sa longue journée de marche vraiment trop longue, Léon, ébahi, ouvrit de grands yeux et sourit quand les parapluies, avec le vent qui se levait, se changèrent en oiseaux de paradis.


Léon poursuivait ainsi, enjoué, rêveur, la ligne humble et délicate qu’il voulait tracer dans sa vie en marche, sans pourtant savoir où elle pouvait le mener.


Une musique approchait ; devant lui, elle venait crescendo à travers la pluie. Gonflant son corps retentissant, elle fanfaronnait, volume croissant d'une baudruche sonore aux pas cadencés, elle s'avançait sur la peau tendue des tambourins en fla et ra, et ra et fla, à sa tête une crécelle et des sifflets, à longueur de bras les trombones à coulisse, les gros tubas voisins des petits concertinas, et sa bedaine de bassons et d’hélicons arborant d’ombiliqués et sonores pavillons.


Elle présentait un corps pompeux, et un fier visage d’harmoniques ; son cœur battait, exalté.

Mais il sourit, Léon, quand la musique toute proche l'enveloppa, l'absorba tout entier, et ce fut un grand cirque d'émotions.

Il posa ses mains sur le parapet, long muret de granit, souffla profondément et contempla le paysage quand le silence se fut fait.

Au fond du vallon, l’eau coulait une mélodie douce et tranquille, sans éclats, sans mugissements ; elle charriait languissante des plaques fluides et visqueuses de couleur rouille ; ses flots paraissaient anémiés comme usés par le temps ; oh ! le cours d’eau corrodé semblant mimer les premières teintes du crépuscule, quand il ne s’agissait que des miasmes d’une rivière malade, et les versants à son chevet, encore boisés, encore verts, ne parvenaient pas à lui rendre la limpidité d’une grande santé, la vigueur d’une jeunesse renouvelée.


L’euphorie d’un moment évanouie, Léon, mélancolique, s'approcha de la rive située de l’autre côté du pont, par-delà le vide qui sépare les terres ; mais un groupe d'hommes, tenue militaire, mine dure et sévère, lui barra le passage.

On lui demanda un visa, le règlement d'un octroi, et l’anneau vert réglementaire ; et puis encore on exigea un laissez-passer et le bracelet d'argent gravé du poinçon de la ville-capitale ; il fut prévenu, il ne passerait pas sans passavant.


— Je n'ai rien que moi-même, avait-il répondu innocemment.


Un moustachu ventripotent plastronna, mit en avant sa superbe, sa distinctive supériorité dans le groupe des hommes armés :


— Moi, gardien en chef du pont, déclara-t-il sous son béret assorti à son habit impeccable de major ; moi, gardien de génération en génération depuis Horatius Coclès, mon illustre ancêtre, j'ai pour point d'honneur de ne laisser passer que les honnêtes gens, ceux qui ont l'âme pure et qui agréent à notre vénéré pontife ; j'ai pour devoir de faire barrière à tous les envahisseurs, à tous ceux qui nous changent et nous altèrent, ceux qui s'installent sans autorisation, effrontément, chez nous ; je ferme le passage aux indigents, aux vagabonds, aux miséreux, tous les hors-la-loi, et toi, traîne-misère, tu ne passeras pas.

— Je ne veux pas m'installer, protesta timidement Léon, je veux juste passer, juste aller plus loin par-là, du côté des coteaux et des bois, et encore un peu plus loin au-delà, et…

— Tu ne passeras pas, cria le fier descendant d'Horatius. Le pont pourra s'écrouler, mais nos ennemis ne le franchiront pas.


Léon se détourna des grilles dressées, s’écarta, contrarié, alors que le ciel se fronçait de crépuscule, et que la fine pluie avait cessé de tremper son vieux chapeau.

Non, il ne comprenait pas qu’on lui interdît de poursuivre son chemin.

C’était son œuvre de marcher sur les lignes encore préservées sur les bords du monde, d’inventer des trajectoires nouvelles, des parcours inédits. Et voilà qu’on lui refusait de passer. Il n'était donc rien, sinon un ennemi, un mal repoussant, un « traîne-misère » ! Lui, si riche par tant de chemins.


*


Il aperçut un homme à ses côtés qui, d’un pas légèrement claudiquant, avançait de cette allure lente quand les pensées et les rêveries descendent dans les talons.

D’une voix rocailleuse, roulant les r, il s’adressa à Léon :


— Toujours des frontières ; partout des barrières… quel monde arriéré… Foutu monde.


Tous deux s’attardaient sur le pont, adossés au garde-fou.

Léon demeurait silencieux et pensif.


Des roulements sourds, des grondements, accompagnés de vibrations dans l’air du soir le firent sortir de ses pensées attristées. Ce n’étaient pas les moteurs d’autos ou de camions, la circulation avait été coupée sur le pont, et depuis son arrivée il n’avait croisé aucun véhicule. Ce qu’il entendait se rapprochait, venait à leur rencontre, serait bientôt tout proche bruyamment, tout en tintamarre, en vacarme prodigieux, en cacophonie effrayante.

Il se retourna, remarqua que les barrières avaient été levées, que les gardiens s’étaient écartés pour laisser passer une étrange et tapageuse procession.


Aux mains, des flambeaux et des torches en grand nombre d’où s’élevaient des flammes agressives cherchant à mordre toutes les ombres du soir, à griffer le ciel, et se répandre en myriade d’étincelles coléreuses et offensives.

Des flamboiements à bout de bras, au-dessus des têtes en rangées désordonnées, suivis des peaux vibrantes de grands tambours où s’effondraient avec force et fracas de lourdes mailloches. Aucun rythme perceptible, juste un barouf du diable à faire fuir toute oreille sensible ; juste des grondements terribles à effrayer tout vivant comme signes annonciateurs de l’imminence d’un cataclysme.

Léon, impressionné, se boucha les oreilles à leur approche. Son voisin, lui, demeurait impassible.

Alors déferla une meute de formes effrayantes et chimériques : échappés de leurs fontaines, de leurs linteaux ou de leurs clefs de voûte, des mascarons hideux auxquels se mêlaient les gargouilles parmi les plus monstrueuses descendues de leurs cloîtres ou de leurs cathédrales. Défilaient des cauchemars de carton-pâte : bêtes prêtes à bondir, yeux exorbités, gueules pleines de dents féroces, bouilles d’enfer.

C’était un carnaval des monstruosités, sans puérilités halloweeniennes.

Rien de festif dans ce défilé où le grotesque le disputait à l’horrible, et le barouf au tohu-bohu. Une atmosphère solennelle et grave accompagnait les masques et les chimères.

Et encore tonitruaient les cymbales, qui éclaboussaient le soir par d’étranges lueurs quand elles se frottaient ou se frappaient l’une contre l’autre sur leur étain, leur bronze ou leur laiton. Et des casseroles aussi et des poêlons encore, tous levés vers le ciel, recevaient les coups de longues cuillères en bois, et leurs cliquetis mêlaient fritures, grésillements et crépitations, pareils aux stridulations de monstrueux insectes ; ou semblables au vacarme des cuisines du diable.

Clôturait le cortège, fixé sur le plateau d’une remorque tirée par un tracteur, appuyé sur un socle métallique, un énorme gong, un disque géant, sur lequel s’abattait à intervalles réguliers un lourd maillet.

Des lampions sur le plateau produisaient de fantastiques scintillements sur l’argent et le métal bronzé de l’instrument.

Léon eut l’impression qu’on transportait une lune pleine sur un plateau de bois, et que l’on faisait sonner un astre décroché du ciel pour alarmer tous les trotteurs de la Voie lactée.


À la sortie du pont, le cortège tourna à droite, vers la cité, la ville et ses immeubles élevés.


— Ridicules… dérisoires… peurs… peurs… effets de la peur, désarticula l’homme dont la parole boitillait autant que sa marche clopinait.


Léon décida de reprendre le chemin par où il était venu, à la recherche d'un refuge pour la nuit, mais des herses là aussi avaient été installées à l’extrémité du pont, immédiatement après le passage du gong.


— On ne passe plus à cette heure-ci, déclarèrent des policiers armés jusqu’aux yeux. Stop. Couvre-feu.

— Un couvre-feu ?

— Raisons de sécurité, expliqua un policier.

— Je ne veux pas aller dans votre contrée, protesta de nouveau Léon, juste prendre le petit chemin sur le côté.

— Arrière ! hurla le gardien armé. Le règlement est strict. On ne passe pas. Tu ne serais pas un agent du Mal, toi ? Un terroriste ? Un suppôt de l’Horizon noir ?


L’homme claudiquant fut lui aussi refoulé par les hommes en armes. Lui comme Léon ne pouvaient quitter le pont ni d’un côté ni de l’autre. Deux prisonniers, étaient-ils, sur ce lieu de passage. Deux passants qui ne pouvaient passer.


*


Une silhouette s’approchait. Elle n’avait pas d’anneau réglementaire, mais un anneau doré qui projetait une lueur de colère lui perçait une narine.

Des cheveux courts orangés et quelques mèches en vert, un visage de profil, une jeunesse féminine, des bras nus tatoués de lignes qui s’enroulaient en élégantes arabesques, une épaule où se lovait discrètement un dragon enfoui dans la peau juvénile, se précipitaient, dépassant Léon et son compagnon, vers la sortie du pont où vertement on lui signifia le couvre-feu.

Elle hurla, injuria, vociféra, et la tempête se mua en averse de larmes. Léon s’approcha, par un geste affectueux voulut poser la main sur son épaule, mais la jeune fille cria, furieuse : « Ne me touche pas. »

Léon s’éloigna, sans insister. Il avait remarqué en elle, pourtant, des yeux tatoués de tendresse, des lignes pures dans le regard, et des reflets d’innocence candide.

Au milieu du pont, à mi-chemin entre deux rangées de barrières, entre deux groupes militaires, une main sur le parapet, il contempla le paysage qui se noyait dans la nuit, leva la tête pour mieux entendre le chant libre des oiseaux, imagina le passage d’oies toutes blanches, des oies sauvages en grands voiliers qui naviguent sur une mer d’obscurité.

L’homme claudiquant vint le rejoindre. Tous deux s’adossèrent contre le garde-fou, s’accroupirent quelques instants puis s’installèrent, fesses sur le sol encore humide.

Plus que de coutume, les r roulèrent dans sa bouche, lorsque l’homme murmura :


— Cette nuit, c’est sûr, nous ne dormirons pas sous les ponts, mais dessus… dessus le pont Alessi.

— Mais pourquoi un couvre-feu, demanda Léon, vous le savez ?


L’homme se gratta un moment la barbe, qu’il portait noire et drue, avant de répondre :


— Dans cette contrée règne la peur… terrifiés, ils sont, ces gens-là… affolés par ce qu’ils appellent le Mal… ou le Monstre. Ils croient l’avoir vu… vu de leurs yeux vu… Ils racontent. Plein d’histoires, ils racontent. À dormir debout sur un pont à la belle étoile… Mais, c’est vrai, il faut le reconnaître, leur situation est difficile.

— Des histoires ! Mais quelles histoires ?

— L’un vous dira qu’il a vu une bête, ou un démon échappé d’un film d’horreur ; qu’il l’a vu, sûr, certain, boire de l'essence aux pompes des distributeurs, cul sec ; il place le pistolet dans sa gueule et il avale des litres et des litres. Il vide toute la réserve, sans en laisser une goutte. Diesel ou sans-plomb, il aime tous les carburants, et il n'est même pas soûl, il fait le plein et il est même pas plein, il en a jamais assez. Un monstre, ils racontent, qui carbure à l’essence, et la nuit met à sec toutes les pompes.

L’approvisionnement est devenu difficile dans le pays Métapontadine, c’est vrai, et le carburant manque, la circulation se réduit, une part de plus en plus grande de la population doit se mettre à la marche ou rouler à bicyclette.

Voyez-vous, ils racontent des histoires. Et ils en ajoutent sans cesse de nouvelles, ils vous diront que la Bête, elle est insaisissable, et l’un vous dira qu’il a sorti son fusil, a tiré dans sa direction, a épuisé toutes ses munitions sans réussir à l’atteindre, sans parvenir à le tuer ce Monstre, et rien n’y fait, il sait parer à tout, insensible aux fusils comme aux canons.

On vous dira qu’il ressemble à un horizon, et souvent on l’appelle aussi comme ça : « l’Horizon noir ». Parce qu’à mesure qu’on tente de s’approcher de lui, il paraît toujours aussi loin. Toujours à distance. Personne ne prétend l’avoir approché. Toujours il est aperçu de loin.

— Moi, j’aime l’horizon. Quand j’étais enfant, je voulais voir ce qui se cache derrière. Je m’en souviens. Mais depuis j’ai compris : derrière l’horizon il n’y a rien ; tout arrive devant, il n’a pas d’au-delà, mais il crée à chaque pas un toujours lointain, laisse toujours une distance ; il n’est pas une barrière, lui, tout le contraire, il est l’infini de nos pas, la possibilité infinie des lignes nouvelles et des chemins nouveaux à tracer. C’est par lui qu’il y a du devant, sans jamais de derrière, sans jamais d’après, tout le temps qu’on est vivant.

— Mais « l’Horizon noir », reprit vivement l’homme des r qui roulent sur toutes les pentes du langage, il produit du fini, il finit toutes les ressources de la contrée. Les autorités là-bas ont décidé de rationner l’électricité. On raconte encore que c’est par la faute de la Bête, que c’est à cause de l’Horizon noir, que partout où il passe les lignes électriques grillent, fondent, ou se brisent.

On dit encore que le démon ressemble à une grosse masse sombre, une grosse boule noire qui s’enroule dans les rues, entre les maisons, et même sur les murs des immeubles, l’un raconte l’avoir vu rouler, se moquant de la gravité, jusqu’au sommet d’un gratte-ciel.

D’autres prétendent l’avoir vu se déplacer, plutôt se propager comme une tache de liquide sombre sur un buvard, poussant ses bords, élargissant sa ligne de noir horizon ; ou s’étalant comme une marée, une marée noire.

Le Démon se répand et les coupures d’électricité se produisent de plus en plus souvent. Et le carburant s’épuise. Et tout vient à manquer.

Rien n’arrête l’Horizon noir.


La jeune fille se redressa brusquement, s’approcha des deux hommes, et s’écria, toujours en sanglotant, entre ses lèvres maquillées de rouge en dégradé, carmin au centre, foncé aux commissures jusqu’au noir :


— C’est pour ça qu’elle me répond pas. Elle peut pas recharger son téléphone portable. Il ne capte pas. Et moi maintenant j’ai pas de réseau, et à peine de batterie. Qu’est-ce qu’on va faire, là, coincés sur ce pont ?


Quelques instants s’écoulèrent, et elle s’approcha encore, puis vint s’asseoir près d’eux, utilisant en guise de siège la sacoche qu’elle avait portée en bandoulière.


— Ma copine là-bas, que je dois rejoindre, elle ne m’a pas dit tout ça. Elle ne m’a pas parlé de démon et d’Horizon noir. Elle m’a juste dit que la situation est difficile et qu’un microclimat s’est installé dans leur région ; que la chaleur est de plus en plus élevée, parfois étouffante, mais heureusement, elle habite une banlieue où l’on respire un peu. Elle m’a dit qu’il faudra marcher, qu’il y a un problème avec les transports en commun, mais que l’on trouve encore, avec un peu de chance, des bus qui roulent, et même des trams qui circulent. Et maintenant, elle ne répond plus.


Les bras autour de ses genoux relevés, elle demeurait tête basse.


— Quelles tristes histoires on raconte de ce côté, dit Léon. Mais de l’autre côté, est-ce que la situation est la même ?

— Rien à voir, répondit l’homme aux r roulants. Chez les Estrapontins, la situation est très différente. Ils ne manquent de rien. Mais eux aussi ont peur. Ces gens-là, ils racontent avoir vu passer des ombres, des formes noires inquiétantes, et non seulement les températures les font de plus en plus transpirer, mais aussi de peur ils suent de tous leurs pores, alors ils se sentent menacés, et veulent être protégés.


Léon se recroquevilla, et adopta la même posture que sa jeune voisine.

Des images de boules sombres pleines d’énergie, avaleuses de pétrole, croqueuses de lignes électriques, tourmentaient son esprit.

Quand elles cessèrent de le hanter, il se laissa glisser dans une rêverie.

Sur un étroit muret de pierre, qui se prolongeait loin à perte de vue, il marchait en équilibre, à la main un brin de rien, un épi de fléole, il avançait à petits pas de songes, et puis le vent se mit à souffler en tournoyant, et ses rafales le poussaient, ses bourrasques le bousculaient, ses trombes le secouaient, et maintenant sur le chemin de pierre il se hâtait entre deux océans de brume, d’où émergeaient parfois des pics montagneux enneigés, des îlots parfois de vertes prairies, de douces collines où des enfants joueurs dévalaient les pentes allongés dans les herbes tendres et fraîches, des enfants gais et rieurs, qui tournaient, tournoyaient sur eux-mêmes, emportant dans leurs tourbillons des lueurs d’étoiles et des éclats de lune, et lui désormais courait si vite à n’être bientôt plus qu’un souffle, pendant que perçaient encore d’entre les nébulosités des bouts de terres, continents éclatés en miettes de mondes, jonchés de débris d’immeubles effondrés, et au long de sa course n’apparaissaient plus qu’encadrements de fenêtres vides sur quelques pans de murs épargnés, pyramides de carcasses qui furent des automobiles, empilées, sculptées, arrangées par un César cyclopéen ressuscité ; et des enseignes de vinyle croisées, entassées aux noms des commerces et supermarchés disparus.

Puis une voix se fit entendre, de la bouche fleurie d’une petite plante des champs, émergée des fluctuations brumeuses.

Elle sortit Léon de sa rêverie.

Féminine, toute proche, elle questionnait :


— Vous n’avez pas faim ? Pas soif ? Moi, si, et la nuit va être longue.


La jeune fille aux cheveux verdoyants proposa à ses deux compagnons des barres sucrées, chocolatées, hyper-protéinées, dont tout un assortiment remplissait une pochette de sa sacoche. Les deux hommes poliment refusèrent.


— Vous auriez de quoi boire, demanda-t-elle, après avoir lentement avalé quelques sucreries.


Léon sortit de son sac une gourde en terre cuite :


— J’ai de l’eau, fraîche et pure ; de l’eau d’une fontaine d’un petit bourg que j’ai croisé dans la journée.


Il ôta aussi de son havresac un quignon de pain, qu’il accompagna d’un morceau de fromage très sec. Une proposition de partage, mais ni l’homme ni la jeune femme n’acceptèrent. « Pas faim, merci », grommela l’homme des r, qui tira sur une cigarette. Il fumait silencieusement, son regard fixait l’obscurité devant lui, avec acuité, comme s’il voulait transpercer les masses sombres qui s’étaient abattues sur le pont, et toute l’épaisseur du voile de la nuit.

Tous trois somnolaient, dos contre le parapet.

Du côté des barrières, les gardiens avaient cessé de bardasser. Le ciel depuis longtemps avait retenu dans ses nuages passagers l’eau destinée à la pluie. Régnait une légère humidité, qu’accompagnait un peu de fraîcheur.

Tard dans la nuit, Léon perçut, malgré son esprit brouillé par les pesanteurs du sommeil et de la fatigue, et par le flux des images oniriques fugitives qui s’imposaient à sa semi-conscience, les mouvements furtifs, les déplacements silencieux, qui remuèrent les ténèbres et troublèrent le calme nocturne.

Il sentit la jeune fille se lever, se diriger du côté du barrage vers Métapontadine, il devina qu’elle voulait tromper la vigilance des gardiens, qu’elle espérait passer subrepticement entre les barrières dressées, à la faveur d’un assoupissement général dû à l’heure tardive ; il entendit les grommellements des surveillants encore aux aguets ; il réalisa que la jeune femme était venue reprendre place près de lui ; il éprouva la douce chaleur d’une tête triste et déçue qui s’appuya sur son épaule.

Plus tard dans la nuit, il lui sembla qu’une ombre avait glissé devant lui, l’avait presque frôlé, un homme, une femme, il ne pouvait en être sûr, mais la démarche semblait féminine, elle venait de Métapontadine, l’avait-on laissée passer ? avait-elle échappé à l’attention vacillante de gardiens ensommeillés ?

Il eut l’impression, dans la faible part d’éveil qui se dégageait de sa torpeur, que l’ombre avait enjambé le parapet, qu’elle avait un peu hésité, puis s’était abandonnée aux ténèbres profondes du vide par-delà le pont.

Il se leva, bouscula un peu la jeune fille appuyée contre lui, qui n’avait plus bougé, courut le long du garde-fou, scrutant l’obscurité en contrebas sans rien distinguer. Il interrogea l’un des gardiens du pays estrapontin, au plus proche d’où il lui sembla que l’ombre avait sauté :


— Avez-vous laissé passer une personne, il y a quelques instants ?


Pour toute réponse, une voix maugréa :


— Rien vu.

— Je crois qu’une personne est tombée du pont, s’exclama alors Léon. Il faut mener des recherches. Il faut la sauver.

— Vous emballez pas. On ne peut rien faire. Et les consignes sont strictes, on ne doit sous aucun prétexte quitter notre poste de contrôle. Peut-être même que ce que vous avez vu, ça n’est qu’une illusion.

— Il faut vérifier, renchérit Léon.

— Éloignez-vous, c’est pas dans nos moyens, ni dans nos attributions, répliqua le gardien, d’un ton ferme, en clôture de toute discussion.

— Mais…


Léon comprit qu’il ne pouvait pas insister, alors que la sentinelle avait saisi son fusil, pour ultime réponse.

Il tenta une nouvelle fois de percer l’obscurité du monde d’en bas, penchant son corps au plus loin qu’il le pouvait par-dessus le parapet, mais en vain. Il regagna sa place près des deux autres, et s’imagina, en ce moment de la nuit, constituer en leur compagnie un trio de naufragés sur un pont-île, qu’il prononça en lui-même d’un seul mot : un pontîle ; tous trois naufragés sur une incroyable contradiction ; tous trois dans l’impasse d’un passage.

Un pontîle, et lui, cet homme roulant les r, qu’il décide à ce moment d’appeler : « Hermann », et cette jeune fille, qui doit se nommer : « Amélia », selon son imagination.


*


À l’aube frissonnante, le ciel inaugurait un jour nuageux, et un pont désert entre deux clôtures à chaque bord.

Les muscles s’éveillaient endoloris par l’inconfort, s’étiraient douloureusement, pendant que les consciences se délivraient avec peine de la fatigue et des brumes du sommeil.

Les yeux pourtant s’écarquillèrent quand, de leurs pas chaloupés, blatérant comme énergumène, deux dromadaires traversèrent le pont, tel un songe, de l’Estra vers Méta.

Les barrières s’ouvrirent, on laissa passer les bêtes insolites.


— Vous avez vu ? demanda Léon à ses compagnons.

— Les dromadaires passent, et pas de caravanes. Y a pas de méharis, répondit Hermann.

— Des dromadaires ! s’exclama Amélia. Bientôt le désert.


Tous trois se dirigèrent du côté de Métapontadine, espérant la fin du couvre-feu et une liberté de mouvement retrouvée.

Quelle déception ! On les avisa d’une prolongation par les autorités des mesures de sécurité.

Mais on consentit, avec réticence, à leur donner quelques explications.

La nuit avait été très tourmentée. L’Horizon noir avait sévi durement, plus que jamais. Tout le pays était en alerte maximale. Non, ils ne passeraient pas.

Ils allaient devoir attendre encore, prisonniers d’une voie sans issue, naufragés sans secours sur pontîle.

À leur demande renouvelée du côté d’Estra, on leur opposa fermement un refus : ils n’avaient pas de visa, pas d’anneau vert, pas de sauf-conduit.

La jeune fille resta étonnamment calme, cette fois, quand on les empêcha de passer. Elle demeurait muette, et comme indifférente aux événements.

Appuyés tous trois sur le parapet, ils jetaient un regard d’un côté et de l’autre, de Méta à Estra, désolés et hagards.

Une effervescence grandissante gagnait de chaque côté les rangs des gardiens, de plus en plus nombreux, attroupés, de plus en plus lourdement armés.


— Ont-ils si peur de nous ? ricana Hermann. Dangereux, nous sommes ?


Apparut tout à coup un animal, c’était un chien, qui venait du côté Méta, et se dirigeait vers Estra.

Un chien fou ! De petite taille, aux poils ras, il se comportait comme une bête de cirque, se levait sur ses deux pattes arrière, faisait le beau, effectuait une ribambelle de culbutes et pirouettes, toute une variété de cabrioles et mille facéties surprenantes.

Sous ses yeux pétillants de malice, les babines retroussées donnaient l’impression qu’il arborait un sourire moqueur.

Ainsi il traversa, gai et folâtre, toute la longueur du pont et disparut derrière les clôtures qui s’entrouvrirent juste pour lui.


Hermann tenta de dialoguer avec les gardiens du côté Métapontadine, alors qu’on devinait, sur la route à droite qui menait vers la ville, un alignement de plus en plus long de camions militaires.

Il apprit que tout le pays vivait dans une situation chaotique, que l’énergie électrique manquait ; la plupart des appareils : climatiseurs, distributeurs de billets, caisses des magasins à moitié-vides, s’avéraient défaillants.

L’électricité s’était comme dissipée dans le ciel en rayonnements bleutés ; le courant ne passait plus, semblait ne plus vouloir circuler dans les fils qui lui sont destinés, s’évadait des conduits filaires, comme affolé, pour aller se cacher au-dessus des nuages, et se mêler, rayonnant, à la voûte céleste.

On voulait voler leur électricité, et leur essence, et toute leur énergie, toute leur économie, toute leur vie. La colère et la révolte grondaient dans la population.

Nombreux parmi les habitants déclaraient avoir vu pendant la nuit rôder l’Horizon noir ; certains prétendaient qu’il venait de chez les Estrapontins, ces traîtres, dont la prétendue solidarité n’était qu’hypocrisie ; quelques-uns alléguaient même qu’il était une de leur créature, une créature produite en laboratoire pour détruire leur pays et s’emparer de leurs richesses, pour preuve il épargnait les habitants de l’autre rive.

Hermann roula plus encore les r pour déclarer à ses compagnons :


— Sur les deux rives, de chaque côté du pont, il règne une forte tension.


Allaient-ils assister à un conflit entre les pays aux bords du pont Alessi ?

Allaient-ils se retrouver au milieu d’une bataille, pris entre deux feux ?


En fin de matinée, ils virent apparaître une étonnante machine introduite sur le pont, côté Métapontadine.

Rhomboïdale bariolée, de la hauteur d’un homme, elle avançait sur deux roues, truffée de hallebardes, tournant sur elle-même, faisant pivoter crochets, fers de hache en bouts de hampes dont elle était hérissée, roncones aussi, espontons, vouges et piques, en alternance extirpés de son corps perforé puis fourrés dans ses flancs métalliques.

Surgie du côté Estrapontin, une machine semblable se présenta, mais en damier noir et blanc, montée sur chenille.

Les deux chevaliers mécaniques se faisaient face. Ils allaient sans doute s’affronter dans une joute terrible, un tournoi violent. Subitement, de leurs harnais surgirent deux sortes de longues lances, et, alors qu’ils étaient proches l’un de l’autre pour l’estocade, ce fut un rayon lumineux, une sorte de rayonnement laser qui s’échappa de l’extrémité des piques.

Un bruit sec, et les deux engins éventrés culbutèrent grotesquement de l’avant. Une petite fumée s’échappa des entrailles des preux chevaliers tous deux réduits en amas de ferraille.

Amélia sourit à ce spectacle, mais ses yeux aux paupières charbonneuses paraissaient humides.

Hermann, comme toujours, demeura impassible.

Comme toujours, Léon resta pensif.


*


Peu après la fin du piètre, de l’extravagant duel, quelques gardiens de Métapontadine hélèrent les trois naufragés et déclarèrent qu’ils avaient l’autorisation de franchir les barrières.

En chemin Hermann chuchota à Léon :


— Ne vous dirigez surtout pas vers la ville. Ils cherchent un bouc émissaire. Et vous pourriez bien être leur victime. Moi, j’ai quelques connaissances dans ce pays, je saurai m’en tirer.


Léon s’apprêtait à saluer Amélia, quand la jeune fille lui demanda sa destination :


— Je n’en ai pas de précise, avait-il répondu, je flâne, je promène ma vie ; parfois je suis les chemins oubliés, parfois je fais la route, j’invente de nouveaux itinéraires sur la terre dévastée.


Amélia implora Léon :


— Dites, laissez-moi vous accompagner, je ne sais pas vraiment où aller, mes parents m’ont chassée, ma copine est injoignable ; écoutez, je voudrais trouver une voie, je voudrais pour moi et pour le monde trouver les lignes d’une vie nouvelle. Dites, écoutez-moi, acceptez-moi.


Léon silencieux, elle insista :


— Écoutez : les gens sont devenus fous. Je ne veux pas devenir folle. Pas d’alignement, non je n’en veux pas ; mais des lignes à tracer comme des traits d’union ; et encore des ponts à traverser, des ponts, mais des ponts d’âme.

J’ai seulement parfois envie de rire, et plus souvent, c’est vrai, envie de pleurer ; mais je saurai être discrète, je ne perturberai pas votre solitude, je ne vous gênerai pas.

Donnez-moi juste un bout de chemin.

Dites, dites, laissez-moi vous accompagner…


 
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   Jemabi   
17/8/2023
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très aboutie
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Un beau texte, qui bénéficie d'une écriture aux nombreux accents poétiques et dont on sent qu'elle a demandé beaucoup de travail. En outre, je trouve l'idée principale du récit assez puissante, elle démontre sans peine l'absurdité des frontières et la haine entre les peuples qui en découle. Je la qualifierais de kafkaïenne, ce qui est dans mon esprit le plus grand des compliments. Je regrette simplement qu'avec un tel sujet, on ne débouche pas sur autre chose qu'un simple dénouement en demi-teinte. J'aurais espéré une espèce de morale à visée universelle, mais j'en demande peut-être trop. Bon, devant une nouvelle d'une telle qualité, je ne vais pas faire la fine bouche.

   jeanphi   
4/9/2023
trouve l'écriture
très aboutie
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aime bien
Bonjour,

L'auteur semble chercher un effet grandiose dans cette allégorie à forte imprécation d'absurde, le tout dépeint assez fidèlement les renforcements de l'individualisme, de l'ostracisme et de repli communautaire qui résultent de l'état de bouleversements actuel de l'humanité.
Je ne peux m'empêcher de discerner une forme d'individualisme dans la matière même de cet écrit, le globe-trotteur désintéressé, le vieux cultivant son inadaptation au monde, la jeune fille en éternelle vadrouille. Ce texte me fait l'effet d'un serpent qui se mord la queue de manière forte à propos.

   Malitorne   
5/9/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime un peu
Le style est digne d’un orfèvre, d’un perfectionniste des mots, mais de la même façon qu’un collier peut paraître trop éclatant car surchargé de bijoux, les phrases ici pèsent des tonnes, alourdies d’un vocabulaire emprunté : « sans puérilités halloweeniennes ». Il en ressort un effet clinquant, où l’on ne sait si c’est très beau ou excessif, tout dépendra des goûts. Il y a quelque chose de paradoxal quand même entre Léon, être simple qui se nourrit du vent, et une narration à ce point foisonnante et travaillée. Pour ma part, je considère que la manière d’écrire doit rester en adéquation avec le fond.
Nous avons ensuite trois personnages principaux. Un doux rêveur qui ne souhaite qu’arpenter le monde en paix ; un donneur d’explications ; une incarnation peu glorieuse de la jeunesse, colorée et percée, obnubilée par son portable. En opposition une masse haineuse, envahie par la peur ; peur indéfinie causée par un inconnu menaçant sur lequel sont projetés tous les maux de la terre.
À partir d’ici la démonstration m’apparaît confuse, difficile d’identifier les sources de la peur, mélange de pannes électriques et d’horizon noir. Finalement ça n’a pas d’importance si les intentions de l’auteur étaient juste de montrer la bunkérisation des sociétés confrontées aux changements angoissants du monde.
Le tout ne m’emballe pas beaucoup. Le style ampoulé, donc, le propos nébuleux, et cet aspect vaguement moralisateur, cette façon à travers le rêveur de se placer au-dessus de la mêlée. Voilà un individu éclairé, libre, qui se désole du peuple décérébré. Sûr, c’est plus facile de juger quand on n’a pas les mains dans le cambouis ! Je suis rétif à ces hauteurs de vue mais peut-être ai-je mal compris.
Demeure un épilogue qui amuse beaucoup mon esprit mal tourné. Je ne doute pas que ce brave Léon, qui n’est pas un con, répondra aux suppliques de la jeune femme et l’emmènera avec lui. Bien plus sympa de tracer la route en compagnie de l’autre sexe. Amour et eau fraîche...

   Pouet   
6/9/2023
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Slt,

ne serait-ce pas pas le pont "Allez y" juste pour ne pas y aller, pour ne pas voir (surtout ceux qui en "tombent" métaphoriquement ou non)... sans gage de retour ni d'avancée possible. Je ne sais pas si vous connaissez "Le veilleur de jour" de Jacques Abeille, mais Léon m'a un peu fait penser à ce voyageur sans attaches dans le début de ce roman. Deux autres personnages accompagnent ce récit, le rouleur de r plutôt cynique et la jeune fille un peu idéaliste et intrépide en quête daventure.
Il y a un un peu du rond-point de Devos aussi je trouve dans ce pont, l'ensemble a une tournée de modernité moyenâgeuse. Quant au monstre, à cette horizon noir, on peut y entrevoir tout ce qui fait le monde actuel, la surconsommation, la marée de plastique, le déni de l'environnement ou à l'inverse son attrait pour son côté mercantile, les réseaux multiples et variés, les macadams et ferrailles en tout genre... La noirceur qui s'étale, rampe.
Il y a, à mon sens, dans le récit une flagrante opposition entre la nature et la "culture ", la verdure et la cuirasse tant au propre qu'au figuré en simplifiant... avec en toile de fond la guerre des peuples et l'intolérance. Demeure ces chemins de traverse, cette traversée, certainement tout autant métaphysique que géographique. J'apprécie enfin ce dénouement ouvert qui ne nous coupe pas d'une éventuelle épopée à imaginer.
Un texte à la lisière du surréalisme et de la science-fiction aux descriptions fort bien campées servies par une fort belle écriture non-denuée de poésie que j'ai pris un grand plaisir à lire.
Merci à vous.

   Lariviere   
5/9/2023
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour Louis,

J'ai beaucoup aimé cette nouvelle aux accents de réalisme merveilleux...

L'écriture est plus que belle avec ses phrases pourvues d'une belle musicalité et ce vocabulaire riche qui déroulent une histoire au delà de l'absurde d'une très belle teneur poétique où se situe toujours la même guerre froide ou plus directe entre les riches et les pauvres entre les damnés et les possédants ; j'ai beaucoup aimé la matérialisation immatérielle de ce mal sans doute imaginaire le pire de tous qui ronge ou qui menace qui rend réel les peurs les plus primitives... c'est le mal qui rend fou et fanatise la foule imbécile... au milieu de ces remous d'un brd à l'autre, seuls sans frontières et libre de corps et d'esprit s'en sortent les êtres un peu poètes, un peu anarchistes...

Sur l'écriture de très bonne qualité donc, j'ai pensé à Jean Giono dans ses récits les plus fantastiques...

Merci beaucoup pour ce bon moment de lecture !

   Vincente   
5/9/2023
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aboutie
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Le titre ne m'a rien évoqué tout d'abord, mais quand il apparaît dans le récit, que s'affiche la cité auquel il donne accès, la Métapontadine (la construction du terme en lui-même interroge, et l'on peut lire : Méta – Pont - [ci]adine), il devient alors celui donnant accès à cette méta-cité.
Plus loin, l'on apprendra que par opposition, ceux du monde d'avant le pont s'appellent les estrapontins ; ceux extérieurs au pont. En fait, ce sont ceux qui avaient pris l'habitude de se servir chez les autres, dans ces lieux sans frontières, dans ces lieux modestes des mondes "d'en bas". Ainsi, le titre ne dissimulait qu'à peine l'axe narratif de la nouvelle, celui que véhicule le personnage principal, ce Léon qui voudrait "promener sa vie" en toute simplicité, en toute errance nourricière ; personnage représentant un flux de pensée et de vie, unité cellulaire à l'instar de celle de ce sang qui circule en "influx vital dans le corps de la terre". Mais ce vagabondage rencontre la civilisation et ses oppositions, ses conflits qui interdisent, privent et guerroient pour diviser. Le thème devient un pont comme un "Allez-si…". Un pont-passage conditionnel très contraignant, un resserrement, une liberté bridée sous une autorité qui dépasse l'individu.

Ce qui m'a un peu retenu dans le début, c'est le fait que la voix off soit par trop "philosophique", presque "psychanalytique". Ce manque de simplicité dans l'introduction enlève de la légèreté à la candeur évoquée du personnage, dans sa posture qui semble au contraire être très détendue, peu soucieuse de cérébralité. Pourtant, je reconnais un argumentaire dans la description intéressant ; par exemple, la notion développée sur ces réseaux qui garnissent le "corps de la terre" est des plus séduisante.

Ce léger décalage entre la formulation et le récit ensuite se dissipe. Demeure une volonté qui parfois, par souci de précision, préfère doubler un terme, une expression, plutôt que de laisser le lecteur se charger de le combler. Pour n'en signaler que deux manifestes, je citerais :
- " Il n'était donc rien, sinon un ennemi, un mal repoussant, un « traîne-misère » ! Lui, si riche par tant de chemins."
- La phrase finale qui n'apporte rien, "Dites, dites, laissez-moi vous accompagner…" et alourdi même le formidable vers qui la précèdent :
"Donnez-moi juste un bout de chemin."

J'ai un peu tiqué sur cette expression "des yeux tatoués de tendresse".

Je note aussi ces deux passages superbes, poétiques à souhait mais aussi très joliment écrits (ils ne sont pas les seuls, loin de là, mais ce sont mes préférés !) :
- "Léon se détourna des grilles dressées, s’écarta, contrarié, alors que le ciel se fronçait de crépuscule, et que la fine pluie avait cessé de tremper son vieux chapeau."
- "Aux mains, des flambeaux et des torches en grand nombre d’où s’élevaient des flammes agressives cherchant à mordre toutes les ombres du soir, à griffer le ciel, et se répandre en myriade d’étincelles coléreuses et offensives."

Puis ce passage où une personne tombe du pont mais que nul autorité ne se décidera à aller seulement vérifier marque une forte évocation de ces bateaux de migrants dont certaines feignent de ne pas entendre les appels à l'aide.

L'ensemble de la narration qui s'inscrit dans une mise en scène mi fellinienne, mi Burtonnienne, ne manque ni d'acuité (dont ce rapport imposant avec la problématique civilisationnelle actuelle Nord/Sud), ni d'imagination ; les percussions temporelles participant à l'élargissement du propos (on est au moyen-âge, aujourd'hui et dans un futur proche à la fois…). Plein de réalisme surréel, le récit est très intéressant, facile à lire, et je m'associe pour grande part au message qui sourd de ces lignes.
La métaphore finale de l'affrontement entre les deux puissants, entre leurs deux héros, chevaliers d'un temps ancien mais machine d'aujourd'hui, ou explosions simultanées de bombes cataclysmiques remettant les compteurs à zéro entre les parties, ne manque pas de pertinence…

Reste une moindre réserve.
Dans la conclusion, où Amélia s'exalte dans une demande pleine de passion, de panique aussi, j'ai été peu convaincu par ses mots "mais des lignes à tracer comme des traits d'union ; et encore des ponts à traverser, des ponts, mais des ponts d'âme.", attention ! pas sur le fond de son propos ou espérance, mais sur ses termes-là dans sa bouche tel que je l'ai comprise jusque-là.

   Robot   
6/9/2023
trouve l'écriture
très aboutie
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Que c'est bon de lire un vrai texte littéraire dans une écriture soignée. J'ai autant été réjoui par la forme que par le fond. je décèle dans ce récit des éléments poétisés de nos sociétés. Les frontières que l'on veut fermer, la peur de l'autre, la militarisation, l'intolérance, les idées fausses et la désinformation. Mais aussi les attentes et les espérances.
Un conte moderne, je veux dire qui s'inspire et reprend des éléments de notre temps.
Je n'ai pas relâché une seconde ma lecture malgré la longueur du récit ponctué de relance, car rien n'est ennuyeux. Les personnages à peine dessinés permettent de s'attacher comme s'ils étaient un peu nous-même.
Le récit reste ouvert... peut être en attendant une suite ?

   Cyrill   
7/9/2023
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aboutie
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Bonjour Louis,
J’ai beaucoup aimé cette nouvelle façon conte moderne aux accents panthéistes à la Giono, comme Larivière le souligne.
On ne sait situer vraiment l’action ni dans le temps ni dans l’espace, ce qui contribue à l’attention du lecteur portée sur l’aspect allégorique du récit, sur la poésie de l’écriture également.
Les deux acolytes de hasard de Léon sont croqués avec drôlerie en quelques traits comportementaux et infléchissent sa pensée par leur présence active.
Se posent les questions des frontières, de la propriété foncière, de l’ adéquation de l’homme avec son milieu, des lois et des croyances qui organisent ses sociétés… pour ne citer qu’elles tant le texte est riche de sens.
Voyageur, migrant, arpenteur de la terre comme un arbre nomade aux racines et radicelles interminables, Léon est en relation étroite avec celle-ci. Au point que moi, lecteur, je leur imagine une ressemblance physique. Elle-même, terre, est personnage au même titre que lui, être vivant : « le corps de la terre », ses « réseaux capillaires »,. La nature, les éléments, ont une volonté, une intelligence propres : « le vent qui savait percer des couloir », « une rivière malade, et les versants à son chevet ».
Le pont, titre du texte, au-delà de l’architecture, s’envisage dans le sens plus large de lien entre les hommes, les cultures, comme un soin sur une cicatrice de la croûte terrestre : « ces robustes ligatures, ponts et passerelles, qui recousent les déchirures, raccommodent les coupures, réunissent les bords disjoints ou les côtés dissociés ! »
Mais il se heurte aux passions tristes que nous connaissons pour les voir en action ici et là de part le monde. Obscurantisme, racisme, xénophobie, dans le texte représentés par les le défilé de « bouilles d’enfer ». Il se heurte aussi à l’absurdité de lois érigées contre des peurs irraisonnées.
À ce titre, la lutte qui tourne court entre les deux engins incroyables est d’une très sympathique loufoquerie.
J’aurais volontiers fini ma lecture à cette réponse de Léon à Amélia : « … je flâne, je promène ma vie ; parfois je suis les chemins oubliés, parfois je fais la route, j’invente de nouveaux itinéraires sur la terre dévastée ». Seul regret dans ma lecture.
Merci Louis pour le partage.

   Eskisse   
9/9/2023
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Bonjour Louis,

L'indétermination du cadre spatio-temporel n'est pas pour me déplaire, elle qui fait aussi l'atmosphère poétique du texte.
La nouvelle porte un imaginaire foisonnant que je salue et la fin, entre Amélia et Léon, pudique, est particulièrement émouvante.
Un texte qui nous invite à délaisser les avenues triomphantes pour emprunter " le petit chemin sur le côté", délaisser masses et peurs pour affirmer notre singularité et créer des liens: " des ponts d'âmes".
Le style est remarquable peut-être très foisonnant lui aussi.

   Mokhtar   
14/9/2023
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Je ressens plus que de la fascination pour ce texte, que je reçois comme une sorte de puzzle assemblant des éléments invitant à décrypter énigmes, clés ou métaphores. Avec une touche d’absurde et une ambiance surréaliste qui peuvent laisser penser que tout n’a pas forcément une signification sous-jacente.

On peut certainement voir en Meta l’image du monde dit développé, se protégeant par une garde prétorienne, des Étrusques et autres envahisseurs nécessiteux venus métisser le pays, et manger le pain des Métapontadiniens.
Quelle est la différence entre le monde de Meta et celui d’Estra : celle entre les pays émergents et décadents ? celle entre Atlantique Nord et reste du monde ? Cette rivière polluée passant sous la pont, n’est-ce pas la Méditerranée qui engloutit ceux qui s’y jettent ?

La fanfare initiale pourrait symboliser l’opulence prétentieuse de Meta qui expose sa richesse et sa puissance…sonore au monde extérieur. Le carnaval fantasmagorique des monstruosités peut exprimer l’exclusion des immigrés rejetés, mais aussi celle des laissés pour compte de la vie, ces gueux à la remorque, bien incapables de décrocher la lune d’argent.

Le choc des armes sophistiquées s’annihilant pourrait symboliser la vanité et la stupidité des surarmements qui ne changent rien aux rapports de force, puisqu’il sont d’égale nuisance.

Je suis très circonspect quant à ce que symbolise cet « horizon noir ». Peut-être la surconsommation effrénée, qui tarit les ressources. Mais l’allusion aux énergies semble assez ciblée.

Le rêve de Léon évoque une fin du monde. Atomique ? ou due aux éléments naturels exacerbés et déréglés ?

Enfin les personnages : Léon, le marginal, « non aligné », poursuivant son destin dans l’errance et la liberté en cherchant son chemin, sans s’impliquer socialement. Herman, (pourquoi boiteux et roulant les R ?), c’est l’anti-poète, froid et pragmatique, qui constate et subit sans réagir. Amélia, la perdue solitaire prise de l’envie de fuir un monde oppressant. Mais l’auteur a sans doute eu d’autres intentions en attribuant les rôles.

Le chien fou et les dromadaires, évoluant en sens opposé…encore une énigme.

Cher Louis, il va falloir vous lancer dans les explications. Je suis certain qu’elles sont attendues avec curiosité et intérêt par tous vos lecteurs.

Preuve que vous avez réussi a intéresser et captiver.

Et même, je me répète, à fasciner.

   EtienneNorvins   
17/9/2023
trouve l'écriture
très aboutie
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Merci pour ce très beau texte, aux phrases particulièrement ciselées. La première partie pourrait presque être détachée, comme un poème en prose autonome... La fiction qui suit, très onirique, m'évoque le Désert des Tartares ou le Rivages des Syrtes, en même temps que l'univers de Miyazaki. On y éprouve le même mélange de mystère, de carnaval et d'émotion : tout particulièrement avec la 'chute' (les propos d'Amelia apportent aux pérégrinations de Léon la possibilité d'un partage très subtil, fragile, mais réel). Cette touche conclusive, qui ouvre, aère l'horizon grimaçant de la nouvelle, m'enchante !

   Catelena   
2/10/2023
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très aboutie
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Avec cette écriture ample, tellement riche et esthétique qui te caractérise, Louis, où la poésie foisonne de toute son âme, tu nous entraînes sur une allégorie des pensées et des réactions typiques de notre temps, dans un réalisme magique, comme tu le dis si bien.

Le tour de force, je crois, c'est justement d'avoir réussi à rendre le ''conte'' totalement intemporel. L'action se déroule comme hors du temps, sur ce fameux pont Alessi, au nom si évocateur (*), qui en plus de son utilité en tant que passage et lien de communication, donne à penser que les trois personnages sont bien à l'abri pour assister au spectacle avant de reprendre chacun leur propre route.

La force de ton écriture, c'est qu'elle arrive à nous procurer mille sensations, et presque autant de réflexions. Elles vont s'amplifier avec le temps, nous faire cogiter, et surtout imprégner longtemps notre mémoire.

Une force certaine, insufflée par ta culture immense, mais aussi par ta superbe empathie avec le monde qui t'entoure, sans oublier un don certain pour une écriture de qualité merveilleusement allégorique.

Lorsque l'on écrit comme tu écris, c'est à dire avec une imagination et un savoir-écrire à faire pâlir d'envie Tim Burton, lui-même influencé par Edgar Allan Poe, mon commentaire est juste là pour te dire combien je suis admirative, combien je suis remuée par de la littérature soignée comme la tienne, qui sait si bien donner vie à des mondes oniriques, jusqu'à nous faire toucher des doigts leurs angoisses et leurs espoirs, le sang palpitant à tout-va dans les veines.

Merci pour tout cela et pour plus encore...

Cat (Elena)


(*) Alessi : du grec Aleksios = protecteur

   Cornelius   
10/10/2023
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très aboutie
et
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"L'homme n'est pas fait pour construire des murs mais pour construire des ponts" (Lao Tseu)
Hélas la tendance actuelle ne semble pas aller dans la direction de la libre circulation. On construit des tunnels pour permettre aux animaux d'éviter les autoroutes mais on contrôle les accès afin de refouler les migrants ou les personnes indésirables. C'est le cas dans ce texte où le pont perd sa qualité de lieu de passage pour devenir un poste frontière. Qu'adviendra-t-il des personnages qui vont finalement être autorisés à passer le pont ?
En résumé j'ai bien aimé cette histoire pour la qualité de l'écriture et le sujet traité.

   Donaldo75   
15/10/2023
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime bien
Bonjour Louis,

Dès la première phrase, le lecteur que je suis sent la maitrise de l’écriture et la volonté d’écrire avec de la poésie. C’est assez rare sur le site, dans la section « nouvelles » évidemment, pour le souligner. C’est le signe des grands stylistes que tu représentes sur Oniris. Personnellement, je ne suis pas fan de la narration à la troisième personne du singulier sans nommer les personnages. Je trouve qu’elle fige le récit, qu’elle lui enlève l’incarné. C’est un peu comme ces statues dont les yeux blancs rendent inhumains les personnages symbolisés. Heureusement, tu ne tombes pas dans ce travers et je suis content de voir apparaitre le prénom de Léon. D’un coup, ô magie de l’écriture et du cerveau humain et de notre éducation, ledit Léon prend forme. La statue s’anime. Ce n’est pas encore Pinocchio devenu vivant sous les yeux d’un Gepetto halluciné mais au moins je n’ai pas l’impression de déambuler dans un théâtre antique silencieux et austère. La première partie s’achève avec style, même si elle est purement contemplative et que pour une nouvelle, le pitch ne parait pas flagrant.

La seconde partie commence avec une phrase qui me remémore un tableau de je ne sais qui au début du vingtième siècle et qui servait de couverture à un roman de Raymond Radiguet. Je ne dirais pas que le style déployé me rappelle celui de cet écrivain trop tôt disparu mais plus l’époque où il écrivait, ce début de siècle marqué par la Grande Guerre. La plume n’est pas empesée, le verbe utilise les couleurs de la langue française sans tartiner le tableau.

La narration commence à esquisser un récit. Les dialogues apparaissent, salutaires, dans ce tableau impressionniste. Les dialogues représentent souvent le piège dans les nouvelles car ils doivent respecter le contexte, l’écriture, le style, tout en restant suffisamment animés pour ne pas résonner comme des pièces de théâtre. Ici, le gardien en chef du pont est suffisamment bien représenté par sa tirade qu’il n’y a pas besoin d’en faire des tonnes quand le dialogue est terminé. La fin de la seconde partie reprend le chemin poétique ; Léon est une sorte de Pierrot lunaire dans un récit maitrisé.

Le récit s’accélère dès la troisième partie. Le tableau prend des couleurs. La perspective est plus tranchée. Le style reste constant et les dialogues continuent à donner du corps à la scène. Puis vient le dialogue où Léon se voit expliqué le pourquoi de la terreur ressentie par les gens qu’il a croisé. Je ne suis pas fan de cette manière d’exposer le sujet ; je trouve que c’est assez théâtral et surtout que le personnage principal disparait derrière cet exposé.

Vient l’épisode où la jeune fille se redresse. Le fait qu’elle ait un téléphone portable m’a presque semblé anachronique tellement l’écriture m’avait projeté au début du vingtième siècle. Marrant comment le cerveau interprète le récit. Le côté fantastique se renforce. Il me fait penser à du Edgar Poe (que je préfère de loin à Stephen King, si je devais illustrer ma remarque).

Une nouvelle partie s’ouvre. Elle commence un peu de manière psychédélique, pas dans le style d’écriture mais dans ce qui arrive avec ces dromadaires sur le pont. La suite va dans ce sens. Edgar Poe semble écouter Lewis Carroll, sans échanger avec lui des substances interdites. C’est bizarre ce style au regard de ce qui est raconté. C’est un peu comme jouer du Jimi Hendrix avec un orchestre symphonique. La fin arrive rapidement sans que je ne la remarque ; j’ai presque l’impression qu’il va y avoir une suite.

Mon impression générale est mitigée ; l’écriture est très aboutie, surtout dans le premier tiers. Elle est riche, inventive, picturale, profonde sans pour autant prendre la tête. Tu as su éviter le pur exercice stylistique ; au lieu de ça, une histoire prend forme et se déploie. Si je devais donner mon sentiment à la lecture, alors je reprendrais l’analogie musicale précitée ; j’ai eu l’impression d’un classicisme qui va bien avec les deux tiers de la nouvelle et moins bien quand elle aborde des territoires plus fantastiques dans le sens surréaliste. Il m’a fallu une seconde lecture pour apprécier, en écarquillant quand même pas mal les yeux, ce texte qui certes me sort de ma zone de confort comme disent mes confrères du conseil en management.


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