un long moment déjà assis tête inclinée comme éteint comme prostré longues mèches de ses cheveux son visage masqué sa pâleur une chevelure d’ébène
Soudain, Serge leva les yeux. Alors on ne pouvait en douter, pour ce regard intense et brûlant, pour cet éclat du fond de ses prunelles, on l’avait ainsi surnommé : « Cierge ». Par ceux-là qui le croisaient dans les rues du Bel-Arbre-Vert, alors qu’il avançait les mains toujours dans les poches, de sa petite foulée particulière, vive, précipitée, comme s’il s’apprêtait, paraissant chaque instant sur le qui-vive, à s’enfuir ; par ceux qui n’avaient pourtant qu’en de rares occasions la possibilité de soutenir son regard, toujours baissé, semblant ne porter attention qu’au seul espace devant lui à l’horizon limité par la longueur de son enjambée.
Cierge s’alluma quand un lutin depuis quelques moments déjà le hélait, bouille rieuse, casquette à l’envers vissée sur la tête, une boîte à outils en bandoulière.
— Je pars en expédition, tu viens ?
le temps d’une course éperdue ils s’étaient rencontrés dans la fuite ils s’étaient connus le garçon à la casquette devait à Cierge une fière chandelle des poursuivants une horde le harcelant injures à la bouche caillasses à la main décidés à donner au « p’tit bouffon » venu fouiner « où c’est pas chez lui » une bonne leçon
Cierge, surgi on ne sait d’où, l’avait attrapé par une manche, l’avait entraîné à travers les dédales de rues sans arbres, de maisons aux jardinets dérisoires, de passages à changer de trottoirs, cause chantiers chaussées défoncées et canalisations à poser ; l’avait emmené ainsi hors de danger, loin de l’hostilité des jeunes défenseurs d’un territoire où se dressait pour un temps déjà compté, car promise à un effondrement programmé, une barre d’immeuble vétuste, toute délabrée
à vivre des années étages en dessous étages au-dessus immeuble en attente d’une désaffection à vivre en voisins d’à-côtés évacuation inachevée où l’on avait si peu vécu de s’entendre vivre au rabais à travers murs et plafonds derniers résidents désespérés ne voulaient pas quitter leur logement insalubre immeuble où quelques squats encore osaient une résistance.
Cierge suivit le jeune garçon, lui rappelant qu’après « l’expédition », il avait promis de l’accompagner chez Maurice.
Son jeune compagnon expliqua qu’il partait régulièrement à la recherche de petits trésors, de liens précieux, et que parfois, c’est vrai, ça le mettait en danger. Il avait promis à son protecteur inopiné de l’emmener avec lui dans l’une de ses aventures, ce qu’il appelait ses « expéditions », mais cette fois sans périls, sans risques et sans danger, assura-t-il.
Ils avançaient prudemment en ce début de soirée dans les rues du quartier, entre les alignements de maisons dites « jumelées ». Cierge redoutait le but de cette « expédition ». Il détestait les moteurs. Il abhorrait la mécanique. Qu’importe ce qui se cache sous le capot des bagnoles ! Ce qu’il supposait y trouver, bielles et manivelles, pignons et pistons, vilebrequins et tous ces machins : autant d’agencements selon lui à produire du maussade et du bilieux chagrin, sans compter toutes ces pétarades insupportables, et ces flots d’huile grasse et noire qui encrassent, poissent les mains blanches, et tout le jour, et jusqu’au bleu du ciel. Pourvu que son compagnon ne l’emmenât pas démonter pièce par pièce le moulin d’une de ces mobs volées, échouées dans le quartier après quelques acrobaties. Mais l’équipée devait avoir un autre but, il l’espérait, son jeune compagnon n’avait-il pas fait allusion à des « liens précieux », à des « petits trésors » ?
« C’est une expédition téléviseur », clama le jeune garçon sous sa casquette. « J’ai repéré, ajouta-t-il, une télé abandonnée près de la tour qui se trouve là-bas, au bout du quartier, le long de la route qui mène à la zone industrielle. Dans une décharge sauvage, se trouve un appareil à écran plat. » Cierge ralentit le pas, déçu. La télé, il s’en était détourné, comme il avait délaissé l’écran de son ordinateur depuis qu’il s’était lié d’amitié avec Googleno. Étonnant Googleno, ainsi surnommé parce qu’après avoir usé un grand nombre de ses jours et de ses nuits, indéfectiblement collé devant son écran ; après une longue errance sur d’innombrables sites de l’Internet, il s’était brusquement détaché de ce qui absorbait sa vie, jusqu’à constituer tout son univers, et avait déclaré, parce qu’elles seules avaient désormais de l’importance à ses yeux, et qu’elles seules lui semblaient vraiment précieuses et enviables, ne plus poursuivre que ces réalités impossibles à débusquer sur les pages et territoires du Net, leur échappant toujours, et qu’aucun moteur de recherche jamais ne pourrait trouver.
Où errait-il maintenant, Googleno, l’aventurier de l’au-delà du Web ? Il y a si longtemps qu’il ne l’avait plus croisé. En quels lieux ses explorations avaient-elles pu le mener dans sa quête de l’introuvable sur l’horizon du monde numérique ? Sûr, il serait intéressé par le grand Dessein ; pas de doute, il l’approuverait, il y participerait. Lui aussi, les écrans, il les avait abandonnés, comme Googleno. Et le mécanisme interne des téléviseurs ne l’attirait pas plus que ses écrans, et moins encore que celui de tous les véhicules à moteur.
— Tu comprends, ce qui importe pour moi…
révélait à Cierge son secret remplissait ses coffres avec le butin de ses expéditions possédait de nombreuses caisses aux trésors était un pirate vrai pillard butineur et ses trésors à lui c’était les vis un corsaire des vis les pourchasse les collectionne les trie les classe
Lui, grand flibustier des rues et décharges, se lance à l’assaut de toutes les mécaniques, des appareils en toutes matières, brisés, délaissés, abandonnés, toutes ces machines qu’il peut trouver, toutes celles à sa portée, pour en extraire les précieuses spirales, en prélever ces liens qui unissent leurs diverses parties, fixent leurs assemblages par ces tiges en vrilles, tournantes, giratoires et tellement attachantes.
Lui, grand sauveur des liens oubliés, il expliquait :
on peut en trouver de toutes les dimensions ravissantes à tête d’or à tête étoilée il y a même des vis sans fin et encore des vis à têtes rondes ou fraisées ou bien hexagonales à têtes fendues gouttes de suif et puis celles en laiton poli en laiton nickelé celles en acier zingué noirci ou encore en acier trempé inoxydable
Il révélait aussi le sobriquet que lui avaient donné ses potes, trop rares, ses copains sur le doigt d’une main : « Tournevis », évidemment. Bien sûr, et comment ! Il confiait encore : parfois ça lui prenait le tournis, et cette impression alors, étrange, de pénétrer dans un orifice noir sans fond, infiniment torsadé.
Cette télé à écran plat, il fallait l’explorer, peut-être qu’elle recelait, dans ses organes internes, les vis spéciales qu’on ne trouve pas ailleurs, des vis fines et délicates. Un jour, il lui montrerait les coffres en bois dans lesquels il conserve tous ses butins.
Ses phrases, Tournevis les enroulait, il fallait bien qu’elles pénètrent jusqu’à la compréhension, et qu’elles tiennent bien à l’esprit comme au cœur de son interlocuteur, privilégié par ces rares confidences qu’il acceptait de livrer en cet instant d’effusion sur ses activités secrètes de corsaire viscéral.
— Tu comprends, une vis, c’est du mouvement, ça tourne et ça pénètre, et surtout ça fixe. Une vis, c’est une rotation, ça accroche, ça attache, ça accouple. Avec elle, tout s’assemble, tout se tient ensemble, bien serré, sans se séparer, sans se quitter. Tout tient bon, avec elle, si l’on ne dévisse pas. Les vis, tu sais, c’est mes seuls joints, c’est ma seule came.
Le jour tombait, et sous les lueurs du soir, Cierge et Tournevis s’acheminaient vers le poste télé abandonné, dans la petite décharge sauvage. Tournevis rêvait ; souriant, il avouait dans un murmure qu’il aimerait un jour trouver des vis spéciales, celles invisibles et subtiles qui joignent le ciel et la terre ; celles qui fixent les étoiles sur la voûte du ciel, et les spirales qui accrochent le soleil là-haut et suivent son inlassable mouvement ; celles aussi dont la tête scintille et rassemblent, là-bas, au loin, les gouttes d’eau les unes aux autres par myriades et forment les vastes océans. Il aimerait surtout découvrir ces vis plus fines encore et encore plus délicates, qui réunissent les compagnons, et tous les amis du monde ; celles qui étreignent les amoureux transis.
Une torche électrique à la main, Cierge éclairait la scène, debout, mince, « raide comme un clou », pensa Tournevis, et cette comparaison lui plut, elle avait même ce pouvoir de le « ravisser », comme il aimait à dire, quand la tournure des choses lui convenait. Avec les clous, au moins, comme avec les vis, tout est bien fixé, rien ne risque de patiner et de se détacher, de glisser par cette instabilité huileuse de tout, partout. Sûr, ça ripe trop, la vie ; ça fuit trop, le monde. Mais lui préférait les vis, et les fixations. « J’suis pas marteau », avait-il répondu, pour clouer le bec à ce casse-pieds qui, un jour, lui demandait, avec une pointe d'ironie : « Des vis, et pourquoi pas des clous ? » Dans le halo de lumière projeté par la torche de son nouvel ami, il disséquait le téléviseur à la recherche de ses liens essentiels. Cierge avait levé les yeux du côté de l’immeuble voisin. Des lueurs colorées de luminosité variable en nombre de candela illuminaient quelques fenêtres. Là-haut, ils étaient postés devant un téléviseur, et lui, ce soir, au bas de la tour, il regardait dans un poste éventré ses organes diffuseurs et émetteurs, tube cathodique peut-être, canon d’électrons, fils de couleur sûrement, et Tournevis, animateur d’une absence d’émission, Tournevis accroupi, le nez plongé dans le ventre de l’appareil, ses instruments à la main, l’un à bout plat, l’autre à tête cruciforme.
Tout à coup, le jeune corsaire se releva avec un : « C’est perdu. » Trop peu de vis, dans cette télé. Et toutes banales. Ils s’éloignaient désormais, tous deux, sous le ciel vissé d’étoiles, rivé solidement à la nuit noire, avant de traverser des tunnels de lumière jaunâtre, crasseuse, creusés dans l’obscurité par les lampadaires du quartier. Ils croisaient des motos cabrées, orageuses, filant sur une roue, laissant sur la chaussée, diarrhées noirâtres, des traînées de gomme. Lorsqu’ils aperçurent une grêlée de types qui se bousculaient les uns les autres, s’essayaient à des figures gymniques et martiales de style acrobatique, répétant les postures Nekoashi-Dachi ou Zhan Zhuang, qu’ils mêlaient de criailleries et apostrophes injurieuses, Cierge et son compagnon pirate pressèrent le pas. Ils se dirigèrent tous deux vers un petit immeuble situé à l’entrée du Bel-Arbre-Vert. On boxait de ce côté par jeu à la française en frappe savate, ou par de nippons Fumikomi, alors que des caisses roulantes toutes vitres baissées circulaient, rythmes rap, raï, ou reggae en passagers tonitruants. Se glissant furtivement dans la pénombre, inaperçus, fantomatiques, ils franchirent une porte outrageusement blessée par des coups de toutes cultures et nationalités, et descendirent dans les bas-fonds de l’immeuble.
Un calme de catacombe régnait désormais dans l’épaisseur noire des caves souterraines, et ils s’avancèrent jusqu’au trait de lumière qui soulignait le bas d’une porte, un panneau de bois dont la structure avait été renforcée par des plaques ondulantes de tôles tachées par la rouille. La voix de Cierge avait un instant crevé le silence, et avait sonné réconfortante aux oreilles de son compagnon : « On va chez Maurice. Il est là, c’est sûr, il est toujours là. Quand il était petit, dans le quartier, on se moquait de lui, on l’appelait Momo spaghetti, parce qu’il était tout mince, et que les muscles de ses bras et ceux de ses jambes avaient la solidité des nouilles, alors il en a vu des sauces et des saucées de toutes les couleurs. Mais tu vas voir, il a changé. » Cierge poussa la porte armée de tôle rouillée, et lança un : « Salut ! » Tournevis à son tour pénétra dans l’antre à Maurice, où, par surprise, descendus de filins en fer fixés à hauteur de plafond, des masques grimaçants l’accueillirent avec des bobines boursouflées, des cernes couleur fauve sous le regard vide, jeté parfois d’un seul œil, cavité unique percée dans la surface d’un visage chaotique. Il évita un face à face trop long avec les figures flottant dans le clair-obscur de la cave éclairée par une ampoule basse tension, toute nue pendante du plafond. Très vite, les totems dressés sur le sol le fascinèrent, superpositions de poids et haltères en figures colorées, et tous ces appareils partout disséminés, barres et leviers, crics et treuils, tenseurs et raidisseurs, trapèzes et poulies, roues surprenantes surmontées d’un dossier, engins à pédales, chevaux d’arçon semblables à des hippopotames. Enfin, il aperçut les épaules tatouées de Maurice, sur chacune un grand oiseau aux ailes blanches, aux plumes ocellées de petits carrés noirs, oiseaux au long cou, remarquables surtout par leur longue queue, tout en bleu, élégamment étirée et stylisée. Des « simurgh », ou des « phœnix », lui avait révélé plus tard Cierge, certain de les avoir identifiés. Les fabuleux oiseaux semblaient survoler des montagnes de muscles, ceux que l’on pouvait deviner sous un maillot blanc, débardeur à l’ancienne, moulé du pectoral à l’abdominal ; ceux découverts, biceps, triceps, en brachial et fémoral, jusqu’au sural des mollets. Tournevis prêta surtout attention aux reflets étranges sur les verres de lunettes de Maurice, avec cette idée saugrenue qui lui vint, ces lunettes et ces verres, c’étaient aussi des appareils de muscu, pour les yeux, et que ses yeux, Maurice, il ne devait pourtant pas les utiliser beaucoup, pas comme Cierge, lui qui avait dit aimer les livres et lire les grandes œuvres, celles qui ont du poids, des tonnes de mots et d’idées ; et pour tous ses biscotos à Maurice, comme pour ses yeux, au fond on pouvait se demander ce qu’ils y voyaient de la lumière du jour, mais quoi, ça serait pas pour voir, mais pour être vus alors, et pour impressionner, les gros bras, les membres balèzes, et toute l’armoire à glace, mais pour Maurice, non, lui, Maurice, Cierge l’avait expliqué, il ne sortait pas beaucoup, toujours dans son antre, toujours cloîtré dans son temple au bas de son immeuble, vouant un culte à la chair dans sa force démultipliée, à la force pure en opposition à toute fragilité, par la construction d’un rempart solide, baraqué, contre toutes les tribulations des calamités poisseuses, monstrueuses, que la vie pouvait réserver. Pas bavard, Maurice. Il poursuivit ses exercices physiques, sans le moins du monde s’interrompre à l’occasion de l’irruption dans son domaine des deux jeunes visiteurs, et n’échangea avec Cierge, d’une voix douce et calme, que peu de mots. Le temps s’écoulait, dans un silence rythmé par la succession des expirations et inspirations profondes de Maurice le colosse, dans ce lieu sans aération, à l’odeur forte de transpiration mêlée aux senteurs persistantes d’un bâton d’encens éteint à l’arôme du bois de santal. Tournevis écoutait vaguement les paroles échangées, à propos d’une invitation, d’une rencontre importante le lendemain. Il avait devant les yeux les machines à produire force et musculature, mais, songeur, imaginait d’autres mécanismes :
machines à lever le soleil quand chutent les ombres trop sombres trop noires fabriques à éclaircies usines à produire la lumière couleur or des appareils à tricoter les arcs-en-ciel poulies engrenages ustensiles systèmes qui sèment dans le sol toutes les étoiles du ciel plient les lueurs de l’aube dans les nuages en draps à voiler les vicissitudes humaines
Et puis imaginait de subtils treuils et filins pour transporter l’éclat des astres dans tous les regards des humains indifférents et pâles.
*****
Quelle rareté ! alors qu’il marchait en milieu de matinée dans les rues du Bel-Arbre-Vert, Cierge levait la tête. Il jetait un regard au loin, vers la barre d’immeuble qui attendait, patiente, son prochain effondrement, explosivement programmé. Géant anémique, monstre angulaire aux entrailles dévastées, ogre émétique, il s’était vidé lentement de ses habitants. Un jour, il ne trônerait plus, si laid, sur tout ce monde urbain ; un jour il sera remplacé, ailleurs, il le croyait, par un édifice magique qui règnera de toute sa hauteur, exercera partout une puissance magnétique, en même temps que ses ondes diffuseront l’énergie qui bouleverse toutes choses et change la vie.
Tête en l’air, il s’aperçut à peine que madame Tissot le saluait. « Ah ! Serge. Tiens, te voilà. Justement ce matin, je parlais avec ta maman. » Essoufflée, elle traînait derrière elle un cabas à roulettes, une poussette de supermarché bondée. « Elle s’inquiète, ta maman, tu sais, elle s’inquiète. » Madame Tissot occupait un petit appartement dans ce même immeuble où résidait, avec sa mère et sa sœur, le « grand Cierge », qui, pour connaître la faconde de la dame, se demandait déjà comment il allait pouvoir échapper aux griffes tenaces de ses tirades bavardes comme aux égarements habituels de ses propos en méli-mélo assaisonné de salmigondis : « Oh ! J’ai trouvé de belles aubergines aujourd’hui, c’est plus la saison, mais on trouve tout maintenant toute l’année, même des fraises à Noël, mais pas de boulot, et tu sais, ta maman s’inquiète parce que tu n’as pas de travail. Les temps sont durs, c’est vrai, et il faut pouvoir se les payer les aubergines, et les tomates, et les fraises à Noël, et puis tout augmente, et pas seulement les prix, l’inquiétude de ta maman aussi et la taille des fruits, mais pas leur goût, ah leur goût, ça non. »
— Je dois y aller, madame Tissot. — Quoi, tu n’aimes pas les aubergines ! Pas les fraises, non plus ? — Oh, si, mais… — Ah, écoute-moi. Ta maman… Oh, mes jambes ! Je déteste la douleur de mes jambes, je hais le sang qui ne circule plus, ces mollets trop lourds, ces pieds blessés. Elle ne comprend pas, ta maman, et moi non plus hein, que toi, toi toujours fourré dans les bouquins, du matin au soir, du soir au matin, toi, tu aies arrêté tes études. Même pas ton bac ! Elle s’inquiète. Mais qu’est-ce qu’il y a dans tes livres pour te déranger la tête ? Moi, je ne lis que des livres de cuisine. Je trouve toutes sortes de façons de préparer les aubergines, et toutes les variétés de zuchettes. Les livres, ils ne devraient servir qu’à ça, aux recettes, et à nous ôter du ciboulot tous ces vieux trucs qui traînent depuis trop longtemps, qui nous ont menés à quoi, hein ? A ce monde-là, autour de nous, à ce monde-là, où il fait pas beau. Il ne fait pas beau, hein ? Même quand le soleil brille de nos jours, il ne fait pas beau. Regarde les aubergines, moi je reste longtemps devant, avant de les éplucher, avant de les cuisiner, juste à les contempler, à me plonger dans leur coloris sombre, tout en violine, et admirer leur beauté. Je suis la ligne de leurs courbes qui me mène loin dans la tranquillité, le repos et l’apaisement. Tu devrais apaiser ta pauvre maman… — Oui, madame Tissot. Au revoir, madame Tissot.
Cierge avait en tête bien d’autres préoccupations qu’aubergines et boulot où l’on perd sa vie à la gagner, il se sentait prêt aux efforts les plus grands, à l’épuisement de tout son corps et de toute son activité mentale, mais pas pour un « boulot », non, pas pour un « travail ». Il y avait une œuvre à réaliser. Les moyens pour soulager sa famille, sa mère qui trimait tant, il finirait bien par les trouver. Il pressait le pas, il voulait préparer le lieu de la grande Rencontre, où il avait convié Tournevis et d’autres de ses connaissances, et même Maurice, auprès duquel il avait dû se montrer très persuasif afin de le sortir de son temple de malabar, mais il avait réussi, Maurice avait promis, et d’autres viendront, filles et garçons.
Cierge se dirigeait vers le bar Hamada, installé dans les locaux d’une vieille gare désaffectée située dans la partie ouest du Bel-Arbre-Vert. Un simple mobilier de récup, c’était pas le grand luxe au bar Hamada, mais l’ambiance ne manquait pas de chaleur, et les trois frères Waduda y servaient du thé, le bissap aux fleurs d’hibiscus, les boissons exotiques aux saveurs de gingembre ou de citron, et parfois des bières, selon les arrivées du jour, selon ce que les trois frères dénichaient chez leurs « fournisseurs », d’eux seuls exclusivement connus. Cierge avait commandé quantité de thé à la menthe. Exceptionnellement, les frères Waduda, avaient réussi à se procurer, « pour l’occasion », une bouteille de « grappa ». En soirée, la salle de l’ancienne gare se remplissait peu à peu. Maurice était arrivé, il avait tenu sa promesse, et observait avec intérêt, posé sur un vieux tapis couché sur le sol, le grand narguilé composé de plusieurs vases bombés vivement colorés, décorés de multiples arabesques, reliés entre eux par une colonne verticale torsadée qui aboutissait au foyer. Son regard suivait le tracé sinueux des volutes de cette sorte de houka qui finalement lui parut un complexe alambic. Dans ces lieux qui lui étaient familiers, Cierge se laissa un moment envoûter par la musique diffusée par un petit lecteur CD compact high tech. Le bendir et le guembri accompagnaient la flûte pour le transporter, par des mélodies d’une obsession lancinante, vers des horizons de dunes où s’élevaient, dans les oasis en feuilletés de ciel bleu couchés sur le sable, de majestueuses constructions, de somptueux édifices.
Des rubans de couleur tressés dans ses longs cheveux, Émeline, souriante toujours, vint saluer Cierge. Tournevis, lui aussi présent depuis un bon moment, contemplait les lignes parallèles d’anciennes voies ferroviaires qui subsistaient à l’arrière du bar en un court tronçon fuyant tristement vers le bitume dans lequel elles s’évanouissaient, fondues dans les routes désormais goudronnées où nul train jamais plus ne sifflera.
animée vibrante ancienne station nouvelle gare Hamada bar on attendait une arrivée Cierge attendait un départ locomotive d’un projet grandiose train d’une vie nouvelle sur les voies d’un renouveau
Toute en rubans, en verve et en couleur, Émeline s’impatientait, mais son visage souriait, « alors il viendra quand ton bonhomme », et ses yeux aussi avaient un sourire pour s’adresser à Cierge qu’elle connaissait depuis longtemps, depuis le collège, mais son regard, à lui, brillait du côté de la porte d’entrée, guettant à chaque instant une arrivée. Tout à coup, il se précipita hors du bar Hamada, et revint quelques instants plus tard, accompagné d’un homme assez âgé, au regard intense et puissamment magnétique. « C’est monsieur Pargliostro », proclama Cierge en guise de présentation, devant le groupe assez nombreux des jeunes gens venus participer à cette « Rencontre » extraordinaire que Cierge leur avait tant vantée. « Il revient d’un long voyage, il possède un grand terrain, il a un grand projet, un projet super, grandiose, génial, ça peut changer la vie, ça peut changer notre monde, ça nous concerne », lança-t-il, tout en vrac, précipitamment, avec exaltation.
présence étrange insolite Monsieur Pargliostro aventurier majestueux allure mage enchanteur en ces lieux bar Hamada si modeste sans faste ni superbe pauvre gare autrefois salle d’attente aujourd’hui pour des horizons inédits
L’homme, habillé tout de noir, demeura un moment silencieux caressant sans cesse sa barbiche pointue. Il accepta le verre de thé qu’on lui offrit, sortit une longue pipe d’écume blanche après un bref regard porté vers le narguilé, la porta à sa bouche, mais sans tirer la moindre bouffée.
Tous prêtèrent une attention d’abord curieuse, puis fascinée, à la parole de ce « Monsieur Pargliostro ». « Lorsque nous nous sommes croisés il y a quelques semaines, je t’ai reconnu tout de suite, Serge, commença-t-il d’une voix claire et profonde, même après tant d’années. Vous savez, j’ai connu Serge tout enfant, il était différent des autres garnements du quartier. Il ne lançait pas de pierres sur ma maison, la petite demeure aujourd’hui un peu délabrée qui se trouve au bout du terrain clôturé, pas très loin d’ici. Il ne m’accablait pas d’injures, comme le faisaient tant d’autres chenapans. C’était un petit garçon timide et curieux. Il osait m’approcher parfois, et il écoutait, les yeux brillants, toutes les histoires que je lui racontais, toutes ces réflexions que je lui exposais. Et puis je suis parti. J’ai voyagé à travers le monde. Beaucoup voyagé… beaucoup cherché… » Il s’interrompit pour boire une gorgée de thé et reprit : « J’ai prospecté des gisements culturels dans tous les continents. J’ai suivi la route de la soie, jusqu’à Samarcande et Boukhara. J’ai vu Istanbul et Sainte-Sophie, j’ai suivi les rives de l’Euphrate, j’ai appris l’akkadien. Sur les ruines d’Ur et de Babylone, j’ai rêvé, et j’ai médité l’histoire de l’humanité. Ah oui, je me suis instruit pendant toutes ces années. À l’autre bout du monde, j’ai marché dans le désert d’Atacama, j’ai observé les étoiles dans les grands télescopes du Cerro Paranal à deux mille six cents mètres d’altitude. J’ai étudié l’architecture à Valladolid, puis à Grenade ; je suis resté des heures au Mexique devant les pyramides d’Uxmal et Chichén Itzá, des jours à m’initier à l’art de la construction et à la philosophie orientale, des semaines à apprendre la poésie et la maçonnerie, des mois à comprendre les techniques des shamans sur les bords de l’Oural. À Paris, j’ai approfondi la théorie mathématique du chaos et découvert l’art conceptuel, avant l’arte povera. Dans les oasis du Sahara, j’ai lu les traités sur la mécanique quantique, les ouvrages d’alchimie, et acquis les savoirs antiques des Berbères et des Touaregs. À longueur de voyages, j’ai approfondi la sociologie des songes, en plus de leur psychologie… J’ai beaucoup appris… J’ai beaucoup cherché… » Monsieur Pargliostro fit une nouvelle pause, avala de nouveau quelques gouttes de thé. Il poursuivit son discours accompagné de gestes amples des bras et des mains. Un silence s’était fait dans tout le bar Hamada, à l’écoute de l’homme étrange ; seuls la flûte et le guembri délivraient, avec le bendir, leurs mélodies en sourdine. Il reprit ses tirades, intarissable. Il expliqua, non sans de multiples circonvolutions, ces « troubles », disait-il, qui l’obsédaient, les interrogations sans réponses qui le hantaient. « Ne l’avez-vous jamais remarqué, avait-il proclamé en élevant la voix : les particules de matière ne rient pas, elles ne pleurent pas, et pourtant nous qui sommes composés de ces particules, nous rions et nous pleurons. Comment expliquer cela, comment ? Les atomes qui constituent les choses du monde n’ont pas de couleur, pas d’odeur, pas même de position précise dans l’espace, et pourtant beaucoup de choses sont colorées, et odorantes et occupent un lieu précis. Alors, hein, n’est-ce pas remarquable, tout à fait troublant, n’est-ce pas bouleversant ? »
— C’est un barge ! Oh ! Il est chtarbé des neurones, le mec ! s’exclamèrent quelques-uns dans le bar, quelques habitués qui se détournèrent, se levèrent, quittèrent la salle tout en reprenant leurs conversations pour raconter comment Jordan, dans la soirée d’hier, avait répondu, pieds et poings levés, au « bâtard » qui lui avait manqué de respect avec son regard de travers.
Pargliostro ne parut pas s’émouvoir de ces désaffections et des jugements désobligeants qui les accompagnaient.
— Comment l’ordre peut-il naître du désordre ? continua-t-il. Comment l’ordre naît-il d’un chaos originel, ou d’un hasard premier ? C’est ce qu’il faut savoir. C’est ce que j’ai longtemps cherché. Le passage du moins au plus, de l’inférieur au supérieur, de l’élémentaire au complexe, n’est-ce pas fascinant ? Comment par-là se font les transformations, les transfigurations, les métamorphoses, hein ? c’est ce qui est à trouver.
Les auditeurs de monsieur Pargliostro, comme subjugués par les paroles inouïes, jamais proférées en ce lieu désolé devant le comptoir du minable bar fièrement nommé Hamada, demeuraient figés et pensifs. Ils ne comprenaient pas bien la teneur de tous ces propos sibyllins, mais le ton exalté dans lequel ils se déployaient les avait tout à fait médusés. Monsieur Pargliostro en vint à évoquer le grand dessein, l’œuvre à réaliser après toutes ces années de recherches, une œuvre comme un aboutissement, et en même temps un tremplin vers des voies nouvelles, de nouveaux chemins d’aventure et de plénitude, selon une idée qui s’était imposée à lui, impérieuse, et d’une nécessité inéluctable : la construction d’une œuvre commune, une splendide, comme jamais on n’en a vu, une immense, comme jamais il n’en fut bâti, une grandiose ziggourat.
— Une ziggou… quoi ? demanda Tournevis. — Une ziggourat, clama Cierge, enthousiaste. Une sorte de pyramide, une tour comme à Babylone, un édifice fabuleux, un château céleste.
en songe tour immense architecture de nuages plus haute qu’une cathédrale escaliers et rampes colonne de lumière fantastiques belvédères terrasses esplanades
*****
Le silence sidéré des premiers moments qui suivirent l’invraisemblable annonce laissa place à un brouhaha généralisé, où se mêlaient commentaires étonnés et surtout interrogations en profusion, dont une s’éleva par-dessus le chahut :
— Mais pour quoi faire ? à quoi elle pourrait bien servir, cette ziggourat ? — Elle ne servira pas, répondit vivement monsieur Pargliostro.
Et sur la houle stupéfaite provoquée par sa réponse, il navigua d’une voix forte :
qui demandera l’utilité du ciel rougeoyant de l’aube ou du soleil couchant à quoi sert une fleur des champs et sa corolle mouchetée d’azur ça sert à quoi la Voie lactée au-dessus de nos têtes dans les nuits profondes quand ne scintillent ni ampoules ni lampadaires mais les astres innombrables et le ciel étoilé du peintre à quoi ça sert et le chant dans le matin calme la douceur de sa mélodie et sculptures et gravures le violon qui vous retourne l’âme et la vie qui demandera à quoi ça sert la vie à quoi ça sert d’aimer à quoi ça sert un poème la ziggourat sera notre poésie de briques et de pierres nous rimerons ensemble pour la bâtir
Il poursuivit hardiment sur des flots plus calmes :
— Je ne vous propose pas un travail, je ne suis pas entrepreneur, pas chef d’entreprise, je n’achèterai pas vos talents ni vos compétences ni votre enthousiasme, mais une œuvre est à réaliser en commun. Elle ne servira pas, nous ne la servirons pas, écartons les services et les servitudes, nous lui donnerons les fonctions que nous voudrons, celles qui accroissent la joie et l’allégresse. Comme la vie, la ziggourat n’aura d’autres fonctions que celles que nous lui donnerons. Mais avant tout, elle sera l’inauguration d’une relation nouvelle au monde, nous en avons tant besoin, tint à rajouter monsieur Pargliostro.
Le flot des propos de l’étonnant bonhomme croisèrent dans la salle du bar Hamada, devenue océanique en cette soirée particulière, des courants de perplexité, des atolls d’interrogations, des archipels d’incrédulités. Mais aussi des caps d’imaginaire dressés soudain vers de bonnes espérances, des tourbillons de rêves en formation, des îlots de songes surgis de volcans sous-marins entrés soudainement en éruption.
des lueurs tourbillonnèrent au plafond du bar et des folies en construction s’élevèrent en ombres sur les murs saluèrent de leurs doigts de pierre des briques se superposèrent insensées à composer des arches et des correspondances sur une grande métaphore surgie de terre des paliers des escaliers en abondance Hamada ancienne gare d’une métamorphose en salle d’attente pour le merveilleux guichets rouverts pour un ciel fabuleux
Ce fut encore une stupéfaction, toute mêlée de déceptions et frustrations, quand le « bonhomme », monsieur Pargliostro, déclara, bien que l’heure ne fût pas tardive et que mille questions fussent encore en suspens, qu’il ne pouvait rester plus longtemps parmi les nouveaux compagnons de cette soirée, qu’il devait à son grand regret les quitter, mais reviendrait demain à la même heure et sans plus attendre sortit du bar pour s’éloigner dans les ombres de la nuit, dont l’épaisseur, parce que le bonhomme Pargliostro s’y fondait, s’accrût alors de mystère, prenant une consistance étrange, quand les lueurs de la ville semblaient parer leur halo de signes cabalistiques d’une énigme sans fond.
Le lendemain on afficha sur les murs vides du bar Hamada, en dehors d’une représentation photographique d’un grand espace désert mêlé de sable et de pierres, une reproduction d’un tableau de Brueghel l’Ancien, qui représentait la Grande tour de Babel. Cierge l’avait trouvée dans une encyclopédie de la bibliothèque municipale, il l’avait scannée, agrandie autant qu’il lui était possible. Tournevis, plus que tout autre, était resté admiratif devant la reproduction, fasciné par sa forme hélicoïdale spiralée, comme une vis immense qui voulait pénétrer les nuages et le ciel, mais sans remarquer les défauts de l’édifice, penché presque à la façon de la tour de Pise, sur un sol par endroits affaissé sous le poids considérable du fabuleux bâtiment ; sans davantage apercevoir les pans de mur écroulés, alors même que la construction n’était pas terminée.
La tour du grand peintre fut la première offerte à la vue, et d’autres figurations, nombreuses, vinrent se fixer sur les murs, et tout le bar Hamada exposait quelques jours plus tard des rêves de pierre et des songes d’architectures folles ; des montées infinies et descentes perpétuelles de M.C. Escher et ses objets impossibles aux plans qui reconstituaient la ziggurat d’Ur et d’autres, imaginaires, fantasmagories architecturales nées sous les crayons affûtés des talents graphiques de résidants du Bel-Arbre-Vert séduits par le bonhomme Pargliostro et ses paroles, qui déjà se répandaient comme une traînée en poudres de rêveries excentriques.
Le soir qui suivit la grande Rencontre, monsieur Pargliostro fut fidèle à sa promesse. Et puis se succédèrent tant d’autres soirées qui attirèrent en nombre toujours plus grand les habitants du quartier, de tous âges et de toutes conditions.
Les paroles retentissaient entre les murs du bar Hamada devenus trop étroits, et les questions, les discussions, les débats n’en finissaient pas.
Ah ! toutes ces déclarations du bonhomme Pargliostro :
Les ziggourats sont apparues en Mésopotamie, au début de la civilisation, en même temps que l’écriture. Écrire. Bâtir. …
Il nous faut rapprocher deux extrémités : les temps anciens des commencements et les temps d’aujourd’hui qui s’approchent d’une fin. Nous saurons initier un cours nouveau des temps, dans la forme d’une spirale, et reprendre en une place nouvelle la marche de la civilisation à l’aube de ses grandioses manifestations. ….
Construire, clamait-il encore, comme les Anciens, œuvrer comme aux temps originels, quand les commencements se croyaient l’initial de ce qui ne doit pas prendre fin, l’initial d’une permanence, d’une éternité, œuvrer en concordance, en filiation, avec les forces les plus profondes, les plus cachées, celles d’où jaillissent les formes et les matières, avec le fond chaotique et tumultueux de la réalité du monde, d’où l’ordre et l’harmonie surgissent contre toute entropie. …
Centre radial propageant des ondes de constructions nouvelles, qui perpétueront la vie dans sa joie et dans sa durée ; expression d’une force renouvelée de vivre quand tout dans notre mode de vie tend à la détruire et nous précipiter dans l’insipide bouillie du néant ; immenses pierres jetées dans l’eau plate des paralysies d’aujourd’hui devant la menace qui gronde : ainsi sera notre ziggourat.
Combien d’objections aussi, de critiques et questions ne lui furent-elles pas adressées :
Ce n’est qu’une utopie.
Il faudra trop de temps, de moyens et d’argent.
Êtes-vous immensément riche, monsieur Pargliostro ? Jamais la mairie n’accordera le permis de construire.
Nous ne sommes ni maçons ni architectes. Nous n’avons aucune compétence.
Nous devrions élever bénévolement un nouveau musée, ou bien une sorte de temple nouveau !
Une curiosité pour attirer les touristes ! Qui empochera les bénéfices ?
*****
Le vent soufflait ce matin-là, et dans le ciel défilaient des nuages en teintes variables de gris, au-dessus d’un terrain immense et vide qui s’étendait loin, jusqu’à l’horizon tout hérissé de cheminées d’usines qui ne fumaient plus depuis longtemps. Une terre avait résisté à toute construction, cernée de barbelés en mauvais état, parfois déchirés, parfois couchés sur le sol. Une transition vide, sans béton, comme à l’abandon entre les quartiers, les cités et les grandes fabriques désaffectées. L’homme précipitamment arpente le grand terrain vague. S’interrompt. Lève la tête au ciel. S’aplatit d’un coup, le corps tout entier en familiarité avec la terre, rendu sensible à ses strates, ses couches, à leur consistance, tout en résonance avec leurs mouvements infimes, leurs vibrations infinitésimales, leurs oscillations tout juste discernables, à l’écoute des ondes telluriques et des profondeurs chtoniennes. Il se relève. Se penche pour écarter une pierre, frotter le sol du bout des doigts, le sonder par petits coups répétés d’un maillet. Se déhanche pour jeter le regard côté est, côté ouest, vers les hauteurs, le ciel, les horizons et les nuages. Alors survient le moment convulsif, paroxystique, prodigieusement créatif, et de sa poche jaillit un stylo-plume qu’il lève bien haut, en un geste solennel, hyperbolique et magnifique. Il le tend très haut pour griffonner les nuages, et la nuée des feuilles blanches tirées d’une sacoche en bandoulière.
Un petit groupe de jeunes gens approchait, parmi lesquels on pouvait distinguer Cierge et Tournevis, Émeline et Maurice. Hors les murs du bar Hamada, sur ce terrain en friche balayé par le vent, ils avaient voulu s’entretenir avec le monsieur Pargliostro. Ils voulaient savoir. Et voulaient voir aussi, sentir la terre qui devait porter leur rêve d’une fantastique ziggourat au point de départ d’une vie nouvelle. Tournevis, en confiance, osa demander :
— Monsieur Pargliostro, j’aime les vis, vous savez, elles me passionnent, je les collectionne, et le projet de la ziggourat, c’est vraiment super, comment je pourrais participer à sa construction ? Est-ce qu’il faudra des vis ? — « Des vis ? » parut s’étonner l’homme dont le chapeau manquait à chaque instant d’être emporté par le vent, avant de s’exclamer :
Vis : la force, la force !
Sais-tu, mon garçon, ajouta-t-il, c’est cela, la force, que les latins appelaient par ce même mot : « vis ». Nous aurons besoin de puissance, nous produirons une force qui s’exercera sur le monde, et je suis sûr que tu sauras trouver ou bien inventer les vis nouvelles qui joindront puissamment les structures de notre ziggourat. Ah, vis et spirales, c’est bien l’essentiel de notre projet ! Mais tu as l’air bien jeune. Tu vas au collège ? — Oui, monsieur Pargliostro — Alors ne néglige pas tes études, jeune homme. On n’apprend pas tout dans vos écoles, et pas suffisamment, mais on y apprend beaucoup. La connaissance, tu sais, c’est le bien suprême. Tu viendras sur les chantiers après les cours, nous aurons besoin de « vis » en tous les sens que l’on tourne le mot. Nous bâtirons pour la jeunesse, et avec elle.
Émeline coupa une branche aux genêts qui croissaient par endroits, sourit, comme toujours elle sourit, et questionna Cierge qui se tenait près d’elle : « Tu crois que l’on pourra mettre de la couleur sur certains murs de notre ziggourat ? Peut-être que l’on pourrait peindre aussi, pas des tags, non, mais des fresques, des grandes fresques d’un genre nouveau, sur les thèmes qui nous tiennent à cœur ? »
— Oh, oui. C’est une bonne idée. Moi, j’ai rêvé que sur les terrasses les plus élevées, on aménagerait une chambre des brumes, une salle qui serait destinée juste à cela : accueillir tous les brouillards et recueillir toutes les brumes de passage. Et puis une autre aussi pour les vents, ouverte, façonnée pour que s’y engouffrent, en aspirations, en respirations, les souffles de tous les horizons, un petit palais des vents comme il en existe un en Inde, dans la ville de Jaipur, je crois. — Tu es un poète, Cierge.
Maurice osait enfin une parole pour exprimer une gratitude :
— Merci, monsieur Pargliostro, soufflait-il, je sais maintenant quel sens positif il faut donner aux muscles de mon corps. Pas des forces contre, mais des puissances pour. Je taillerai les pierres. Je soulèverai les plus lourdes. Je porterai des montagnes de briques. J’apprendrai à d’autres comment porter très loin très haut la vigueur du corps. Élever la ziggourat près du ciel, un entonnoir de lumière, et moi qui vivais dans l’ombre, dans le noir, qui séjournais dans une grotte, dans une cave, je voudrais être le gardien de la porte du soleil.
*****
Les soirées du bar Hamada, relevées au gingembre, s’enflammaient sur la hauteur de la tour. Combien d’étages ? Combien de plateformes ? Et son socle, quelle forme on lui donnera ? Pargliostro se refusait d’imposer un plan qu’il aurait en tout point préconçu. Par petites touches, il mettait en garde à propos de contraintes physiques du bâtiment, il fallait ajouter du réalisme au rêve de pierre, pour qu’il ne s’écroule pas, pour qu’il ne cède pas sous son poids, et très vite ses paroles devenaient à nouveau hypnotiques et magiques, encourageant les élaborations débridées issues du rêve et de l’imaginaire libérés.
Un soir pourtant tout fleuri de croquis sur papier, chargé de propositions méditées, prêt à bouillonner d’enthousiasme, monsieur Pargliostro ne fit pas entendre ses paroles fascinantes et avisées, on attendit en vain sa présence coutumière tellement envoûtante, Cierge devait savoir, sollicité il ne savait pas, et personne ne l’avait aperçu dans la journée, et nul ne sut expliquer son absence.
Le lendemain, tardivement, si tard dans la soirée que l’engouement général en déclinait vers le dépit et l’incompréhension, le bonhomme Pargliostro fut de retour. Le teint pâle, d’allure un peu fatiguée, il annonça, sans un mot pour son absence de la veille, mais avec un regain d’exaltation, que la construction allait pouvoir commencer. Ce n’était pas encore officiel, mais il avait obtenu, déclara-t-il, l’autorisation de construire, la mairie considérant que le projet pouvait constituer une œuvre d’art, et pourquoi pas une commande de sa part, mais qu’il fallait rapidement fournir des plans précis du bâtiment, et remplir quelques autres formalités administratives. Je connais quelques personnes bien placées dans la municipalité, ajouta Pargliostro.
un silence à l’écoute de l’écume des songes le rêve qui s’en allait rejoindre le réel accostait à ses rivages s’y confronter s’y heurter peut-être le songe pourtant jusqu’au bout des doigts prêt à modeler la pâte de réalité la farine d’argile et la faire lever et nourrir tant d’aspirations pour une vie qui dure belle pour toutes générations futures
On s’exclama dans tout le bar Hamada, et il y eut des cris de joie, et une voix s’éleva : « Vous êtes un magicien, monsieur Pargliostro. »
Il fut convenu dans un élan de grande ambition que la tour s’élèverait sur pas moins de cinq niveaux, que son socle ne serait pas circulaire, mais rectangulaire, à la déception de Tournevis qui, après avoir découvert l’existence d’escaliers à vis pivotant dans certains bâtiments du passé, rêvait d’une haute colonne où les marches tournoieraient dans ses flancs comme en colimaçon ; elle reposerait sur un cube solide et soutiendrait, en son point le plus élevé, une plateforme capable de supporter une petite pyramide de verre. Pour ne pas décevoir Tournevis, et puisque l’on avait le bel exemple sur photo de la ziggourat antique de Tell Rimah, affichée sur le mur du bar Hamada, on accepta de prévoir sur l’une des façades un décor constitué par des demi-colonnes torsadées, sous l’insistance aussi de Pargliostro qui tenait beaucoup à ce qu’apparaissent des formes spiralées.
Une autre proposition jaillit encore ce soir-là, qui fit l’unanimité et souleva un regain d’enthousiasme : on installera des plantations sur les plateformes de la ziggourat, toute une végétation : plantes, arbres, fleurs ; on réinventera les jardins suspendus de Babylone, « l’une des Merveilles du monde antique », clama Cierge. Mille raisons d’écologie et de sauvegarde d’espèces menacées de disparition, d’esthétique aussi, vinrent appuyer la suggestion. Il faudra alors trouver moyen de récupérer l’eau de pluie, d’irriguer les plantations jusqu’aux niveaux les plus élevés, pensa-t-on. Un homme jeune qui se présenta comme un « étudiant en agronomie » passionné par la folle construction d’une ziggourat, et plus encore par celui des jardins suspendus, révéla à toute l’assemblée qu’il existe, ce qui fit la grande joie de Tournevis, un procédé simple, appelé « vis d’Archimède », utilisé dès l’antiquité, et déjà selon certains historiens à Babylone même, pour faire circuler l’eau, permettre qu’elle monte, s’élève, et assurer l’irrigation. Il faudra sans doute creuser un puits, et la technique de la vis pourrait fonctionner sans moteur électrique ou thermique, et Cierge comme Pargliostro, tous deux avaient insisté pour qu’on n’utilise aucun moteur de ce genre dans les travaux de construction. Non seulement, tout rapport marchand devait être évité, mais le mouvement en spirale que l’on voulait initier impliquait, pour un nouveau rapport poétique au monde, que l’on renonçât aux moteurs dont la source d’énergie ne se trouvait ni dans l’eau et le vent, ni dans l’air et le soleil, ni dans la chair des hommes et leur activité musculaire.
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— Ah Serge, le héla madame Tissot, te voilà ! Ben, on te croise plus beaucoup dans le quartier du Bel-Arbre. Moi, je reviens du marché, j’ai pas perdu mes habitudes, comme chaque matin, le jeudi. Mais toi, je parie que tu files vers le « chantier ». Mais d’où vous est venue cette idée folle de vouloir construire une …gourat. — Une ziggourat, madame Tissot — On ne parle que de cette folie un peu partout. Je l’ai vu en passant votre terrain, l’autre jour, oh de loin, avec mes jambes, tu sais… Mais c’est un drôle de bazar là-bas, dis voir, moi je croyais qu’un chantier, c’est un lieu de travail, mais là, c’est le lieu du chant, et j’y ai entendu de la musique. J’ai même vu des gens qui dansaient. Ce Palostro, il… — Monsieur Pargliostro, madame Tissot. — Ben, comme on le disait avec ma voisine, oh la pauvre, elle n’est pas en bonne santé ces temps-ci, elle tousse beaucoup, une mauvaise angine de poitrine, je vais lui tenir compagnie de temps en temps et on se disait que ce Par… ce Par… lostro, c’est un drôle de bonhomme, et peut-être bien un charlatan, un illusionniste de foire, en tous cas, il a ensorcelé une grande partie des gens d’ici et même des cités voisines, et toi aussi, mon pauvre Serge, toi qui avais pourtant la tête bien sur les épaules, il t’a envoûté. Ah, je ne croyais pas que tous tes livres, toutes tes lectures, allaient te mener à devenir maçon, chanteur et danseur ! Ma voisine, elle disait justement : s’ils veulent construire tous ces jeunes, qu’ils nous fabriquent des logements décents, et des aires de jeux pour les enfants, plutôt qu’un bâtiment bizarre, un truc babylonien qui ne sert à rien. Oh, elle est gentille, ma voisine, et elle n’a pas tout à fait tort, hein. Mais pense à ta maman, elle a besoin de toi. Je marche avec une canne, maintenant, pour m’aider, tu vois, mais je lui disais à Mireille, ma voisine, quand même, quand on imagine une construction qui vient des gens d’ici, un bâtiment comme on n’en a jamais vu, qui ne sera pas un supermarché, pas un HLM, pas un moche local administratif, ça met un peu de soleil, il fait un peu plus beau dans notre quartier… — Merci Mme Tissot. Bonne journée madame Tissot.
Le chantier était animé quand Cierge s’y présenta, après avoir à la demande de sa mère effectué quelques courses urgentes.
On chantait de tous côtés, tout en étant très affairé afin de terminer le nettoyage et la préparation du vaste terrain où l’on voulait semer les graines d’une vie meilleure, et cultiver les songes.
On déracinait, avec précaution, les genêts et d’autres arbustes à fleurs un peu partout disséminés, pour les replanter sur un bord du champ. Des groupes de jeunes gens, tout en chantant ou sifflotant, coupaient les buissons, les ronces et les herbes folles, mais leur portaient au préalable un bref regard contemplatif, s’attardant un instant sur leur forme, appréciant leur étonnante diversité, glissant même parfois une main caressante le long de leurs tiges et de leurs feuilles effilées, mais évitant aiguillons et épines, puis les entassaient en vue de leur transformation en un riche compost. Dans les rencontres du soir chez Hamada, on avait approuvé les paroles de Pargliostro : prendre soin de la terre, et de toute la vie qu’elle permet ; agir sans brutalité, avoir des égards et du respect pour toute vie et toute matière sous ses doigts.
Accompagné de quelques hommes âgés, maçons retraités, aidé par Adrian Ortega, étudiant en architecture, par Drusilla Urania, une jeune fille qui s’était réclamé des Quat'z'arts, Pargliostro prenait des mesures sur le terrain, à l’ancienne, avec une corde à nœuds. Ensemble, ils fixaient des pieux dans le sol et traçaient des lignes aux cordeaux, et au fil à plomb.
Cierge rejoignit Maurice pour l’aider à décharger des planches de bois. L’idée leur était venue de construire une loge où rassembler les outils, déposer tous les instruments dont on ferait usage pour bâtir les murs de la grande ziggourat sur des fondations solides. Par la route qui longeait le terrain, des garçons rieurs rapportaient des lattes de bois en dimensions variables de la décharge publique située quelques kilomètres plus loin, au-delà des fabriques désaffectées. Ils les avaient entassées et fixées sur des remorques, sortes de chariots à deux roues qu’ils avaient bricolés, et tirés derrière leurs bicyclettes. Aux cris et railleries des types à moto qu’ils avaient croisés, comme aux cabrages hargneux de leurs machines, ils n’avaient pas répondu, conservant calme et bonhomie, poursuivant gaiement leur chemin. Les attitudes hostiles et l’ironie d’abord manifestées par les mecs des quartiers pour tous ces gens du chantier, chacun pouvait bien s’en apercevoir, allaient s’atténuant, comme si l’œuvre qui se réalisait, mystérieuse et incompréhensible à leurs yeux, prenait pourtant un air sacré, à défendre comme une chose propre à leur quartier, plutôt qu’à vilipender, d’autant que des parents, des pères et des mères, et des hommes aussi à l’allure de vieux sages, venaient en spectateurs et de plus en plus souvent en acteurs sur ce chantier où, dans une étrange ferveur, et avec gaieté, on s’affairait à une construction commune.
En ce lieu même où devaient fièrement s’élever de grands murs, montaient ce jour-là les notes de musique d’une contrebasse et d’une kora, Pierre frottait des cordes, Bassembo les pinçait, et des arpèges obsédants s’enroulaient dans le vent, échafaudaient des architectures sonores, tout en créant les fibrilles d’une âme qui flottait légère, aérienne, au-dessus des corps, par-dessus le sol où l’on transportait dans un étrange ballet des pics et des pioches, des brouettes et des chariots, des bêches et des mailloches, tout un futur concert d’outils rouillés à remettre en état d’excaver, de percer, de forer, et que l’on placerait sous la loge.
*****
Les discussions du soir, entre les murs du bar Hamada, tournaient de plus en plus autour des questions pratiques et techniques. On admit que des initiatives désordonnées exigeaient que l’on nomme un « maître d’œuvre » pour éviter une trop grande cacophonie. Pargliostro refusa d’assurer seul cette fonction. Il proposa qu’une petite équipe s’en chargeât. Pour la constituer, on nomma Adrian Ortega, l’étudiant architecte, Émeline et Cierge, Maurice et Amin, un ancien maçon à la retraite, et enfin monsieur Pargliostro. Mais les rêveries se perpétuaient, et l’imagination sans abdiquer restait à l’œuvre, inventrice de projets, des moyens nouveaux de bâtir ; restauratrice des savoir-faire anciens oubliés ; fondatrice de relations nouvelles à la terre et à toutes matières premières, mais aussi aux rapports humains entre bâtisseurs libres et rêveurs. « Notre construction sera faite de briques et de songes », avait dit Pargliostro, qui proposa de placer, dans la partie supérieure de la tour, un astrolabe géant, ouvragé artistiquement, une boussole des étoiles, une rose des firmaments, et puis un télescope puissant. Il connaissait des astronomes, affirma-t-il, et des personnes influentes dans plusieurs laboratoires de recherche, ils aideraient certainement à la construction de l’instrument à scruter les étoiles et la profondeur des espaces incommensurables. Il avait longtemps séjourné à l’étranger, et paraissait vivre en solitaire, on ne lui connaissait pas même de famille, et pourtant, à la surprise générale, Pargliostro paraissait avait tissé des relations dans de nombreux milieux, et avoir fréquenté tout un monde auquel il lui était possible de faire appel.
tour élan vers le ciel si fidèle à la terre mère pas de tir vers l’odyssée sidérale emporte avec elle toute vie si fragile et sa terre natale
Mais avant de creuser le ciel, il fallait sonder les profondeurs du sol, en examiner sa nature et sa composition, et « vérifier que des fondations solides peuvent être jetées », déclara Adrian Ortega. Toute l’équipe des maîtres d’œuvre approuva, y compris Pargliostro qui pourtant avait écouté et senti les pulsations des entrailles terrestres, et savait déjà que le terrain serait en convenance avec l’effort de porter en son sein les hauts murs de la belle ziggourat. On décida donc de commencer à creuser des tranchées.
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Sur le terrain, c’était comme une fête. On venait une guitare ou un violon dans une main, dans l’autre une pelle ou une pioche. On venait les yeux illuminés, comme si l’immense bâtiment aux appartements de songes pour locataires des rêves éveillés s’élevait déjà devant soi, avec ses marches d’escaliers qui montaient à n’en plus finir et ses esplanades d’azur.
On se mettait à l’ouvrage. On se relayait dans l’effort de creuser, et puis l’on allait boire de l’eau fraîche ou le bissap, et parfois des bières artisanales, fournis par les frères Waduda, qui s’étaient improvisés fournisseurs bénévoles des opérateurs du chantier. On courait accueillir les cyclistes qui revenaient de la décharge avec leurs chariots remplis de bois ou de tout ce qui pouvait être utile, on les félicitait de leurs trouvailles, on leur offrait à boire, avant de décharger leur cargaison. Quand la fatigue venait, on s’asseyait sur le sol, on chantait, on riait. Les habitants du Bel-Arbre-Vert et des autres quartiers environnants organisaient des pique-niques sur le terrain si l’air était doux, se déplaçaient en famille, et ne rechignaient pas à donner un « coup de main ». Quelques ados s’enlaçaient dans les groupes assis autour des guitares et des djembés. Émeline passait des uns aux autres, avec un mot pour chacun, diffusant sa bonne humeur, égayant tout le chantier d’un surplus de sourire.
Maurice avait aménagé une zone réservée aux agrès, bricolés de ses mains, et toutes sortes d’instruments avec lesquels on pouvait prendre soin de son corps tout en développant sa musculature, par des gestes appropriés, et là ,comme dans une foire d’autrefois, on se balançait suspendu aux anneaux de métal, on soulevait des haltères, on marchait en équilibre sur des poutres.
On parla d’abord toutes les langues sur le chantier, mais on se comprenait dans la volonté de construire et d’œuvrer ensemble et, au fil du temps, une langue unique s’imposa, le français de l’amitié, le français de la solidarité, cette langue qui se forge dans l’œuvre commune.
On n’allait pas « travailler » sur le chantier, et beaucoup venaient après leurs journées de travail, pour construire un avenir en ce point de départ d’un monde tout différent de celui du boulot et de la consommation. On renonçait à une part de sa dose télé, on évitait la perte de temps dans les supermarchés, on arrachait à la monotonie de la vie ses écailles grises, et l’on ourlait des perles d’argile, creusait les fondations de cette « chose nouvelle » que beaucoup ne savaient pas vraiment définir, mais qui devait être le grand berceau d’un monde renouvelé.
Dans un coin du grand terrain, on aménagea un grand bac, et les enfants jouaient à construire des châteaux de sable.
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La terre extraite des fossés s’avéra, conformément aux attentes, très argileuse. On se mit alors avec du bois et beaucoup d’entrain à confectionner des pièces creuses pour mouler les briques, après avoir longuement débattu de la dimension qu’on leur donnerait. On allait essayer des mélanges d’argile, de sable, de paille ou d’autres matériaux encore, selon les indications données par ceux qui n’avaient pas oublié le savoir-faire traditionnel des pays qu’ils avaient quittés, hommes d’Afrique, d’Orient ou du sud des Amériques ; mais dans la mesure aussi de ce qui s’offrait disponible dans l’environnement proche. On sécherait les briques. On testerait la solidité de l’adobe et de la bauge. On utiliserait l’eau de pluie recueillie dans les cuves et tonneaux que l’on s’était procurés ; et puis on irait puiser dans une petite rivière oubliée près des anciennes fabriques, de forge et de fonderie où, grâce encore à l’une de ses interventions miraculeuses, Pargliostro avait obtenu l’autorisation de prélever le sable dont on aurait besoin dans quelques tas et monceaux laissés là abandonnés sous un hangar, parmi les vieux bâtiments de l’usine.
Les « expéditions » de Tournevis ne prenaient plus les mêmes chemins. Ses aventures le menaient hors des zones bitumées, explorant les propriétés des substances minérales et végétales mêlées à l’eau, élaborant des poudres gluantes et magiques à la recherche de celles qui révélaient de fines vis cachées, en mesure de constituer des joints solides entre les briques et les pierres.
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Pargliostro déployait une énergie considérable, participait à toutes les activités jusqu’aux plus pénibles, et sa seule présence imposait, par sa tenue, par cette aura particulière qui enveloppait sa personne, une grandeur, une dignité à toute activité, même quand il fallut manier la boue et la glaise. Quelle que soit l’heure, quel que soit le jour de sa venue sur le chantier, on pouvait être assuré de le trouver présent et actif. Toujours habillé de noir, son chapeau en toutes occasions sur la tête.
Un jour pourtant, nul ne réussit à distinguer sa silhouette. Cette figure de mage qu’il avait acquise ne s’étant pas manifestée, on le crut fatigué, prenant un repos bien mérité, ou en quête de magies nouvelles, mais les jours suivants, il ne réapparut pas. L’activité sur le chantier se poursuivait, et l’un au moins des maîtres d’œuvre toujours présent assurait la coordination des opérations. Il fut de retour après quelques jours, plein d’ardeur comme toujours, mais comme il semblait pâle pourtant, et comme il semblait fatigué. Ses absences se reproduisirent, et l’atmosphère n’était plus la même quand il n’était pas là.
Une inscription taguée sur la façade du bar Hamada créa une grande surprise et suscita beaucoup de perplexité ; on n’y croyait pas, ce n’était pas possible ce que clamaient ces mots en rouge fluo, qui sentaient la colère, la haine et le ressentiment : « Honte. Honte. Non au futur temple. Non à Babylone. » Qui pouvait être l’auteur de ces vociférations peintes en rouge quand, dans tout le Bel-Arbre-Vert, on s’enthousiasmait pour une ziggourat, ou bien l’on se montrait indifférent, à peine un brin d’ironie s’était manifestée, tout juste avait-on entendu quelques railleries, mais jamais un tel rejet ne s’était produit, si violent.
Quelques jours plus tard, Émeline, moins souriante qu’à l’accoutumée, une inquiétude lisible sur son joli visage juvénile, montrait à Cierge un tract qu’elle avait trouvé dans sa boîte aux lettres. « Tu as lu ce papier ? » lui demanda-t-elle. Cierge découvrit avec effarement ces lignes qui accusaient violemment le « sieur Pargliostro » de vouloir introduire des divinités nouvelles dans leurs cités, par cette ziggourat qui masquait le temple voulu par ce gourou d’une secte inconnue, adroit charlatan, imposteur et mystificateur, passéiste opposé au progrès, corrupteur de la jeunesse, qui la détournait de la vraie religion et des valeurs vraies de la société.
Une colère inhabituelle empourpra ses joues à mesure qu’il lisait, mais Cierge finit par éclater d’un rire moqueur en s’écriant : « Mais quelles stupidités ! Quelles inepties ! Comment peut-on écrire des choses pareilles ? »
— Regarde la signature en bas de ce torchon.
Il lut : « Comité anti-Babylone ».
— Il y a une menace contre monsieur Pargliostro à peine voilée, remarqua Cierge inquiet, en citant une phrase du tract : « On sait depuis l’antiquité comment il faut traiter de tels gourous. » Une lutte commence, poursuivit-il d’une voix ferme ; un combat s’engage, il va falloir se défendre. Mais avant tout, il faut informer Mr Pargliostro.
Émeline lui serra le bras, dans un geste de solidarité et d’union contre l’adversité.
Cierge hésita lorsqu’il lui fallut pénétrer dans la demeure de monsieur Pargliostro. Il y entra comme par effraction et se trouva dans un espace obscur qui lui laissa l’impression d’une caverne dont il devinait les parois de livres entassés ; il suivit un chemin entre des murs de papier dans la direction d’une faible lueur qui émanait des profondeurs d’une vaste pièce.
L’homme lui apparut, allongé sur un lit, somnolent, le visage d’une pâleur mortelle. Il tourna la tête, ouvrit légèrement les yeux, esquissa un maigre sourire quand il reconnut Cierge à ses côtés qui, ému, lui demanda :
— Vous êtes souffrant monsieur Pargliostro ? — Tu comprends, le cœur, répondit l’homme alité, pour lequel le temps semblait s’être accéléré depuis qu’il avait disparu du chantier, chaque jour écoulé comme une année, chaque instant resserré dans ses joues creusées.
Le souffle court, on entendait à peine ses paroles, comme proférées à travers la mort, en peine pour traverser une épaisseur de silence derrière laquelle, lui si prolixe, habituellement si disert et volubile, semblait emmuré.
— Tu t’inquiètes, je le sais, reprit-il. Mais ce que nous avons commencé se poursuit, et notre œuvre s’accomplira. Je sais ce que l’on a écrit sur moi. La crainte les aveugle. On n’en finira jamais avec les craintes superstitieuses. Crois-moi, Cierge, il faut combattre, oui, mais sans haine… je sens suffisamment de force d’âme en toi. Pas de tristesse, Cierge, c’est impuissance. Il faut continuer d’agir, de bâtir dans la joie. Dès que je me sentirai mieux, un médecin m’a donné un traitement, je serai là, à l’œuvre, et jamais nous ne renoncerons.
Pour ne pas fatiguer l’homme devant lui dont la main s’était posée sur la poitrine, cherchant son souffle, ombre affaiblie de Pargliostro, Cierge abrégea la conversation et s’en fut, de la fermeté dans l’âme, et de la tristesse aussi.
Dans les soirées au bar Hamada, il donna des nouvelles de Pargliostro, et dans les conversations répéta avec force que leur construction ne serait pas un temple, que dans le passé les ziggourats n’avaient pas cette fonction, la preuve en était que les temples étaient construits dans leurs voisinages, et présentaient des architectures différentes, qu’il s’était informé, les historiens ne savaient pas quelle était exactement leur fonction, et proposa que l’on nomme leur ziggourat du nom de celle d’Uruk dans l’ancienne Mésopotamie : « Maison de la Totalité ».
qui les empêchera d’élever leur montagne idéale leur maison commune celle de la Totalité dispensatrice dynamique de diversité de justice de paix
De nouveaux tracts apparurent, fustigeant Babel et Babylone. On en appelait à la Bible, pour affirmer que Dieu n’avait pas voulu de Babel, l’avait sévèrement condamnée, que les hommes en furent châtiés, et qu’au nom de Dieu, on ne devait pas aujourd’hui permettre de la reconstruire, même si ceux qui s’y essayaient en semblaient bien incapables.
« Iahvé descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes, et Iahvé dit : « Voici qu’eux tous forment un seul peuple et ont un seul langage. S’ils commencent à faire cela, rien désormais ne leur sera impossible de tout ce qu’ils décideront de faire. Allons ! Descendons et ici même confondons leur langage, en sorte qu’ils ne comprennent plus le langage les uns des autres. » Puis Yahvé les dispersa de là sur toute la surface de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. C’est pourquoi on l’appela du nom de Babel. » Un petit billet circulait sur lequel on avait imprimé cet extrait de l’Ancien Testament, Genèse XI.
— Mais notre ambition n’est pas démesurée ! Quoi, on veut juste construire le symbole d’une vie sur terre qui veut se perpétuer dans ce qu’elle a de meilleur, clamait Émeline. Et on veut nous en empêcher par ces croyances stupides !
Et tous de l’approuver et de renchérir contre les « obscurantistes ».
On apprit le décès de monsieur Pargliostro les jours qui suivirent. « Le cœur ». Et sur le chantier aussi, le cœur n’y était plus. « Il a dévissé », avait dit tristement Tournevis, en apprenant la nouvelle.
Émeline et Cierge, malgré leur douleur, encouragèrent chacun à poursuivre l’œuvre commune, n’est-ce pas aussi ce qu’aurait voulu Pargliostro ? L’élan pourtant semblait brisé. L’activité avait ralenti sur le terrain de la construction. Quelques ombres encore creusaient, ou tamisaient la terre, entassaient les pierres, moulaient des briques, mais le chantier avait perdu son chant et sa musique, et ne résonnait plus que le fer des pelles et des pioches. La pluie en continue qui se déversa réduit encore toute présence sur le terrain.
Un petit mur de brique, bâti pour essai, résistait seul au vent de l’automne qui soufflait, près des entassements de terre, de pierres et de briques, à côté d’une petite stèle de pierre, fleurie, que l’on avait dressée à la mémoire de monsieur Pargliostro.
Cierge trouva un petit boulot, pour aider sa famille, et s’inscrit en candidat libre pour les épreuves du bac. Il rejoindra Émeline à la ville qui préparait son entrée à l’école des Beaux-arts. Il poursuivra des études, il a choisi sa voie, il étudiera l’architecture. L’œuvre commune reprendra, sûr, juste le temps d’une pause, Cierge le croit, et Pargliostro lui a légué le grand terrain. Et l’œuvre s’accomplira.
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