Il y en a partout. Ça s'infiltre cette saleté, on en a jamais fini. Ça fait deux mois déjà que je ne sens plus mes pieds. Aujourd'hui encore, il va falloir sortir, affronter toute cette neige. J'ai froid rien que d'y penser.
Ça fait quelques temps que j'ai commencé ce nouveau travail. Au début ça allait, c'est pas le job de mes rêves, ça non, mais ça fait passer le temps. Le problème avec l'hiver, c'est que le temps ne passe plus. On a beau faire, tout est figé. Saloperie de givre. Je me dis que ça passera bien, chaque année ça passe, alors il n'y a pas de raison. Mais quand on est dedans, en plein milieu comme aujourd'hui, le temps semble bien long. J'y vais quand même au boulot, ne serait-ce que pour voir Carole. Elle est plus âgée que moi, mais on trouve quand même des choses à se dire. C'est fou la vie qu'elle a eue, elle a pas perdu de temps elle. Quand je regarde ma petite existence et que je la pose à côté de celle de Carole, je me dis qu'on est pas tous pareils. C'est sûr que dit comme ça, ça tombe sous le sens, mais c'est quelque chose de s'en rendre compte vraiment, en se comparant à quelqu'un d'autre. Elle me dit des fois que j'ai le temps, et que je verrai quand j'aurai son âge, c'est pas encore l'heure du bilan. Pour elle non plus d'ailleurs. Elle dit ça en rigolant. La pause c'est le meilleur moment de la journée. En rentrant tout à l'heure, j'ai dû retirer toute la neige qui s'était accumulée devant ma porte pendant la journée pour pouvoir mettre un pied à l'intérieur. Il y en avait tellement que je me demande même si elle n'est pas tombée du toit, parce que je n'ai pas l'impression qu'il ait vraiment neigé aujourd'hui.
Ça m'a pris presque dix minutes de dégeler ma voiture ce matin. Record de température négative ils disent à la télé, avec un grand sourire en plus. Tu m'étonnes, il doit faire chaud dans le studio, ils parlent de froid, mais ils ne savent pas ce que ça veut dire. Le patron était pas bien content de me voir arriver en retard, mais j'imagine que lui, il a pas besoin de la dégeler sa voiture le matin. Lui non plus il ne connaît pas vraiment le froid. Il la sort du garage sa voiture et il arrive à l'heure. Il a fait une drôle de tête quand je lui ai dit ça, c'est vrai que d'habitude je suis plutôt timide, du genre à baisser les yeux et acquiescer d'un mouvement de tête. Même Carole n'en revenait pas, elle m'a regardée en faisant ses grands yeux dans le dos du patron comme à chaque fois qu'elle n'en croit pas ses oreilles, ça lui donne un air de chouette, et c'est exactement ce que j'ai pensé à ce moment-là, elle a l'air d'une chouette Carole, et un petit sourire s'est dessiné sur mes lèvres. Sur le trajet du retour, dans ma voiture, je me suis dit que j'avais plutôt intérêt à être à l'heure demain. En attendant il faut aller chercher du bois, sinon je ne pourrais jamais réchauffer mes pieds.
Noël approche dangereusement, et je ne suis toujours pas prête. La neige et Noël, l'hiver ne me fait vraiment aucun cadeau, et c'est pareil chaque année. Je n'arrive pas à comprendre l'excitation qu'engendre cette fête. Impossible de me remettre en mémoire un seul joyeux Noël. On se sent tous obligés de beaucoup trop manger, pour faire honneur à la table, et puis on dépense une fortune, pour faire des cadeaux qui plairont sûrement pas, et je le sais puisque je n'aime quasiment jamais ceux que je reçois. Je crois que dans ma famille, on n'arrive pas à se faire plaisir entre nous, juste à soi. Bref, rien de bien joyeux. C'est aussi la période de l'année qui invite à faire son bilan comme dit Carole, parce qu'inévitablement chaque membre de la famille, tout à tour – comme s’ils ne pouvaient pas le faire tous ensemble ! –, posera les questions qui fâchent. C'est impudique Noël, voilà ce que c'est. Tous ces étalages grotesques, de bouffe, de bonne humeur, de vœux. Le problème, c'est que ça a beau n'avoir lieu qu'un jour – et demi –, ça court quand même sur tout le mois de décembre. Avec les publicités à la télé, les flyers dans les boîtes aux lettres, les promos aux magasins et la course aux cadeaux, Noël, on en bouffe plus que de raison. Et le pire, c'est que ça a l'air de les amuser tous. Peut-être qu'ils font semblant, qui sait.
La fatigue me guette. Ça fait un moment que j'ai du mal à m'endormir la nuit, et quand j'y arrive, je fais toujours le même rêve désagréable ; à la fin, je me réveille en sursaut. Après avoir bataillé pour fermer l’œil, j'enrage d'être tirée de mon sommeil aussi brutalement. Quand ça a commencé, j'essayais de me rendormir, mais maintenant je ne lutte même plus, je me lève, je me fais un café, et j'allume la télé, comme si c'était le matin. Je reste devant une heure, des fois deux, le temps que mes paupières daignent se refermer, et je retourne dans mon lit, complètement frigorifiée. La deuxième partie de la nuit se passe généralement bien et puis le matin revient, le vrai. Deux matins c'est trop dans une vie comme la mienne. Une fois j'ai essayé de boire un café et de regarder la télé juste avant de me coucher, pour voir si ça pouvait marcher de le faire dès le début, et je n'ai pas fermé l’œil de la nuit. À croire qu'il faut d'abord souffrir pour mériter de dormir. Ce qui est bien – comme il n'y a pas grand-chose d'autre que les infos à cette heure-là – c'est que maintenant je suis sacrément calée sur tout ce qu'il se passe dans le monde. C'est pas joyeux joyeux, mais ça me donne l'air un peu important. Lequel d'entre nous ne s'est jamais retrouvé devant la machine à café, le matin au boulot, à devoir planquer son nez derrière sa toute petite tasse, parce qu'un type dont on connaît à peine le nom lance un « sujet de société » comme ils disent ? En général, dans ce genre de discussions, je ne pouvais que me contenter d'acquiescer, et je jugeais dans ce cas-là plus la personne que ce qu'elle disait : j'étais d'accord avec les gens que j'aimais plutôt bien. C'est en train de changer. Comme quoi, l'insomnie peut avoir du bon aussi non ? Il est vrai que ce serait plus agréable si je n'avais pas si froid aux pieds, mais à cette heure de la nuit, il ne vaut mieux pas compter dessus.
Les jours passent et se ressemblent drôlement. Carole a les traits un peu tirés elle aussi en ce moment, je me demande si elle va bien. Je ne lui demande pas à elle, parce que je l'aime bien Carole, mais je ne sais pas si j'ai vraiment envie de savoir pourquoi elle va mal. J'aimerais qu'elle aille bien, mais je n'aurais pas la force de bouger un muscle pour que ce soit le cas. Directement après ce genre de réflexion, je me demande si je suis quelqu'un de bien. Est-ce que quelqu'un de bien penserait des choses comme ça ? Cette question revient souvent ces jours-ci, on pourrait même dire qu'elle m'obsède. Je n'ai pas l'impression que je me posais autant de questions avant. Avant, c'est drôle de dire ça. Avant quoi ? Où est-ce que je situerais avant ? Suis-je capable de me remémorer le moment exact où j'ai commencé à me poser ce genre de questions ? Je ne suis pas sûre qu'il existe une délimitation, et pourtant j'ai ce mot qui me colle à la bouche, « avant ». Avant j'étais comme ci, avant j'étais comme ça. Je me rappelle d'un avant différent, c'est vrai. Mais je ne saurais dire ce qui a changé depuis, ni quand le fameux changement a pu avoir lieu. Est-ce qu'on peut être nostalgique à mon âge ? Et voilà que je recommence avec mes questions en pagaille, je me fatigue à tourner en rond dans ma tête. De toute façon je n'ai pas le temps d'y penser, il faut que je me dépêche de rentrer : la neige recommence à tomber, et je ne supporterai pas de rester coincée loin de chez moi cette nuit.
Cette fois-ci, même en passant dix minutes à m'échauffer sur ma voiture, je ne pourrai pas aller au travail, la neige est tombée trop fort, trop longtemps, et toutes les routes sont bloquées par chez moi. Ça me fait presque plaisir : bien sûr je vais m'ennuyer toute seule ici toute la journée, mais je souris intérieurement en imaginant la tête du patron quand il verra que je ne suis pas là – et que j'ai une bonne raison. Je vais retourner me coucher, ça me fera du bien. Peut-être que je dormirai mieux la journée qui sait. Je n'aurais pas dû me recoucher ; j'ai mal à la tête. J'étais partie pour regarder un film, mais je n'ai pas réussi à en choisir un qui pourrait me faire envie. Je regarde la neige qui tombe toujours dehors et je me dis que j'ai une bonne excuse pour ne pas aller travailler demain non plus. Ça m'angoisse un peu, après la journée que je viens de passer. C'est vrai que ce n'est pas le boulot de mes rêves, mais enfin ça passe le temps, et là il aurait bien besoin d'un peu d'aide. Je vais prendre un livre, ce n'est pas vraiment indiqué quand on a mal à la tête, mais je ne peux pas faire grand-chose d'autre ; il n'y a rien à la télé.
Au réveil, ce matin, je remarque que j'ai encore plus froid que d'habitude. Les draps sont gelés autour de moi, humides. J'ai toujours mal à la tête, ça bourdonne, c'est désagréable. Ça fait deux jours que je me dis que ça se rafraîchit dans la maison, alors que je n'ai pas mis un pied dehors – les routes sont toujours bloquées. Comment peut-il faire de plus en plus froid ? C'est comme si la neige avait réussi à s'inviter à l'intérieur. J'entends le vent dehors, je n'ai pas envie de sortir de mon lit. Il faudrait que j'aille faire des courses aujourd'hui, je n'ai plus qu'une poignée de riz et une orange pour me nourrir. Heureusement, il reste du café. Il y a une petite épicerie dans mon village, je me demande si elle sera ouverte. Je pourrais y aller à pieds.
Je ne suis pas allée à l'épicerie. Je suis certaine qu'elle est fermée maintenant. De toute façon je n'ai pas vraiment faim, l'orange me suffira amplement. Les chasse-neige sont passés tout à l'heure, ils commencent à dégager tout le coin, ce sera certainement praticable demain matin. Je pourrais appeler Carole pour savoir ce qu'il s'est passé au boulot ces derniers jours, elle a toujours une oreille qui traîne partout et elle n'est pas avare de potins, en tout cas pas avec moi. Je ne pense pas qu'elle s'entende bien avec les autres filles, mais moi elle m'apprécie, elle dit que je sais bien écouter. C'est vrai que je ne suis pas bavarde, et Carole ça lui fait plaisir de pas être interrompue sans arrêt. Réflexion faite, j'attendrai demain pour les potins, je suis fatiguée et chaque mouvement me demande un effort surhumain, alors je ferais mieux de ne pas m'embarquer dans une conversation téléphonique qui pourrait durer des heures. De toute façon, on en a du temps au boulot. Dès que j'ai commencé à penser aux collègues, au boulot, mon ventre s'est noué, et les questions sont revenues. C'est bizarre, parce qu'en y réfléchissant, je m'en posais beaucoup moins, des questions, quand j'étais toute seule chez moi, avec la neige, la cheminée, et mon café. En fait j'avais plutôt tendance à ne penser à rien ces derniers jours, j'étais presque vide, désincarnée. Pas heureuse, mais pas chahutée non plus, et des fois ça fait du bien. Toute cette activité cérébrale relance mon mal de tête, ça bourdonne fort contre les parois, j'ai l'impression que ça va exploser. Je vais aller prendre une bonne douche. Si ça ne soigne pas le mal de tête, au moins ça me réchauffera, et c'est toujours ça de pris n'est-ce pas ?
Il y a des jours comme ça où rien ne semble aller bien. J'ai en moi comme un goût de tracas, une tristesse infinie que rien ne semble justifier. Aucune catastrophe à déclarer, pas d'incident, même pas une vibration discrète à la surface de mon existence. Rien, et pourtant déjà trop. Je me sens lourde et j'ai toujours froid. Je me demande si d'autres personnes que moi ont déjà ressenti cela. Oui, évidemment, je suis loin d'être seule sur Terre, qu'est-ce que je vais m'imaginer. Je ne suis pas si spéciale. Je ne sais pas pourquoi j'ai ces accès de suffisance, je suis quelqu'un de plutôt simple en général. Mais des fois je m'imagine presque en héroïne, quelqu'un qui serait différent, peut-être pas mieux non plus, mais différent des autres, incomparable. Spécial. Je sais pertinemment que je ne fais pas partie de cette catégorie, elle est réservée à quelques personnes seulement, et je n'ai pas le profil. Mais à certains moments, ça fait du bien d'y penser. Du bien et du mal, puisque très vite je suis obligée de me tirer de mes rêveries et de reprendre la vraie vie, la vie normale. Et dans la vie normale, je me prépare pour aller au travail, en me disant qu'aujourd'hui ne sera peut-être pas pire qu'un autre jour. J'enfile une manche, deux, puis je passe la tête dans mon énorme pull en laine. Mon pantalon glisse doucement sur mes cuisses. Son contact me fait frissonner, mais pas d'une façon agréable, un frisson comme on en a quand on est malade, et que la peau rejette avec violence tout ce qui fait mine de s'approcher. Le temps que je ferme le bouton du pantalon, le frisson est parti, mais il m'a laissé une sorte de malaise nauséeux. Il me reste à me coiffer, mais ce sera vite réglé, et j'irai dégeler ma voiture. J'arriverai en retard, mais je ne m'excuserai pas cette fois. Je ne suis pas d'humeur à m'excuser pour des choses sans intérêt. Et quelque part, au fond de moi, je considère que ce n'est pas totalement ma faute non plus. Après tout, j'ai glissé dans cette peau et mon patron dans la sienne, ça aurait pu être l'inverse non ? Des fois, je trouve le destin injuste. Les gants que m'a offerts ma mère sont sur le buffet, ils me narguent. Ils savent que je ne peux pas me passer d'eux, tout comme mon patron sait que je ne peux pas me passer de ce boulot. Injuste. J'ai horreur d'être à leur merci.
J'ai eu du mal à conduire au début, mais un large sourire est dessiné sur mon visage quand j'éteins le contact de ma voiture. Même pas gantées, elles ont fini par se réchauffer ces mains. Je décide sur un coup de tête que je n'ai plus besoin de gants. Je n'en peux plus de me dresser contre le froid, il est plus fort que moi, ça ne fait aucun doute. Dans ma vie, la chaleur a toujours été éphémère. Quand on a plus de bois pour la cheminée, le feu s'éteint, et le froid, toujours le froid, irrémédiablement le froid s'empare de tout. Ça s'infiltre cette saleté, on en a jamais fini. Et on a beau faire des cabrioles dans tous les sens pour se réchauffer, ça ne dure pas, ça ne dure jamais. La seule chose qui dure, c'est le mois de décembre, même quand il s'en va, son ombre plane au-dessus de moi, il n'est jamais loin. Si j'ai une certitude, dans la vie, c'est que le mois de décembre reviendra, il revient sans cesse. Quoi qu'on fasse. De toute façon, je ne sais plus quoi faire moi. Je remets le contact, démarre la voiture, passe la première. Mon cœur bat à toute allure, et mes pieds jouent sur les pédales, sans que je leur demande. Ce sale frisson me traverse la colonne vertébrale de part en part. Je ne pense plus vraiment à ce que je fais. Au moment de fermer la porte de chez moi, j'ai comme une boule au niveau de l'estomac. J'ai l'impression de retrouver une vieille amie, j'ai presque envie de lui dire bonjour, de l'accueillir confortablement. Je sais au fond de moi qu'elle est là pour un bout de temps. Son fonctionnement est toujours le même, la routine, elle s'installe, elle prend ses aises, elle s'empare de tout. Si elle n'était pas si lourde, je ne l'appellerais pas la boule, mais le gouffre. Je m'installe dans le canapé et allume la télé machinalement. Je ne me pose pas de questions, et pourtant je sais que le silence n'aura plus jamais sa place dans ma tête. Il a été chassé par le froid. Il faut pouvoir faire la différence, parce que le froid a parfois des allures de silence, à ceci près que le froid hurle, même si on ne l'entend pas. Tout se joue ailleurs que dans les oreilles, le froid s'égosille dans les muscles, il les tiraille, il vibre contre les parois du crâne sans aucun bruit, il tord le ventre de ses cris mais ne dit pas un mot. Je remets une bûche dans la cheminée, c'est la dernière. En me penchant, je remarque des moisissures sur les murs du salon. Je n'avais jamais fait attention. Il y en a partout, dans toutes les pièces de la maison. Et dans le salon, ça va encore. Le pire, c'est ma chambre. Je me demande comment il est possible que je sois passée à côté de ça. Le genre de choses sur lesquelles on peut fermer les yeux jusqu'à ce qu'elles s'imposent mais plus après, plus jamais. C'est quand même fou de penser que c'est là depuis un moment, sans que j'y prête la moindre attention. Pendant que je faisais le tour des moisissures, la bûche s'est à moitié consumée dans la cheminée. En me rasseyant dans le canapé, je ne peux pas m'empêcher de remarquer que, depuis quelque temps, je ne mets plus de point d'interrogation à la fin de mes questions. Comme si je me les posais sans les poser, comme si seule la question importait, et qu'elle n'appelait pas forcément une réponse. Je commence à divaguer complètement, ça me fait presque rire, c'est pitoyable. Je n'arrive pas à m'enlever ces visions de moisissures du crâne. Je ne sais pas si je dormirai dans ma chambre cette nuit.
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