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Réalisme/Historique
Louise : Le seau
 Publié le 17/03/18  -  6 commentaires  -  27552 caractères  -  45 lectures    Autres textes du même auteur

Fragments de vie d'un afficheur du métro parisien.


Le seau


Norbert colle des affiches dans le métro, c'est son métier. Ça fait quelques années qu'il l'exerce, et lui-même ne sait plus très bien quand il a commencé, seules ses mains calleuses, témoins muets, en gardent le souvenir bien profond dans la peau. Tous les matins, il va au dépôt, là où ils stockent le matériel, les affiches bien sûr, et puis la colle, le seau, les racleurs, les brosses, bref, tout l'attirail. Il enfourne à peu près trente kilos d'affiches dans sa musette, ça pèse son poids au début de la journée, mieux vaut ne pas être fatigué. Le début, comme il dit, c'est toujours le plus compliqué. Après la pause du midi, ça va déjà mieux, et puis les muscles s'habituent à mesure que défilent les chiffres sous l'aiguille du cadran. Le seau c'est autre chose : il faut faire de la colle plusieurs fois au cours de la journée, alors il est toujours plus ou moins lourd, même à la fin, mais c'est comme tout, on fait plus attention au bout d'un moment ; c'est comme ça, et pas autrement. De toute façon, quand on est perpétuellement en mouvement comme Norbert, on finit par ne plus sentir grand-chose, ni la musette sur le dos, ni le seau au bout du bras, ni même l'odeur si caractéristique du métro, qui, dès l'escalier, prend à la gorge les moins aguerris de ses utilisateurs. L'afficheur, lui, reste imperturbable, toujours la même routine, préparer la colle, verser la poudre, l'eau dans le seau, il touille sa mixture sous les regards intrigués des voyageurs. Certains s'arrêtent parfois, ils le regardent faire. Ça doit les hypnotiser un peu, ces gestes qui se répètent, au millimètre. Quand il a des spectateurs, Norbert a presque l'impression d'exécuter un ballet. Au début, ça le déstabilisait franchement ces yeux dardés sur le moindre de ses mouvements, mais avec le temps encore une fois, il a fini par s'y habituer. Il déplie, enduit, dispose, brosse, et recommence, la partition bien ancrée dans sa tête, la musique se déroule comme le papier, il ne loupe aucune note. La symphonie de l'afficheur du métro, on peut l'entendre si on prête l'oreille, dans un moment calme. Quand ils s'arrêtent, les curieux restent au moins pour deux tours : ils veulent voir un assemblage, pas une simple feuille collée comme ça ; n'importe qui pourrait le faire. Ils doivent s'imaginer que c'est compliqué de placer un bout d'affiche exactement au bord de l'autre, pour que de loin, l'illusion soit parfaite. La vérité, c'est qu'au bout d'un moment, ça devient automatique. Bien sûr, parfois il y a des ratés, pas souvent, mais ça arrive, c'est comme tout. La plupart du temps cependant, ça vient tout seul, comme s’il était né pour ça, comme si ça faisait maintenant partie de son ADN d'aligner des affiches. Il assemble les visages à la perfection, qu'ils pleurent ou qu'ils rient, il regroupe les parties du dernier joujou technologique à la mode, et reconstruit même parfois des maisons en pièces sur son panneau, bref, il colle décolle et recolle. À la fin de la journée, Norbert repasse par le dépôt, laisse son attirail comme il l'avait trouvé le matin même, un peu en vrac, et il s'en retourne chez lui.


Norbert habite une petite bicoque en banlieue parisienne. Il répète à qui veut l'entendre que chez lui, ça ne paye pas de mine, mais qu'il y est bien, et qu'après tout c'est ce qui compte. De toute façon, au bout d'un moment, on se dit que tout vaut mieux que d'être sous terre, même quand on ne vit pas dans un palace. Les quatre murs n'abritent en général que lui ; parfois, des vieux copains passent boire un coup, jouer aux cartes, écouter de la musique, ce genre de choses. Ça parle d'un autre temps, ça rit, ça triche : le dimanche est un plaisir qui se goûte simplement, mais toujours bruyamment. Un petit godet et un tourne-disque, voilà la recette du bonheur de l'afficheur. De toutes ces années de solitude il ne s'est jamais plaint, et même, depuis quelque temps, s'en accommode mieux encore qu'il ne l'aurait pensé. Il a développé l'impression confuse que le monde autour a opéré un virage, tandis qu'il est resté bien droit sur sa route à lui. Il a du mal avec les gens comme il dit parfois, il n'est pas aigri non, c'est plutôt un bonhomme joyeux Norbert, quoique fatigué, mais il se rend compte qu'il n'a plus grand-chose à dire à la plupart de ses contemporains, il ne les comprend pas, et eux non plus. Enfin, il ne les comprend plus. Il y pense souvent, et il se demande si ça a toujours été comme ça, chacun ses petites affaires dans son coin, il réfléchit, il a du mal à convoquer un temps différent, dont il sait pourtant qu'il a existé ; ce temps, il l'a vécu, c'était il y a une paire d'années déjà. Il se dit en souriant qu'il a eu une sacrée intuition à l'époque, lui qui appréciait encore la compagnie de tous, de choisir ce boulot : pas de collègues, pas d'emmerdes comme on dit à l'entrepôt. De soi à soi, les choses sont toujours plus simples. Bien sûr, quand il a commencé, afficheur c'était un boulot comme un autre, de l'argent à la fin du mois, un toit au-dessus de la tête. Il n'en demandait pas plus. Pas besoin de diplôme, une petite formation et au travail. À l'époque, il se disait que c'était une affaire en or, du pain béni pour un type comme lui. Forcément, avec le temps, on se pose plus de questions, les soucis se frayent un chemin à travers la routine. Norbert a arrêté de se poser des questions : pour lui, elles n'ont pas lieu d'être tant qu'on n'a pas de réponse.


Il faut dire que dans les couloirs du métro, on en voit passer des soucis ; on est un peu plus proche de l'enfer. Comme dans tout travail, la plupart des journées se suivent et se ressemblent. Norbert garde néanmoins un souvenir plus vif de certaines d'entre elles, qui pour une raison ou une autre l'ont marqué. Quand il survole sa carrière dans son ensemble, il se dit qu'il a tout vu, lui qui est caché dans ses souterrains, lui qu'on remarque à peine tant il fait partie du paysage. Il a parfois l'impression que le monde se dévoile un peu plus dans le métro, comme si sous terre, tout était permis. Bien sûr, il passe trop peu de temps à l'air libre pour pouvoir comparer, mais comme la plupart des gens, il se dit que le monde se limite au sien puisqu'il n'en voit rien d'autre. Derrière ses grands pans de papier, l'afficheur a entendu les conversations changer au fil du temps, il a surpris l'arrivée d'un nouveau vocabulaire, l'émergence d'une nouvelle tranche de la société. Le métro accueille tout ce que la société produit en masse, les nouveaux travailleurs comme les clochards. Il recrache bien vite les premiers, ceux qui restent il les mâche, Norbert le sait, il l'a vu. Depuis son poste toujours changeant, il se pense comme un observateur de l'être humain, et se nourrit le jour durant des affects et pensées de ceux qui ne font que passer. Lui, il reste, il voit les choses dans leur ensemble, plein de bouts de vies rassemblés qui finissent par exprimer quelque chose, il examine, observe, analyse. Il aime se dire qu'il ne fait qu'écouter, qu'il ne juge pas ce qu'il entend. Mais le dimanche, avec les copains, il en rigole de ces gens qui se pressent dans les couloirs d'un air important, une sacoche à la main. Ça fait du bien. Quand il est dans un bon jour, il se dit que le monde va mal, mais qu'il vaut mieux en rire, bientôt, il ne sera plus là.


L'hiver les jours sont souvent mauvais. Au début de sa carrière d'afficheur, Norbert haïssait l'hiver. Maintenant il se contente de le regarder passer, en se mettant en veille le temps que ça dure. Ça lui fait toujours mal au cœur, mais un peu comme un pincement, ce n'est plus une douleur qui empêche de dormir, qui brûle, ce n'est plus qu'une douleur habituelle, patinée par les années, par le trop plein. Son premier hiver vit arriver avec lui la mort de Wolf, un SDF bien connu des travailleurs du métro. Jusque-là, il ne les portait pas vraiment dans son cœur les clochards, comme il disait. Ça faisait quelques mois déjà qu'il travaillait comme afficheur, et il n'en pouvait plus de se faire constamment alpaguer pour quelques pièces, pièces qu'il gagnait véritablement à la sueur de son front. Ça le faisait doucement rire d'entendre les soupirs des cadres dans le métro, ceux qui disent « c'est le troisième que je croise rien qu'aujourd'hui, c'est devenu un fléau ». Il marmonnait à lui-même qu'en passant huit heures par jour dans le souterrain, il avait de la chance s'il n'en croisait que trois. Bien sûr les premiers jours, il avait fouillé ses poches, il était gêné quand il n'avait rien, il s'excusait platement. Après s'être fait copieusement insulter une paire de fois cependant, pour avoir eu les poches vides, il se montra plus brusque et rapidement cessa de donner à qui que ce soit, les envoyant paître en grommelant qu'il n'avait pas les moyens. Ils n'avaient qu'à demander à quelqu'un d'autre, quelqu'un qui avait plus qu'un SMIC en poche à la fin du mois. Et il répétait sans cesse, comme pour s'en convaincre, « toujours les mêmes, toujours les mêmes qui payent ». Il savait bien qu'il disait vrai, au fond, que ce n'était pas à lui de nourrir ces corps décharnés, qu'il n'avait rien à voir avec tout ça. Qu'il ne prenait rien à personne lui, à peine les quelques miettes qu'on voulait bien lui laisser, en échange de ses efforts. Que si ça n'avait tenu qu'à lui, évidemment que tout le monde aurait un toit, du travail, et une assiette bien remplie et bien chaude le soir venu. Il savait qu'il ne suffisait pas de racler le fond de ses poches pour sauver ces vies brisées. Il savait aussi qu'il aurait pu se priver de son godet du dimanche, de ses cigarettes, de ses disques, pour leur donner à manger. Pas à tous, mais quand même, il aurait pu faire une différence, on peut toujours faire une différence se disait-il. La vérité, c'est qu'il n'avait aucune envie de se priver de son godet, de ses cigarettes, ou de ses disques, tandis que d'autres s'empiffraient à loisir et sans une once de mauvaise conscience. Ces menus plaisirs, c'était tout ce qu'il lui restait, alors il estimait qu'il avait au moins le droit à ça, et personne ne pourrait lui donner tort. Mine de rien, ça l'énervait contre lui-même de réagir de la sorte ; il ne pouvait s'empêcher de se dire que malgré tout, il n'était pas mieux que ces types en costard dont il aimait à se moquer, et ça lui tordait les boyaux rien que d'y penser. Il se mit à détester les clochards, tous, sans exception. Il ne pouvait supporter de les voir, imbibés d'alcool, les pieds nus et noirs, réclamer de l'argent à tout bout de champ. Il ne supportait tout simplement pas de voir son propre reflet dans leurs yeux, lui qui se trouvait se disait-il du bon côté, et qui refusait de partager. Quand ils n'étaient pas là pour le lui rappeler, il avait moins honte de lui-même, et alors il pouvait souffler, fumer sa cigarette, et boire son godet bien mérité.


C'est lui qui découvrit le corps de Wolf, au lendemain d'une nuit particulièrement glaciale. Norbert avait mal dormi cette nuit-là, et lorsque ses yeux tombèrent sur le corps du clochard étalé devant son panneau, il ne put s'empêcher d'y voir une provocation. Sa mauvaise humeur en bandoulière, il entreprit de secouer le malheureux en espérant le déloger une bonne fois pour toutes, y en a qui travaillent, on se réveille, fini la sieste. Il se passa quelques secondes avant que le pauvre homme ne réalise qu'il ne s'agissait pas là d'une vulgaire sieste, ni d'ailleurs, à y regarder de plus près, d'une position tout à fait normale pour faire un somme. Il resta quelques minutes sans rien faire, aussi immobile que le cadavre à ses pieds. Il allait le déloger une bonne fois pour toutes. Ce n'était pas la première fois qu'il voyait un mort, ça non, mais c'était la première fois qu'il se sentait une part de responsabilité, si infime soit-elle. C'était la première fois qu'il ne savait pas qui prévenir. Il savait qu'il était seul cet homme, mais il n'avait jamais compris à quel point avant de trouver sa dépouille à ses pieds que personne, jamais, ne viendrait réclamer. Accaparé par ses pensées, il ne sentit pas la présence de Duke derrière lui, qui contemplait la scène d'un peu plus loin.


« Ça fait quelque chose hein. »

Norbert, se croyant seul, sursaute. Il ne sait pas quoi répondre. Effectivement, ça fait quelque chose. Les deux hommes restent un moment silencieux.

« Croyez pas qu'il faudrait le bouger ? Je dis ça... Un cadavre dans le métro, ça fait tout de suite mauvais genre. »

Duke pouffe un peu. Il doit penser à la réaction des « bonnes gens » devant le cadavre, ils le font marrer avec leurs pudeurs déplacées. Norbert n'avait même pas eu le temps d'y penser. Il lui semble soudain presque anormal de s'attacher à des considérations si triviales. Ça doit être marqué quelque part sur son visage.

« Il nous entend pas, ça lui fait rien. »

Norbert appelle les pompiers, explique la situation, et après avoir raccroché présente ses condoléances à Duke, qu'il voyait souvent discuter avec Wolf dans les couloirs humides du métro. Ils vont prendre soin de lui les pompiers. Duke éclate de rire, ça résonne drôlement dans le silence. Il est mieux là où il est Wolf, il a plus besoin de soins. Ça fait partie de la vie qu'il dit, on y passera tous. Il adresse un dernier signe de tête à son vieux copain et s'éloigne en chantant un air que Norbert a maintenant oublié. La désinvolture de Duke, il ne l'oubliera pas. Il se dit qu'il a dû en voir des choses pour ne plus s'émouvoir du décès d'un compagnon d'infortune.


L'hiver suivit son cours, imperturbable. Les heures les jours et les saisons sont dénués d'émotions, et le temps de patience, ils coulent, tout simplement. Le temps ne sait pas se recueillir, ou alors il a compris très vite que cela n'était pas nécessaire, et il passe son chemin. Après tout, qu'est-ce qui nous pousse à toujours regarder en arrière ? Prendre une pause dans notre vie n'en rendra pas l'équivalent au voisin, au père, au frère qui a épuisé ses minutes. La vie continue comme on dit, et si l'on souhaite suivre les morts là où ils vont, il existe des solutions plus simples que cet entre-deux qui ne rime à rien, et dans lequel on aime à se perdre. Seulement du fond de notre enveloppe nous viennent d'étranges états, ça crampe, ça tord, ça vit à l'intérieur, et l'on n'y peut rien. Norbert fut profondément transformé cet hiver-là. Ce n'était pas exactement lié à Wolf : Duke, ou un autre même, un qu'il ne connaissait pas, aurait pu se trouver à ses pieds ce matin-là que cela n'aurait pas changé grand-chose. Il n'avait pas perdu un parent, ni un ami, ni même une connaissance. Ce qu'il avait perdu, il ne pouvait mettre le doigt dessus, un sentiment inexplicable, ineffable. Un vertige. Son dernier bastion d'innocence, envolé. C'était un de ces instants qu'aucune conscience extérieure ne peut comprendre ; un instant qui n'appartient rien qu'à soi, et qu'on ne peut pas partager – une communion pour ainsi dire. À l'ombre de ce cadavre, il avait vu la vie toute nue, et ce n'est pas tant que ce n'était pas joli, mais que ça n'avait aucun sens, et ça, il ne pouvait l'accepter. Il y eut d'abord l'incompréhension, de longues journées qui se traînaient, hagardes, se repliaient aussi lentement qu'elles étaient arrivées, et recommençaient leurs ballets incongrus à l'infini. Des interrogations informulées, des doutes pesants, des peurs abyssales, un sentiment d'impuissance. Vint ensuite la colère, qui le rongea jusqu'à l'os. Mais contre qui hurler ? À quoi bon taper du pied, du poing ? Il la garda bien cachée dans sa mâchoire, qu'il ne desserrait plus que pour enfiler entre ses lèvres minces le filtre d'une cigarette roulée. Norbert vécu longtemps ainsi, enfin longtemps, il ne pourrait pas dire combien de temps vraiment, combien de jours, de nuits, il lui semblait qu'il s'était arrêté un moment, puis avait fait un bond spectaculaire, impossible à mesurer. Il ne savait plus où il se trouvait. Toujours est-il qu'il se leva un jour avec l'intention de trouver Duke pour lui parler.


Quand il sortit de sa torpeur, Norbert commença à nouer des liens avec certains des SDF qui parcouraient le métro nuit et jour. Pas avec tous, mais c'est comme là-haut se disait-il : on n'apprécie pas toujours tout le monde. Il se prit notamment d'affection pour Masha, une femme d'une cinquantaine d'années qui en paraissait bien plus. Il ne s'expliqua pas lui-même ce besoin soudain de se rapprocher de ces gens-là, qu'il dénigrait encore avec force une seconde avant de retourner le corps durci de Wolf. Norbert n'était pas un intellectuel, et la plupart du temps il se contentait de suivre ses instincts sans trop se poser de questions. À la parole, même la sienne, il préférait la musique ; il essayait donc au maximum de garder sa tête vide pour pouvoir accueillir les notes avec plaisir. C'est Duke qui un jour le présenta à Masha. Il fut très vite subjugué par la façon qu'elle avait de parler, toujours neutre, jamais un mot plus haut que l'autre, un léger sourire au coin des lèvres. Elle semblait vivre en dehors du monde et de ses sursauts. Il retrouva en elle ce qu'il avait perçu chez Duke devant le corps sans vie de son vieux copain : une humanité dénuée de passion, toute simple, toute nue. Une humanité qui peut paraître terrible si on ne la comprend pas, un regard sans filtre posé sur le monde, et qui le prend tel qu'il est, sans fioritures, sans ornements – on ne s'embarrasse pas de gênes inutiles quand on n'a plus de chaussures. Toute une catégorie de gens qui semblent ne plus ressentir la douleur, alors qu'ils y sont vraisemblablement plus exposés que quiconque. Mais pour souffrir, encore faut-il avoir de l'espoir, et ceux-là n'en ont plus. Les autres, ceux d'entre nous qui en gardent, ne peuvent s'empêcher de parer la vie de toutes sortes de beautés imaginaires, de pudeurs à propos ; il faut au moins ça pour avancer, un sourire aux lèvres, contrer les sales coups, en rajouter de l'autre côté de la balance. Mais quand la vie a joué toutes ses cartes et pris toutes les nôtres, le besoin de faire semblant s'estompe, pour laisser place à une certaine sérénité, l'acceptation. De toute façon, il n'y a plus rien à faire. Norbert le comprit confusément un soir quand, rentrant du travail, il passait voir Masha dans son coin de métro, où il avait pris l'habitude de terminer sa tournée quotidienne. Lorsqu'il arriva devant elle, elle se préparait à dormir dans des couvertures récupérées au compte-goutte. Norbert lui-même frissonnait, mais il avait cessé de se sentir coupable d'avoir à lui un bon lit chaud qui l'attendait. Il fut cependant surpris de la voir retirer ses chaussettes ; il faisait un froid terrible ce soir-là. Comme d'habitude, Masha sembla lire la question qui lui brûlait les lèvres mais qu'il n'osait poser. Elle éclata d'un rire tonitruant en déclarant simplement « je dors pas avec des chaussettes moi, ça comprime les pieds ! ». L'afficheur se garda de tout commentaire, mais n'en pensa pas moins, et lui souhaita une bonne nuit. Elle le suivit du regard, amusée, et lui lança « tu sais Norbert, ça fait rien tout ça, c'est pas un problème pour moi. »


Au contact de Masha, il eut l'impression de grandir, d'améliorer sa vision du monde, du moins d'en découvrir une toute nouvelle, qui lui paraissait, par bien des aspects, plus logique. Il se mit à répéter à tout bout de champ et à tout le monde que « l'habit ne fait pas le moine vous savez ». Lui qui avait vécu jusque-là avec beaucoup de certitudes les vit toutes ébranlées. Cela ne changea rien en apparence : il allait toujours au travail, voyait toujours les copains, buvait toujours son godet en écoutant son vieux tourne-disque cracher des mélodies entêtantes, il était toujours Norbert. Mais, à l'intérieur, une sorte de sagesse nouvelle déferlait, propice, par instants, à l'apaisement. Il n'est pas aisé de changer son regard sur le monde et Norbert se battait constamment contre les instincts qu'il avait lui-même façonnés au cours des années. Petit à petit cependant, il se sentit évoluer, à sa plus grande joie. Il ne se moquait plus des types en costard qui marchaient rapidement dans les couloirs du métro. Il ne se moquait plus mais pensait toujours tout bas « à quoi bon » lorsque la rumeur de leurs pas brisait le silence, tôt le matin. Il avait accepté l'impuissance, sans pour autant se sentir résigné ; il vivait, tout simplement. Il aurait pu se laisser couler ainsi des années, des siècles peut-être. Dès que quelque chose l'ennuyait un peu trop, il s'en délestait auprès de Masha, dont la voix étrange le rassurait. Après son agression par exemple, c'est à ses côtés qu'il vint trouver du réconfort.


Un soir, alors que Norbert faisait danser son attirail, colle décolle et recolle, déplie, enduit, brosse, recommence, un groupe de personnes s'arrêta derrière lui. Norbert assemblait sur le panneau une réclame de grande marque, comme cela lui arrivait souvent. Lorsqu'un des types lui demanda fermement s'il n'avait pas honte de lui, il ne sut honnêtement pas quoi dire. Il n'était même pas certain que le type en question s'adressât à lui. Honte de quoi exactement ? Il n'avait jamais eu honte de son métier, ni de son allure, il ne voyait pas à quoi l'homme pouvait faire allusion. Silence pesant, on n'entendait plus rien que la brosse de Norbert qui s'entêtait. Un autre homme se lança alors dans un long discours, dont Norbert ne retint que l'accusation qui lui était destiné : en collant cette affiche, il faisait le jeu des grandes sociétés, ou quelque chose comme ça. Il était un rouage, et pour ça, il devrait avoir honte. Il s'apprêtait à leur expliquer la situation, qu'ils n'avaient clairement pas compris, lorsqu'une jeune femme du groupe renversa le seau de colle à ses pieds. Dans un grand fracas de métal, il laissa s'échapper le liquide. À partir de là, tout se passa très vite. Les jeunes gens déchirèrent l'affiche de Norbert et, alors qu'il essayait de se défendre, les pieds dans la colle, un poing lui tomba sur le coin de l’œil. Aveuglé par la douleur, il ne les vit pas s'en aller. Il les entendit remarquer en riant que l'afficheur ne collerait plus rien ce soir. Ils avaient pris la musette – presque vide – et avait laissé Norbert étourdi, dans sa colle. À l'entrepôt, Norbert déclara qu'il avait oublié sa musette dans le métro, et qu'il avait perdu sa trace. Malgré l’œil au beurre noir, personne ne lui posa de question ; à partir d'une certaine heure, l'élan empathique régresse chez n'importe qui, au profit de la fatigue, plus égoïste. Il rentra chez lui et se coucha sans avoir pris le temps de manger – ou d'écouter – un morceau. Il était déjà trop plein. Dans sa tête, il repassait en boucle les paroles du jeune homme, il devrait avoir honte, il travaillait pour eux, c'était un vendu. Au-delà de l'injustice qu'il avait subie, ces accusations le perturbaient. Disait-il vrai ? Il ne s'était jamais posé la question lui-même, il n'avait jamais pensé que lui, à son niveau, puisse influencer quoi que ce soit. N'était-il pas, comme tous les autres, impuissant ?


Le lendemain, il se réveilla nauséeux. Il avait honte. Avant même d'avoir pu décider si oui ou non il devait justement avoir honte de lui-même, elle s'était invitée, la honte, et s'était confortablement installée en son sein. Lui qui faisait tant d'efforts pour refréner ses jugements naturellement hâtifs quand ils touchaient les autres ne pouvait cependant pas s'empêcher de se condamner lui-même sans aucune forme de procès. Toute la journée, les mots résonnèrent dans son crâne comme autant de notes de musiques mal accordées, une mélodie dissonante, qui finit par rendre fou. Il fallait qu'il en parle à quelqu'un, mais la honte le rongeait : il ne pouvait pas se rendre ouvertement coupable d'être afficheur, et si les autres n'avaient pas encore remarqué la bassesse de son emploi, ce n'était pas lui qui allait leur ouvrir les yeux. Il ne voulait pas être dans le mauvais camp. Il passa quelques jours dans cet état, sans voir personne, le temps que le coquard se résorbe. Pas une seule fois il ne songea simplement à changer de métier. Peut-être par manque de diplôme ou d'imagination, il ne se voyait pas autrement qu'afficheur, et ça ne l'avait jamais dérangé jusqu'à présent. La délivrance arriva, comme d'habitude, avec Masha. Lorsqu'il confessa sa mésaventure du bout des lèvres, elle lui sourit. Elle lui dit que tous, ils faisaient partie du système, parce que le système était plus grand qu'eux. Elle lui dit que si ce n'était pas lui, ce serait un autre. Et elle dit que certains avaient le choix, d'autres pas. Elle lui dit tout un tas de choses ce soir-là, dont certaines un peu obscures et qu'il a depuis oubliées, mais il lui sembla retenir l'essentiel : « Chacun suit sa route, l'important c'est de pouvoir vivre avec soi-même ». Il le répéta plusieurs fois pour lui-même, et un paquet d'autres fois pour tous ceux qui croisaient son chemin, et voulaient bien l'entendre.


Fort de cette nouvelle certitude, Norbert reprit tranquillement le cours de son existence. Rien ne pouvait plus l'abattre désormais, il suffisait de pouvoir vivre avec soi-même. Simple comme bonjour. Il aurait voulu partager son savoir avec le monde entier, leur montrer qu'on peut faire autrement. Il aurait voulu dire à ces gens qui se pressent devant les portes automatiques du métro, empêchant ainsi les autres de descendre, que tout ça ne sert à rien. Il aurait voulu tuer ces vilaines habitudes qui font que l'on devient aigri, quelque part dans sa vie, on ne sait plus vraiment à quel embranchement, mais ça s'est produit, il y a longtemps déjà. Il ne désespérait plus cependant de tout cela : au contraire, il était rempli d'espoir, l'espoir de changer quelque chose. Pas sa vie à lui, elle était faite, et par ailleurs elle lui convenait tout à fait. Tout à son euphorie, il ne savait pas bien ce qu'il aurait voulu voir arriver. Ce qui arriva vraiment, il aurait souhaité ne pas en être témoin. Mais la vie a parfois de drôles de façons d'arriver justement, et ce jour-là elle ne ménagea pas ses efforts. Norbert collait tranquillement ses affiches, comme tous les jours, à la station Anvers. La rame qui y entrait à ce moment-là émit un bruit étrange, puis s'arrêta net. Quelques cris résonnèrent contre les parois humides du métro.


En regardant l'homme qui s'occupait de relancer la circulation du métro, Norbert ne put s'empêcher de penser que tout ceci était bien trivial. Il observait le morceau de cravate déchirée en bas, sur les rails. Il se dit qu'il n'avait pas dû penser à ça, le type, il n'avait pas dû penser au pauvre gars qui ramasserait. Qui s'occuperait de faire sortir les passagers, de verser du sable sur les rails, le plus vite possible, pour pouvoir relancer le trafic. Et lui, le pauvre gars, à quoi pense-t-il ? Minutes, retard, circulation ? Il faut penser au plus grand nombre, et le plus grand nombre doit se rendre au travail. Le plus grand nombre ne veut pas d'un cadavre, comme il ne voulait pas de celui de Wolf, des années auparavant. Norbert se dit que peut-être, s’il croisait la bande de jeunes, cet homme se ferait agresser lui aussi. Il détourna les yeux, les fixa sur son seau, son seau de colle qui se vide et se remplit, plusieurs fois au cours de la journée, son seau toujours trop lourd, et dont il ne peut pas se débarrasser. La machine étant bien huilée, le métro repartit, on n'y vit que du feu. Le regard ancré sur son seau, Norbert se répétait en boucle les paroles de Masha. Puis il se dit que rien, jamais, ne s'améliorerait.


 
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   Jean-Claude   
1/3/2018
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour,

Ce n'est pas sujet facile, mais ça colle.
Le style est neutre, presque terne, mais, pour le coup, il colle au personnage.
Les états d'âme, l'histoire, la situation de Norbert, son évolution...

Au début, je trouvais que le décès du premier hiver occupait une place disproportionnée.
Mais tout est lent, parfois statique, tire en longueur, et, finalement, c'est dans la tonalité de ce vécu là.
Attention toutefois, c'est quand même limite.

Le titre "Le seau" ne concerne que la rencontre avec "la bande de jeunes".
Il est trop réducteur.
La prise de conscience, guidée par Masha, a commencé avant.



Détails (commentaires parfois entre {})...

Il n'y a pas de raison de ne pas faire deux phrases, donc : "quand il a commencé, seules ses mains calleuses,"
Deviendrait : "quand il a commencé. Seules ses mains calleuses,"

Inélégant et sémantiquement limite : "Certains s'arrêtent parfois, ils le regardent faire."
Forme qui serait plus appropriée : "Certains s'arrêtent parfois pour le regarder faire."

"mais{première virgule de l'incise obligatoire} avec le temps encore une fois, il a fini par s'y habituer."

"Il savait qu'il était seul{virgule} cet homme,"

Pourquoi passer au présent narratif une fois Norbert a trouvé le cadavre, d'autant plus l'événement est amplement antérieur à l'état présent et exprimé au passé quand il le découvre ?



Au plaisir de vous (re)lire
JC

   plumette   
17/3/2018
 a aimé ce texte 
Bien ↑
j'ai sillonné avec Norbert les sous-sols du métro parisien. Je ressors de là un peu "plombée", ce n'est peut-être pas l'effet recherché ! Je pense cependant que cela dénote un texte réussi.

C'est l'évocation de l'odeur qui m'a immédiatement fait choisir Paris comme décor de cette histoire, avant que soit évoquée la banlieue
( parisienne) et beaucoup plus tard la station "Anvers".

Votre nouvelle me semble être de celle que l'on peut qualifier de nouvelle instant car elle est centrée sur un moment qui déclenche une transformation importante dans la vie de Norbert: la découverte du corps de Wolf.

On entre doucement dans la vie de Norbert par la description de son métier, j'ai bien aimé l'évocation des gestes de l'afficheur par le regard des badauds, fascinés par la précision.

La vie de Norbert est plutôt solitaire, il a quelques amis, des loisirs simples , votre écriture neutre déroule le quotidien de cet homme ainsi que de façon indirecte ses pensées.
Norbert est un peu revenu de tout, il se tient en marge de l'évolution du monde qui ne semble pas trop le concerner et se félicite de n'avoir de compte à rendre à personne et de vivre à son rythme.

Et puis arrive cet évènement ( la mort de Wof) qui va venir réveiller sa conscience endormie et lui permettre de faire une belle rencontre avec Masha. Masha,dans son dénuement total, sera une ressource pour lui lorsqu'il traversera une épreuve. Cette idée m'a beaucoup plue, elle donne à ce texte une profondeur car le lecteur peut aussi se sentir concerné par la phrase de Masha « Chacun suit sa route, l'important c'est de pouvoir vivre avec soi-même ».

Dans la forme, j'ai été parfois dérangée par des changements de temps( bizarre de raconter au présent la découverte du corps de Wolf)

anecdotique: musette? ce mot m'évoque une assez petit sac qu'on porte en bandoulière, pour y mettre son pic nic ou aller à la pêche par exemple !! alors les 30 Kgs d'affiche, cela m'a paru lourd et volumineux.

A vous relire


Plumette

   Perle-Hingaud   
18/3/2018
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Bonjour Louise,

J'ai trouvé ce texte intéressant mais un peu "apathique" à mon goût: le rythme du récit est uniforme, l'absence ou presque de dialogue pèse. J'ai cependant bien aimé l'écriture et l'intrigue est bien construite.
Je trouve dommage de ne pas revenir au présent à la fin, je me demande si c'est volontaire.
Quant à la chute, " La machine étant bien huilée, le métro repartit, on n'y vit que du feu. ": dans mon métro / rer, les "accidents graves" de voyageurs ne peuvent pas vraiment passer inaperçus, puisqu'ils sont signalés sur toute la ligne pour expliquer le retard.

Merci pour cette lecture

   Anonyme   
22/3/2018
 a aimé ce texte 
Un peu
Je vais être franc, je me suis ennuyé et j'ai dû faire un effort pour aller au bout de ma lecture. L'écriture est correcte mais manque de relief. Son déroulé est monotone, sans aucune cassure ni changement de rythme, rien qui vienne aiguiser l'attention du lecteur. Le thème est sympathique mais trop encombré de bons sentiments, rapidement on devine où vous voulez nous amener : une prise de conscience devant la détresse des exclus. Tout ceci est trop classique, trop sage, gentil plaidoyer destiné à émouvoir. Je vous engage à plus d'audace dans vos sujets et la manière de les rédiger.

   Anonyme   
3/7/2018
 a aimé ce texte 
Beaucoup
J'ai apprécié cette tranche de vie d'une "petite gens" que l'on rencontre peu souvent en littérature. J'ai bien ressenti le parallèle entre sa vie sous terre et le décalage avec la vie réelle, comme si Norbert était libre et prisonnier de son environnement. L'observation du monde est fine et sensible à travers ses yeux. La conversion de son regard de la scène de fin serait peut-être à approfondir.

Mon critère pour juger de la forme est que j'ai lu d'un trait la nouvelle sans me forcer.

Un autre pour la qualité générale est que l'histoire est restée imprimée quelques temps dans mon cerveau (la colle devait être bonne). Elle se ravive dès que je croise un SDF ou un colleur d'affiche.

   boutros   
8/9/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Je relis ce texte après quelque temps, parce qu'il est comme un bon vin, le temps lui fait du bien. Son goût subtil et un peu âcre reste longtemps en mémoire, il m'a donné envie d'y revenir. Je le retrouve avec le plaisir des gourmandises rares, celles qu'il faut chercher dans les échoppes parce qu'on ne les trouve pas dans les super-marchés de la grande distribution.
Loin de la culture de masse je retrouve ici un morceau de facture artisanale au style bien personnel. Par exemple: la double transparence de cette phrase "il se coucha sans avoir pris le temps de manger – ou d'écouter – un morceau". ça se déguste, ça se sirote!


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