Natty finit sa bière en quelques gorgées et en commande immédiatement une autre, d’un hochement de tête au patron. Il connaît bien ses habitudes, elle vient au comptoir depuis des années, elle y venait déjà petite, avec son père. Elle s’y était saoulée pour la première fois de sa vie, y avait passé des soirées adolescentes dont elle gardait toujours aujourd’hui un souvenir nostalgique, rencontré des hommes, tué l’ennui. Elle y passe toutes ses soirées, n’a pas travaillé depuis un moment, son absence de qualifications ne lui permettant pas de prétendre à autre chose que des contrats temporaires.
Le café n’a pas changé depuis son enfance, les mêmes tables rondes aux pieds de ferraille peinte, les mêmes banquettes molles contre les murs, les chaises de métal piqué, la lumière jaune, douce et rassurante. Seuls les visages ont vieilli, ou disparu, de nouvelles têtes sont apparues. Tous semblables à ses yeux, ils forment une masse grouillant paisiblement dans la salle, compagne sans nom de ses nuits de beuverie. Le patron lui apporte son verre. À l’autre bout du bar, un homme attire l’attention du patron et, de son index tendu vers le bas, trace dans l’air un cercle invisible qui s’achève en sa direction. Puis son regard se tourne vers Natty, il lui adresse un large sourire et ne la quitte plus des yeux. Elle le remercie silencieusement, d’un hochement de tête, et s’en détourne rapidement.
Elle connaît ces regards satisfaits, ces gestes de connivence. Elle voit le désir qu’il tente de dissimuler sous une nonchalance de façade. Elle connaît par cœur. Il ne vient au bar que depuis quelques soirs, sûrement un intérimaire en poste dans le coin, et bien qu’elle ait déjà remarqué auparavant ses coups d’œil rapides en sa direction, il ne l’a jamais abordée. Natty est mince, malgré trois grossesses, porte des vêtements moulants qui affirment ses formes, ses yeux bleus laissent passer parfois des éclairs orangés qui peuvent clouer sur place le plus téméraire d’entre tous. Mais elle porte sur le visage les premiers stigmates de l’alcool, teint terne, cernes dissimulés sous une épaisse couche de fond de teint, ridules aux coins des yeux, et arbore en permanence un air sévère, qui tient à distance la plupart de ceux qui ne la connaissent pas.
Pourtant ce soir, il semble décidé, et elle devine à sa hardiesse, qu’on lui a parlé d’elle, qu’on lui a vanté les plaisirs faciles qu’elle offre au premier venu, contre quelques verres. Il ne lui déplaît pas, elle peut voir d’ici ses mains calleuses, elle imagine sans peine l’odeur de sa sueur, son haleine familière de tabac et de bière, mais il a déjà sûrement en tête des images de son corps offert, et même si elle se sent flattée d’éveiller son désir, elle a déjà trop payé les conséquences de ces impulsions pour céder encore une fois. Et elle sait qu’il aura l’impression de l’avoir domptée, qu’il est motivé par le besoin d’approcher et dominer ce qui lui fait peur, que le respect craintif qu’elle inspire aux hommes n’a d’égal que leur désir de le combattre. Alors elle résiste à son appel, et aux fantasmes d’adolescente qui survivent en elle, et lui susurrent, moribonds, que les plus belles fleurs poussent sur le fumier, qu’on ne sait jamais. Elle ne les croit plus depuis longtemps, même si elle les entend toujours, mais elle sait aussi qu’après les verres qui suivront, elle ne saura plus résister à l’envie de conjurer sa solitude et sa frustration, qu’une chaleur incontrôlable irradiera son ventre, et que plus rien ne comptera que sentir enfin que quelqu’un s’occupe d’elle, et occulte le réel.
Si elle le regarde, il viendra s’installer à côté d’elle et commencera à lui parler d’un air faussement complice, comme tous les autres avant lui. Natty pense à ses trois enfants qui dorment chez sa mère. Les deux derniers avaient été conçus dans ces moments où seul importe le besoin d’affection que l’alcool rendait impérieux. Le père du premier s’était éclipsé à l’annonce de sa paternité à venir. Elle pensa que sa vie serait plus simple sans eux. Elle aurait voulu être encore libre de cette responsabilité écrasante, comme sa sœur, n’être que pour soi. Elle avait parfois des accès de colère contre eux, les laissait seuls, dans des situations qui auraient pu dégénérer en un instant, et rejetait en bloc les responsabilités qui lui incombaient. Mais elle les aimait instinctivement, sans pouvoir s’en empêcher, et finissait toujours par tenter de se faire pardonner dans de grands élans d’affection démonstrative.
« Les petits cons ». Elle regrettait de les avoir laissés seuls, trois mois auparavant. Elle était sortie de la petite maison qu’elle louait, à bout de nerfs. Les deux grands l’avaient usée depuis le matin par leurs chamailleries permanentes, et leur effronterie face à ses tentatives d’imposer son autorité, le petit dormait enfin dans son lit-cage après des heures de hurlements qui lui avaient percé les tympans, elle voulait juste s’éloigner un moment, se retrouver au calme, et boire une bière ou deux.
Quand les gendarmes étaient entrés dans le bar en fin de journée, elle était déjà saoule. Ils avaient récupéré les enfants devant la maison, devant une poubelle en flammes et étaient venus la chercher ici, sur les indications du voisinage. Elle s’était sentie humiliée, autant par ce que sous-entendait de mauvais traitements son abandon du foyer en pleine journée, que par l’image que ses voisins avaient donnée d’elle. Elle avait explosé, insulté les gendarmes, les clients, s’était drapée dans une indignation de mère modèle que la situation rendait grotesque, et ne s’était calmée que lorsque les gendarmes l’avaient menacée de signalement à la protection de l’enfance. Bien qu’elle eût déjà envisagé, dans une de ses divagations éthyliques, d’abandonner ses garçons, la concrétisation maintenant presque tangible de leur disparition lui était intolérable.
Plus tard, elle s’était sentie obligée de tout raconter à sa mère. Elle espérait ainsi devancer les rumeurs qui ne tarderaient pas à lui parvenir aux oreilles. Et elle avait confiance en son pragmatisme. Elle avait baissé les yeux, tout au long de son récit, comme prise en faute, attendant sa punition salvatrice. Sa mère n’avait pas fait de commentaire, mais, après un long silence, lui avait proposé froidement de revenir vivre quelque temps dans la maison familiale.
Natty avait accepté à contrecœur, par peur de contredire sa mère, et par envie de partager le fardeau de l’éducation de sa progéniture, qu’elle avait de plus en plus de mal à maîtriser. Elle savait que sa mère avait agi ainsi pour protéger ses petits enfants, qu’elle aimait d’instinct elle aussi, pour l’unique raison qu’ils étaient sa descendance. Natty n’avait pas eu l’impression que sa mère espérait encore quelque chose d’elle, elle sentait qu’elle n’avait pas été surprise, mais qu’elle voulait la voir être capable de s’occuper de ses enfants avant tout, et enfin prendre la mesure de ses responsabilités.
Elle trouvait injuste que sa sœur n’ait jamais eu à subir pareille pression. Pourtant elle l’aimait, autant qu’elle aimait ses enfants, malgré ses manquements, mais elle ressentait parfois un agacement à son égard qu’elle avait du mal à justifier. Jusqu’à ce qu’elle quitte la maison, elle avait pu voir la douceur, l’attention, la patience qui lui avaient manqué, se déverser presque exclusivement sur Émilie, juste devant elle. Elle sent sa nuque se raidir, et le sang bourdonner à ses oreilles. Natty sait bien qu’elle ne devrait pas être jalouse, mais elle ne peut pas s’en empêcher, emportée dans un élan d’autoapitoiement complaisant, s’imagine petite fille triste regardant sa mère indigne s’occuper de sa grande sœur indifférente, sans un regard pour elle.
- Allez, salut les gars. Natty, tu passeras le bonjour à ta mère de ma part.
Un ancien collègue de son père quitte le café, et lui lance une œillade suggestive.
- Ma mère, elle a pas besoin d’un loqueteux comme toi. - Ah, faut pas dire ça ! vaut mieux un loqueteux comme moi que d’être seul, tu crois pas ? - Non, je crois pas. Des comme toi y’en a plein les bars, et elle a déjà donné dans le minable. - Oh, Natty. C’est pas bien, tu devrais pas manquer de respect à ton père comme ça. C’était un bon copain, tu sais, vraiment, tu… - Et c’est pour le respecter que tu lorgnes sur sa femme ?
Elle ne l’a pas quitté du regard de la conversation, et le fixe, l’air mauvais. L’homme reste sans voix, immobile. Les conversations, qui s’étaient tues, reprennent doucement, et il sort, penaud, sans un mot ni un regard. Natty retourne à son verre. Elle ne comprend pas pourquoi elle a ressenti le besoin de défendre cette femme qui ne l’avait jamais protégée. Elle descend le fond de sa bière, et en recommande une autre aussitôt. L’homme du bout du comptoir refait le même geste au patron, d’un air soucieux, feignant une inquiétude mêlée d’empathie. Elle le remercie d’un autre hochement de tête et avale un bon tiers de son bock. Elle sent une autre vague anesthésiante la submerger un peu plus. « Manque de respect, pauvre con ! »
Son père, lui aurait appris, lui. Il aurait effacé ce sourire pathétique du visage du vieux. Il avait un don pour effacer les sourires. Elle l’avait toujours vu comme une masse indestructible que rien n’entame. Elle se souvient de ces dimanches où il l’emmenait au café. Il la juchait sur un tabouret, à côté de lui, et elle pouvait à peine s’accouder au comptoir. Elle aimait se retrouver au milieu de ces hommes qui lui offraient des diabolos et feignaient gentiment de s’intéresser à ses résultats scolaires, l’odeur de la salle, parfois suffocante de fumée, la lumière du jour qui venait s’y réfugier à la tombée de la nuit. Elle était fière d’être accompagnée du plus fort d’entre eux et n’attendait que la démonstration de cette puissance qu’elle craignait autant qu’elle admirait.
Quand le regard des piliers de comptoir avait changé sur elle, il avait cessé de l’emmener. Elle s’était sentie d’autant plus punie, qu’il ne lui manifestait plus qu’une indifférence, qui contenait à peine ce qui lui semblait être du mépris. Il buvait des quantités considérables, jusqu’à en perdre la raison, et rentrant saoul à la maison, laissait libre cours à la colère irraisonnée qui le tenaillait. Il l’avait même battue, sans motif, comme il avait frappé sa mère à plusieurs reprises.
Natty se souvient comme elle l’avait craint aux prémices de son adolescence, redoutant chaque jour les retrouvailles dont elle ne savait jamais si elles n’allaient pas se terminer sous une pluie de coups, seuls gestes qu’il s’autorisait dans cette expression désordonnée du tumulte qui le rongeait. Elle se souvient comme sa mère expliquait alors à Émilie que c’était une punition bien méritée, que c’était pour son bien. Natty ne croit pas que sa mère était dupe de ce qui se tramait sous couvert de ce déferlement de violence, qui devait simplement lui sembler plus acceptable que la vérité qu’il dissimulait. Mais à l’époque, elle s’était parfois sentie coupable de déclencher la fureur de son père.
- Allez, Nat, fais pas la tête, il pensait pas à mal. Tiens, je t’offre le suivant.
Elle avait mis du temps à comprendre comment sa mère, si forte et si froide, avait pu faire face en silence à la violence que cet homme répandait autour de lui, comme on fait face aux éléments qui se déchaînent parfois, sans qu’on y puisse rien. Quand il était tombé malade, elle avait pris soin de lui consciencieusement, jusqu’à ce que sa peau ne soit plus qu’un voile sur ses os. Alors Natty avait pu voir qu’aucun sentiment n’animait sa mère, qu’elle n’était mue que par ce qu’on attendait d’elle, conforme à ce pour quoi elle avait été programmée, comme toutes les mères de la famille. Elle accomplissait sa mission, mécaniquement. Elle n’avait pas d’amour pour cet homme émacié et grimaçant, dont le crâne était devenu presque visible sous la chair, ni pour celui qui l’avait frappée sans raison, ni pour celui qui l’avait fécondée et avait partagé ses nuits pendant toutes ces années. Pas plus qu’il n’avait d’amour pour elles.
Natty noie de bière la boule qui s’est formée dans sa gorge et recommande un verre, qu’elle entame aussitôt.
Il n’avait évidemment jamais levé la main sur sa sœur. Il n’avait jamais eu à le faire. Contrairement à Natty, elle n’avait jamais eu le moindre écart de comportement, ou de langage. Elle ne s’était jamais rebellée contre leur autorité, elle n’avait pas eu les résultats scolaires désastreux de ceux dont on n’attend jamais rien, elle n’avait jamais recherché frénétiquement la compagnie des garçons, et rendu son père fou d’une jalousie qui ne se dit pas. Inlassablement, elle l’accueillait chaque jour, à son retour du travail, avec le même sourire franc, la même étreinte enfantine, et il semblait s’en satisfaire pleinement. Natty aurait aimé connaître cette sérénité, et être capable d’inspirer autant d’amour à ses parents, de vivre aussi pleinement le quotidien sans en avoir peur, de l’affronter sans devoir s’oublier dans ces vapeurs anesthésiantes et ces bras apaisants.
Natty repense au visage décharné de son père les derniers jours, au sourire grotesque que les antalgiques modelaient sur ses lèvres, qui l’effrayait plus que tout le reste. Elle se sent subitement mal à l’aise, elle voudrait tellement penser à autre chose ce soir. Elle finit son verre d’une traite. Natty regarde en direction du type au bout du bar, et se force à lui sourire.
- Salut. Tu me paies un verre ?…
… … … … … … … … … … … …
Tout tourne, plus rien n’a de sens. Le temps se disloque et ne se donne plus que par bribes, instantanément oubliées. Le bar s’est rempli d’une rumeur sourde, voix amplifiées par l’alcool et ses promesses. Natty n’est plus que réflexes, elle boit des verres, même plus les siens, ça l’amuse, ça les amuse, des mains s’enhardissent à la toucher, elle les repousse en titubant, dans un bredouillement incompréhensible, un demi-sourire… Natty embrasse le type du bout du bar devant la porte des toilettes, son sourire s’est élargi, Natty voit ses dents jaunes se découvrir, ses yeux mi-clos sous ses paupières gonflées. Sa peau grêlée plisse sur son crâne, elle voudrait pleurer, elle se jette sur sa bouche, en aspire le parfum écœurant… une main remonte rapidement le long de sa cuisse, la griffe, elle ne le sent pas complètement, engourdie, toute à son alanguissement… Natty est debout, appuyée contre le mur des toilettes. Natty sent le type du bout du bar s’agiter derrière elle, en silence, il la serre trop fort par les hanches et elle sent ses ongles entamer sa peau. Natty pense à sa sœur, qui ne connaîtra sûrement jamais les étreintes fugaces des toilettes de bar, elle voudrait qu’il la serre moins fort, Émilie ne s’abaisserait pas à ça, elle voudrait qu’il en finisse, Émilie ne connaît pas sa chance, qu’il en finisse, une bonne fois…
- Ben alors ? Tu restes là… ? Putain t’es vraiment trop bourrée !
Le type du bout du bar boucle sa ceinture, lance un « merci » gêné, sourit hypocritement et ressort des toilettes. Natty n’a pas bougé, elle a tourné la tête pour le voir, la bouche entr’ouverte, les yeux mi-clos. Elle n’en espérait pas plus de toute façon. Natty se rhabille, elle ressort à son tour, et tente de regarder le reflet incertain dans le petit miroir au dessus du lavabo, elle a du mal à faire le point. Elle entrevoit par moments une jeune femme blafarde, les yeux rougis et gonflés, qui tente en vain d’accrocher son regard. Natty a de la peine pour elle. « Tu mérites pas ça... Tu ne mérites pas ça… », elle aimerait la prendre dans ses bras, quelques secondes, la réconforter, lui faire oublier un moment… Son maquillage a dégouliné sur son visage, jusque sur son menton. Elle lui passe de l’eau sur le visage, démaquille tant bien que mal ses yeux brûlants, et lave précautionneusement son visage avec le savon à main. Elle la débarrasse du rouge à lèvres étalé autour de sa bouche, du fard qui s’est aggloméré à la poudre sur ses joues en traînées épaisses. Puis elle la recoiffe sommairement, tente de redonner une contenance à ce visage épuisé et nu…
Il n’y a plus qu’elle dans le miroir…
- À qui le tour ?
Natty redescend vers le bar. Elle entend les ricanements libidineux de ceux qui ironisent pour dissimuler leur frustration, ceux qui n’oseront jamais l’accompagner, mais dont elle alimente les petits fantasmes nocturnes. Elle n’y prête plus attention, ne les regarde même pas, elle se sent lasse et a envie de rentrer chez elle. Le type du bout du bar a l’air d’être parti. Elle est un peu déçue, mais elle l’oublie presque aussitôt et sort du bar sans un mot, ni un geste…
- Allez, salut grande, à la prochaine !
… Les échos du bar lui parviennent de plus en plus étouffés… … ... ... Natty croise des phares qui l’éblouissent et impriment sa rétine d’une lueur persistante… … … … … Le chien des voisins hurle quand elle passe… … … … … … … … … … … … … … … … … … elle accélère le pas… … … … … … … … … … … … …
… … … … … … … … … … … …
Natty est dans le salon de sa mère. Elle ne se souvient pas du trajet depuis le bar, passé dans une seconde d’inattention. Elle est assise devant le poêle à charbon, ouvre la porte de fonte, et le petit brasier réchauffe et éclaire son visage. Elle sent sa peau sécher et ses yeux brûlent, mais la chaleur la réconforte. Elle ferme les yeux, et profite de ce moment un temps indéfinissable, extensible…
Elle est réveillée par le mouvement de sa tête qui tombe sur sa poitrine. Elle se relève, tout engourdie, et va voir ses enfants, dans la petite chambre sous l’escalier. Elle entrebâille la porte, et regarde leurs silhouettes sous les couvertures, s’abaisser et se relever régulièrement au rythme de leur respiration. Elle absorbe un peu de cette paix en les observant, se sentant presque coupable de ne jamais les aimer autant que lorsqu’ils dorment.
Elle monte l’escalier lentement, passe sur la pointe des pieds devant la chambre de sa mère, marche à tâtons jusqu’au fond du couloir, et entre dans la chambre de sa sœur. Elle l’observe en silence, sans voir son visage, tourné dans la pénombre. Comme en plein effort, Émilie souffle bruyamment, à un rythme paisible. Natty se souvient d’une crise d’asthme qui l’avait un jour clouée sur place. Elle happait dans le vide, les bras tendus en avant, dans une supplique qui lui avait transpercé le cœur. Elles étaient seules à la maison, mais Natty savait exactement quoi faire, sa mère laissait toujours un aérosol de bronchodilatateur bien visible dans la salle de bain en cas d’urgence. Elle se rappelle avoir senti en filigrane, sous l’angoisse et l’empathie, la tentation de laisser sa sœur se débrouiller seule, de délivrer la jeune fille paniquée qu’elle voyait dans le miroir de l’armoire à pharmacie, du poids de ses responsabilités. Elle avait hésité quelques secondes devant son reflet, les doigts crispés sur l’aérosol. Puis le regard terrifié de sa sœur lui était revenu en tête, et avait balayé toute pensée. Elle avait couru, et quand le souffle d’Émilie s’était détendu, l’avait serrée dans ses bras en pleurant, implorant son pardon.
Elle s’approche doucement, fait le tour du lit et la regarde en penchant la tête. Après quelques minutes, ses yeux s’habituent à la pénombre, et elle distingue vaguement les traits de sa sœur. Émilie sourit. Émilie sourit en dormant. Natty ne peut réprimer un soupir de tendresse exaspérée. Émilie ouvre les yeux et son sourire s’élargit tout à fait.
- Natty !
Et elle lui tend les bras, comme elle le fait toujours quand elle la voit pour la première fois de la journée. Puis elle la regarde en riant doucement, immobile, attendant que Natty lui rende la pareille. Natty se force à sourire :
- Dors Émilie, il est tard, puis elle se penche sur sa sœur, la serre contre elle quelques secondes et l’embrasse avant de lui souhaiter bonne nuit.
Mais quand elle arrive vers la porte, Émilie lui tend à nouveau les bras, la regarde d’un air suppliant, une moue enfantine à la bouche :
- Natty ! Natty !
Natty ne résiste pas à ces mimiques outrées, qui l’ont toujours attendrie autant qu’amusée, et cède après une brève hésitation. Émilie lui fait une place, et, à peine s’est-elle allongée, qu’elle se colle dans son dos et passe son bras autour d’elle. Natty sent la poitrine de sa sœur se soulever contre ses côtes, et la chaleur de son souffle dans son cou. Elle repense au type du bar, à ses dents jaunes, ses ongles plantés dans ses hanches, mais il semble presque irréel à présent. Elle cale très vite sa respiration sur celle d’Émilie, et s’endort en quelques secondes…
Elle est réveillée par les ronflements de sa sœur, qui la pousse du pied en dormant. L’effet de l’alcool s’est dissipé, mais elle sent l’étau du lendemain qui commence à lui fissurer le crâne. Elle se lève dans un demi-sommeil laborieux, et sort de la chambre pour rejoindre le canapé du salon qui lui sert à présent de lit. Du bout du couloir, Natty voit l’ombre de la rambarde de l’escalier danser sur le mur sous une lueur orangée à l’intensité incertaine. Après une seconde d’hébétude, elle sent son cœur accélérer. Elle se sent tout à fait réveillée à présent, traverse rapidement le couloir, et découvre ce qu’elle a déjà deviné. Elle n’a pas refermé la porte du poêle, le salon est en flammes. Natty descend les premières marches de l’escalier, comme dans un rêve.
Tout brûle à proximité de la chaudière, et les flammes ont commencé à ramper dans la pièce, enflammant un tapis, puis un fauteuil. Le canapé déjà noirci fume comme s’il allait s’embraser d’une seconde à l’autre, et une fumée épaisse a envahi la pièce. Natty reste paralysée quelques secondes au milieu de l’escalier. Elle commence à remonter à reculons, pour prévenir sa mère et sa sœur, mais, sans réellement comprendre pourquoi, elle s’arrête, regarde la porte de la chambre à sa gauche, puis en direction du fond du couloir, vers la chambre d’Émilie.
Elle voudrait qu’elles se réveillent sans son aide. Pourquoi sa mère n’est-elle pas déjà debout ? « C’est sa faute ! » Elle redescend l’escalier, passe dans la chambre des enfants, prend le petit dans ses bras, et réveille les deux autres. Elle ouvre la porte de la maison, fait sortir les grands.
- Natty !
Sa mère est agrippée à la rambarde, en haut de l’escalier, et la fixe d’un air terrifié. Natty lui rend son regard, hagarde, et sort en claquant la porte. Elle enfourne les trois enfants dans la voiture, se jette dans l’habitacle et démarre en trombe, vers l’extérieur de la ville. Les deux grands se chamaillent déjà à l’arrière, le bébé pleure tout ce qu’il peut, les cris se mêlent indistinctement au chaos irréel qui l’absorbe totalement. Elle fixe la route, le défilement métronomique de la bande blanche dans les phares accompagne le fil confus de ses pensées. L’image du type du bout du bar revient sans cesse, difforme, grotesque, ses yeux prêts à sortir de leurs orbites, sa bouche ouverte, démesurée, prête à la dévorer. Elle essaie de le chasser mais n’arrive pas à se concentrer. Elle espère que sa mère a pu faire descendre Émilie, le type ricane, ses lèvres sont luisantes de salive, les cris lui percent les tympans, elle espère qu’Émilie n’aura pas fait une de ces crises de panique qui la paralysent, le type du bout du bar est près de lui fondre dessus, gargouille lubrique, elle se dit qu’Émilie est en vie, les enfants tombent de la banquette en se battant, les griffes la saisissent brutalement...
- Assez !
Les enfants surpris se taisent enfin, les yeux écarquillés. Seul le bébé continue à pleurer. Elle s’arrête un instant sur le bord de la route, soupire, résignée, et fait demi-tour.
Natty gare sa voiture à l’angle de la rue perpendiculaire à celle de la maison, et continue à pied. Elle passe discrètement la tête, la rue est illuminée par le brasier, qui projette des ombres mouvantes sur les façades de brique. La maison n’est plus qu’un tourbillon de flammes ondulant vers le ciel que les pompiers ont bien du mal à contenir. Toute la rue est debout et regarde, impuissante, dans une fascination contagieuse, le spectacle du malheur qui vient parfois foudroyer l’un des leurs. De loin, Natty les voit discuter, l’air compatissant, un groupe s’est rassemblé autour de sa mère, immobile au milieu du trottoir d’en face.
Natty fouille la foule du regard, elle les connaît tous depuis tellement longtemps, elle reconnaît certains aux éclats de voix qui lui parviennent, aux silhouettes qu’elle devine à contre-jour. Mais elle ne voit que sa mère, le regard rivé sur l’incendie qui vient d’emporter sa petite fille. Natty retourne à la voiture et reprend la route, dans l’aube naissante.
Les lampadaires de l’autoroute déserte teintent d’orange le bleu blafard des visages, les enfants dorment enfin, Natty n’entend que le ronronnement du moteur qui enveloppe tout. Elle sait qu’elle va devoir trouver un travail, vite, que ses maigres allocations de chômage ne lui permettront pas de tenir très longtemps, qu’elle va devoir trouver une nouvelle école pour les deux grands, un appartement, acheter des vêtements, tout le nécessaire pour le bébé, des meubles... Elle a honte de ne pas être anéantie, mais ne peut contenir l’irruption de ce pragmatisme d’urgence. L’image du type du bout du bar lui revient en tête, accoudé au comptoir, un petit sourire triste sur le visage, calvitie naissante, cernes bleuâtres sous ses yeux vides, vêtements mal ajustés. Elle le chasse en une fraction de seconde.
Elle revoit la rue en flammes, imagine que sa mère l’aurait vue au loin, aurait fondu en larmes et serait enfin tombée dans ses bras. Puis qu’Émilie, aurait été là aussi, et aurait couru vers elle, son ombre gigantesque portée par les flammes sur les murs, qu’elle aurait pu lui faire ses adieux.
Elle lui aurait expliqué qu’elle ne lui en voulait plus, qu’elle enviait sa force. Qu’elle avait compris trop tard que la réalité subsiste quand on a les yeux fermés, et devient plus insupportable à chaque fois qu’on les ouvre. Qu’elle s’était trompée. Qu’il ne suffit pas de détourner le regard pour supporter le réel. Qu’il faut le fuir, ou l’affronter. Qu’elle ne pouvait plus que fuir.
Natty sent les premiers rayons de soleil réchauffer sa nuque. Ils se réfléchissent dans le rétroviseur intérieur et l’éblouissent presque. La voiture fonce sur l’asphalte, pourchassant en vain son ombre comme pour l’engloutir.
|