– Vous rappelez-vous de la carte que j'ai déposée ici avant le début ? Je n'y ai pas touché, et pourtant… Voulez-vous bien la retourner s'il vous plaît ? C'est la vôtre n'est-ce pas ?
Voilà le genre de charabia auquel je m'adonnais quotidiennement. Sans grande originalité, ma magie avait au moins le mérite d'impressionner les voyageurs empruntant le train comme moi, chaque jour. Ou plutôt, ceux qui osaient s'asseoir à mes côtés. Dans une certaine mesure, j'avais acquis une petite réputation, et il arrivait que parfois des gens me reconnaissent. Il faut dire que je faisais pas mal de choses pour me faire remarquer. Non seulement mon matériel de magicien encombrait la petit table dépliante qui accompagne chaque siège, mais également la place que j'occupais quotidiennement n'était pas anodine. J'étais en effet toujours assis au même siège, de telle sorte que je sois dans le sens contraire du train à l'aller, et dans le bon au retour. Mes habitués me demandaient souvent si j'avais une raison pour m'asseoir ainsi. Dans une certaine mesure, j'avais bon nombre d'habitudes que je me tenais de respecter, mais celle-ci me permettait de profiter au mieux du seul véritable plaisir qui illuminait mes journées, parfois ternes et sans saveur. Mon trajet quotidien était rempli de tunnels du fait de la proximité des rails avec les montagnes. Mais dès la sortie de l'avant-dernier surgissaient d'immenses rayons de soleil, qui bien souvent m'aveuglaient un court instant. Puis, lorsque la vision me revenait, il m'était possible de voir la mer. Si elle était omniprésente là où j'habitais, cet endroit en particulier lui était d'une beauté insoupçonnable. De là, je la voyais s'échouer sur les roches encore indomptées par l'Homme et s'étendre à l'infini. Elle formait avec le Soleil une harmonie qu'aucune symphonie ne saurait égaler, les vagues miroitant les scintillements de l'astre, et l'horizon constituant une rupture si infime avec le bleu du ciel que je m'imaginais bien souvent que les deux ne faisaient qu'un. Ils se distinguaient pourtant bien l'un de l'autre : le ciel était toujours d'un bleu unique, le plus souvent azur, là où la mer était de teintes éparses, oscillant entre le turquoise, le cyan et le marine. De ma place ainsi, je rêvais l'espace d'un instant que tout était pour moi aussi paisible que le paysage que j'admirais comme une toile de maître. Ce moment de la journée était particulièrement sacré, et cette place m'offrait la meilleure vue possible sur le panorama qui me donnait un peu plus de courage chaque jour. Malheureusement, sans prévenir, un dernier tunnel assombrissait cette vision angélique et cinq minutes plus tard, je me retrouvais à sortir du train et à reprendre le chemin de mon appartement. Ce quotidien se répétait inlassablement. Chaque jour je me déplaçais de la sorte pour aller travailler. J'étais magicien dans un restaurant, mais n'y trouvais aucun intérêt particulier autre que nourricier. Chaque jour était donc marqué par son lot de peines journalières que tout un chacun peut supporter. Rien hormis le train ne me détendait, et même si je dégainais mes cartes pendant un trajet, cela ne relevait en réalité que de l'ordre du pur réflexe. Toutefois ce soir-là, même la mer ne sut me calmer.
Tous les magiciens du coin avaient entendu parler de la disparition de Luther Defite. Il était mon voisin, et surtout ami. Personne ne le considérait vraiment comme un grand magicien certes, mais bien que réservé, il était un homme respectable et honorable, et beaucoup l'admiraient pour ses qualités humaines. Le voir s'évaporer dans la nature souleva une véritable inquiétude pour nous tous, moi le premier. Luther était un homme qui en disait peu sur sa vie. Je ne savais pas s'il avait une famille, quels étaient ses amis, ni en quoi consistait exactement son travail. Je savais simplement qu'il était souvent en déplacement et, d'après ses dires, steward. Néanmoins, ses absences étaient particulièrement irrégulières et ne semblaient pas coller avec un emploi du temps fixe. Je l'entendais également rentrer toujours tardivement dans la nuit, tâchant de faire toujours le minimum de bruit possible. Dès le lendemain, il venait me rendre visite et nous discutions alors toute la journée. Nous avions sympathisé du fait de notre intérêt pour la magie, mais également parce que nous nous ressemblions dans notre solitude. Comme moi, il ne recevait personne, et je ne l'entendais à vrai dire jamais passer de coup de téléphone. Avec le temps, nous nous étions fortement liés d'amitié. Nos discussions passionnées se poursuivaient toute la nuit, parfois avec nos cartes et une simple lampe de chevet pour nous tenir éveillés, et nous y trouvions un véritable plaisir. Je rentrai ainsi dans mon appartement et me couchai aussitôt, après un repas que j'expédiai rapidement. Dès le lendemain matin, avec l'accord du concierge, je pus pénétrer l'appartement de Luther. Aussi étrange que cela puisse paraître, je n'y étais jamais entré. S'il était solitaire, il était bien plus réservé que moi, et nos débats sur l'essence même de la magie se faisaient toujours chez moi, sans que cela fasse de ma part l'objet d'une quelconque remise en cause. Quelle ne fut pas ma stupeur en découvrant une sorte de taudis exigu, où se mêlaient au sol pouilleux, linge, cartes à jouer et détritus en tout genre, passant des boîtes de médicaments vides aux vieux cadavres de fruits pourrissant. Un bureau me faisait directement face, une sorte de petit réfrigérateur se trouvait à gauche, et à droite un lit une place. Mais malgré le désordre apparent, cela laissait transparaître la réalité du personnage : celle d'un illusionniste passionné, vivant reclus pour réfléchir à son art. Néanmoins, malgré mes suppositions, la chambre me semblait totalement déserte et abandonnée. Je m'y aventurais. J'entrepris de poser mon café pour mieux inspecter, mais quelque chose attira mon attention sur le bureau. Malgré les différentes piles de papiers administratifs, de jeux de cartes et autres, une vieille lettre était placée presque en évidence, comme si quelqu'un l'avait lue, puis jetée négligemment sur le reste. Je l'avais toujours soupçonné de cacher bien plus qu'il n'en laissait transparaître et j'en eus la confirmation, si ce que je tenais entre les mains était une vérité. Un mélange d'exaltation et d'angoisse s'empara de moi lorsque je pus lire « Sum.r.a, pour L.D ». L'odeur âcre du temps imprégnait le papier jaunâtre, et les différentes écritures effacées témoignaient de l'ancienneté du document, que je redéposai immédiatement à sa place. Dans la précipitation et la surprise, je renversai par mégarde ma boisson sur le bureau, dont une goutte qui se répandit sur la lettre. Confus, je m'excusai auprès du concierge qui, grommelant un peu, ne m'en tint finalement pas rigueur.
Rêvais-je ? Cette information relevait de l'impossible. Dès l'instant où j'en pris connaissance, il était certain que des décennies de mystères et de légendes venaient de prendre fin. Je n'en avais aucune preuve, mais j'eus l'intime conviction que « Sum.r.a » signifiait « Sumeria », une mythique organisation de magiciens. Comme tout magicien, j'eus vent de celle-ci à mes débuts, mais je n'y avais jamais accordé plus grand intérêt que cela. Il était impossible de déterminer réellement ce qu'elle pouvait être, tant les différentes rumeurs à son sujet donnaient lieu à de multiples récits et autres légendes, tous plus fous les uns que les autres. Certains allaient jusqu'à prétendre que ce n'était qu'après la mort qu'on pouvait y accéder. Mais de toutes ces inepties, j'ai pu néanmoins retenir çà et là que Sumeria était une organisation secrète, probablement séculaire de magiciens idéalistes voire utopistes, qui cherchaient à atteindre la perfection magique. Celle dont n'importe quel illusionniste a pu rêver au cours de sa vie, celle dont nous rêvons tous inlassablement d'atteindre : rendre la magie réelle. Créer une magie sans artifice, sans manipulation ni technique, sans limite autre que celle de notre imagination, voilà quel était leur noble but. Il ne s'agissait pas par là de simplement faire croire aux gens qu'elle était réelle, cela nous nous y adonnons quotidiennement, mais bien de découvrir si elle l'est. Mais cet idéal, ai-je toujours pensé, était évidemment purement inatteignable et devait rester condamné au stade du pur fantasme. Mais voilà que peut-être allais-je avoir le privilège de la découvrir le premier. Je mis plusieurs jours à me remettre de cette découverte : une organisation dont personne n'a jamais pu attester l'existence était en réalité presque sous mes yeux.
Sumeria était considérée comme un mythe qu'on se passerait de génération en génération de magiciens. L'hypothèse la plus souvent admise estimait qu'il s'agissait d'une forme de fable que chaque magicien se devait d'avoir à l'esprit en façonnant son art. Qu'au fond, il fallait savoir repousser ses propres limites afin d'atteindre la perfection. Une sorte d'allégorie en somme. Cela avait le mérite d'expliquer brièvement le but insensé que l'on attribue à l'organisation, mais ne permettait pas d'expliquer si elle existait ni quelles étaient ses origines. Je n'étais en définitive pas convaincu et je devais approfondir le sujet mais voilà : elle n'était qu'une légende et très peu de personnes avaient pu s'y intéresser, d'autant qu'à ma connaissance, elle n'avait jamais dépassé le cadre de la région. Cela me laissait tout de même un large terrain à explorer, mais pour une quantité d'informations que je savais d'avance, hélas, minime. Je décidai donc de faire une pause dans mon travail afin de me consacrer à la découverte de l'organisation. Mes maigres économies allaient suffire pour l'instant. J'explorai ainsi dans un premier temps ma propre ville. Peu de magiciens la peuplaient, ce qui me simplifia grandement la tâche. Une fois mes connaissances interrogées – sans succès, évidemment – je pus m'intéresser au club de magie du coin. Je n'y étais jamais allé, n'ayant jamais ressenti un quelconque besoin de me faire connaître, néanmoins je connaissais certains des membres. Je pénétrai alors la maisonnette qui leur servait de siège. Située dans la vieille ville, elle était typique des bâtiments de la côte, notamment pour sa couleur, qui était faite d'ocre rouge. La pièce principale était d'une sobriété insoupçonnée. Les murs blancs et les carreaux hexagonaux rouges qui composaient le carrelage attestaient du caractère traditionnel de la demeure. Seule une simple table ronde se tenait au centre de la pièce, garnie d'une corbeille de fruits et de matériel de magie. Sur un tapis de Close-Up était étalé un jeu de cartes rouge sur lequel étaient négligemment disposées quelques vieilles pièces de 1 franc. Bien que le temps fût quelque peu nuageux, l'unique fenêtre entrouverte de gauche laissait se faufiler dans la pièce de nombreux rayons de soleil accompagnés du chant de criquets.
– Puis-je vous aider monsieur ?
Un homme sortit de la pièce voisine. Il s'appelait Alain Tian. Je ne le connaissais pas personnellement, mais il jouissait d'une excellente réputation dans les environs. Il m'apparut immédiatement très sympathique du fait de son grand sourire. Il était asiatique et assez petit. Au vu de son visage, il me sembla à première vue âgé, ce qui fut à mon sens confirmé par une légère calvitie et quelques cheveux blancs. Mais malgré cela, il parut être dans une forme physique irréprochable.
– Peut-être bien. Peut-être allez-vous me prendre pour un fou mais… – Je vous sais magicien, Julien Saelli, m'interrompit-il. Vos performances dans les transports en commun sont connues ici. Je suis d'ailleurs étonné que vous ne soyez jamais venu ici auparavant. Sachez que la folie est bienvenue au sein de notre club : il en faut un certain grain pour exercer un art tel que le nôtre. – … Effectivement, balbutiai-je. Mais je cherche un simple renseignement. – Intéressé par notre club ? Avoir une personne aussi talentueuse que vous nous serait vraiment utile ! Ça boosterait grandement notre popularité vous savez. – Désolé de vous décevoir, ce n'est pas ce que je cherche. La magie est plus un passe-temps pour moi qu'autre chose. – De réputation, vous semblez y exceller pourtant, insista-t-il. Avez-vous un tour à me faire ? J'aimerais voir de moi-même ce que vous valez. – Non merci. Je cherche des informations sur Sumeria.
À peine eus-je le temps de prononcer le mot que je vis son visage se crisper, et son sourire s'effacer. Il était évident que la question lui apparut plus que surprenante.
– Eh bien ? Que voulez-vous savoir ? C'est une légende. Je n'ai rien de plus à vous dire. – Certes, acquiesçai-je afin de ne pas attirer de plus de soupçons que je n'en créai déjà, mais connaissez-vous des personnes qui en sauraient davantage ? – Ce n'est pas un sujet intéressant. Vous feriez mieux de vous concentrer sur votre « passe-temps », cela serait beaucoup plus productif pour vous.
Plus j'insistais, plus il se fermait, et plus il se fermait, plus ma soif de réponse m'oppressait. Il fallait être sot pour ne pas comprendre qu'il cachait quelque chose. Peut-être pour paraître moins suspect, il finit par me donner quelques noms qui éventuellement pourraient m'aider. Je n'insistai pas, saluai le magicien et me retirai de la maisonnette. Aussi étrange fut-il, Alain m'avait fourni des informations que j'estimai utiles. Interroger toutes ces personnes allait néanmoins me prendre un temps considérable, mais sa façon de me répondre avait attisé en moi une envie de poursuivre ces recherches. Pour la première fois depuis bien longtemps je ressentis un véritable but à atteindre, et un immense sentiment d'excitation à l'idée de les continuer. Non seulement Sumeria était des plus intrigantes à découvrir, mais peut-être allais-je en apprendre davantage sur la disparition de mon ami par la même occasion. Je pris alors la résolution de me déplacer dans la région pour aller à la rencontre de ces personnes.
J'étais en perpétuel mouvement. Le train m'accompagnait dans mes voyages. Le beau temps avait cédé face à la pluie, ce qui avait pour conséquence de créer de nombreux retards. À l'instar des usagers traditionnels, je ne m'en plaignais jamais. Mes découvertes m'obsédaient tant que je ne savais faire la différence entre dix minutes et une heure supplémentaire : quoi que je fasse, le temps passait à une allure exceptionnelle. J'entretenais dans un petit carnet chacune des informations que les rares historiens de la magie pouvaient m'apporter, et remettais tout au propre le soir une fois rejoints les hôtels miteux dans lesquels je séjournais. Je m'intéressais désormais à l'histoire de la magie au niveau de la région, car il m'apparut certain que la légende de Sumeria ne la dépassait pas. Il n'était pas encore temps de crier victoire cependant. Les informations que je récoltais l'étaient au compte-gouttes et se répétaient le plus souvent. Sans compter sur les multiples spécialistes que je pus rencontrer au cours de mes recherches qui me répondaient parfois des manières les plus évasives et grotesques qu'il soit. Tantôt je me faisais rétorquer les banalités dont tout bon magicien connaissait l'existence, tantôt ils me faisaient remarquer la vacuité de mes recherches. Dans le meilleur des cas, ils me traitaient de fou. À mon grand regret, les personnes que m'avait conseillées Alain d'ailleurs ne m'apportèrent que peu d'informations supplémentaires. Ainsi, en recoupant les informations des livres avec celles que je possédais déjà, je pus par exemple être certain du fait qu'elle aurait été créée au XIXe siècle, probablement d'ailleurs dans sa seconde moitié. Également, la façon dont elle était le plus souvent décrite faisait office de magiciens au bord d'un fanatisme quasi religieux. Il semblait en effet qu'ils étaient prêts à tout pour mettre en œuvre leur objectif : rendre la magie réelle. Je ne pouvais pas affirmer avec certitude les raisons d'une telle folie. Je savais simplement que l'organisation germa en même temps que ce que l'on appelle la magie moderne, à savoir le développement de la prestidigitation telle que nous la connaissons aujourd'hui, notamment grâce à l'illustre Jean-Eugène Robert-Houdin, surnommé à juste titre père de la magie moderne. Mais cela n'expliquait que partiellement la démesure dont semblait faire preuve l'entité mythique.
Tout cela ne faisait que soulever davantage de questions encore auxquelles je n'avais aucune réponse, car je ne pouvais prouver l'existence même de ces interrogations. J'avais certes une preuve, mais toutes mes recherches étaient bâties sur une pure supposition. Le seul véritable élément concret sur lequel je pouvais m'appuyer était la réaction de monsieur Tian. Mais les jours passaient, et malgré mon obsession toujours croissante, ma recherche effrénée d'indices eut finalement raison de mon moral et de ma physiologie. Après deux semaines intensives, j'étais épuisé. Je me trouvais loin de chez moi, et aussi long que pouvait être le retour, je n'en ressentis pas pour autant la durée. La pluie s'abattait contre les vitres de mon wagon. Le train glissait sur les rails à toute hâte à l'encontre du vent, qui soufflait avec une surprenante vigueur. J'étais seul et ne pouvais penser à autre chose que Sumeria. Cependant, je n'arrivais plus à émettre le moindre jugement à son égard. J'étais dans une impasse car de toute évidence, ce que je cherchais n'était pas aussi facilement saisissable que ce que j'imaginais. J'avais avancé, certes, mais rien de concret ne prouvait directement qu'elle existait. Alors je décidai de laisser mon esprit divaguer à la recherche d'un repos bien mérité. Le spectacle extérieur s'intensifiait de plus en plus : je voyais des palmiers se pencher sous le coup de la bourrasque, des plages presque englouties par la mer et entendais des orages gronder au loin. Seuls les tunnels fréquents venaient tempérer cette vision. Je tentais tant bien que mal de m'endormir malgré les bruits extérieurs. Puis arriva l'avant-dernier tunnel du parcours, et à son terme le paysage que je chérissais tant. À peine dépassé, le train se stoppa en pleine voie : le vent et la pluie avaient probablement dû endommager une quelconque mécanique du système électrique. Néanmoins je ne me plaignis pas, il s'était arrêté à l'endroit idéal pour moi. Mais mon petit paradis n'était évidemment plus le même, déformé par une météo égoïste. Les vagues se brisaient violemment sur le rivage créant une écume difforme et monstrueuse. Les quelques bateaux qui avaient osé s'aventurer ici tanguaient difficilement, et semblaient prêts à se faire emporter par la première lame. Les bleus épars de l'eau s'étaient unis en un seul ensemble bâtard avoisinant le gris, et des éclairs se distinguaient nettement dans la domination du sombre ciel ombrageux. L'ensemble donnait une masse chaotique mais qui pour autant ne me dégoûtait pas. J'étais en réalité fasciné par ce spectacle, au moins autant que par l'autre. La nature savait nous réserver des spectacles ahurissants, et j'en étais son premier admirateur quelles qu'en fussent les conséquences. Je restais ainsi, le temps que mon transport redémarre, à observer minutieusement la scène. Ce fut le cas, au moins une bonne dizaine de minutes après l'arrêt. J'en sortis quelques minutes plus tard pour regagner mon appartement.
Une nuit, je tâchais péniblement de m'endormir. De ma fenêtre pourtant, je constatai la sérénité de la nuit. La lune trônait au sommet d'un ciel étoilé, et seuls quelques nuages se risquaient timidement à la voiler. Le cri d'un petit duc se faisait entendre à intervalles réguliers, et une petite brise enveloppait le tout d'une agréable mélodie. Mais rien n'y faisait. J'étais déçu et frustré par la tournure des événements. Mon travail ne me rapportait pas suffisamment pour reprendre rapidement mon enquête. De plus, je savais que je n'allais pas forcément trouver Sumeria en claquant des doigts et que c'était probablement perdu d'avance. En réalité, je ne digérais pas le souvenir de l'euphorie que tout cela m'avait apporté. Marmonnant ainsi tout seul et tournant sans cesse dans mon lit, je fus rapidement interrompu par des bruits suspects sur le palier de ma porte, comme si quelqu'un s'essayait à rentrer dans un des appartements voisins. De ce que j'entendais, il était clair qu'il ne s'agissait en rien d'une effraction. Quelqu'un essayait de rentrer chez lui tout en veillant à ne pas réveiller l'immeuble. Cette situation m'était beaucoup trop familière. Et si ce quelqu'un était Luther ? Et s'il était revenu ? Je ne pouvais évidemment pas en être sûr. Rentrer ainsi après une aussi longue absence relevait plus de l'absurde que du probable. Mais l'obscurité alentour donnait un côté macabre aux événements qui se déroulaient, et exerçait en moi une pression presque incontrôlable. Je me devais d'intervenir : s'il s'agissait bien de mon ami, je devais savoir ce qui lui était arrivé. Sans réfléchir, je me levai brusquement de mon lit, accourus jusqu'à la porte, l'ouvris pour me retrouver sur le palier, aussi sombre que ne l'était ma chambre. À mon grand étonnement, personne n'était là, et la porte de l'appartement voisin était grande ouverte. « La lettre ! » m'écriai-je. Je ne l'avais jamais prise dans la mesure où elle ne m'appartenait pas, et son absence aurait pu être remarquée. Se pouvait-il ? Je pénétrai dans la demeure chaotique une nouvelle fois pour vérifier la présence du document, mais à mon grand désespoir, il n'était effectivement plus là. Une forte colère s'empara de moi. Je venais de perdre à cet instant la seule chose qui donnait un sens à mes dernières semaines passées. Je regardai rapidement par la fenêtre du taudis pour vérifier si quelqu'un était dehors en possession de ma preuve, mais je ne pus distinguer aucune silhouette, malgré l'unique lampadaire qui éclairait au mieux la ruelle. Affolé, je rentrai vivement dans mon appartement, et claquant la porte, je remarquai alors un étrange papier jaunâtre sur mon bureau. Il n'y était pas auparavant je le savais. Impossible de réfléchir davantage, je m'empressai de m'en saisir pour y remarquer immédiatement une tache de café identique à celle que j'avais pu faire sur la lettre de Luther : nul doute, il s'agissait de l'originale. Mon angoisse fut double. Non seulement quelqu'un avait prévu que je réagirais ainsi et avait fait en sorte qu'en l'espace de quelques secondes, le document se retrouve de l'appartement voisin au mien. Mais surtout, je pus lire en lieu et place des inscriptions qui l'ornaient originellement ces quelques mots : « Sumeria, pour J.S. ».
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