Quentin s’était levé bien avant le soleil paresseux du trente et un décembre. Il était prêt : canne à pêche sanglée au vélomoteur à l’aide d’un tendeur usé, panier en plastique vert avec tout le matériel nécessaire, casse-croûte et asticots — ces derniers rangés à part et soigneusement enfermés dans un pot de confiture au couvercle percé de petits trous… Ne craignant pas vraiment le froid, il portait simplement un tricot épais sous sa veste coupe-vent, des bottes en caoutchouc, des gants en laine et un vieux casque gris en forme de bol. L’aube pointait à peine lorsque le phare du vélomoteur de Jean-Philippe surgit dans la cour. Le dernier jour de l’année était traditionnellement consacré à la « braconnerie », selon l’expression de Quentin. L’année précédente — âgés de treize ans seulement —, ils avaient posé des cordelles dans les « plats » d’un ruisseau à la tombée du soir. Ils les avaient relevées après le réveillon, vers deux heures du matin, avec Thierry, l’oncle de Jean-Philippe — toujours dans les bons coups dès qu’il s’agissait de pêche, quelles qu’en soient les formes… Mais aucun poisson ne s’était laissé prendre. Aujourd’hui, les deux amis, devenus indépendants grâce à leurs vélomoteurs, allaient prospecter une rivière, près de sa jonction avec un barrage hydroélectrique. La pêche y était autorisée en cette saison, sauf celle de la truite encore en période de frai. Évidemment, le fait de braver cette interdiction les intéressait au plus haut point.
Ils arrivèrent à destination après environ une demi-heure de virages quasi continuels. Ils s’arrêtèrent sur une placette en terre battue, juste après un pont qui enjambait une petite vallée encaissée. La présence du cours d’eau se devinait par son grondement régulier en contrebas. Prudence en « braconnerie », plaisantaient-ils souvent : ils prirent donc la précaution de masquer leurs vélomoteurs par rapport à la route en les garant derrière un gros tas de gravillons. Il ne fallait surtout pas les camoufler dans le bois pour ne pas aggraver leur cas dans l’éventualité d’un contrôle. Ils pourraient ainsi justifier leur bonne foi et plaider plus facilement l’ignorance de la réglementation… De toute façon, il était très improbable qu’un garde-pêche vienne surveiller ces gorges le dernier jour de l’année : ils allaient pouvoir braconner en toute quiétude. Un étroit chemin, qui serpentait entre les épicéas au-dessus des ravines, les conduisit à « pied d’œuvre ». La rivière traînait encore quelques lambeaux de brumes grises, mais il ne faisait pas froid en ce début d’hiver. L’eau demeurait assez claire malgré la pluie de la veille. Cependant, un courant assez fort bouillonnait, recouvrant la plupart des rochers d’une chevelure liquide. Le barrage absorberait le flot obstiné, trois cents mètres à l’aval. Les bords de rive apparaissaient plus calmes, apaisés par d’anciennes souches d’arbres et par des amoncellements de graviers.
Comme à son habitude, Quentin pêchait sans se presser, dans les secteurs où les obstacles ralentissaient le courant ou créaient un tourbillon. Il insistait dans chaque recoin, présentant ses trois ou quatre asticots, ensemble accrochés à un petit hameçon, plusieurs fois devant chaque cache possible. Il savait que, l’hiver, les poissons restaient apathiques. Ce n’est qu’au printemps qu’ils iraient folâtrer et gober les éphémères dans les eaux rapides. En attendant, il fallait presque leur placer l’appât contre la bouche… Jean-Philippe, lui, pêchait plutôt dans les courants en aval des rochers, sans trop s’attarder au même endroit. De cette façon, il progressait assez vite vers le barrage en ne prospectant que les meilleurs postes. Mais les truites restaient bien à l’abri dans leur retraite et seul Quentin en prenait de temps à autre avec sa technique « à l’usure ». Quand il en attrapait une, il faisait semblant de la remettre à l’eau, pour le cas où un garde inspecterait le fond des gorges avec des jumelles. Puis, après lui avoir tordu le cou, il la cachait derrière des pierres au ras de l’eau et repérait soigneusement l’endroit. Jean-Philippe n’avait pas eu l’occasion de ferrer le moindre poisson, à l’exception d’un vulgaire gardon aussitôt relâché. Seules les truites devaient être ramenées à la maison — noblesse de la « braconnerie » oblige… Tout en surveillant distraitement la tension de son fil, il aimait observer la nature : les rapaces qui planaient au-dessus des grands épicéas, le sable gris, très fin, déposé par les crues, les pans de granite qui surplombaient fièrement l’autre rive… Rêvant autant que pêchant, il atteignit bientôt les eaux calmes qui marquaient le début du barrage. Il rajouta un bouchon à son bas de ligne et s’installa dans ce secteur tranquille. Vers onze heures, le soleil apparut, débordant d’un aplomb de falaise. La surface du lac se mit alors à scintiller en myriades d’étoiles. Jean-Philippe n’avait toujours pas attrapé la moindre truite. Il cala sa canne à pêche entre deux pierres et partit vers l’amont rejoindre Quentin. Il n’eut pas beaucoup de chemin à parcourir. Au-delà du premier méandre, il aperçut son ami, tantôt sautant, tantôt nageant en plein milieu du courant. Il gesticulait en plein bouillon, tapait l’eau, grognait comme un ours déchaîné. Dès qu’il vit Jean-Philippe, il se rua vers lui, s’élançant sur la berge, en slip, en poussant d’étranges cris rauques, se trémoussant pour réchauffer son corps rouge comme une écrevisse cuite. Ses longs bras, fins mais musclés, tourbillonnaient dans l’air qui tremblait au soleil roux. Puis, suivant la plage de sable, il courut comme une flèche vers l’amont récupérer ses habits. Il était déjà presque sec, hormis ses cheveux, lorsqu’il les retrouva suspendus aux branches d’un arbre mort. Jean-Philippe, qui n’avait pas eu le temps de placer le moindre mot, le rejoignit peu après.
– Eh bien alors, qu’est-ce qui t’arrive ? Tu t’es fait attaquer par un essaim de guêpes d’hiver ou quoi ? C’est pas encore l’été, tu sais ! Et bonjour pour la discrétion ; les truites vont se douter de quelque chose, tu ne crois pas ? – Oh, juste une idée qui m’a pris, comme ça. Et puis l’eau n’est pas vraiment froide par rapport à l’air ; il suffit de se lancer. Allez, essaie ! Tu verras, ça réveille…
Quentin saisit Jean-Philippe par la taille et l’entraîna vers la rivière. Étant donné sa force, il aurait pu l’envoyer directement voltiger vers un bain glacé, mais la plaisanterie cessa ; au grand soulagement de Jean-Philippe qui se méfiait toujours un peu en pareil cas…
– Arrête tes conneries ! lui cria-t-il en se dégageant de l’étau charitablement desserré. « Braconnerie » : oui, connerie : non… Tu sais, je ne barbote que dans l’étang de Marsac, et encore au plus chaud de l’été ; j’ai pas des glaçons à la place du cerveau, moi ! – Et c’est bien dommage ! Moi j’aime ça les petits glaçons de folie. De temps en temps, tu devrais en laisser fondre quelques-uns dans ta vie. Ne fais pas que rêver, bon sang ! C’est une sensation unique de nager dans une rivière en cette saison : on a la peau tailladée par des milliers de lames glacées. J’essaie de m’endurcir contre le froid : chaque matin, je vais plonger ma tête et le haut de mon corps dans le baquet de notre fontaine, même l’hiver. Un jour, tu le sais, je serai marin dans le Grand Nord, « pêcheur d’Islande », comme l’était mon père. – Tu connais mieux que moi les dangers de ce métier… Tu devrais plutôt rester dans la région avec ta famille et tes amis : on a de belles rivières et des lacs aux eaux bien fraîches puisque tu adores ça. Les truites c’est quand même autre chose que les morues… C’est idiot une morue !
Mais les yeux gris et bleus de Quentin ne répondirent pas. Son regard naviguait déjà loin des collines, face au soleil pâle de minuit, bousculé par les déferlantes, aveuglé par des paquets de mer glacés. Son père reposait sous ces eaux depuis si longtemps…
– Hé ho, du bateau ! le relança Jean-Philippe. C’est idiot une morue, tu sais ça ? – Ben ouais, la morue c’est du cabillaud qui a été tranché en filets, salé et séché. C’est un beau poisson, très fort, avec beaucoup de nageoires. Bon, au fait, tu as attrapé combien de truites ? – Aucune, seulement un idiot de gardon… Et toi ? – Quatre, on ira les chercher en s’en allant. – Alors là, chapeau ! Tu dois avoir la chance du braco, ou bien une sorte de sixième sens. – Le sens de l’eau, c’est tout ; il faut prendre le temps d’observer la rivière, c’est pas compliqué. Vas-y, essaie vers l’amont, je n’ai nagé qu’en descendant à partir d’ici. – Oh là, non ! J’ai assez pêché pour aujourd’hui. Viens, on va casser la croûte vers le début du barrage, au soleil. – D’accord, ça me séchera les cheveux et fera peut-être même fondre les glaçons qui s’entrechoquent dans ma tête…
Pendant qu’ils mangeaient, le bouchon de la ligne que Jean-Philippe avait abandonnée se mit à trembloter puis, d’un coup, s’enfonça sous la surface verte. Une jolie perche, d’une trentaine de centimètres, atterrit sur le sable fin. S’agissant d’un poisson « noble » — un carnassier —, la belle aurait dû se retrouver dans le panier, d’autant plus que sa capture est autorisée à cette période de l’année. Mais elle fut rendue à l’eau, conformément au code de la « braconnerie » : « ne ramener que les poissons qu’il est interdit de pêcher ».
– Il doit y avoir des brochets dans ce secteur, fit remarquer Quentin. Regarde : entre les troncs d’arbres qui sortent du lac comme des pieux et à l’aplomb des falaises d’en face. – Peut-être bien. Il faudra qu’on décide mon oncle Thierry à venir pêcher avec nous dans ce coin, en janvier. – OK, bon plan. Maintenant, un concours de ricochets jusqu’à toucher la falaise. D’accord ? – OK d’ac.
Naturellement, avec ses grands bras, Quentin n’eut aucun mal à aligner trois fois de suite dix rebonds et à gagner ainsi le concours.
Vers quinze heures, le soleil se mit à plonger à l’arrière des épicéas. Ils décidèrent de rentrer. Ils récupérèrent évidemment au passage les quatre jolies truites de Quentin : deux arcs-en-ciel et deux farios. Bel équilibre ! Pour plus de discrétion, ils les dissimulèrent dans les poches secrètes confectionnées à l’intérieur de chacune de leurs bottes. Ils retrouvèrent leurs vélomoteurs — communément appelés « pétarous » — après avoir gravi péniblement la côte entre la rivière et le pont : pas évident de marcher avec un poisson dans chaque botte… N’ayant pas de temps à perdre, ils partirent pleins gaz ; tant et si bien que Jean-Philippe fonça droit sur une ornière à la sortie du premier virage, ce qui dessouda son pot d’échappement au niveau de la collerette. Son engin avançait, mais faisait un bruit d’enfer : pas l’idéal pour la légendaire « discrétion » des deux bracos. Ils s’arrêtèrent un kilomètre plus loin pour essayer de résoudre le problème, mais ce fut peine perdue. Ils durent se résigner à supporter les pétarades du « pétarou » de Jean-Philippe. Par prudence, ils décidèrent que Quentin roulerait une cinquantaine de mètres devant et garderait les quatre truites : deux dans chaque botte ; ils partageraient à l’arrivée. Ils évitaient les bourgs en empruntant des routes ou des chemins de traverse. Mais la malchance les rattrapa : deux gendarmes semblaient n’attendre qu’eux aux abords d’un carrefour. Jean-Philippe s’arrêta net au coup de sifflet, tandis que Quentin, qui possédait quelques dizaines de mètres d’avance, continua, faisant comme si de rien n’était, accélérant progressivement tout en regardant par-dessous son bras l’évolution de la situation.
Jean-Philippe dut faire ressouder sans délai son pot d’échappement. Il revint une bonne heure plus tard à la gendarmerie apporter la preuve de la réparation effectuée par son cousin. Mais le « pétarou » refusa d’obtempérer devant l’agent rigolard. Jean-Philippe l’avait mis sur béquilles, et il avait beau pédaler comme un forcené, rien n’y faisait, le moteur ne toussait même pas. À la fin, le tendeur se détacha et la canne à pêche roula sur le trottoir jusque dans le caniveau. Le gendarme, magnanime, après avoir examiné la soudure, dit à Jean-Philippe que c’était du travail bien fait et le laissa repartir. Il lui conseilla de se rendre sur le haut de Ferrières pour démarrer en descente. Et il ajouta :
– Alors, bon réveillon ! Et la prochaine fois, vérifie bien ton vélomoteur avant de t’en aller à la pêche, surtout si tu comptes remplir tes sacoches et ton panier : c’est lourd à traîner… D’ailleurs, c’est bizarre, je trouve que ça sent le poisson frais autour du vélomoteur, tu es sûr de n’avoir rien attrapé ? – Rien du tout, le courant était trop fort, bredouilla le pauvre pêcheur.
Jean-Philippe remercia le gendarme du bout des lèvres et, après avoir arraché les béquilles enfoncées dans le gravillon du trottoir, s’élança en direction de Ferrières en mode vélo. C’est lourd à traîner un « pétarou », même sans la surcharge d’une pêche miraculeuse. Ses sacoches étaient vides, mais lui, en avait « plein les bottes » de cette journée de « braconnerie » ; heureusement, Quentin aussi…
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