Ce texte est une participation au concours n°30 : Rire à profusion ! (informations sur ce concours).
Rose et Marc remontaient la rue principale du bourg de Lafagère. Le ciel retrouvait son bleuté limpide après une averse qui les avait obligés à se réfugier sous la verrière de la gare. Marc l’avait alors enlacée, voulant l’embrasser, mais Rose l’avait gentiment éloigné en engageant une conversation sur sa collection de boîtes à musique. Ils étaient tous deux en congés en ce début juillet 1964. Le soir approchait lentement, prudemment, comme s’il appréhendait la venue de nouveaux nuages de pluie.
– Allons boire un verre à « La Prunelle », proposa Rose. – Pourquoi pas ? répondit Marc, après un instant d’hésitation qu’elle ne remarqua pas.
Rose n’avait jamais invité Marc, son compagnon intermittent depuis deux ans, dans un quelconque café. Elle commanda un Cointreau et Marc un jus d’orange.
– Tu es toute drôle aujourd’hui, toi qui n’aimes pas trop l’alcool…, s’étonna Marc. – Ce soir, c’est différent…, le temps pas très gai, peut-être. Et puis j’avais envie d’un cointreau : mon père m’en faisait goûter en trempant un sucre dans sa liqueur, il appelait ça « un p’tiot malard ». – Regarde mon beau sourire et dis-toi que c’est le soleil ! tenta de la réconforter Marc, exagérant une mimique qui se voulait rayonnante de joie. – Tu es gentil, murmura-t-elle à travers un petit rire forcé.
Elle but, d’une gorgée, les deux tiers de son verre. Marc, tranquillement, touillait son jus d’orange avec une paille ; son éternel sourire accroché aux lèvres. Ils étaient seuls dans le bar, à part Laurence, la patronne, qui lavait et relavait une carafe. Le silence s’installa, laissant passer quelques voitures ; les gens repartaient chez eux après une journée de travail. Marc commença à s’inquiéter lorsque Rose commanda un deuxième cointreau. Il lui demanda si tout allait bien, mais elle ne répondit pas. Au bout d’une dizaine de minutes, Marc annonça qu’il devait rentrer : il se lèverait tôt le lendemain, car un entraînement était prévu avec ses trois amis du Vélo Club. Il fallait absolument qu’il gagne le critérium de Breynac, dans trois jours, pour avoir encore une chance de « monter » en première catégorie régionale.
– Attends un peu, s’il te plaît, lui demanda Rose avec un léger tremblement dans sa voix. – Je sentais bien que quelque chose n’allait pas. Dis-moi donc, tu sais que tout s’arrange avec moi. – Marc… Oh, Marc, je ne voudrais pas te faire de la peine. On va s’arrêter, se quitter. Je…, j’ai décidé de changer de vie, voilà. Je suis désolée. – Ah, mais… Mais pourquoi ? On a des projets tous les deux. Je vois bien que tu m’aimes, il y a autre chose, n’est-ce pas ? – J’en ai marre de ce rythme : travail la semaine, vélo le week-end. J’ai souvent essayé de te le faire comprendre, mais tu es trop passionné. – C’est toi ma seule passion ! – Je pense que tu te trompes. Tu aimes par-dessus tout tes amis, le cyclisme et la rigolade. On se sépare. Ne m’en veux pas, Marc, je t’en supplie.
Des petites larmes se mirent à briller au bord des jolis yeux verts de Rose. Le sourire de Marc se figea en un rictus amer. Son cœur, comme un poing, pesait sur son ventre. Il ne put que prononcer en se levant :
– T’en vouloir, non ! Oh non, jamais…
Ils se quittèrent sans autre parole, oubliant de régler les consommations. Laurence ne les rappela pas. Les clochettes de la porte émirent un grelintement plaintif.
Marc ne put dormir que deux petites heures, en fin de nuit. Son cœur battait trop fort, trop vite pour qu’il puisse s’apaiser. Il ressassait les mots de Rose : « On va s’arrêter… changer de vie… marre de ce rythme… ne m’en veux pas… » Pourquoi lui fallait-il choisir entre Rose et son autre passion ? Il pourrait essayer de mieux partager, de trouver un équilibre entre le vélo et son grand amour. Dans son esprit, Rose ne l’avait pas encore abandonné.
La sortie du matin s’apparenta davantage pour lui au parcours d’un somnambule à pédales qu’à un véritable entraînement. Ses trois équipiers, qui avaient appris que Rose l’avait quitté – les nouvelles allant plus vite qu’une course cycliste dans le pays –, tentaient de lui remonter le moral en lançant des blagues contre le vent et en exécutant des mini-acrobaties dans les descentes. Mais rien n’y fit, ni le sourire ni le rire ne revinrent égayer son visage. Une fois péniblement bouclé leur périple d’une centaine de kilomètres, il était déjà midi passé. Ils se séparèrent à l’entrée du bourg. Dès son arrivée à la maison de ses parents, Marc cassa six œufs et se fit cuire, comme d’habitude après chaque entraînement, une omelette aux châtaignes. Il alla ensuite directement se coucher. Il ne se réveilla qu’à l’aurore, seize heures plus tard.
Sa tristesse pesait encore bien lourd, mais il reprenait peu à peu ses esprits. En milieu de matinée, il prépara ses affaires pour la course du lendemain. Dans l’après-midi, il se lança dans une « promenade » de quatre-vingts kilomètres en vélo à travers les collines du massif des Agrières. Les bois de pins sylvestres et d’épicéas l’accompagnaient, alternant avec les prés en cours de fenaison et les landes de bruyères. Les ruisseaux et les rivières coulaient moins gaiement qu’au printemps, s’alanguissaient au fil des jours. Il n’avait guère plu depuis le mois de mai, à part quelques bruines et petits orages, mais il savait que les sources ne tariraient pas entre leur berceau de pierres ou d’herbes couchées. De même, l’amour de Rose sourdait peut-être encore, comme un mince filet d’eau qui deviendrait, un jour, une large et belle rivière. Il songeait à bien des choses en roulant, essayant d’évacuer sa peine. Il engloutit, tout au long du jour, de solides casse-croûtes à base de viandes, pâtes, fromages blancs et bananes ; sans compter la tourte de pain bis des halles. Il devait être en parfaite condition physique pour le critérium.
Au matin de la nuit suivante, il semblait avoir retrouvé une partie de son entrain, mais il n’admettait toujours pas que Rose le quitte. Il voulait gagner la course de façon éclatante. Il lui offrirait cette victoire en lui annonçant qu’il abandonnait l’idée de passer en première catégorie l’an prochain : désormais, ils partageraient des jours et des jours ensemble. Il vérifia encore une fois son matériel, puis, une heure avant de partir pour le critérium, il prépara deux bidons. Christophe, le boucher, venait de lui amener un demi-litre de sang d’un porc tué à l’aurore, auquel il avait ajouté deux cuillerées à soupe de vin pour empêcher la coagulation. Marc y adjoignit du sucre, des petites graines de pommes de pin écrasées et du jus de raisin concentré : la muleta, une recette d’un ami d’origine italienne, tueur de cochons. Il emporta aussi un troisième bidon avec du café très fort. Pour compléter ces boissons « vitaminées », il glissa dans les poches de son maillot une dizaine de pâtes de fruits confectionnées par sa mère. Breynac se situant à seulement vingt kilomètres du domicile familial, Marc décida que ce trajet tiendrait lieu de « mise en jambes » d’avant-course.
– Prends donc plutôt la fourgonnette, lui proposa son père. – Non, papa, ne t’en fais pas. J’y serai en une demi-heure à peine, et sans forcer. – Tu vas te fatiguer pour rien. Mais comme tu es aussi têtu que moi, je suppose que je ne te ferai pas changer d’avis… – J’ai un Poulidor dans le mollet droit et un Anquetil dans le gauche, tu sais bien. – Bon, alors c’est parfait. Mais sers-toi plutôt du mollet gauche si tu ne veux pas te contenter de la deuxième place comme ça arrive souvent à « Poupou ». Allez, prends garde à toi et cours bien, fils ! On viendra te voir vers quatre heures avec ta maman, j’ai encore du boulot au garage.
Le critérium de Breynac se tenait chaque deuxième dimanche de juillet. Le circuit, à boucler quinze fois à travers la ville et la campagne environnante, représentait une belle course d’un peu plus de cent kilomètres. L’épreuve était très sélective avec ses raidillons atteignant par secteurs jusqu’à quinze pour cent, ses descentes de folie et de nombreux virages piégeux. Le départ fut donné place de la Mairie. Il ne se passa rien de particulier lors des deux premiers tours, à part quelques tentatives d’échappées vite contrôlées par les « cadors » de ce critérium. Suivant son plan, Marc attaqua au pied de la côte la plus rude de la troisième boucle. Personne ne put le contrer, si bien qu’au huitième tour il possédait près de six minutes d’avance sur un groupe de quatre hommes, dont Jacques, son coéquipier, qui essayait de couper systématiquement l’élan des trois autres coureurs en les doublant, puis en zigzaguant. C’est ce qu’il s’appliquait à faire dans une courbe en faux plat lorsqu’il aperçut Marc en train de nager dans l’étang de Pratoucy, en contrebas de la route ! Son vélo semblait l’attendre, sagement appuyé contre un poteau téléphonique…
– Venez, camarades ! Elle est bonne, plus chaude que l’air, leur cria-t-il.
Les quatre concurrents avaient ralenti. Marc sortit de l’eau et effectua, pour les inciter à la baignade, un magistral saut périlleux carpé depuis le rocher de la Lune. Jacques le rejoignit avec un autre coureur, un Limougeaud.
– Mais t’es complètement dingo, mon vieux ! lui lança Jacques, mi-riant, mi se fâchant. Allez : vingt mètres de crawl, puis on repart en mettant toute la gomme ! – D’accord les gars ! On va rattraper les deux loulous qui manquent d’humour dans la côte du Bourdet, ça va cogner !
Ils enfourchèrent leur vélo juste avant que le peloton ne les absorbe. Ils devaient maintenant combler un retard de près de trois minutes avec les deux « loulous ». Marc but du café, puis quelques gorgées de sa potion magique. Il tendit son bidon à Jacques qui refusa :
– Infect, ton truc ! Je connais. – Tu vas voir l’effet dans dix minutes…
Le Limougeaud voulut tester, mais il recracha instantanément la mixture, éclaboussant la robe d’une jolie spectatrice.
– Vous ne savez pas ce qui est bon, plaisanta Marc. Allez, du nerf ; prenez les relais !
La baignade avait dû engourdir Marc et ses deux compagnons. À trois tours de la fin, les coureurs de tête disposaient encore d’environ trente secondes d’avance. Marc liquida le fond de ses bidons et mangea sa dernière pâte de fruits. Ils rattrapèrent enfin les échappés devant l’étang, à deux kilomètres de l’arrivée.
– Salut, les marlous ! Nous, on vient de sortir des eaux ; ça va bien vous ? plaisanta Marc, d’une voix aussi rude que son sourire pouvait être doux.
Ils répondirent par un silence et un regard haineux. Marc proposa discrètement à Jacques :
– J’attaque dans la côte de l’église ; si je coince, le sprint est pour toi. – Ça marche ! On va les laisser rouler : on colle aux roues, tranquille.
Marc sentait que ses forces s’amenuisaient ; il ne put rien tenter dans la dernière difficulté de l’épreuve et fit un signe de tête à son coéquipier. Jacques réussit à prendre quelques mètres d’avance au sommet lorsque les cloches de l’église sonnèrent dix-sept heures. Avec l’assentiment du Bon Dieu et de Marc, il dévala la descente à tombeau ouvert ; il n’eut pas besoin de sprinter, il termina détaché au bout de la longue ligne droite de l’avenue de l’Hôtel de Ville. Marc se classa tout de même en deuxième position grâce à son expérience des fins de course, juste devant le Limougeaud. Les loulous-marlous avaient trop utilisé leurs freins dans la descente…
Marc paraissait heureux, malgré tout : son ami avait gagné et il avait pu, quant à lui, donner libre cours à une nouvelle facétie. Les trois coureurs souriaient sur le podium ; Jacques entourait de ses longs bras son coéquipier et le Limougeaud. Les parents de Marc applaudissaient très fort — avec, comme toujours, les larmes de sa maman sucrées de bonheur et de rire. Après la remise des prix, son père lui fit remarquer en plaisantant :
– Si tu avais appuyé davantage avec ton mollet gauche, tu aurais fini premier. Il s’en est fallu d’une poignée de secondes pour… – Mais enfin, tu vois bien qu’il a laissé gagner Jacques ! l’interrompit la mère de Marc. C’était sûrement convenu entre eux. Et les pâtes de fruits, tu en avais assez ? – Oui, maman, ne t’en fais pas. Si tu peux, la prochaine fois, j’en voudrais bien des « à la fraise » : c’est encore meilleur que la framboise et le cassis. – En tout cas, bravo fiston ! reprit son père. Tu nous raconteras quand même l’histoire de la baignade : des bruits ont couru… – Oh, c’était juste une rigolade en passant. J’ai simplement essayé d’imiter « Roger le fou » (1), mais je n’ai pas attendu d’avoir suffisamment d’avance : trop prétentieux, ça m’apprendra. Je ne passerai pas en première catégorie l’an prochain. C’est mieux, finalement : je continuerai le vélo, mais plus tranquillement. Et puis je serai plus sérieux, j’ai des projets en tête. – Tu gagneras encore des courses, mon petit ! Je te cuisinerai aussi des gâteaux de riz, lui promit sa maman en le serrant une nouvelle fois dans ses bras. – J’ai écouté le Tour de France à la radio, tout en réparant le timon de la remorque. Comme toi, Poulidor a fini deuxième de l’étape, derrière Jimenez, au sommet du Puy-de-Dôme. Il a quand même repris quarante-deux secondes à Anquetil. – Alors, tu vois bien qu’il est fort mon mollet droit !
À cet instant, le visage de Marc devint blanc comme linge. Rose le regardait d’un air triste, à une trentaine de mètres. Un immense espoir l’envahit, comme un rire sucré sur son âme, sur ses larmes de joie qui entouraient ses yeux, noyant le sel de sa transpiration. Il lui semblait que son cœur battait encore plus fort que la musique de la fête foraine au bout de l’avenue. Marc ne voyait qu’elle à travers un bonheur qu’il croyait retrouvé. Il ne remarqua pas Maxime Chauffrias, son ancien copain de régiment, garagiste à Breynac, accoudé à la buvette à moins de deux pas de Rose.
__________________________________________________________________ (1) Roger Hassenforder, dit « Roger le fou », a gagné de nombreuses courses cyclistes entre 1953 et 1959. « La classe à l’état pur », disait de lui Félix Lévitan, directeur du Tour de France. S’il était un coureur brillant et plein de panache, il a surtout marqué le monde du cyclisme par ses quatre cents coups, ses facéties et son extravagance (source Wikipédia). Article du journal Le Monde, le 3 janvier 2021 : https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2021/01/03/roger-hassenforder-roger-le-fou-ancien-maillot-jaune-du-tour-de-france-est-mort_6065091_3382.html
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