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Réalisme/Historique
Luz : Les bottes qui brillaient
 Publié le 24/11/20  -  11 commentaires  -  5725 caractères  -  71 lectures    Autres textes du même auteur

Deux soldats, un soir.


Les bottes qui brillaient


Un après-midi de fin de printemps, Philippe, âgé d’une dizaine d’années, accompagnait sa grand-mère Jeanne dans les pacages et les bois à la recherche de plantes sauvages qu’elle mettrait ensuite à sécher pour ses tisanes : reine des prés, menthe, mélisse… Au retour, leurs paniers bien remplis, elle raconta le drame qui avait failli lui arriver, avec son bébé, pendant la guerre. Sans doute ressentit-elle, à ce moment précis, le besoin d’exprimer cette angoisse encore tenace dans son cœur, pensant que Philippe était déjà suffisamment mature pour savoir, pour comprendre.


« C’était en juin mille neuf cent quarante-quatre. Ton futur papa, Jacques, n’avait guère plus d’un an. Mon tout jeune mari – ton grand-père Martin – avait rejoint le maquis de la forêt de la Mirandelle depuis plusieurs mois. Le soir tombait après une journée où s’étaient succédé grand soleil et averses. Un véhicule militaire léger – l’ancêtre de la Coccinelle, à ce qu’on m’a dit – s’arrêta devant la ferme. Deux soldats allemands en descendirent et vinrent frapper à la porte : ils voulaient dîner. Je leur ai servi de la soupe et fait cuire une omelette au lard. Pendant que les deux hommes mangeaient, face à face, ton papa caressait le haut des bottes en cuir noir de celui qui était assis contre la cheminée. Il se tenait debout et gazouillait contre la jambe de cet homme au regard mélancolique. Les bottes étaient un peu terreuses au pied, mais ton père devait malgré tout les trouver très belles, douces et brillantes contre les flammes de l’âtre. À un moment, il a lâché prise, et pour la première fois de sa vie il a marché, sans tomber, sans même bringuebaler. Il est venu s’accrocher au genou du second soldat qui l’a obligé à faire aussitôt demi-tour, calmement, mais fermement. Il est alors reparti vers les jambes du premier, d’un même pas naturel et assuré. J’étais partagée entre la joie de voir enfin marcher ton petit papa et l’inquiétude due à la présence extrêmement pesante des militaires. Aussi, je n’ai pas prononcé un mot. J’ai simplement dû masquer un sourire en me retournant vers la cheminée.

Les deux hommes parlaient allemand entre eux, mais s’exprimaient parfaitement bien en français lorsqu’ils s’adressaient à moi.

Vers la fin du repas, le soldat qui avait repoussé ton père demanda brusquement :


– Où se cache votre mari, madame ? Dans l’étable ou dans les maquis ?


Je lui répondis que ton grand-père était prisonnier en Allemagne.


– Et dans quelle région de l’Allemagne, savez-vous ?


Je dus bredouiller qu’il travaillait dans une ferme, dans l’est de leur pays. Un silence profond et tendu s’installa autour de la table. Ils finirent leur morceau de fromage et leur verre de vin. Alors surgirent ces mots qui restèrent à jamais gravés au fond de mon âme :


– Et si on les tuait maintenant ?


S’ensuivirent d’interminables secondes… Je serrais petit Jacques dans mes bras, prête à me retourner et le protéger de tout mon corps.


– Non ! Nous avons profité d’un bon repas, nous partons, répondit fermement son camarade dont les bottes luisantes avaient attiré ton papa.


Il regardait ton père comme s’il cherchait à lire des souvenirs dans le miroir de ses yeux. Il se leva et dit simplement :


– Merci, madame.


Ils sortirent enfin. Je ne pouvais plus parler. Une semaine plus tard, à quelques dizaines de kilomètres de chez nous, l’armée allemande massacra la plupart des habitants de la commune d’Oradour-sur-Glane. »


Ce récit avait beaucoup intéressé Philippe, sans qu’il en paraisse réellement ému au premier abord. En apparence, son quotidien n’en avait pas semblé affecté. La réaction, en fait, avait dû être insidieuse, inconsciente, et rebondissait dans les mauvais rêves de la nuit. Son père avait failli mourir et lui, par conséquent, ne pas naître ; il fallait bien que le défouloir de cette angoisse ressorte à un moment donné, d’une manière ou d’une autre. Ainsi, des cauchemars reproduisant la scène que lui avait racontée sa grand-mère venaient très souvent déchirer son sommeil, avec des variantes en intensité et cruauté.


Les parents de Philippe, inquiets de ses mauvais rêves, avaient consulté le docteur Toulou qui les rassura :


– Hum…, rien de grave ; votre garçon me paraît en parfaite santé. Avec le temps, les cauchemars finiront bien par se dissiper… Il manque peut-être tout bonnement d’un peu de tonus et de joie de vivre.

– Oh ! Pour ça, tout va bien. Il court sans arrêt la campagne avec un ami et c’est la franche rigolade à longueur de journée. Mais quand même, docteur, il a peut-être besoin de médicaments, nous avions pensé à un relaxant, questionna le papa.

– Hum, si vous voulez… Vous pouvez lui proposer, chaque matin, une boisson à base de bananes, en y rajoutant un peu de lait, du sucre de canne, de la vanille et d’autres petites choses : je vais vous remettre la recette exacte. Les bonnes vitamines soignent tout.


Ses parents lui donnaient donc, périodiquement, ce qu’ils avaient baptisé « l’élixir Toulou Banana ». Le remède ne produisait probablement que peu d’effets, sauf à considérer un léger impact psychologique.

Toujours est-il qu’avec le temps la fréquence des mauvais rêves diminua, pour enfin pratiquement disparaître vers l’âge de treize ans.

À près de cinquante ans, Philippe se souvient encore de ce liquide épais et râpeux qu’il avalait avec délice au petit déjeuner. Il n’hésite d'ailleurs pas à se concocter de semblables mixtures à base de bananes dès que trop d’idées grises trottent dans son esprit et, devenu médecin, de la recommander parfois à ses patients.


 
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   Anonyme   
28/10/2020
 a aimé ce texte 
Bien ↓
– Et si on les tuait maintenant ?
Là se situe pour moi le cœur de la nouvelle, dans cette phrase qui surgit soudain au milieu d'une situation certes tendue, mais apparemment sous contrôle, entre gens civilisés. Je trouve que cette phrase illustre à merveille l'impossible abîme entre l'humanité telle qu'elle se voudrait et ses plongées volontaires dans l'horreur.

Le récit de la grand-mère me paraît donc fort, prenant. Tel n'est pas le cas, hélas, de la suite ; pour moi, la narration est très raide, l'impact de l'histoire sur Philippe raconté de manière très impersonnelle, désincarnée. L'élixir réconfortant du docteur Toulou prend dans le récit une importance à mes yeux démesurée après la première partie ! On passe brutalement du tragique à l'anecdotique, ce qui, pour moi, déséquilibre complètement la nouvelle.
Je pense (et naturellement vous faites ce que vous voulez de mon avis, vous êtes l'auteur ou l'autrice) qu'il pourrait être intéressant de prendre les choses à l'envers : parler d'abord de la nécessité pour un Philippe adulte de recourir parfois à la consolation du Toulou Banana, puis en indiquer la raison avec le récit de sa grand-mère. Il y aurait ainsi une progression dramatique. Je crois.

   plumette   
1/11/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
j'ai apprécié ce récit raconté par un narrateur extérieur, ce qui donne un peu de distance nécessaire à ce terrifiant souvenir.

Je me suis juste demandé comment la mamie avait compris les paroles des soldats car j'ai du mal à imaginer qu'ils ont parlé français au moment de décider du sort de la femme et de son bébé ( à moins d'imaginer un sadisme particulier)

les premiers pas du petit Jacques sont un moment très intense;

Et la fin détend le lecteur!Sympathique potion magique à base de banane qui a eu son effet.

   SaulBerenson   
3/11/2020
 a aimé ce texte 
Pas
Je pense que l'Histoire doit être prise avec des pincettes. Oradour a été perpétré par une division SS composée entres autres d'Alsaciens, et non par l'armée allemande "régulière". Plus on écrit l'Histoire et plus elle s'efface et l'on ne manque malheureusement pas d'autres guerres plus récentes pour d'autres cauchemars, avec de très méchants soldats dans tous les camps.
Le papi est donc revenu du maquis et Philippe se souvient du Toulou Banana, ce qui est bien l'essentiel de cette histoire.

   Anonyme   
24/11/2020
 a aimé ce texte 
Un peu
L’histoire est racontée à l’envers, c’est dommage. La pression monte, on dirait la première scène d’Inglorius basterds, de Tarantino, et puis tout finit en smoothie !
Pas vraiment adepte du mélange drame historique/conte pour enfants, dans l’itinéraire narratif choisi ici.
Bellini

   Vincente   
24/11/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Les premiers pas de l'enfant accolés à ceux apocalyptiques des mots du soldat, "Et si on les tuait maintenant ?". Dans un sens, le marqueur extrêmement touchant d'un moment d'humain, la première phase d'autonomie conquise par le petit d'homme, et dans l'autre, la confrontation avec le plus cynique des actes guerriers, le meurtre de la femme et l'enfant, symbolisant le duo accouchant de l'humanité. Dans cette confrontation, se dit la potentielle autodestruction existentielle. Comment dans une configuration particulière un homme peut envisager assassiner son propre emblème procréateur ? Il y a là une sorte de suicide émotionnel.

Ce petit récit serait presque anecdotique s'il n'interrogeait pas ces aberrations relationnelles que créent les situations guerrières.

J'ai trouvé bien mené l'ensemble narratif. Le titre "brillant" si j'ose dire. L'introduction sans lourdeur, la mise en scène de la retranscription des faits claires et poussant à l'empathie envers la dame et l'enfant, et presque aussi envers le soldat modéré. Le basculement autour de la phrase clé qui justifie le récit "Et si on les tuait maintenant ?". Et puis la dernière partie, la moins "consistante" à mon sens, bien qu'avouant un sympathique retour à la normale, jusqu'à cette façon de résilience par l'utilisation occasionnelle, et pour de divers cas, de la "boisson" calmante.

J'ai été très touché par le regard de la maman, pris en étau entre la joie formidable de voir les premiers pas de son enfant et la frayeur oppressante face au terrible occupant. Et ceci d'autant plus que la configuration historique globale de cette "anecdote" semble très plausible. J'ai visité cette année en fin d'été le mémorial d'Oradour-sur-Glane, et les exactions parallèles ont bien eu lieu alentour par des soldats ennemis isolés.

   Charivari   
24/11/2020
Bonjour.
Une belle anecdote centrale, avec un effet dramatique qui prend le lecteur par surprise "et si on les tuait maintenant?· Ça, c'est très fort.

Malheureusement, le reste du texte ne suit pas, à mon humble avis. La structure du récit, pour un texte aussi court, avec discours rapporté et plusieurs "flash forward" comme on dit au cinéma, ça casse le récit ; et ensuite, je n'ai pas trouvé la "voix orale" dans le texte narré par la grand-mère, enfin le "toulou banana" de la fin, je n'ai pas trop accroché. Je comprends que l'idée était de proposer un décalage par rapport au terrible Oradour sur Glane, mais l'effet n'a pas opéré pour moi, et ça finit en queue de poisson sur un ton forcé.

   Anonyme   
25/11/2020
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Luz, bonsooir,

« Ils sortirent enfin. Je ne pouvais plus parler. Une semaine plus tard, à quelques dizaines de kilomètres de chez nous, l’armée allemande massacra la plupart des habitants de la commune d’Oradour-sur-Glane. » Là aurait pu s'arrêter l'histoire.

J’ai eu l’occasion de me rendre à deux reprises dans « le village martyr » car j’ai de la famille dans le Limousin. Presque toute la population avait péri –les hommes fusillés, les femmes et les enfants carbonisés- dans l’église où même la cloche avait fondu. 7 personnes seulement ont survécu. Des vestiges brûlés de ce qui était des maisons, une machine à coudre, une Volkswagen coccinelle… Le plus impressionnant, c’est le silence qui règne partout. Mais je sens que je m’écarte du propos. Il est vrai qu’après un tel spectacle de sauvagerie et de désolation…

Donc, à propos de ce récit je trouve que le suspense a été fort bien mené jusqu’à ce que le « gentil soldat », par reconnaissance, s’oppose à l’anéantissement de la mère et de son petit. Et qui, par un sursaut d’humanité, dans le regard de l’enfant, songeait sans doute à sa famille : une femme, et aussi des enfants, qu’il avait laissés en Allemagne et qu’il ne reverrait peut-être plus. Quant à la suite de cette histoire, à l’instar d’autres commentateurs, je la trouve ordinaire, même si elle s’avère réelle, et c’est dommage.

Mais merci quand même pour la lecture car personnellement je reconnais que je ne vous arrive pas à la sandale, incapable que je suis d’écrire une nouvelle qui tienne en haleine, et même qu’à moitié.

Au plaisir de vous lire encore et encore.
dream

   Donaldo75   
25/11/2020
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour Luz,

J'ai bien aimé cette nouvelle même si je pense qu'elle aurait mérité de débuter avec la fin actuelle afin de laisser le drame se déployer dans la suite. En l'état, elle est finalement assez sage et propre sur elle, cette nouvelle, alors qu'elle traite d'un sujet lourd et issu de notre passé. Je me souviens d'un commentaire sur un de mes textes - un poème - du genre on ne peut pas traiter de tout; je pense qu'au contraire il faut traiter de ces sujets, qu'ils ne deviendront jamais convenus, que nous sommes des amateurs mais également des citoyens au devoir de mémoire.

Continue à traiter de tels sujets et fais les plus briller que ce texte là, en montrant que tu es également poète.

A bientôt

Donaldo

   papipoete   
25/11/2020
 a aimé ce texte 
Bien ↑
bonjour Luz
Deux " vert de gris " étaient dans la maison ; on tremblait tellement de savoir qu'ils allaient sûrement nous tuer !
et toi, pas plus haut que trois pommes, tu te frottais aux bottes de l'un d'eux ! tu étais innocent, ne pouvais pas savoir que c'étaient des méchants...
NB on s'attend au développement de ces horreurs, comme à travers la France, en passant par Tulle ou Oradour.
Ces deux soldats furent sûrement attendris par le bambin ( peut-être étaient-ils parents dans la vie ? ) et insensiblement le récit prend des allures qui font dire " tout boche n'était pas nazi " mais il ne fallut pas qu'un Obersturmführer le sache ; le cours de l'histoire put s'inonder de sang !
une histoire narrée en toute simplicité, et que l'on put raconter à un enfant, à qui l'on ne... ment pas !

   maria   
25/11/2020
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour Luz,

je crois que parfois, dans les familles, on s'approprie les histoires des uns et des autres, un peu comme Modiano qui, bien que né en 1945 "se souvient" des années de l'Occupation.
Il me semble que Philippe vit ce soir de juin 1944 dans sa chair et pour cela il m'a touchée.

Merci du partage.

   Anonyme   
29/11/2020
Bonjour Luz,

Il me semble que le récit gagnerait à être « remis à l’envers » comme le suggèrent Socque, Bellini et Donaldo75. D'autres commentateurs, sans le suggérer explicitement, le font implicitement. « Remettre à l’envers » est bien sûr une expression détournée visant à rendre la différence entre une réalité et le récit qui en est fait, sans d’ailleurs que cela modifie cette réalité.

Dans ce récit, il y a deux histoires :
1. Une histoire dans une ferme, à la fin de la seconde guerre mondiale
2. Une histoire de terreurs nocturnes d’un enfant.

Ces histoires sont disjointes (narrativement, s’entend) car les parents de Philippe, ainsi que le médecin, ignorent la cause des cauchemars de l’enfant. La deuxième est bien sûr la conséquence de la première, ou du récit qui en est fait par la grand-mère. La première est très forte et la seconde très banale.

La nouvelle aurait eu un impact beaucoup plus fort si elle avait adopté d’abord le point de vue des parents, cherchant la cause des troubles de leur enfant, sans la trouver. Le narrateur extérieur que vous avez utilisé pouvait inverser l’ordre des histoires et se poser en révélateur de la cause. S’il y a une histoire très forte et une autre banale, je pense qu’il vaut mieux terminer par la forte. D’ailleurs, cette progression-là donnerait du poids à l’histoire des cauchemars, la rendant beaucoup plus touchante, et dès lors moins banale.

Le résultat de cette mise à l’endroit chronologique est que toute la nouvelle est concentrée dans (et se termine par) le récit que fait la grand-mère à l’enfant, lequel apparaît d’ailleurs davantage comme un récit littéraire que comme une histoire qu’une grand-mère raconte à son petit-fils, quel qu’en soit le contenu, notamment mais pas uniquement par l’utilisation du passé simple. Je me demande d’ailleurs si le récit, tel que fait avec cette forme par la grand-mère, aurait pu avoir un impact psychologique aussi fort sur l’enfant.

Personnellement, ce qui m’a le plus intéressé dans ce récit, c’est la différence des attitudes des deux soldats allemands. Vous l’avez d’ailleurs un peu développée par une phrase : « Il regardait ton père comme s’il cherchait à lire des souvenirs dans le miroir de ses yeux. » On imagine bien sûr que le soldat a laissé sa famille en Allemagne et qu’il voit dans les yeux du petit Jacques le reflet de son propre fils ». A cet instant, il y a un basculement : on sort de la guerre pour entrer dans l’humanité, la guerre n’étant plus que le contexte permettant de la révéler par contraste. C’est pour moi le basculement le plus fort. Hélas, ce n’est qu’un basculement dans une branche marginale de la nouvelle.


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