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Réalisme/Historique
Luz : Les miliciens
 Publié le 11/04/25  -  10268 caractères  -  15 lectures    Autres textes du même auteur

En des temps incertains.


Les miliciens


L’affaire fut rondement menée par la Résistance. Le 17 mars 1944, en fin de journée, Noël Granseigne, dit « le grand Nono » et son acolyte, Jacques Augieras, furent arrêtés et enfermés dans la cave d’une ferme désaffectée à proximité de Montaigut. Cantalou, le chef du secteur, confia la surveillance des deux miliciens à Joe et Lechat. Le lendemain matin aurait lieu un interrogatoire, synonyme de jugement, en présence de deux autres responsables de la Résistance.

Les deux maquisards mangeaient leur gamelle de châtaignes froides, lorsque le grand Nono se mit à taper sur la trappe de la cave.


– Eh, c’est bien toi, François…, François Fraysse ? demanda-t-il. On était à l’école à Notre-Dame. Tu as passé le certif un an avant moi, ça devait être en trente et un… Tu m’entends, François ? François !

– Oui, mais j’ai pas envie de te parler, répondit Lechat, après avoir hésité quelques secondes. On n’est plus de la même paroisse, tous les deux.

– J’ai fait des conneries et mon pote Augieras aussi, mais c’est fini : ça fait six mois qu’on bouge plus.

– Putain ! tu la fermes, cria Joe. Tu raconteras tes petites histoires aux chefs, demain matin, ça va sûrement les intéresser au plus haut point.


Le silence dans la cave tint pendant dix bonnes minutes, durant lesquelles Joe s’assura que Lechat n’avait pas été déstabilisé par cette rencontre imprévue. Celui-ci affirma qu’il n’avait même pas reconnu son ancien camarade d’école lors de l’arrestation. Il ne se laisserait pas attendrir.

Le grand Nono revint à la charge :


– Eh, les gars, un dernier truc : est-ce qu’on a une chance, demain ? Vous savez ?

– Aucune ! affirma Joe. On connaît vos méfaits, vous deux : huit morts et six prisonniers à la suite de vos dénonciations, rien qu’au maquis du Monteil.

– On avait des ordres. On travaillait pour l’État français, pas pour les boches, et puis tout le…

– Pétain, c’est pas l’État français ! l’interrompit Lechat. L’État français, c’est la France libre, c’est nous ! Fallait réfléchir avant, on n’a plus rien à se dire.

– D’accord, mais c’est trop bête la vie. On était copains, on peut s’arranger…

– Putain ! rugit Joe. Si tu rouvres ta grande gueule, c’est direct une grenade dans votre caveau ! Et pas besoin de cureton pour la cérémonie.


Les rayons de la pleine lune blonde dansaient sur les carreaux de l’unique fenêtre. Le calme était revenu dans le « caveau », hormis des chuchotements sporadiques et des bruits de pas raclant le sol. Les deux maquisards déplacèrent un vieux vannoir sur la trappe. Lechat semblait bien mal à l’aise, le grand Nono avait compté, pour lui, à une époque. Si les miliciens étaient condamnés à mort, le lendemain, il demanderait à Cantalou de ne pas participer à leur exécution. Il était dur, l’ancien légionnaire, mais il respectait ses hommes. Il comprendrait.


– Je prends la première garde, si tu veux, proposa Lechat. Je te réveille dans quatre heures ?

– D’accord, c’est bien, je te relèverai à deux heures du mat’. Suis crevé avec toutes ces conneries, je vais de suite m’allonger sur le pucier.


Joe s’endormit en quelques secondes. Lechat alluma une grosse bougie pour ne pas user la pile de la lampe torche. Le dos calé contre le vannoir, il entama la lecture d’un livre sous la flamme tremblotante. Environ une demi-heure plus tard, le grand Nono se mit à chuchoter entre deux planches disjointes de la trappe. Il remémora à Lechat des souvenirs d’enfance et d’adolescence. Le maquisard ne protestait plus, saoulé de fatigue. Il ne répondait que par petites bribes : « Eh oui…, je m’en rappelle…, c’était le bon temps…, tu m’as donné un sacré coup de main…, t’as raison…, essaie de dormir… » Puis, sortant soudain de sa torpeur :


– C’est toi qui grattes et qui tapes en bas ?

– Oh, c’est Jacques qui passe ses nerfs à coups de pied contre le mur, et puis il marche en traînant la savate, il a peur… Arrête de cogner, bon sang, calme-toi donc !


Il y eut bien encore quelques chocs et enfin un coup violent, puis ce fut le silence. Lechat supposa que le dénommé Jacques avait finalement décidé d’aller se coucher sur les boges vides que Cantalou leur avait balancées la veille.


– Bon, je vais me reposer maintenant, annonça le grand Nono. Demain, j’espère que tes chefs comprendront : nous ne sommes que des hommes perdus…

– Je sais pas. Dis-leur que tu es prêt à aider la Résistance. Pourquoi pas ?

– Ah oui ! d’accord. Merci François. Je vais prier, mais j’ai confiance encore. Repose-toi aussi et à demain.


Joe se retourna sur son grabat, puis un silence total s’installa. Il devait être près d’une heure du matin. Lechat allait reprendre sa lecture lorsqu’un bruit de ferraille, accompagné d’un juron étouffé, se fit entendre vers le hangar. Joe, qui ne devait dormir que d’une oreille, se leva d’un bond et déboula dans la cour avant même que Lechat n’ait pu réagir.


– Les salopards ! rugit Joe, ils s’enfuient par la route, ils sont déjà au pont. Les flingues, on les rattrape !


Au loin, un chien se mit à aboyer du côté de la Peyrade, presque aussitôt imité par deux ou trois autres.


– Ils suivent la route, les cons, constata Joe à mi-voix. Allez, plus vite Lechat, la lune est avec nous.


Les miliciens hésitèrent quelques secondes aux abords du village, puis filèrent à travers un pacage de façon à contourner les habitations. Ils ne couraient pas vite entre les mottes de joncs, où s’accrochaient des brumes blanchâtres. À leurs trousses, Joe et Lechat sautaient comme des cabris, sans un bruit. Les fuyards ne se trouvaient plus qu’à cinquante mètres d’eux.


– On va les dégommer ! dit Joe en sourdine. Au niveau du chêne, là-bas : on tire sans sommation. Je prends le grand escogriffe, vu ?

– Vu, répondit Lechat, qui n’avait pas du tout apprécié d’avoir été trompé par le grand Nono.

– Allez, Lechat, murmura Joe, en arrivant au pied de l’arbre. En position…, feu !


Le grand Nono tomba. Augieras également, mais il se releva aussitôt et continua à fuir en boitant. Les maquisards le rattrapèrent en quelques enjambées.


– Alors, mon gars, t’as voulu profiter d’une dernière balade au clair de lune ? ironisa Joe. Allez, retour à la cave ! Mais d’abord, tu traînes ton Nono vers les broussailles, on va le cacher pour la nuit. Sois pas inquiet, il risque pas de s’enrhumer : je lui ai fait une bonne piqûre en préventif.


Ils s’en retournèrent vers la ferme. Augieras, la cuisse légèrement touchée, claudiquait et geignait, maudissant la lune, sa vie de chien et le Bon Dieu. Dès la porte franchie, Lechat lui appliqua un bandage de fortune avec une manche de sa propre chemise pour arrêter le saignement, puis l’aida à s’asseoir à un angle de la pièce.


– Alors, madame l’infirmière à moustache, ça y est, tu l’as bien réparé ? plaisanta Joe. Déplaçons le vannoir : je suis curieux de savoir par quelle magie ils ont réussi à filer.


Lorsque Joe ouvrit la trappe, ils virent la lune ruisseler à travers un trou creusé à hauteur d’homme dans le mur de la cave.


– On s’est bien fait avoir, maugréa Joe. Heureusement qu’on a rattrapé le coup, sinon ça aurait chauffé dur avec le chef.


Cantalou, accompagné par un commandant et un capitaine de la Résistance, arriva vers huit heures du matin. L’ancien légionnaire s’emporta contre Joe et Lechat, qu’il accusa de ne pas avoir correctement surveillé les deux miliciens. Par leur faute, la Résistance locale devrait abandonner ces bâtiments comme lieu de planque et pour d’autres usages. Tout le village avait dû être ameuté, même si Joe et Lechat n’avaient rien remarqué – les murs ont des oreilles et aussi des yeux au clair de lune… Cantalou ordonna sèchement à Joe et Lechat d’aller récupérer « discrètement » le corps du grand Nono avec la traction.

Les trois responsables, sous la direction du commandant Oussine, s’enfermèrent dans la pièce principale avec Augieras. Celui-ci avoua sa participation au massacre du Monteil, du moins en ce qui concernait le repérage du maquis et la désignation des deux personnes qui l’avaient ravitaillé. Il livra des informations précieuses quant à l’identité de quelques miliciens de la région, anciens ou en service, et se dit prêt à aider la Résistance. L’interrogatoire dura une bonne heure, après quoi les trois chefs entreprirent de délibérer, tandis qu’Augieras était transféré dans l’étable sous la garde de Joe et Lechat.

Vers dix heures, le verdict tomba.


– Tu as les doigts tout esquintés, je n’avais pas remarqué. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? lui demanda Oussine.

– C’est cette nuit, en creusant le trou. Je suis maçon, je connais la technique des anciens pour les caves.

– Est-ce que tu as des papiers qui prouvent que tu appartiens à la milice ?

– Oui, mais pas sur moi, je les ai cachés dans mon logement.

– Où ?

– Sous une planche du parquet.

– Ton implication dans cette organisation fasciste a causé la mort de huit personnes, reprit Oussine. Pour cela, tu mérites la peine capitale avec exécution immédiate. Mais on va surseoir. Tu vas être enfermé entre quatre murs, solides ceux-là, en attendant de voir si tu peux nous servir à quelque chose, ici ou ailleurs. On va aller récupérer tes papiers.


Augieras ne répondit pas, seules ses mains se mirent à trembler.


À la nuit, Cantalou et Joe s’en allèrent conduire le grand Nono vers sa dernière demeure : la tourbière des Ganes. Ils l’étendirent dans un creux d’eau – une gouille noire –, entre carex et linaigrettes, puis recouvrirent son corps d’au moins deux cents pelletées de tourbe. Le travail de la nature se chargerait du reste : dans mille ans, le grand Nono se retrouverait transformé soit en momie, soit en squelette, ou bien dans un état de décomposition intermédiaire, selon le degré plus ou moins acide de la tourbière. Dieu seul sait – et encore… – combien de cadavres elle avait absorbés au fil des siècles au cœur de sa substance végétale gorgée d’eau : des centaines, des milliers peut-être…


 
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