Soudain, le 5 mai 1945, en fin de matinée, un puissant fracas annonça la délivrance, la liberté pour Armand et ses compagnons de misère. Un énorme char américain venait de défoncer la porte centrale du camp de Mauthausen. Le tank fut suivi par d’autres, puis par des véhicules très curieux aux yeux des prisonniers libérés : des jeeps ! Un détachement de la 11e division blindée de la 3e armée des États-Unis avait pénétré dans l’enceinte concentrationnaire. Les soldats américains furent aussitôt effarés par leur première vision des détenus, d’une maigreur extrême, les mâchoires saillantes et les yeux creux à l’arrière desquels on devinait, par transparence, des têtes de mort. Les moins faibles d’entre eux criaient, hurlaient leur joie, se massaient contre les chars, les embrassaient, tentaient dérisoirement de les étreindre comme s’il se fût agi d’un amour retrouvé. Les semaines précédentes, la plupart des officiers et soldats SS avaient été envoyés au front, d’autres s’étaient enfuis. Depuis trois jours, il ne restait plus dans le camp que des gardiens subalternes et du personnel d’intendance. Les détenus, s’attendant à une libération prochaine, avaient fabriqué des drapeaux avec des chiffons. Ils brandissaient devant les chars les couleurs qui sentaient encore la peinture à l’huile. Les pays claquaient au vent de la liberté : Amérique, Russie, Angleterre, Espagne républicaine, Italie, Pologne, Grèce, Yougoslavie, France… La colère des anciens prisonniers, si longtemps contenue, explosa aux quatre coins du camp. Une trentaine de surveillants furent massacrés ; le magasinier également qui ne vomirait plus jamais son cri haineux de « nichts Kartoffeln ! ».
Armand était libre, mais très affaibli. Il s’était assis par terre, face au soleil, le dos appuyé à la baraque des Français. Sa tête tournait en regardant gesticuler et chanter un groupe de Russes qui avait récupéré un accordéon. Deux d’entre eux avaient retrouvé assez d’énergie pour s’accroupir et lancer leurs jambes frêles en avant pour danser un kazatchok endiablé. Armand admirait la vitalité de ce peuple dont les chants graves, lancinants et au rythme très marqué, montaient vers le ciel comme un cœur battant crescendo. Tous les prisonniers du camp avaient écouté, des mois durant, quasi religieusement, ces chants folkloriques tout droit venus des steppes, des grandes plaines et des montagnes de Russie – lueurs d’espoir, d’humanité, dans la cité monstrueuse. Ils avaient diffusé une exaltation collective appelant au courage.
Eugène apporta une barre de chocolat américain et une portion de pain avec de la margarine à Armand.
– Allez ! Mange, ça te fera du bien ! – Merci… Que la moitié, j’ai mal au ventre, tu sais. – Ils vont installer un hôpital, un Anglais me l’a dit. Y a la Croix-Rouge aussi, ils vont bien te soigner. – Je suis descendu trop bas, Eugène. Je n’ai plus aucune force, je crois que ça ne reviendra pas… – Tu vas tenir, les Amerloques déchargent des tonnes de vivres et de médicaments. Et puis, y a tout un tas de cartouches de cigarettes : regarde les nuages au-dessus des groupes. Ils fument tous, même ceux qui n’ont jamais fumé de leur vie. T’en veux une ? – Pouah ! Surtout pas, ça finirait de m’étouffer.
Ces volutes bleues semblaient acter la libération définitive des hommes de Mauthausen ; cette petite braise partagée avec les Américains représentait pour eux, après des mois d’enfer, un bonheur absolu. Armand se leva péniblement pour aller boire, aidé par Eugène, puis alla s’allonger sur son grabat.
Les anciens détenus s’habituèrent, peu à peu, à leur liberté retrouvée. Les plus valides allaient dans la forêt déterrer les fusillés des fosses communes. Ils les transportaient vers des tombes individuelles creusées dans le stade du camp. Ils se consacraient également à la rénovation des bâtiments où étaient progressivement installées les unités hospitalières. Les médecins et les infirmiers américains, ainsi que la Croix-Rouge internationale, travaillaient sans relâche. Beaucoup de malades, reliés en permanence à leur perfusion, ne tenaient en vie que grâce aux médicaments. Malgré les soins qui leur furent prodigués, un millier d’entre eux mourut durant les mois qui suivirent la libération de Mauthausen. Les femmes, installées maintenant dans le camp central des hommes, participaient à la réfection des Blocks et à leur décoration. Elles cousaient des habits, aussi bien pour elles que pour les malades. Certaines baraques furent reconverties en bureaux affectés aux comités de chaque pays ayant compté des détenus dans le camp. Leur mission consistait principalement à recenser les morts, établir les tableaux des départs des personnes valides en demandant la destination souhaitée par chacun, à noter les besoins particuliers et à gérer les relations de leurs ressortissants avec l’armée américaine. Les rapatriements seraient organisés par pays et région au fur et à mesure des possibilités et de la guérison des malades.
Armand dormait sur son grabat. Il rêvait de l’enfer du camp que sa tête bourdonnante n’avait pas encore quitté. L’accordéon et les chants russes étaient parvenus jusqu’à son épouse, Marie-Jeanne. Heureusement, elle ne pouvait pas l’apercevoir, lui, petit homme maigre et tassé, le dos appuyé contre une baraque. Il était masqué par la fumée des cigarettes et le soleil qui faisait briller la poussière. « Tant mieux, pensait-il ; elle ne doit pas me voir dans cet état, ça lui ferait trop de peine, mourir est préférable… » Il sursauta, agitant ses bras et ses jambes : un pauvre prisonnier, pistolet SS sur la tempe, venait de le pousser dans le vide au-dessus de la carrière du Wiener Graben – trente mètres de chute. Un cauchemar encore… Il ouvrit les yeux et retrouva peu à peu ses esprits. Il s’assit sur le rebord de sa paillasse. Une vingtaine d’hommes se reposait, comme lui, regards hébétés dirigés vers le plafond ou vers l’étroit soleil d’une fenêtre. D’autres attendaient tout simplement la mort. Il pensait bien souvent à Marie-Jeanne, espérant qu’elle ne s’inquiétait pas trop pour lui. Il se remémorait leurs promenades à vélo du temps de leurs fiançailles. Ses larmes se bloquaient alors au fond de sa gorge, mais ses yeux souriaient, tournés vers le lointain. Il revoyait ses amis du dépôt de Saint-Pierre-des-Corps, il se demandait bien quelle était leur vie en ce moment, sachant qu’eux ne pouvaient imaginer la sienne. Armand se souvenait de ces clés à tire-fond et à éclisses, légères et démontables, que Léon Donnadieu lui avait fabriquées sur mesure. Moins encombrantes que celles du dépôt ferroviaire de Saint-Pierre-des-Corps, elles devaient faciliter les sabotages des rails lorsqu’un ordre serait donné au chef de son groupe de résistants. Une erreur de les avoir cachées dans la rotonde, derrière son casier et le stock de pièces détachées dont il avait la gestion. Il ne savait pas qui avait découvert ces outils et l’avait dénoncé, mais cela l’avait condamné à une année de torture physique et morale. Il se battrait pour Marie-Jeanne et aussi pour ses compagnons de Mauthausen. Il se reposerait, mangerait un peu plus chaque jour, reprendrait du poids et de la force. Il avait appris la patience, ici, dans l’attente humiliante, en rangs par cinq, les bras collés au corps : avant d’aller à l’appel, pendant l’appel, avant de partir au travail, pendant les punitions interminables, pendant l’appel du soir, avant la soupe claire, avant d’aller se coucher… Il serait patient.
Armand resta sous surveillance pendant près d’un mois. Il allait à l’infirmerie, matin et soir, recevoir des antibiotiques et des vitamines. Il devait avant tout se reposer, mais tout en pratiquant un minimum d’activités physiques. Un médecin lui avait demandé de marcher dix à quinze minutes deux fois par jour, puis, progressivement, jusqu’à cinq fois, sans forcer ; il ne devait en aucun cas se sentir essoufflé. Il se promenait seul ou en compagnie d’anciens détenus, le plus souvent avec Eugène, petit loulou parisien au grand cœur. Ce dernier n’avait jamais compris pour quelle raison il avait été déporté. Peut-être pour avoir refusé l’accès à un café – dont il n’était même pas le gérant ni n’avait la responsabilité – à deux individus qui ne lui plaisaient pas dans leurs manteaux de cuir noir. Étaient-ce des miliciens ? Il ne le saurait jamais. Armand, qui le trouvait gentil et toujours gai, l’avait aidé, lorsqu’il le pouvait, à tailler le granit de la carrière du Wiener Graben ou à extraire le sable et le gravier de la rivière Enns. En retour, Eugène, grâce à son « sens des affaires », le ravitaillait de temps à autre en quignons de pain, pommes de terre (parfois seulement des épluchures qu’il avait pris soin de laver), sucre, tranches de saucisson ou morceaux de fromage, selon ce qu’il avait pu négocier ou chaparder. Cela ne représentait en fait que de très faibles quantités de nourriture, mais permettait à Armand de calmer sa faim pendant quelques précieuses minutes. Il tentait de compléter son alimentation durant les travaux à l’extérieur du camp, entre deux coups de pelle ou de pioche : vers de terre sous des cailloux, larves de hannetons, éphémères, loches immobiles de l’Enns, herbes et rares pissenlits… Il fallait manger crues, très vite et sans se faire remarquer, ces quelques dérisoires calories arrachées à la nature. En une année, Armand avait perdu presque la moitié de son poids. À la libération du camp, il ne pesait plus que quarante-trois kilos. Il avait survécu grâce à la chance, comme tous les détenus-esclaves : le hasard de la vie et de la mort dans la folie de Mauthausen.
Eugène possédait un sens de l’humour assez exceptionnel. Il avait réussi à maintenir quelque peu cette flamme durant son année de détention, communiquant à ses compagnons ce qu’il lui restait de joie de vivre. Il imitait si bien le léger bégaiement du lieutenant SS, présent parfois aux appels journaliers, de même que la voix à la fois brutale et efféminée du cuisinier. Il se moquait du soldat qu’il avait surnommé « Traviole » : de ses yeux pas vraiment symétriques et de son cerveau « au ras des sourcils ». Si l’on percevait des rires étouffés dans une partie du dortoir, c’est qu’Eugène se reposait par là. Ses petites blagues, après traduction, faisaient le tour de toutes les baraques. Cela contribuait à renforcer la cohésion entre les prisonniers, redonner une once de moral, oublier un moment la faim et la peur. Eugène ne manquait jamais une occasion de plaisanter, même lorsqu’il allait rejoindre un alignement de fesses dans les latrines où ses bruitages atteignaient un réalisme saisissant… Les détenus se rassemblaient presque chaque jour pour regarder les groupes de femmes du camp voisin. Ils ne pouvaient distinguer leurs visages, car elles étaient trop éloignées, ils recherchaient seulement un peu de tendresse, de rêve, la chaleur d’un battement de cœur. Eugène lançait alors quelques blagues, anticipant de futurs mariages ou dérivant vers des plaisanteries d’un goût plus incertain. On ne savait trop pourquoi, mais il se moquait souvent des Italiens ; c’était dans son répertoire, voilà tout. Eugène était loin d’imaginer qu’en mai 1945 il tomberait amoureux fou de Monica, une jeune Italienne du Frioul, ancienne détenue, et qu’un an plus tard ils se marieraient à Trieste.
Armand se promenait donc entre les baraques ou autour du camp. Il rencontrait des hommes de différentes nationalités avec lesquels il avait travaillé à la carrière du Wiener Graben ou sur les rives de l’Enns. L’un d’entre eux, un juif de Hongrie, croyait être devenu un arbre. Il restait debout jusqu’au soir, presque sans bouger, les pieds enfouis dans un parterre situé entre deux Blocks. Tôt le matin, il allait cueillir de la verdure qu’il accrochait à sa veste. Son frère lui apportait à manger et à boire, puis arrosait l’humus à ses pieds. Armand lui adressait quelques paroles gentilles qu’il ne comprenait pas ; l’homme-arbre ne faisait que sourire. La première fois qu’il l’avait vu, Armand lui avait proposé de goûter à son jus de banane que lui fournissait chaque matin l’infirmerie. Mais il avait refusé, il n’acceptait que de l’eau. Il paraissait jeune, trente ans peut-être, mais ses cheveux et sa barbe étaient devenus tout blancs. Il affirmait que, d’ici un an, tout son système pileux serait vert. La déshumanisation programmée subie par chaque détenu du camp de la mort l’avait plongé dans cette psychose profonde, avait transformé ce Hongrois en végétal ; un réflexe de protection peut-être. Il était arbre : sa tête le faîte, son torse et ses jambes le tronc, ses bras et ses omoplates saillants les branches, ses pieds les racines.
Un mois plus tard, un matin de grand soleil conduisit Armand vers l’escalier de la carrière du Wiener Graben. Il avait repris un peu de force et quelques kilos depuis la libération du camp. Le vent frôlait ses cheveux bruns qui recouvraient de nouveau son crâne, mais ne frisottaient pas encore. Face à lui, la lumière caressait les failles de la carrière comme pour soulager les blessures mortelles faites à la roche et aux êtres. Il descendit lentement les cent quatre-vingt-six marches de granit, sur trois d’entre elles avaient été déposées des fleurs.
Arrivé au fond, son esprit rejoignit la mémoire du jour où il dévala pour la première fois cet escalier, noyé dans le flot d’une immense colonne de près de deux mille hommes, en rangs par groupes de cent. C’était le 14 juin 1944, le grondement des galoches en bois roulait sur la pierre. Les prisonniers se déversaient au fond d’une sorte de cratère où sévissait la violence sadique des SS dans le feu de l’été ou le froid extrême de l’hiver. Au pied de l’escalier, il fut entraîné par la course folle des détenus qui se précipitaient vers le stock de pioches, pelles, barres à mine et autres outils. Ceux qui n’avaient pu se saisir du moindre pic travailleraient de façon bien plus pénible : à mains nues. Ce fut le cas pour Armand. Il chargea des blocs de granit toute la journée, au pas de course, dans les camions ou dans le pont transbordeur qui traversait la carrière. Un bruit infernal résonnait contre les parois en arc de cercle : wagonnets, camions, transbordeur, moulin à pierres, marteaux-piqueurs, compresseurs ; sans compter, de temps à autre, les hurlements des SS. Le tournoiement incessant des hommes et des engins devait sans doute ressembler, vu du haut des falaises, au mouvement chaotique d’une fourmilière. Armand, dans un fol espoir d’évasion, cherchait des yeux la sortie de cette fournaise, mais il ne découvrit rien, seulement des rangées de barbelés, des miradors et les falaises à vif. Pourtant des camions allaient et venaient, il existait donc bien une issue, mais aucun détenu ne l’avait encore aperçue. Ce jour-là, Armand réalisa qu’il se trouvait dans un bagne, condamné aux travaux forcés. Bien pire que cela, il était devenu un numéro, un non-être, au-delà de l’esclavage, de la soumission, de l’humiliation, au-delà même de l’horreur. L’inscription « Arbeit macht frei » que lui avait traduite un prisonnier, à l’entrée du camp central, trois semaines auparavant, ne l’avait pas réellement inquiété. Il s’était dit, naïvement, qu’il faudrait trimer dur, probablement, comme dans un quelconque camp de travail, mais qu’au bout du compte, il redeviendrait un jour libre. Il n’avait pas encore compris que, dans l’esprit des nazis, seule la mort rendait libre.
Et pourtant Armand avait échappé à cette mort programmée, il était libre de crier le nom de Marie-Jeanne du fond de l’arène. L’écho de l’amour qui l’avait aidé à survivre roulait de falaise en falaise sur chaque nuance des couleurs du granit. Il se promena longtemps dans cet antre maudit qui avait bu tant de sang : dans les fosses au fond desquelles s’écrasaient les pans de roches, tuant ou blessant quotidiennement des prisonniers ; dans l’Enns dont il fallait extraire le gravier, de l’eau jusqu’à la taille, même au pire de l’hiver et ses poignards de glace ; dans l’épuisement ou la révolte vaine ; dans l’escalier de la mort.
Ces cent quatre-vingt-six marches que les détenus devaient remonter après l’appel du soir, toujours en rangs par cinq, représentaient l’épreuve extrême du jour. La plupart du temps, les prisonniers devaient porter une énorme pierre, pouvant atteindre une quarantaine de kilos, jusqu’en haut de l’escalier. Un soir d’hiver, Armand voulut aider un juif qui avait mis un genou à terre et laissé tomber son bloc de granit. Armand releva son compagnon et prit en charge son fardeau. Il ne progressa que de deux marches : un SS agrippa par l’épaule le détenu épuisé et lui cria d’ouvrir « sa sale gueule de juif ». Le prisonnier obéit. Le soldat enfonça le canon de son pistolet entre ses dents et tira. Il pointa ensuite son arme sur Armand et hurla avec un rictus sadique : « Vas-y, toi, monte les deux blocs si tu es si fort ! Si tu réussis, je t’offrirai un saut en parachute. » Armand sut alors qu’il allait bientôt mourir, mais il transporta tout de même les pierres jusqu’en haut.
Aujourd’hui, le printemps tentait d’effacer l’hiver, Armand était toujours vivant. Il remonta, seul, dans le pur silence, les cent quatre-vingt-six marches de l’escalier de la mort, puis se dirigea vers le rocher saillant au-dessus du vide que les SS appelaient « le mur des parachutistes ». De l’extrémité de cette roche, les nazis projetaient dans la carrière les prisonniers ayant commis une faute – celle d’être juif, Russe, pilote anglais ou simple détenu qui avait « fait un écart ». Parfois, c’était un autre prisonnier qui devait faire basculer le malheureux dans le vide sous peine d’être lui-même tué. La « règle du jeu » était la suivante : s’il ne poussait pas l’homme devant lui, il recevait une balle dans la tête, mais son compagnon était alors épargné ; s’il le poussait, c’est lui qui était sauf. Armand avança jusqu’à l’extrémité du rocher, leva les yeux et les bras vers le ciel. Il fit une sorte de prière pour le Russe qui, un soir gris de novembre, avait donné sa vie pour la sienne. Lorsqu’il baissa de nouveau la tête, ses larmes se mirent à tomber, une à une, dans les entrailles de l’enfer.
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