La vie n’est pas un long fleuve tranquille, mais un chemin tortueux, parsemé sans doute de quelques clairières, et où prédomine le noir sur le coloré cependant. Ainsi pensait Dounia ce soir, jeune déléguée médicale de son état, après avoir pris un dîner frugal composé d’à peine une pomme et d’un yoghourt nature. Elle espérait de cette façon avoir un sommeil de qualité, mais ne se faisait pas trop d’illusions malgré tout. Elle n’était pas au bout de ses peines ces derniers temps. Chaque matin lui laissait plus d’amertume que de soulagement d’avoir émergé des cauchemars de sa nuit. En réalité, le sommeil l’avait presque désertée, et elle vaguait dans une demi-teinte d’inconscience, peuplée d’imagination débridée et de monstres ayant figure humaine, qui la laissaient épuisée tout au long de la journée. La sonnerie du réveil la pilonnait tous les matins, mais elle ne voulait pas la changer. Outre qu'elle la faisait émerger de sa torpeur de manière efficace, elle la rappelait à ses priorités dans la vie. Le traumatisme affectif survenu quelques jours plus tôt l’avait rendue morose. Ses amies essayaient de la secouer pourtant, mais c’était peine perdue. Et plus ils s’acharnaient à l’amuser, plus elle éprouvait du dégoût contre elle-même d’abord de ne pas répondre à leurs sollicitations, et contre la perfidie du destin, qui plaçait toutes sortes d’entraves sur son chemin. Elle faisait semblant de sourire en leur compagnie, mais bien au fond, elle pleurait de rage d’avoir une nouvelle fois laissé son imagination croire que l’amour, la générosité et la bonté existaient autrement que dans les contes pour enfants crédules. Elle avait un chagrin de cœur, ou plutôt un chagrin de ne pas trouver l’âme sœur, voilà l’histoire. La personne à qui elle avait fait suffisamment confiance pour entrebâiller la porte de son destin l’avait déçue à plus d’un niveau. Tout a commencé lorsqu’elle assista au mariage de sa copine d’enfance Yamina. Son amie avait le même âge qu’elle et partageait des idées similaires sur la vie, jusqu’à ce qu’elle décide de sortir de manière forcée de son célibat. Yamina était bien plus frivole qu’elle auparavant, mais déterminée à trouver un mari, elle se voila un jour, et on la vit à chaque appel à la prière se diriger tête baissée vers la partie femme de la mosquée. Sa motivation ne s’arrêta pas là. Elle lia connaissance après la prière avec les dévotes comme elle, et commença à fréquenter les cercles féminins de lectures du saint Coran, ainsi que ceux d’explications et d’apprentissage du texte divin. Il y en a même qui organisaient des après-midi d’incantations et de chants de vénération, ce qu’elle trouva extrêmement agréable, puisqu’ils lui rappelaient la musique andalouse qu’elle aimait tant. Décidée enfin à mettre toutes les chances de son côté, elle se paya même – très cher – un ravalement de son mur gynécologique et rétablit la cloison, garante de pureté pour les esprits qu’elle fréquentait désormais. Elle était fin prête au bout d’un certain temps. Voilée dans toutes les nuances du terme, de tête en cape si l’on peut dire, ne lui restait que la rencontre du mari, ciblé dans la réduite catégorie de ceux qui continuaient à convoler encore de nos jours. Et c’est ainsi que l’époux surgit, une connaissance de connaissance avait un cousin. C’était un oiseau grave, timide et un peu bizarre, et qui ne sortait le soir que pour venir en aide aux défavorisés qui avaient perdu le droit chemin, mais la jeune fille n’était pas regardante. En deux temps trois mouvements tout fut arrangé, et Yamina épousée. La supercherie ne transpira jamais. Et ce n’est pas la jeune déléguée, amie et confidente de toujours, qui l’aurait dénoncée. Elle admirait même sa persévérance à obtenir ce qu’elle voulait par les moyens les plus détournés. Yamina ne supportait pas son enfermement post-marital, mais c’était le prix à payer pour enfanter. Car c’est bien ainsi qu’elle le présenta à son amie : puisque dans leur cher pays on ne pouvait être libre d’avoir des enfants comme on voulait, il fallait faire des sacrifices pour les avoir de façon légale. Que lui importait de sortir avec un khimar pendant quelques années, si elle pouvait gagner un ou deux gosses, comme elle le lui avoua. Se rebeller pour divorcer ensuite était un jeu d’enfant pour une personne qui avait autant de ressources qu’elle. C’était si simple de dire à son mari la vérité sur son passé, si la manipulation ne réussissait pas, il la répudierait plus vite qu’il ne l’avait mariée avec cet ultime argument. C’était bien calculé de sa part. Et pour le moment, le mariage avait l’air de fonctionner, puisque avec le traitement de cheval que son médecin lui avait prescrit, elle attendait des jumeaux directement. Au final, son calvaire n’allait pas durer trop longtemps, avait-elle déclaré à son amie d’enfance. Vu de cette façon, c’était en quelque sorte inspirant, avait pensé Dounia. Toute une philosophie de vie bradée au pas de l’instinct maternel de reproduction… Mais la jeune fille ne se chauffait pas de ce bois. Pure elle était, et pure elle voulait le demeurer jusqu’à se faire remarquer pour sa sincérité et son cœur clair de toute vilenie. L’unique légère concession qu’elle céda à ses habitudes était de commencer à se parer d’un chic petit foulard, qu’elle nouait à l’ancienne – comme elle voyait dans son enfance sa grand-mère le faire –, avec un nœud sous le menton, quelques mèches lâchées sur les côtés, et la moitié de la tête au vent. Et encore, jamais aux heures de travail. Seulement lorsqu’elle allait à la bibliothèque ces derniers temps, ou bien quand elle faisait ses courses dans le quartier où elle habitait. La raison qui avait motivé ce choix était l’insistance d’un de ses voisins pour la saluer tous les matins, et sa façon de se retourner discrètement sur son passage. Quelques informations auprès du gardien de nuit, qui ne surveillait pas que les voitures, et elle apprit qu’il était célibataire et vivait au cinquième avec sa mère. Elle sut également qu’il cherchait à terminer sa religion (ce qui en langage codé voulait dire se marier), qu’il était sérieux, se réveillait à l’aube pour aller à la mosquée, et enfin qu’il était bibliothécaire. Tout cela était fait pour l’attirer. Un érudit qui passait ses journées à lire, et avait à cœur de prendre en charge sa parentèle, donnait toutes les garanties de fournir un très bon compagnon à sa misérable solitude. Il était son sésame parfait pour entrer dans la vie de couple. Elle ne précipita pas les choses néanmoins. Lui répondant de plus en plus gentiment à chaque fois qu’il lui adressait la parole sur le palier de leur entrée commune, elle observa ses manières également, et suivit même sa mère une fois jusqu’au marché, afin de voir comment elle se comportait avec les vendeurs. Puis, résolue à franchir l’étape supplémentaire qui la rapprocherait de lui, elle alla s’inscrire dans sa fameuse bibliothèque. Cela l’avait pris comme ça, s’étant réveillée en forme un matin, elle décida de sauter ce pas. Et c’est armée d’une détermination à toute épreuve qu’elle se fit belle ce jour-là, et endossa ses plus chics habits pudiques et son petit foulard, comme ultime garant virginal. Une fois inscrite à l’accueil, au rez-de-chaussée, elle monta le grand escalier et repoussa la porte vitrée, pour se trouver face à l’objet de son désir. La surprise était de taille, elle n’avait pas présagé de le trouver assis à l’énorme table de prêt qui trônait au milieu de la bibliothèque. Parcourue d’un spasme qu’elle n’avait jamais ressenti avant, et dont elle ne connaissait pas la provenance, ses genoux flageolaient pendant qu’elle franchissait les quelques mètres qui la séparaient de lui. Si elle avait pu, elle aurait sorti son aérosol de Ventoline, ne serait-ce que pour se donner une contenance et respirer mieux, mais un dernier fragment de sa conscience lui dit que ce n’était pas le moment de commencer à lui montrer ses défauts. Ce qui l’aida cependant et lui donna plus d’assurance, c’est qu’elle remarqua qu’il la reconnut immédiatement et devint tout penaud, et que ses joues en rosissaient même un peu. Cela n’était pas seulement une surprise mais également une jolie coïncidence, puisque le jeune homme était en réalité responsable de cette bibliothèque, et qu’il ne s’asseyait à cette table que pour remplacer son collègue des prêts pendant sa pause déjeuner entre treize et quatorze heures. Après le salut chevrotant, de leurs deux parts, elle s’éloigna pour parcourir les deux salles qui composaient la bibliothèque. Et sentant les yeux de son prétendant lui transpercer le dos, elle flâna, arpenta tous les coins jusqu’à la médiathèque, et passa d’un rayon à l’autre, oubliant au fur et à mesure l’ordonnancement de l’alphabet, ainsi que la disposition par département et par sujet des différents livres qu’elle effleurait de vue au passage. Une demi-heure plus tard, ayant pris deux livres un peu au hasard, du côté de la petite salle à gauche qui semblait contenir les romans, elle se présenta de nouveau chez lui pour faire enregistrer ses emprunts. Il insista pour dire qu’elle avait seulement deux semaines pour lire les deux livres – il avait remarqué que les volumes qu’elle avait choisis étaient épais –, mais elle sourit vaguement et déclara qu’elle était une grande liseuse, et par conséquent certaine de pouvoir les rendre avant la date prévue. Tout cela fleurait l’optimisme, songea-t-elle en sortant du bâtiment. Elle avait noté sous le coude du bibliothécaire un livre ouvert, écrit en Koufi il est vrai, mais il n’empêche, il lisait et cela était fait pour l’attirer. Et c’est ainsi que la jeune fille se mit à la lecture de toutes ses forces. Parfois, elle n’en pouvait plus et cherchait les résumés des livres directement sur Internet. Elle craignait qu’il ne comprenne le subterfuge qu’elle avait utilisé pour se rapprocher de lui, et ne l’interroge un jour sur les livres qu’elle empruntait avec une cadence hebdomadaire. On ne sait pas ce qui lui avait mis dans la tête qu’un bibliothécaire connaissait forcément tous les ouvrages entreposés dans sa bibliothèque. Consciente que cela était de l’ordre de l’impossible, quelque chose lui disait pourtant qu’il surveillait discrètement ce qu’elle lisait. Le léger soupçon avait germé un jour lorsqu’au bout du deuxième livre qu’elle essaya de prendre, le jeune homme prétexta, se faisant confus, n’avoir pas trouvé le code pour le passer dans le système informatique. Cela ne la dérangeait pas tant que ça, elle l’interpréta comme une manière de lui demander de changer de roman. Il cherchait à orienter ses lectures en priorité du côté des œuvres qu’il connaissait, se disait-elle. Ceux dont ils pourraient discuter par la suite, si leur relation se concrétisait un jour. Elle remarqua également que la grande salle à droite du bureau central était réservée aux ouvrages à connotation sociale et religieuse. Pour sa part, elle se cantonnait à la petite, située à gauche, et qui comportait les romans de provenances diverses, de tous genres. Ce n’est pas qu’elle ne s’intéressait pas aux autres sujets plus sérieux, mais dans ce qui lui était tombé entre les mains auparavant il y avait tellement de contradiction dans les interprétations, qu’elle avait du mal à démêler le vrai du faux. Elle préférait, somme toute, vivre sa religion comme sa famille et ses proches, dans les génuflexions qu’elle apprit chez elle, et la discrétion de son isolement. Après un temps de cette relation exclusivement littéraire, le bibliothécaire se décida un jour et franchit le dernier pas qui le séparait d’elle. Il la rencontra un matin au bas de l’escalier de leur immeuble, et l’invita directement à prendre un café. Inutile de dire que Dounia sentit son cœur s’envoler et des papillons battre des ailes dans son ventre. Elle rougit jusqu’au sang quand elle lui demanda quand. Ce à quoi il répliqua qu’il proposait ce soir, si elle était disponible, et lui donna le nom du café où il aspirait l’inviter. La jeune fille passa la journée sur un nuage. Son rêve était en train de se concrétiser, l’amour trouvé, ne restait que le mariage. Ce qui ne saurait tarder, présageait-elle emplie d’espoir, après quelques sorties du même acabit que ce soir. Tout se déroula à merveille d’ailleurs : ils discutèrent beaucoup et rirent également. En quittant les lieux plus de deux heures plus tard, ce fut comme si les astres étaient bien alignés. Le temps clément de ce mois de janvier fit le reste de la magie, et les étoiles brillantes qu’ils remarquèrent en repartant, chacun de son côté, pour ne pas éveiller les commérages et les esprits chagrins, leur laissèrent des empreintes dans les yeux. Bientôt, se disait la jeune déléguée, bientôt je vais le présenter à ma famille et on officialisera notre relation. Ce que pensait également son bibliothécaire, excepté qu’il avait une petite réserve la concernant. Malgré tous ses efforts pour l’orienter dans les dédales des livres qu’elle prenait, elle semblait têtue, et choisissait assez souvent des œuvres qu’il ne voulait pas la voir lire. Elle n’avait toujours pas compris qu’il préférait qu’elle aille exclusivement dans la grande salle à droite, tandis qu’elle s’obstinait à visiter la gauche, n’en faisant qu’à sa tête. Elle lui plaisait beaucoup. Fraîche et spontanée, elle avait une touche ingénue qu’il appréciait. Elle avait su trouver la clé pour attendrir son cœur, il souriait de la bonté de son sourire, et des fois, seulement en percevant la fragrance de son léger parfum dans la cabine d’ascenseur. Il aurait suffi qu’elle prête plus attention à ce qu’il lui suggérait pour que son rêve à lui devienne réalité, se disait-il parfois pour s’exhorter à la patience. Alors qu’au sortir de rendez-vous, il lui semblait quelquefois qu’il allait directement tomber à genoux. Son cœur épris ne lui montrait aucun autre défaut en elle, à part ses lectures de romans, que par expérience il ne prenait pas à la légère. Passe encore qu’elle ne mette pas tout de suite un foulard bien couvrant, sa préoccupation concernant l’esprit libre et subversif qui pouvait émerger de ce genre de lectures freinait son envie de lui faire sa déclaration. Il finira par la façonner comme il voulait, se disait-il, et c’est ainsi qu’en y réfléchissant, une idée lumineuse lui traversa l’esprit. Il se traita même d’idiot de n’y avoir pas pensé auparavant. Ponctuer son circuit littéraire de livres de son choix, et disposer les ouvrages sérieux et éducatifs dans les travées, parmi les romans, étaient ce qu’il comptait faire. Il était maître des lieux après tout, et avait déjà changé beaucoup de choses dans la disposition de cette bibliothèque depuis son arrivée. Il aurait voulu l’homogénéiser entièrement pour qu’elle réponde aux meilleurs critères de l’éducation et de l’esprit droit, mais avait écouté ses supérieurs qui lui disaient qu’il fallait laisser une petite fenêtre aux esprits retors pour les attirer. N’est-ce pas comme ça que sa douce Dounia venait aussi souvent ? Et c’est ainsi que notre déléguée commença à tomber sur des livres de principes et d’histoire religieuse au fil des classements par ordre alphabétique, dans les rangées qui n’étaient pas censées les détenir. Le doute la tarauda un moment, la ruse semblait trop évidente, et pour en avoir le cœur net, elle glissa à droite pour vérifier. Ce qu’elle y trouva confirma ses présomptions, l’échange n’avait pas été réciproque. Seule la petite salle était sujette à mutations. Elle garda cela en mémoire sans y accorder grande importance, et quoique son esprit veuille y revenir quelques fois, elle le brima en se persuadant qu’il cherchait à l’intéresser aux domaines qu’il semblait bien maîtriser. Deux mois passèrent à ce régime, entre gentilles sorties et rencontres en bibliothèque, les choses allaient bon train. L’influence de son prétendant paya, elle commença à diversifier ses lectures, et la troisième fois qu’elle prit des livres qui le firent rosir de plaisir, il se décida et déclara tout de go, en pleine bibliothèque, qu’il voulait rendre visite à sa famille. Dounia, comblée de bonheur et soulagée de l’aboutissement de son histoire, sentit ce jour-là que la terre avait changé d’orbite. Elle l’annonça à sa famille dès qu’elle le quitta, et commença à compter les jours qui la séparaient du samedi suivant. Voulant faire les choses bien, son presque fiancé lui téléphona le lendemain, pour dire que sa mère étant trop âgée pour choisir le présent qu’ils devaient apporter lors de leur visite, il espérait qu’elle se chargerait de cela avec lui. Notre amie bondit de joie à cette annonce. Il semblait lire dans ses profondes pensées, sa dernière crainte concernait ce qu’il allait ramener justement. Elle appréhendait la réaction de sa famille, très exigeante sur les codes de bienséance, et prompte aux critiques malveillantes. Ravie de l’assister, elle lui proposa de passer le prendre le lendemain après le travail, ce qu’elle fit effectivement, en traversant la ville dans un état de rare félicité. Et c’est ainsi que contrairement à son habitude de venir à l’heure de sa pause déjeuner, elle se présenta à la bibliothèque à dix-huit heures trente et la trouva fermée. Une page imprimée était scotchée sur la porte en verre, et elle disait qu’ils étaient tous à la prière, et demandaient aux gens qui lisaient l’écriteau de les rejoindre dans la petite salle servant de mosquée. Suivait un plan pour la situer dans le bâtiment. On ne sait pas vraiment ce qui a interpellé la jeune fille à la lecture de cette feuille, elle en avait vu des similaires plusieurs dizaines de fois. Des guichets se fermaient dans certaines administrations, des bureaux se cadenassaient à clé à la mairie ou dans les arrondissements dès le premier appel à la prière. Une fois, elle avait fait partie d’une file qui atteignait la porte, pour le seul guichet « de garde » dans une banque pourtant centrale, et ce n’était même pas un vendredi ce jour-là ! Elle avait l’habitude de voir se répéter ça aux heures du Dohr et du Asr, mais c’était la première fois qu’elle le voyait pour le Maghreb. Ils devaient donc en faire de même pour l’Icha, puisque la bibliothèque ne clôturait ses portes qu’à neuf heures du soir. Est-ce cette surprise-là qui l’a secouée ? Ou le fait que toute une salle de bibliothèque ferme à ces heures-là ? Toujours est-il que Dounia dévala les escaliers comme une dératée, sortit en trombe du bâtiment, ouvrit fiévreusement sa voiture, et s’abritant là, transpira comme un buffle. Puis, retirant son foulard avec rage, elle commença à réfléchir de manière pragmatique à sa situation. Et c’est ainsi que le voile qui lui obscurcissait la vue se déchira, et qu’elle put entre-apercevoir le bateau où elle allait s’embarquer. Une fois rentrée, même la douche froide, qu’elle s’imposa, n’améliora pas son anxiété. Que se passerait-il si elle se mariait avec quelqu’un qui mettrait toujours son devoir religieux avant tout ? Parce qu’elle se rappelait des histoires, racontées notamment par sa mère, après le pèlerinage qu’elle fit quelques années plus tôt à la Mecque. Elle lui avait dit que les magasins ferment là-bas dès l’appel à la prière. Et que parfois, les commerçants arrachent la marchandise des mains de leurs clients pour tirer leurs rideaux rapidement et étendre leur tapis sur le trottoir directement. Ils étaient passibles de coups de fouet sinon. Seules les femmes qui pouvaient se prétendre impures continuaient à marcher dans la rue. Sa mère lui avait également raconté qu’une fois, en plein trafic, le chauffeur de son taxi s’était arrêté au milieu de la chaussée pour faire de même. Et il n’était pas le seul, toute la circulation de cette zone avait été paralysée pendant un long moment. Le temps de démêler toutes les voitures après la prière, avec des policiers qui sifflaient, à se décrocher le gosier, et utilisaient leurs bâtons pour taper sur les automobiles et les obliger à suivre les circuits et détournements qu’ils voulaient leur faire faire, le trajet lui prit près de deux heures. Dounia se coucha prise d’une fièvre ce soir-là. Et après avoir éteint son portable, afin de ne pas être importunée, son imagination prit le relais lors de son endormissement. Ni d’une ni de deux, et voilà la jeune fille de poursuivre ses divagations jusqu’à s’imaginer mariée et en train d’accoucher. Le médecin lui demandait de pousser pour expulser le bébé un temps, et disparut l’instant suivant. La douleur lui tordait les boyaux, l’enfant voulait sortir, mais personne ne semblait là pour l’accueillir. Elle criait, elle pleurait, elle pestait, mais en pure perte, aucune âme n’était présente. La tête du bébé s’était engagée, avait glissée, et son corps était coincé tandis qu’elle poussait en vain. Elle poussait de toutes ses forces pour l’évacuer, et elle était seule… Elle poussait, elle poussait et une alarme se mit à hurler. Elle criait pour la couvrir, pour se faire entendre, mais les couloirs aussi semblaient vides. Elle transpirait, se relevait, essayait de tirer son bébé, mais la tâche était impossible. Elle soufflait, elle souffrait, elle se déchirait, et c’est alors que la lumière se fit. Ouvrant les yeux enfin, elle se découvrit au sol, entortillée dans ses draps mouillés, comme dans un linceul, avec un cœur parti au galop et des oreilles qui tintaient encore de l’écho de la sonnerie. Le sentiment d’avoir expulsé quelque chose était toujours présent, mais Dounia ne disposait pas pour l’instant de suffisamment de lucidité pour lui consacrer un nom. Et c’est en serrant ce même drap autour d’elle, qu’elle expira longuement de soulagement en réalisant que ce n’était qu’un cauchemar. Se relevant péniblement pour éteindre le réveille-matin avant qu’il ne se déclenche de nouveau, elle prit la définitive et grave décision, de rompre toute relation avec le jeune bibliothécaire.
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