Cette nouvelle est une participation au concours n°3 : Le Conte de Noël (informations sur ce concours).
Sur une colline à l’écart du village se dressait une cabane moussue dont le temps avait noirci les larges poutres de chêne. Pour l’heure, un tapis de neige fraîche la recouvrait. Sur le toit, des cristaux de glace émettaient de gais scintillements colorés. Les troncs alentour déployaient un feuillage luxuriant malgré la saison. Baignée d’une aura fantasmagorique, la demeure brillait, phare dans l’obscurité de la nuit de Noël.
Carlotta, maîtresse des lieux, avait investi toute son habileté de magicienne pour obtenir cet effet. Guérisseuse du village, on n’hésitait pas à lui accorder une confiance aveugle pour recueillir les nouveau-nés non désirés. Par contre, si le lait tournait...
À travers la fenêtre à croisées, on apercevait une fratrie improbable se disputer les places autour de la table. Une ribambelle de frères et sœurs aux origines et destins disparates. Mais Carlotta aimait à penser qu’ils formaient une véritable famille.
Aînée de la troupe, Armeline préférait imaginer que rien ne la rattachait à cette communauté boiteuse. Elle aspirait à une vie simple. Employée à la bibliothèque, elle se lierait avec un lecteur fidèle. Elle se marierait sans doute avec cet homme quelconque et engendrerait des marmots insignifiants. Et elle veillerait enfin sur un foyer sans magie aucune. En attendant, elle réveillonnait en face du frère qu’elle détestait le plus : Gorp, le troll-nain. Rien que la vision de son corps massif et grumeleux lui donnait la nausée. Mais d’assister à sa mastication bouche grande ouverte… Armeline déglutit péniblement une bouchée de pain. Difficile d’honorer la cuisine de Carlotta dans ces conditions… Respiration bloquée et yeux fermés, elle rassembla ses miettes de bonne volonté.
Elle se préparait à avaler tout rond un morceau de dinde quand une bouillie poisseuse l’éclaboussa généreusement. Un éclat de rire général salua l’éternuement de Gorp. Carlotta se leva, munie d’un immense bavoir avec lequel elle nettoya tendrement le visage de son fils. Regard en coin à sa fille pour l’inciter à l’indulgence. Armeline pesta. La maladresse du troll ne le rendait pas plus attachant à ses yeux, juste immonde. Au moins, il lui fournissait un bon prétexte pour quitter la tablée hilare conquise par l’indélicatesse du trublion.
Dehors, le souffle gelait dans les poumons. Armeline déflora la neige craquante, se fraya un chemin jusqu’au puits. Elle se pencha pour saisir le seau à terre. Mais alors qu’elle le fixait sur la corde, elle repéra une statuette en pierre sur la margelle, une frêle grenouille. Elle soupira. Encore une œuvre de Gorp. Depuis quelques semaines, il pétrifiait tous les animaux qui traversaient la propriété afin d’aider Carlotta à décorer la maison. Et celle-ci répugnait à le gronder, évidemment, aussi avait-elle chargé Armeline de délivrer les captifs trollesques.
La jeune femme effectua quelques passes magiques au-dessus du batracien en chantonnant une vague formule. La carapace rigide qui l’emprisonnait se fissura. La rainette secoua sa tête minuscule, remua la patte avant droite puis s’exclama :
- Chic ! J’aurais quand même réussi à hiberner une demi-journée cet hiver ! - Qu’est-ce qui t’empêche de te reposer si tu en as envie ?
La phrase mourut dans sa gorge alors qu’elle réalisait l’étrangeté de la situation. Armeline esquissa un mouvement de recul vers la maison illuminée, mains plaquées sur la bouche. Mais sa frayeur s’estompa, et elle se détendit, lorsqu’elle se souvint que rencontrer un animal doué de parole constituait en général un excellent présage. La grenouille observait la succession de ces sentiments contradictoires d’un air malicieux.
- Et oui, la chance te sourit aujourd’hui ! Tu as sauvé Corail, la conteuse personnelle de la reine de la forêt. Voilà pourquoi je ne puis hiberner à ma guise ! Trop de travail ! Ma reine est si soucieuse… Je dois redoubler d’efforts pour la divertir !
Armeline hésitait à bouger de peur de rompre le charme.
- Par les cailloux du Petit Poucet ! J’espère que tu seras de meilleure compagnie sur le chemin… Attrape une écharpe et suis-moi, on a de la route d’ici à la Cour !
Armeline resta figée, un instant indécise. Sa curiosité l’emporta finalement. Elle se propulsa dans la chaumière, s’enroula dans une étoffe bariolée puis s’enfuit. La grenouille bondit sur le sommet de son crâne, plongeant ses membres lisses dans l’abondante chevelure. Armeline contempla le village paisible et lumineux en contrebas. Elle réprima bravement son désir de normalité et aborda l’imposante futaie. Comme la plupart des forêts, celle-ci terrorisait les hommes. Leurs esprits timorés l’avaient peuplée d’entités surnaturelles. Mais les enfants adoptifs de la sorcière ne craignaient pas les monstres des bois. Ils se sentaient plus proches de la nature, même hostile, que des hommes qui les avaient rejetés. Armeline s’engagea sur le sentier, résolue.
Carlotta, furtive, ouvrit la porte pour la voir s’éloigner. Sa fille et l’animal ne formaient plus qu’une silhouette dont la lune découpait l’ombre sur le blanc étincelant du paysage. Un étrange sourire flottant sur le visage, la sorcière assista au départ de cette chimère à deux têtes.
- J’ai bien cru ma dernière heure arrivée lorsque cet affreux troll m’a transformée en fossile. L’odeur de son haleine… Rien qu’en l’inhalant j’aurais dû mourir ! babilla Corail. - C’est mon frère, Gorp.
À chaque pas précautionneux, la neige engloutissait jusqu’à la cheville les bottes doublées de fourrure de loup. Armeline cueillit une poignée de neige et se rinça le visage.
- Un troll-nain dans une famille humaine ? Quelle bizarrerie ! J’imagine mal ces bestioles devenir supportables, même à l’usage ! - Je le déteste ! - Allons ! C’est gaspiller son énergie pour rien. Regarde la belle-mère de Blanche Neige : un visage de caractère défiguré par un rictus haineux… Elle aurait mieux fait de se tricoter une nouvelle garde-robe au lieu de traficoter des pommes empoisonnées !
Les arbres les encerclaient maintenant. Et malgré la lueur pure qui émanait de la couverture enneigée, les ténèbres silencieuses des frondaisons pesaient sur les deux voyageuses.
- À quoi ressemble la reine ? J’ai lu des récits, mais tous la décrivent de manière différente. - Et bien ! Peut-être que son apparence varie selon qui la contemple. Peut-être que l’apparence de chacun varie en fonction de qui regarde. Moi je la vois plutôt comme une vieille femme altière… Chut… Arrête-toi ! Tu entends ?
Au loin, une branche surchargée cassa puis s’effondra. Après ce vacarme, le néant. Corail tira une mèche d’Armeline pour lui signifier de reprendre la route.
- Pour une habitante des lieux, tu trembles pour un rien… - Si tu avais vécu le quart de mes aventures, crois-moi, tu ne quitterais plus ton lit. - Et prétentieuse avec ça ! - Que veux-tu ? Je suis une courtisane après tout ! Je dois toujours couver quelque bonne histoire sous le feu de mes idées.
L’air s’emplit soudain de flocons vaporeux. La batracienne s’enfouit sous le châle d’Armeline, ne laissant dépasser que ses yeux globuleux.
- Tu ne sais pas te téléporter ? - Non, Carlotta dit qu’il faut mûrir avant de maîtriser ce pouvoir. - Une partie de moi lui donne raison, mais une autre partie brûle de rejoindre la Clairière Éternelle et condamne mesquinement la sagesse de cette magicienne. - Tu connais Carlotta ? - Certes ! C’est une fidèle alliée de la Cour Boisée…
Armeline ouvrit la bouche pour questionner Corail mais ne la referma pas. Un craquement lugubre retentit sur le côté, puis une forme gigantesque se profila devant elles. Une enveloppe brune striée de rides profondes habillait un corps cylindrique. Les membres squelettiques agités de saccades se terminaient par des serres effilées. Deux prunelles noires engluées de sève les fixèrent sans aménité.
- Un Ent !
En écho à ce cri d’alarme, le monstre produisit un frottement aigu qui leur vrilla les tympans. Armeline semblait prendre racine.
- Il appelle ses frères !
Armeline s’arracha enfin à sa torpeur et battit en retraite, affolée, mais chuta. L’Ent avança ses extrémités crochues vers elle. Le temps s’accéléra. Une masse repliée en boule siffla au-dessus de sa tête et s’écrasa sur le tronc rugueux. L’Ent à peine ébranlé repoussa l’intrus d’un revers négligent. Ce dernier atterrit dans un fourré quelques mètres plus loin. Le monstre acheva alors son geste initial, empoignant Armeline par la taille pour la redresser. Sonnée par ce pacifisme incongru, la jeune fille s’accorda un instant pour ordonner ses pensées. Le blessé poussa un gémissement familier. Elle courut vers lui.
- Gorp ?
Le troll-nain se frottait le dos. Une grimace accentuait la laideur de sa face. Armeline détourna les yeux. Terminé le moment de grâce : le dégoût l’assaillit. L’Ent s’était rapproché. Corail l’apostropha :
- Que veux-tu encore ? Ça ne t’a pas suffi d’assommer ce troll-nain ? - Il m’a attaqué. Autrement, je n’aurais blessé personne pendant la trêve de Noël.
La voix gutturale vibrait dans l’air pur. Un vent d’irréalité balaya la scène.
- En effet, ce détail m’avait échappé. Je suppose que nous te devons des excuses…
L’Ent ne répondit pas. Impossible de discerner la moindre émotion derrière ses plaques d’écorce. Offensé, irrité, intrigué ? Son esprit restait hors de leur portée. Un concert de grincements résonna bientôt dans les sous-bois. Une demi-douzaine d’arbres animés apparurent. Avec lenteur mais détermination, le groupe d’Ents s’enfonça dans l’obscurité broussailleuse.
Armeline se secoua. Elle devait régler le cas de Gorp. Pourquoi se retrouvait-il ici avec elle ? Était-il sorti à l’insu de Carlotta ? De toutes façons, hors de question qu’il l’accompagne. Cette épopée lui appartenait et elle se réservait le droit de décider avec qui la vivre. Pas Gorp. Elle l’aida à se lever, frissonnant au contact de sa chair verruqueuse.
- Gorp, tu dois retourner à la maison. - Gorp sait pas. - Suis la route jusqu’à la maison. - Gorp pas rentrer ! - Je ne veux pas de toi avec moi ! Va-t-en !
Les gros yeux jaunes s’emplirent de larmes.
- Gorp voir reine. - Non ! Les troll-nains ne sont pas reçus à la Cour !
Des perles d’eau dégoulinaient le long de sa figure plate, dégouttant de son épais menton. Son nez retroussé débordait de morve. Corail se logea sur son crâne râblé. Avec un air attendri, elle flatta une de ses oreilles poilues de sa paume palmée. L’incrédulité se peignit sur les traits d’Armeline.
- Tu ne vas quand même pas le défendre ? Il a failli te tuer, je te rappelle… - Oui mais sans lui, je n’aurais pas du tout hiberné. Et il nous a secourues contre l’Ent. - Armine gentille ! Noël pour Gorp aussi.
Armeline croisa les bras et donna un violent coup de pied dans la neige. Si elle le renvoyait maintenant, Carlotta saurait qu’elle l’avait privé d’une entrevue avec la reine, au mépris de l’avis d’un animal parlant. Elle serait très déçue.
- Très bien ! Trrrèèès bien ! TRÈS BIEN !
Elle les devança avec rage, hurlant pour évacuer sa fureur. Gorp lui emboîta le pas avec circonspection. Ses longs bras repliés autour de son buste trapu, il s’efforçait à la discrétion. Corail oscillait au rythme de ses enjambées malhabiles, s’accrochant aux aspérités de sa peau. Décontenancée par la réaction d’Armeline, elle qui s’était montrée si loquace jusque là n’osait plus piper mot.
Pourtant, à chaque foulée la colère refluait et la distance entre eux raccourcissait. Finalement, Gorp trottina sagement aux côtés de sa sœur. Elle s’écarta un brin mais ne le chassa pas. En fait, les changements subtils du paysage absorbaient toute son attention. Les arbres paraissaient plus majestueux, le tapis blanc plus moelleux, le chemin s’élargissait devant eux. Autour d’eux, la neige qui tournoyait avec paresse s’irisa de couleurs pastel, se mua en pluie de confettis. « Nous arrivons », souffla Corail.
Alors qu’ils débouchaient sur une clairière spacieuse, les deux pans colossaux d’une porte de pierre coulissèrent devant eux, leur bloquant l’accès. Corail pesta. Elle avait oublié le mot de passe. Devant la stupeur non dissimulée d’Armeline, elle expliqua qu’elle n’empruntait jamais ce passage qu’avec la reine qui le franchissait sans formule proférer. Ignorant la querelle, Gorp se risqua jusqu’au portail monumental et en caressa la roche en marmonnant des grognements inarticulés. Les deux masses de granit frémirent puis se disjoignirent, laissant la voie libre aux visiteurs.
- Comment as-tu fait ? interrogèrent en chœur Armeline et Corail. - Gorp parler langue montagne.
Il les précéda, l’allure valeureuse, mais secrètement soulagé d’avoir prouvé sa valeur. L’espace vide dans lequel ils pénétrèrent se distordit et se métamorphosa en vaste salle. Un dôme d’énergie les surplombait, amplifiant l’éclat des étoiles. Des tentures somptueuses, tressées de tiges et de pétales ondulaient sous la caresse d’une brise tiède. Autour d’eux évoluait une foule dense de créatures folâtres, réunies pour célébrer le Noël païen marquant le solstice d’hiver et le retour de la clarté du Jour.
Un centaure bai les salua, un genou respectueux à terre. Plus loin, une nuée de fées fondit sur Corail avec des pépiements joyeux. De leur ronde rapide naquit une fine poudre d’or qui couronna Gorp d’un nuage de paillettes. Il rit de plaisir. Une nymphe, corps vert diaphane, effleura la joue d’Armeline de sa flamboyante chevelure rousse. À ce contact, une onde de paix la submergea. Ainsi, elle se présenta sereine devant le trône de glace sculpté de motifs végétaux. La souveraine y observait la fête, goûtant la joie de ses convives. Un diadème de feuilles vernies surmontait les entrelacs élégants de ses nattes rose pâle. Sa robe d’automne chatoyait, rehaussant son teint nacré. Lorsqu’elle aperçut Corail, son sourire s’épanouit. Elle tendit une main gracieuse sur laquelle grimpa la rainette.
- Je m’inquiétais, chère amie. As-tu porté mon message à Carlotta ? - Quelle péronnelle je fais ! À dire vrai, dépassée par les circonstances, j’ai omis de remplir ma mission… Je vous prie de m’en excuser, Majesté. Mais je vous amène les enfants de l’enchanteresse : ils pourront lui faire parvenir votre message.
La reine s’intéressa alors à ses hôtes imprévus. Priés de s’asseoir sur des fauteuils en osier surgis de nulle part, ils lui contèrent leurs péripéties. Elle les félicita pour leur courage et les remercia avec chaleur de leur protection bienveillante.
- Sans qualités de cœur, il est impossible d’accéder à la Clairière Éternelle. Vous méritez donc que je vous nomme hérauts de la Cour Boisée.
Elle annonça sa décision à la ronde d’une voix claire et ferme. Un tonnerre d’acclamations retentit dans l’assemblée. Armeline rougissante d’émotion chercha le regard de Gorp. Il paraissait lui aussi très ému.
Le reste de la soirée se déroula dans un rêve. L’âme légère, Armeline virevolta dans les bras d’elfes à la beauté envoûtante. Elle savoura des nectars raffinés et des ambroisies exquises. Quels délices ! Grisée de sensations, elle multiplia les audaces, devisant avec des mirages, embrassant des illusions. Que de volupté ! Mais la brume onirique se dissipa au moment du feu d’artifice, car Armeline se savait bien incapable d’inventer les merveilles d’un tel spectacle, même dans ses songes les plus prolifiques. En s’extasiant sur la beauté prodigieuse des collisions astrales qui embrasaient la voûte, elle prit conscience de tout ce qui la reliait à cet univers féerique. La conviction d’avoir trouvé sa place crût et s’affirma en elle.
L’aube déploya son voile orangé, clôturant les réjouissances. Après de touchants adieux, la reine réquisitionna un phœnix pour escorter chez eux en nacelle ses jeunes émissaires. Durant le trajet, transportés d’excitation et de fatigue, ils échangèrent leurs impressions sur leur expérience commune. Carlotta guettait leur retour par la fenêtre. S’échappant de la cheminée, un ruban de fumée sucrée leur indiqua qu’un chocolat chauffait dans la marmite.
Cependant, lorsque l’oiseau de feu les eût déposés devant la masure, l’amer quotidien rattrapa Armeline. Chaque recoin gardait l’empreinte de son animosité pour Gort. Elle hésita. Puis saisit sa main calleuse avec précaution. Demain, peut-être, elle l’emmènerait à la bibliothèque.
Illustration réalisée par Ecrimal
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