Il y avait les bons et les méchants, les riches et les pauvres. Cela ne fait pas un monde. Je ne le savais pas. J’ai grandi sans enthousiasme, prudemment, dans une vie aux limites rougies par la fureur de Dieu, la violence de ses acolytes. Ma mère se partageait entre lui, le divin, et mon père, homme du commun. Il ne faisait pas le poids, le bougre, animal de labeur dont les seules distractions étaient la pêche à la ligne dans la période autorisée, la cueillette des champignons à l’automne. Très tôt, elle m’emmena dans ses visites bihebdomadaires à Saint-Martin, la paroisse de notre quartier. Saint François d’Assise, dans sa petite chapelle, avait souvent droit à un cierge et à une prière.
– Ferme les yeux, me disait-elle. Ouvre-les à présent, vois comme il est bon notre saint François, demande-lui de nous protéger.
Je l’entendais ensuite marmonner, les yeux clos ; une souffrance inexplicable lui creusait alors le visage. Mes premières messes m’ont laissé le souvenir ambivalent d’une peur et d’un sentiment merveilleux d’appartenir à une communauté soudée, solidaire. Tous ces visages graves, ces voix hautes ou fortes reprenant les cantiques, l’orgue magistral. J’étais des leurs, déjà je reconnaissais les mélodies, j’osai chantonner quelques trilles ou répondre aux sentences du prêtre. La hauteur de la nef avait de quoi impressionner un enfant, mais la chaire, au milieu de l’église, fut l’endroit où je connus mes premiers effrois. Quand l’abbé Rivel montait les quelques marches, un papier à la main, je me pelotonnai contre ma mère. Elle, ravie, à demi tournée vers lui, ne soupçonnait pas mon trouble. Pendant les dix minutes du sermon, la voix railleuse, déformée par le micro, enchaînait les reproches et les mises en garde. Elle grondait, annonçait des punitions et des bannis, promettait l’enfer aux désobéissants. Je regardai ma mère, un découragement semblait l’envahir, son front se plissa, sa bouche se referma, boudeuse.
Au moment de ma première communion, je devais avoir sept ans, je découvris enfin la fonction de ces boîtes étranges, ces petits chalets de bois où parfois entraient, l’air contrit, des adultes repentants. J’avais conscience du bien et du mal. Ma mère m’en parlait avec une gravité toute religieuse, mon père insistait sur les prisons qui n’étaient pas faites pour les chiens. À genoux sur le bois de chêne, j’eus du mal la première fois à reconnaître, à travers la mince séparation en treillis, le père Rivel. Son visage, tout près, révélait quelques rides profondes, une légère boursoufflure. Il me faisait peur, je ne disais rien. Sans trop de sévérité, il m’amena alors à me trouver quelques défauts, deux trois petites fautes innocentes. Je sortis de la cabine à chuchoter pour m’agenouiller sur une chaise, réciter le Notre Père : ma pénitence. Je continuai de suivre ma mère dans ses visites à saint François, malgré les sarcasmes de mon père, mécréant. Elle me demandait parfois de l’attendre sur le parvis notre prière terminée, sans faire de bêtises ; elle avait une commission pour le père Rivel, un conseil à lui demander. Je jouais avec ce que je trouvais sur la chaussée, je regardais le spectacle de la rue dans l’animation de la place du Maréchal Joffre. Je ne me rappelle plus quelle raison m’a fait rentrer dans l’église ce jour-là, trois fois rien sans doute, à cet âge… Je la cherchai et la trouvai dans un recoin, au niveau de la quatrième station du chemin de croix. Le père Rivel la serrait dans ses bras, leurs bouches semblaient inséparables. Je suis ressorti la tête bourdonnante, ils ne m’avaient pas entendu. Bizarrement, j’ai souri, je ne sais pas pourquoi. Et puis, tout de suite après, un grand vide. J’aurais préféré du dégoût, de la haine, une compassion bien normale pour mon père. Non, ce fut comme-si le choc m’empêchait de choisir une émotion, mais aussi m’interdisait un jugement. Les semaines suivantes, je traînais les pieds pour aller à Saint-Martin. Un événement dramatique me permit de rester à la maison les jours de « Saint François ». Mon père se blessa assez gravement à la main dans un moment d’étourderie à la scierie Gaubert où il travaillait depuis son adolescence. Cette pause auprès de lui ne chassa pas mes doutes, loin de là, ils étaient comme une peste en moi. J’épiai ma mère lorsqu’elle revenait, je ne détournai plus les yeux de ses lèvres pécheresses, cherchant une trace, un indice révélateur. Je fouillai son sac à main, sacrilège ô sacrilège, espérant une preuve écrite, un objet compromettant. J’étudiai à travers ses attitudes : le rejet pour mon père, la fin de leur amour. Quand mon père reprit le travail, je refusai de suivre ma mère à l’église. Mes parents se disputèrent, vidèrent leur sac à coups d’arguments dignes d’un débat sur la séparation de l’Église et de l’État. Ma volonté fut respectée, je devais réfléchir, ne pas gâcher une éducation religieuse qui se raréfiait de nos jours. Pourtant j’y retournai peu de temps après, et pour une confession cette fois-ci, après le petit scandale provoqué par un acte que je me croyais incapable d’accomplir. J’achetais de temps en temps des bonbons au débit de tabac situé entre la maison et l’école. Ce jour-là, sans aucune crainte, avec un naturel étrange, je volai une splendide DS noire dans sa boîte en plastique. Je ne jouais plus aux voitures, ma passion du moment était les BD empruntées à la bibliothèque municipale que je dévorais dans ma chambre. Mme Dupuis, cette vieille pie, me surprit, cachant l’objet du délit sous mon manteau. Je reposai la voiture de collection mais c’était trop tard, la ville entière allait savoir que j’étais un voleur. Mon père se mit en colère après moi pour la première fois. Il y avait surtout, d’après lui, cette réputation que l’on traîne pendant un bon bout de temps, cette méfiance difficile à supporter. Pour le geste, je n’étais pas le premier, une connerie de môme, je n’étais pas un voleur. Ma mère jugeait mon acte beaucoup plus sévèrement. Elle y voyait une corrélation avec mon refus de la suivre à Saint-Martin. Le père Rivel m’attendait pour une petite conversation. Mon père ne trouva rien à redire. L’église était vide en ce début d’après-midi. Il m’attendait près du confessionnal, flottant dans sa soutane trop large.
– Le petit Thomas Gerbier, tiens donc, me dit-il avec un petit sourire narquois, allez entre !
Son visage de côté, tout près du grillage, paraissait endormi. Sa voix monocorde, refoulant une haleine de poissons cuisinés, commença doucement :
– Tu as bien déçu ta mère, et notre Seigneur évidemment. Attention, tu es à un âge où l’on en fait qu’à sa tête et il arrive qu’on le regrette toute sa vie. L’année prochaine, tu prépareras ta communion solennelle, c’est un moment important…
Il continua ainsi quelques minutes, je ne l’écoutai plus. Je revoyais mentalement la scène sous la quatrième station du chemin de croix.
– Maintenant je vais entendre ta confession. Tu peux y aller. – Mon père, j’ai péché, j’ai volé…
Les mots sortaient machinalement, lui était ailleurs. J’avais envie de crier, de lui hurler à la face : « Je vous ai vu avec ma mère, vous n’avez pas honte ! ». La violence et l’injure obstruaient ma gorge, seuls les mots permis, ritualisés s’échappaient rapides, pressés d’en finir. Je suis sorti avec ma pénitence : trois Notre Père et trois Je vous salue Marie. Il n’y avait personne dans l’église. Personne.
***
J’ai fait ma communion solennelle par un de ces dimanches mornes et pluvieux qui ne change en rien votre destin. Quand le père Rivel posa sur ma langue l’hostie, j’eus la certitude de ne jamais croire en Dieu. J’eus beau fermer les yeux, attendre un je-ne-sais-quoi de mes profondeurs, rien n’y fit. J’étais seul, imperturbablement seul. Ma mère priait, mon père cherchait dans l’église par où se distraire, s’étonner. Nous n’irions pas au repas commun donné à la salle des fêtes, ma mère craignait les fins de banquet arrosé, mon père se laissant aller parfois. Je suis sorti de l’église, un rayon lumineux intimidé tentait de percer une couche de nuages sans couleur. Je le comprenais ce pauvre rayon de soleil, comme moi il n’avait pas vaincu l’épaisseur, l’épaisseur de notre mystère. Mon éducation religieuse n’était pas terminée pour autant. La Confirmation viendrait un peu plus tard avec la bénédiction de Monseigneur l’évêque, mais ma mère désirait avant que je serve le père Rivel en devenant enfant de chœur. Elle avait repris le dessus quant aux décisions me concernant suite à ma misérable incartade. Je dus me plier à ses exigences, elle ne renonçait pas à faire de moi une recrue pour Son église. C’est ainsi que je fis la connaissance de Benoît Escriard. Il servait le père Rivel depuis une longue année déjà, je l’observais parfois le dimanche, son allure décontractée, un naturel peu enclin à la religiosité. Il étudiait dans une classe au-dessus de la mienne, sa solitude à la récréation mêlée à un je-m’en-foutisme presque provocateur dérangeait autant les professeurs que les élèves. Sa réputation de type peu fréquentable, malsain, il la devait surtout au fait d'habiter seul, avec sa mère, une maison défraîchie loin du centre-ville. Ma formation de servant de messe fut des plus succinctes : « Tu me suis, tu fais comme moi », me dit-il indifférent. Il ne réfléchissait pas, il faisait les gestes en temps voulu, sans émoi, simplement respectueux du rituel. Il sonnait la clochette, au moment de la Consécration, avec une vigueur qui faisait se retourner le père Rivel. Nous en riions une fois la messe terminée. C’est cela sans doute qui amorça notre amitié. Dans les premières fois où je le suivis en sortant de la sacristie, il me surprit en m’avouant spontanément :
– Ce salaud de Rivel, il couche avec ma mère !
Je rougis brutalement, mal à l’aise, surtout ne pas laisser germer l’idée d’une similitude. C’eût été insoutenable, une inquiétude de chaque instant. Il me secoua amicalement l’épaule.
– Hé, cela te choque ! Les curés sont des hommes, et le nôtre un sacré luron paraît-il… Et puis ma mère elle fait ce qu’elle veut… moi, j’ai d’autres occupations.
Il attendit quelques instants croyant avoir suscité ma curiosité, mais comme je ne disais rien :
– Tu aimes les arbres ? me demanda-t-il très sérieusement. – Ben ouais, comme tout le monde. – Tout le monde ! Je ne sais pas. Je passe mon temps libre dans le bois des Forges. Si tu viens avec moi, je te ferai voir mon secret, mais tu me promets de ne rien dire. – Heu… le problème c’est ma mère, toujours sur mon dos. J’y vais avec mon père dans les bois pour les champignons, et c’est déjà toute une histoire. – C’est toi qui vois… tu trouveras bien un moment !
Grâce à Benoît, j’échafaudai des plans pour tromper la surveillance de ma mère afin de vagabonder dans les bois, de découvrir son secret. Tout d’abord, il me fit un petit test sur ma connaissance des arbres. Cela l’amusait beaucoup. Je confondais le chêne et le hêtre, tout était à reprendre depuis le commencement. Il me raconta aussi les habitués des lieux, promeneurs ou collectionneurs : la vieille Mme Lantenot avec sa loupe à la recherche, semble-t-il, d’un insecte rare ou M. Hervet, le prof de géo, dans son déguisement de randonneur. Benoît l’avait vu un jour de pluie glisser et se retrouver les fesses dans une flaque d’eau. Il avait vu d’autres gens aussi, mais il préférait ne pas m’en parler. Je remarquai assez rapidement les effets bénéfiques de sa proximité avec la forêt, des oiseaux dont j’ignore le nom s’approchaient sans crainte de lui, piaillaient étonnamment. Il leur répondait, et je n’en croyais pas mes yeux, ce Benoît était une réincarnation de notre bon saint François ! Enfin, il m’apprit à poser des pièges aux endroits stratégiques dans le but de prendre quelques petits rongeurs. « Ce sont ses friandises », me dit-il, mystérieusement. Je restai muet face à ses insinuations. Puis un jour nous nous enfonçâmes un peu plus dans les fourrés, il tenait dans un sac deux trois mulots, une musaraigne. Arrivés dans une clairière, nous nous assîmes sur un vieux tronc d’arbre, il fallait attendre un peu dans le silence. Je cherchais un pic-vert qui tambourinait quelque part quand je le vis venir vers nous. Il était magnifique avec un pelage d’un roux profond, des yeux vifs, une gorge d’un blanc virginal.
– Je te présente Bobby le roussi, surtout ne le touche pas, il pourrait attraper du mal. Je viens de temps en temps, je lui parle de ma mère, du collège, de toi aussi dernièrement. Je lui avais dit, je viendrai bientôt avec mon ami. Comment tu le trouves ?
Je n’avais jamais vu un renard d’aussi près, et surtout un animal sauvage aussi beau. Nous sommes restés là une demi-heure à le regarder, à rire, à le régaler des quelques friandises. Il avait un air doux, et un état de paix régnait entre nous. C’est un sentiment très rare. J’ai tenu ma parole et gardé le secret. Benoît me donnait des nouvelles de Bobby le roussi, mais je n'allais plus avec lui le voir, je respectais leur intimité. N’empêche, nous sommes devenus inséparables avec Benoît, ma mère ne voyait pas cela d’un bon œil. Un jour, nous sommes arrivés un peu tard dans le bois des Forges et nous n’avons pas fait attention à l’heure. Il y avait encore tant d’endroits à explorer, de rencontres à faire. Je repérai un nouveau coin à champignons pour quand je viendrais avec mon père, ce qu’il serait content !La nuit commençait à tomber et nous étions encore loin de l’orée du bois, une impatience m’égratignait la conscience. Nous marchions vite et Benoît tentait de me rassurer quand un bruit lugubre se fit entendre.
– Ce n’est rien, me dit-il, dépêchons-nous, tu vas te faire engueuler à la maison.
Le cri, car c’était un cri sourd, prolongé, retentit une nouvelle fois. Je m’arrêtai comme fasciné, une force en moi demandait à savoir. Je pris la direction des hurlements qui s’avéraient ne pas être de nature animale. Je distinguais maintenant une forme brute dans le soir grisâtre, entre chien et loup.
– Viens Thomas, ce n’est pas un spectacle…
Nous étions tout près de la scène à présent, et si la voix déformée par le tourment et le désarroi pouvait être celle de n’importe qui, je reconnus de suite l’homme en souffrance. À demi-nu, le haut de la soutane tombant sur les hanches, le père Rivel se flagellait avec ce qui me semblait être un martinet de ménage. Il implorait Dieu d’une voix gutturale, caverneuse, il lui demandait pardon comme un enfant coupable. Des sanglots étranglaient sa prose, mais je compris qu’il sollicitait une aide du Très-Haut afin d’accomplir son ministère dans les règles de la foi. Affaibli par les coups répétés, il tomba sur les genoux, pleura alors tout son saoul. Benoît me serra le bras avec une main ferme.
– Je ne voulais pas que tu le vois dans cet état. Il vient régulièrement faire pénitence, moi je trouve sa pratique dégoûtante. Et pour ce que cela change… tu sais… je connais la vérité pour ta mère, elle n’est pas la seule, son tableau de chasse en étonnerait plus d’un. Allez viens, on va finir par se perdre, ce qui serait un comble pour les deux trolls du bois des Forges !
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