Un grand feu de camp éclairait nos visages attentifs. À distance raisonnable de ce bûcher rougeoyant, nous écoutions le père Anselme nous raconter la capture de monsieur de Charette. Nous campions depuis près d’une semaine dans le bocage vendéen, et les héros des terribles événements de 1793 nous servaient de fil conducteur pour ces vacances d’été. Nos vieilles tentes de l’armée plantées dans un pré où coule une rivière, nécessaire pour nos besoins domestiques, donnaient à ce décor bucolique un petit air des campagnes militaires d’antan. J’étais le chef de patrouille d’une bande de galopins qui suivaient, bien malgré eux, les préceptes d’un scoutisme authentique. Pourtant, nous n’étions pas scouts, je veux dire de véritables scouts. Nous portions un uniforme, et par cela nous faisions illusion, mais pour nous pas question de vivre ce statut avec ce qu’il pouvait y avoir de noblesse, comme le salut scout ou la promesse scoute. L’assistance publique était notre tutrice et nous avait confiés à des prêtres-éducateurs en soutane, une fameuse volée de corbeaux attardés. Il existait, par ailleurs, une véritable troupe scoute gérée par l’institution religieuse, avec, pour beaucoup, des enfants de la bourgeoisie locale. Nous séjournions aux mêmes endroits mais séparément. Le seul moment où les deux camps se retrouvaient était le dimanche matin pour une messe en latin, en plein air. Il y eut quelquefois des grands jeux, des rencontres organisés pour créer, je suppose, un peu de lien. Cela finissait toujours par de vilaines chamailleries. Je n’avais pas à me plaindre des copains qui composaient mon équipe. À part l’étonnant Thaddée Zimmer qui disparaissait une grande partie de la journée, les autres étaient réglo, je dirais même solidaires. Devenir chef ne m’avait jamais effleuré l’esprit, être un petit chefaillon me désolait un peu. Mais je n’avais pas le choix, et comme second, j’appréciais la sollicitude d’André Marin qui ne me lâchait pas d’une semelle. Six patrouilles de sept adolescents avaient donc entamé gentiment ce petit mois de vacances en pleine nature. Pour devenir scout, il faut je pense une certaine motivation, une aspiration, un appel. Tout le monde n’a pas le désir de se battre contre Dame nature, de crapahuter sur les routes, dans la forêt, de chanter des cantiques à la veillée. Nous avions adopté leur style de vie et pratiqué toutes les activités dans le respect des règles établies : installations en brêlage, cuisine au feu de bois, feuillées creusées dans le sous-bois. Une fois le camp aménagé, si l’on n’est pas dans les dispositions philosophiques de ce cher Baden Powell, on s’ennuie ferme ! Nous étions des petits voyous, et ce qu’il ne fallait pas faire, nous nous dépêchions d’y contrevenir. Le père Anselme avait une lubie, une obsession, un cheval de bataille : la lutte contre le tabagisme. Avec trente ans d’avance, il s’acharnait, dans un prosélytisme rugueux, contre le mal qui fera les beaux jours de nos dirigeants politiques en ce qui concerne la taxation financière et la privation des libertés individuelles. En attendant, il ne se gênait pas pour réprimer la moindre désobéissance, souvent violemment, à coup de ceinturon. Nous avions repéré un endroit où fumer tranquillement : un petit tertre boisé.
– Qu’est-ce qu’on s’emmerde ici ! grommela Pascal en tirant sur une gauloise sans filtre. – Hé oui mon vieux, encore trois semaines à tenir, lui répondis-je le sourire en coin. – Il paraît qu’on part bientôt pour un raid à travers la Vendée militaire. Attention nous voilà ! De Charette, La Rochejaquelein, Stofflet, Cathelineau ! Voici les bleus, les colonnes infernales ! parodia Fred, un autre chef de patrouille, le plus vieux d’entre nous. – Dis donc, tu les connais tous par cœur, s’étonna René-gars.
Lui, un peu plus jeune que nous, c’était le petit serpent qui se faufilait partout pour surprendre les conversations, et surtout ne pas tenir sa langue.
***
Non loin de notre campement, à peine cachée par un bosquet mal entretenu, surgissait une petite chapelle en contrebas de la route. Le père Anselme nous mit en garde de ne pas y pousser la porte qui était fermée. La chapelle Saint-Hilaire était vide et abandonnée, et nous devions passer notre chemin. Après une vérification visuelle succincte, nous n’accordâmes plus un seul regard à ce bâtiment quelconque qui perdait quelques pierres jaunâtres. Nous partîmes un matin de bonne heure avec un itinéraire détaillé pour rejoindre la Chabotterie, lieu de mémoire réactionnaire. À raison d’une vingtaine de kilomètres par jour, nous serions au rendez-vous à temps. Avec nos sacs à dos, nous prîmes la route pour quelques jours de semi-liberté, l’approvisionnement étant prévu chaque fin de journée par le père Sulpice en 2 CV fourgonnette. Nous goûtions, en chantant les derniers airs à la mode, la joie d’être seuls sur ces petites routes, de pouvoir faire une pause à l’ombre quand le soleil tapait trop fort, enfin, de décider par nous-mêmes. J’évitais de perdre un de mes gars, le petit Martin qui n’avançait pas, Thaddée Zimmer à qui j’avais fait une mise en garde et que j’avais à l’œil. Tout se passa très bien, nous avons dormi dans la paille la première nuit, puis dans une salle de classe, enfin dans un pré. Réveillés tôt par les vaches, le fermier sympa nous offrit le lait chaud directement tiré du pis, un grand souvenir ! Quand nous arrivâmes au lieu du rendez-vous, nous perçûmes une ambiance glaciale parmi les équipes déjà présentes. Fred et son second Étienne gisaient dans l’herbe. Le père Antoine, bras droit du père Anselme, nous apostropha sans ménagement :
– Regardez-moi ces deux crapules ! Ils cuvent une piquette volée à un brave paysan. À leur âge ! Ils n’ont pas fini de payer leur infamie !
Là, je dois dire qu’ils avaient fait fort. Un vieux paysan leur avait permis de se servir dans une vieille barrique de vin de pays, une piquette proche du vinaigre. Évidemment, Fred avait fait quelques réserves pour la route. La patrouille arriva au rendez-vous en débandade ; le chef et le second bons derniers, titubants, le sac à dos soutenant le bonhomme. Cet incident n’empêcha pas la visite prévue de la Chabotterie, lieu, si mes souvenirs sont justes, où décéda, gravement blessé par balle, monsieur de Charette. La table, où allongé dessus il expira, est une des pièces importantes de la visite du musée. Ensuite, nous eûmes droit à un pèlerinage dans le parc sur les traces du général de Charette, à une prière collective devant la croix érigée en son honneur. Un prêtre traditionaliste nous fit un cours magistral sur l’histoire de la Vendée militaire. Nous étions en plein soleil, et le petit curé s’était levé sur une butte afin que tous les enfants l’entendent et le voient. Je me souviens de cette impression d’irréalité, de ce décalage chronologique tant il vivait ses paroles, tant Dieu – qu’il interpellait souvent – semblait l’entendre et l’approuver. J’étais en 1793, et nom de Dieu il ne faisait pas bon de se retrouver devant la fourche d’un de ces paysans royalistes. Puis nous repartîmes vers notre camp de base, mais le cœur n’y était plus. Je me demandais ce qu’ils réservaient à Fred et à Étienne. Ils pouvaient être brutaux et intraitables. À partir de ce moment-là, notre séjour dans le bocage prit une tournure désastreuse. À peine rentrés, Pascal et Éric, chef de patrouille et second, se firent pincer clope au bec par le père Sulpice. René-gars qui traînait dans la soutane du père depuis notre retour fut soupçonné de trahison et corrigé comme il se doit. Peu après, une histoire de vol dans le village voisin projeta Hervé dans la lumière crue de l’accusation. Lui ou un gars de sa patrouille aurait volé de l’argent chez une vieille dame imprudente qui avait laissé sa fenêtre ouverte. La gendarmerie était au camp pour trouver le coupable, nous étions tous là, curieux comme des fouines quand Thaddée Zimmer me secoua l’épaule :
– Il faut que je te parle.
J’étais étonné de sa présence, il menait une vie de trappeur, attiré par la grande solitude et les animaux sauvages.
– J’ai fait entrer quelqu’un dans la chapelle Saint-Hilaire. – Quoi ? Et comment tu as ouvert la porte ? – Bah, ce n’est pas un problème pour moi. C’est une fille… – Une nana ! T’es pas net, tu trouves qu’on n’a pas assez d’emmerdes ? – Elle est en fugue, je lui ai promis de la nourriture.
Je laissais les gendarmes avec les curés, entre volatiles… Je cherchais avec Thaddée quelques restes du midi : un quignon de pain, un morceau de fromage. En nous dirigeant vers la chapelle j’essayai d’en savoir un peu plus.
– Comment elle s’appelle ? – Je ne lui ai pas demandé, tu sais, elle était effrayée et puis complètement claquée.
J’ouvris la porte doucement, j’aperçus une forme allongée au fond de l’édifice religieux. J’entendis un léger ronflement, la preuve d’un profond sommeil.
– Elle dort, me souffla à l’oreille Thaddée, attendri par tant de vulnérabilité.
Nous déposâmes nos provisions à ses côtés, puis nous sortîmes sans faire de bruit. La gendarmerie était repartie bredouille. Hervé avait défendu son honneur et celui de sa patrouille en tenant tête aux forces de l’ordre. Le père Anselme restait cependant dans le doute et il promit de le surveiller étroitement. Je retournai dans la soirée visiter notre protégée. J’ouvris la porte lentement, je sentis un regard craintif me dévisager.
– Tu n’es pas celui qui m’a ouvert la porte tout à l’heure, me dit-elle surprise. – Non, moi c’est Olivier, je suis son chef de patrouille. Je t’apporte à manger et une couverture. Tu vas attraper la crève entre ces vieilles pierres. – Merci. Il ne viendra pas ton copain ? – Non. Tu sais, c’est un peu Davy Crockett, si tu vois…
Elle avait à peu près quinze ans, et je la trouvais pour le moins agréable à regarder. Ses longs cheveux noirs plongeaient dans son dos et à chaque mouvement une danse s’exécutait. Elle s’appelait Catherine, elle avait fui le domicile parental à cause d’un père brutal, elle ne voulait pas m’en dire plus. Avant de la quitter, je la prévins qu’elle ne pourrait pas rester dans cette cachette trop longtemps. La gendarmerie était déjà passée au camp, elle serait vite repérée par nos allées et venues.
***
Deux jours plus tard, une nouvelle affaire empoisonna un peu plus ces vacances vendéennes. L’ambiance était morose, et l’ennui perceptible dans la nonchalance désabusée de la plupart des participants. Moi, j’avais de quoi m’occuper ou plutôt je savais de qui prendre soin. Catherine avait surtout besoin de repos et de calme. J’allai l’approvisionner en eau et nourritures et j’en profitai pour la distraire un peu, faire un brin de causette. J’avais aussi de plus en plus de mal à la quitter. Cette fois-ci je ne tardai pas, le père Anselme nous réunissait tous, il avait des choses graves à nous annoncer. Quand sa tête se redressa sur son imposante stature, après avoir fixé le sol quelques instants, que sa voix particulière, mélange de pugnacité et de sévérité, retentit sur le lieu de rassemblement, je sus que nous allions passer un mauvais quart d’heure.
– Ce camp scout n’a pas seulement pris l’eau, il se complaît maintenant dans la fange. Jamais, je n’accepterai de voir de jeunes consciences se salir dans des pratiques indignes de notre idéal et de notre uniforme. Didier Silvin et sa patrouille sont mis en quarantaine, et le père Antoine chargé de l’enquête. Si des tripatouillages, des cochonneries, se sont effectivement produits, vous goutterez mes salopards à mon ceinturon, à moins que ce ne soit la justice qui s’occupe de vous. Il est strictement interdit de parler à cette bande de… jusqu’à nouvel ordre.
Puis, nous eûmes droit à une piqûre de rappel à propos de Sodome et Gomorrhe, suivie d’une démonstration théâtrale de la colère de Dieu. Le père Anselme était magnifique dans ce rôle de pourfendeur de l’immoralité, il connaissait l’impact qu’il produisait sur les plus jeunes, une trouille à ne pas dormir de la nuit. Je n’oubliais pas Catherine pour autant. Quand je lui apportais, avec André mon second, de quoi ne pas mourir de faim, elle lisait dans la partie éclairée de la chapelle.
– Je vous laisse, dit André après les présentations, sa curiosité satisfaite. – J’ai eu peur que tu ne viennes pas, alors c’était quoi cette nouvelle histoire, insista-t-elle. – Je fais de mon mieux, tu sais, comme un vrai scout. Pour moi, tu comptes avant tout. Mais, c’est n’importe quoi ce camp ! Cette nouvelle histoire… Je me demande comment cela va se terminer. J’aimerais être ailleurs… et avec d’autres gens. – Moi aussi, j’ai envie d’une autre vie. Je ne retournerai pas chez mes parents. J’étouffe un peu ici, je ne me suis pas lavée depuis trois jours, je vais devoir reprendre la route… – Attends encore un peu, je suis avec toi, je ne te laisserai pas tomber, lui dis-je sincèrement en lui prenant les mains.
Elle se rapprocha de moi et nos lèvres se collèrent dans un long baiser.
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Enfin une bonne nouvelle ! Le Tour de France passera demain, pas très loin du camp, au carrefour de « La croix d’amour ». Notre dernière sortie, un grand jeu de piste avec pour thème la guerre de Vendée, s’était achevée par une bagarre entre Pascal et Éric pour une stupide histoire de vol d’ustensiles de cuisine. Notre patrouille avait remporté le défi et trouvé le trésor : un petit sac de toile orné d’un cœur vendéen, symbole de la résistance royaliste face aux forces républicaines. Il était rempli de bonbons, quand même ! Juste après, au rassemblement en fin d’après-midi, le père Anselme nous entretint gravement. À sa mine soucieuse, je vis qu’il en avait gros sur le cœur, son projet pédagogique piétiné par cette bande de vauriens.
– Je vais être sincère avec vous, je ne vous cacherai pas que vous m’avez beaucoup déçu. Ce séjour, dans ce bocage vendéen qui versa tant de sang pour garder ses prêtres et sa noblesse, devait être une grande occasion pour vous donner de la force dans votre future vie d’homme. Vous avez choisi de rester en bas, avec vos cigarettes et vos petits plaisirs. Et puis surtout faire comme les autres, comme les copains : « Allez viens, on va bien rigoler ! ». Je ne suis pas fier de mes chefs de patrouille, presque tous ont failli. Un seul a résisté à toutes les turpitudes : Olivier Bresson. Je ne voudrais pas être injuste, et je tiens à féliciter la patrouille d’Olivier Bresson qui a été irréprochable. D’ailleurs, cela se voit au premier coup d’œil. C’est une équipe soudée, alerte, responsable. Olivier, je te remercie, sache que tu as toute ma confiance. Le Tour de France passera demain et le père Antoine me demande l’autorisation de vous y emmener. Ma foi, je n’ai rien contre. Attention !... Je vous préviens mes gaillards ! À la moindre incartade, on replie les tentes et on rentre !
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Nous étions prêts à partir pour le carrefour de « La croix d’amour » qui se situait à quelques kilomètres du camp. Là, en quelques secondes, défileraient nos champions préférés : Merckx, Zootemelk, Thévenet, Poulidor un peu à la traîne cette année. Sur la route, nous faisions une grande colonne où les six patrouilles s’enchaînaient. Au milieu de la file, un peu après le départ, je demandai à André de me remplacer à la tête de notre groupe : j’avais oublié mon appareil photo. En courant, je partis sans qu’aucun prêtre ne me demande la raison de cette brusque échappée, ne s’inquiète de ce départ soudain. C’est à cela, cette confiance aveugle, que me servit ma toute récente et excellente réputation. J’arrivai, essoufflé, à la chapelle Saint-Hilaire. Catherine m’attendait.
– Tu es prête ? – Je patientais. Tu as une idée où aller ? – Il y a une petite gare pas très loin. Direction : la mer ! Les Sables-d’Olonne, ça te dit ?
Elle me sauta au cou et m’embrassa longuement. Puis je pris quelques instants pour me changer. Je jetai, dans un élan hargneux au fond de la chapelle, mon uniforme de faux scout : la chemise bleu roi, le foulard rouge, le calot de spahi. Je sortis de mon sac à dos un polo beige, une autre vie pouvait commencer. Nous marchions d’un bon pas à l’opposé de la colonne scoute. Ses yeux bleu sombre me souriaient, et dans ma main, sa main fraîche et résolue. Je sentais à travers elle battre son cœur dans le pouls rapide et insistant. Elle n’était plus seule, j’étais enfin libre.
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