Ce matin il pleut, nous sommes en mars, rien d'exceptionnel. Mon corps me semble plus présent que lorsque j’étais jeune, une sensibilité à l'épaule gauche, une douleur au poignet liée à l'arthrose, un genou qui craque, pour un octogénaire ce n’est pas alarmant. J'ai de bons gènes, ma mère est morte à 102 ans.
Mon esprit est moins encombré que dans ma jeunesse, lorsque j'avais une idée en tête, elle ne me lâchait pas. Autour de moi on appelait ça des idées fixes. Il est vrai que tant que je n'avais pas trouvé de solution, il m'était impossible de passer à autre chose. Dans mon travail, cela m'a servi mais une rigueur pareille on en paye le prix. Maintenant mon esprit s'est un peu apaisé bien que je continue à être têtu et individualiste. En raison de mon caractère et de mon goût pour la liberté, j'ai renoncé à fonder une famille. Renoncer n'est pas le terme adéquat puisqu'au fond je n'en ai jamais eu envie. Ma mère était l'aînée d'une fratrie de dix, elle a passé sa jeunesse à s'occuper des petits. Dès qu'elle a pu, elle est partie et a appris la coiffure pour être indépendante. Elle n'a eu qu'un fils, moi, et m'a transmis une grande défiance de la famille.
Depuis quelque temps j'ai envie de vivre autre chose, ailleurs, autrement. Ce n'est plus possible ce pays qui me ponctionne autant d'impôts. Issu d'une famille pauvre, mon seul objectif a été de ne jamais manquer d'argent pour moi, pour mes parents. J'étais boursier, plutôt bon à l'école, j'ai fait du droit, ça correspondait à mon désir de rigueur. Je suis entré dans la banque, j'ai frayé mon chemin et profité judicieusement des prêts avantageux qui m'étaient octroyés. J'ai spéculé dans l'immobilier sans jamais enfreindre la loi. Mes origines paysannes me poussaient à acheter de la pierre. Il m'a fallu atteindre la cinquantaine pour oser les placements boursiers. Il y avait un risque mais aussi la possibilité d’un gain bien supérieur. La période était faste, je considère que dans la vie j'ai toujours eu beaucoup de chance. Pas de problèmes de santé, une humeur positive, je suis resté simple, je n'ai jamais vécu à la hauteur de mes moyens.
Le Luxembourg me tente, ou la Suisse, j'ai entamé des démarches pour m’expatrier. Je n'ai plus aucune attache dans ce pays. Ma vie est bien organisée, je suis méthodique. Je me lève vers 6 heures, je prends mon petit déjeuner, j'écoute les infos et fais quelques exercices d'assouplissement, à mon âge c'est indispensable. Je sors vers 8 heures 30 quel que soit le temps, je marche une heure, j'achète le journal, je suis les marchés boursiers. Je déjeune vers midi, j'ai peu d'appétit et pas le goût de cuisiner. Je m'efforce de manger un fruit par jour, je consomme des légumes en boîte que je réchauffe au micro-ondes, un steak deux fois par semaine, je n'aime pas le poisson. Pour être honnête, je déjeune souvent à la brasserie du coin, un hamburger frites c'est mon péché mignon, pas très léger à digérer, vers 13 heures j'ai fini, c'est l'heure d'affluence. Je bois un verre de vin rouge à chaque repas comme je l’ai toujours vu faire chez mes parents, gage de longévité disait ma mère qui avalait un verre de crème de cassis pur tous les soirs en hommage à sa Bourgogne natale.
J'entame l'après-midi par une courte sieste, je somnole plus que je ne dors, ensuite je bricole dans mon appartement, il y a toujours quelque chose à réparer. J'y vis depuis près de trente ans, j'aime faire les cuivres, j'en ai beaucoup, je les astique sur mon petit balcon quand la température s'y prête. J'ai des journaux et je frotte avec mes chiffons, lorsqu’un objet terne se met à briller, c'est magique. Mes soirées sont tranquilles devant le poste de TV, j'ai quelques émissions fétiches ainsi sur l'estimation des objets anciens, un « Trésor dans votre grenier », etc. C'est en promenant le chien de ma mère que j'ai rencontré Alice, de sortie pour les mêmes raisons. C'était il y a dix ans, ma mère était en plein déclin, 101 ans, c'était légitime. On s'est assis sur un banc et on a commencé à papoter, des banalités sur le temps. Elle était veuve, encore coquette. Greffière de profession, elle en avait vu défiler des situations rocambolesques ou tragiques. Avec elle j'ai tout de suite accroché, pour la première fois de ma vie une femme m'intriguait. Au début nous avions rendez-vous tous les matins à 11 heures sur un banc avec les chiens.
Tout en gardant l'anonymat des dossiers, elle me racontait l'indicible et cela me fascinait. C'était d'autant plus important pour moi que je traversais une période difficile, ma mère était en fin de vie et comme il m'était inenvisageable de la faire hospitaliser, je vivais une vraie tyrannie au quotidien. Alice était là avec sa douceur, son soutien, une femme exceptionnelle. Elle était à mes côtés aux obsèques de ma mère, elle m'a accompagné dans les démarches administratives, elle avait perdu son mari, ancien juge de quinze ans son aîné, cinq ans plus tôt. Suite au décès de ma mère, notre relation a pris une autre tournure, je l'invitais au restaurant, je soignais mes tenues autant que faire se peut, j'hésitais à l'amener chez moi, mon antre de vieux célibataire aurait pu l'affoler. Lorsque j'avais osé poser ma main sur son épaule, elle ne m'avait pas repoussé. Je lui avais caressé la main, elle avait planté ses grands yeux gris-bleu dans les miens, avait posé ses jolis petits doigts sur mes joues et m'avait embrassé sur les lèvres. J'avais envie d’elle, je la désirais comme jamais je n’avais désiré une femme, mais à plus de 70 ans…
Je pense qu'elle a compris, c'est elle qui m'a invité dans son appartement et l’on s’est cajolé avec douceur, délicatesse, grâce à son attention j'ai pu l'aimer. Chez elle, chaque objet avait sa place, tout était propre, net, il est vrai qu'une femme de ménage y veillait deux fois par semaine. C'était un appartement bourgeois, cossu, avec de hauts plafonds, des doubles rideaux en velours vert émeraude, des tableaux anciens, des tapis épais ; à vrai dire je m’y sentais très mal à l'aise, je crois qu'elle comprenait et faisait tout pour que je me détende. Je lui avais raconté ma réussite professionnelle mais aussi mes origines, mes choix, ma vie de célibataire, mes collections, le bordel infâme de mon appartement dans lequel je ne la laisserais jamais entrer, mon incapacité à changer mes habitudes. J'avais les moyens d'acquérir un splendide logement dans les quartiers les plus huppés de Paris mais je savais que je n'y trouverais jamais ma place, je ne pouvais renier mes origines, d'une certaine façon j'en étais fier. À nos âges, on ne pouvait bousculer nos habitudes, on se respectait. Au début on déjeunait ensemble deux fois par semaine. Parfois chez elle mais le plus souvent je l'invitais au restaurant.
Lorsqu'on ne se voyait pas, on se téléphonait. Alice aimait le cinéma, fréquentait les musées, les expositions. Je lui racontais mes voyages dans de nombreux pays dans le cadre de mon travail mais aussi de mes vacances. J‘aimais voyager seul avec le minimum de bagages. Le Maghreb m'a fasciné : le Maroc, l'Algérie, la Libye, l'Égypte, mais aussi la Syrie, l'Iran, le Liban, la Turquie, et les pays froids : la Norvège, la Suède, le Danemark, la Russie. Alice était séduite, elle avait peu voyagé. Avec son mari ils possédaient une maison familiale sur le bassin d'Arcachon, c'est là qu'ils passaient leurs vacances. L'hiver ils pratiquaient le ski. Elle me racontait les dossiers qu'elle préparait pour son époux mais aussi pour d'autres juges aux assises ou au tribunal pour enfants. Ils formaient un couple très fusionnel, se retrouvant souvent dans le même bureau ; c'est ainsi qu'elle l’a connu, elle avait 25 ans, lui, la quarantaine, venait de divorcer. Selon Alice, il était brillant, magnétique, elle est tout de suite tombée amoureuse. Il a succombé à ses charmes mais à une condition, il ne lui ferait jamais d'enfant. Père de deux fils, c'était à ses yeux grandement suffisant pour un homme aussi accaparé par son métier. En dépit de son amour et de sa fascination pour son époux, elle m'a avoué avoir regretté d’accepter : « Si c'était à refaire, je ne renoncerais pas à la maternité, il n'avait pas le droit de me demander un tel sacrifice. »
Son mari est décédé d'un infarctus l'année où elle a pris sa retraite, elle n'avait que 60 ans : « J'ai passé ma vie à lui préparer ses dossiers, lui avait l’aura, la reconnaissance, j'étais sa petite main. Il fallait sans doute que je l'aime pour lui sacrifier ma vie, ma descendance. » Elle a abordé le sujet avec distance, Alice ne démentait pas avoir apprécié son confort de vie, la résidence secondaire, etc. Ce qui nous étonnait, c'était à quel point nos choix de vie avaient été aux antipodes. Moi j'avais renoncé sciemment à toute vie familiale pour garder ma liberté totale, j'étais riche et menais une vie modeste par fidélité à moi-même, tandis qu'elle, vu de l'extérieur, semblait avoir mené la vie d'une grande bourgeoise : « la femme du juge », mais au quotidien elle était sa petite main. Au fil du temps elle avait compris que, bien que s’aimant, leur alliance avait été essentiellement professionnelle. Certes il lui avait ouvert un monde social, culturel, qu'elle ignorait mais c'était son monde à lui et ça ne lui avait rien coûté, tandis que de son côté, elle lui avait offert sa jeunesse, ses illusions puis dans un deuxième temps sa force de travail. Ce qui me stupéfiait chez cette femme, c’était sa capacité à s'adapter. Il était évident qu'elle aurait souhaité que l'on passe davantage de temps ensemble mais elle a d'emblée respecté ma personnalité sans jamais insister, quémander comme l'ont fait la plupart des femmes qui ont croisé ma route.
Intellectuellement je me considérais comme un homme intelligent, curieux, mais sans culture générale. La peinture ne m'attirait pas, le théâtre encore moins. Jeune j’aimais danser, découvrir le monde à ma façon, collectionner les objets, faire des trouvailles. J'étais un instinctif, un manuel, mon corps avait besoin de s'exprimer et au-delà de tout cela, je gardais un certain mépris pour cette classe sociale qui se refilait le meilleur de génération en génération. Au fil du temps, mon attachement à Alice m’a permis de céder un peu sur mon égocentrisme. Il m'a fallu atteindre ce grand âge pour lâcher du lest au maillage qui avait construit ma vie. De temps en temps, je l'accompagnais au musée, elle tentait de me donner quelques repères qui me faciliteraient l'approche des œuvres ; je l'écoutais avec attention, son timbre de voix, la fluidité de ses phrases, ses associations, elle était merveilleuse mais l'effet escompté n'était pas au rendez-vous. L'œuvre me laissait souvent indifférent, je pouvais comprendre la satisfaction procurée à l'artiste lors de sa création. Moi qui n'étais qu'un manuel amateur éprouvais du plaisir à réparer les objets cassés mais ce type d'émotion me semblait intransmissible. Alice avait un petit sourire amusé mais ne s'agaçait pas. De mon côté, j'ai eu envie de lui présenter mes collections, notamment mes ivoires japonais et africains, il me fallait donc entreprendre un ménage important pour oser la laisser franchir le seuil de ma porte. J'avais libéré la table et disposé mes plus beaux ivoires sur une nappe rouge qui les mettait en valeur. Je lui ouvris ma porte comme un jeune homme qui souhaite éblouir sa belle et elle s'émerveilla comme une enfant découvrant ses cadeaux au pied du sapin le jour de Noël.
– Roland, ils sont admirables, mais comment as-tu pu te procurer ces statues qui sont interdites de commerce et que l'on pourrait exposer dans des musées ?
Flatté, je me suis empressé de la rassurer sur la provenance honnête de mes objets.
– Alice, je voyage depuis quarante ans, à l'époque il n’était pas interdit d'acheter ces ivoires, certes l'acquisition se faisait sur des marchés où l'on ne délivrait pas de certificat d'origine. En tout cas moi je les ai acquis en toute honnêteté et je n'ai jamais eu de problèmes aux frontières. Bien sûr depuis que c'est interdit, j'ai arrêté.
Alice m'a caressé la joue avec une infinie tendresse.
– Tu es l'homme le plus authentique que j'ai rencontré, je ne mets pas en doute ta sincérité, mais tu vois ce tonneau sur lequel sont sculptés un rat et un homme qui tente de le taper avec un fouet, c'est un okimono rare et très ancien. Tu peux en voir au musée Guimet, c'est exceptionnel, ça coûte très cher mais tu ne pourrais pas le vendre sans certificat d'origine. – Mais je n'ai aucune intention de m’en séparer, il fait partie de mes trésors, j'y tiens par-dessus tout. – Excuse-moi, je me suis mal exprimée, c'était plutôt un hommage de ma part, il y a beaucoup de gens qui seraient ravis de la contempler. – Tu sais bien que je ne partage pas ton point de vue, moi je serais incapable d'apprécier un ivoire derrière une vitre. Regarde, j'aime toucher sa douceur, la finesse de la sculpture, c'est sensuel, c'est fait pour être exploré, c'est tactile autant que visuel, tiens, touche-le. – Oui, tu as raison, c'est une autre approche, tu sais, souvent quand on intellectualise c'est pour supporter l'interdit, au musée on n'a pas le droit de toucher. C'est un luxe inouï de posséder une telle collection. – Je t'assure que je n'ai jamais mis des fortunes dans tous ces objets. Mais tu as raison, c’est mon luxe à moi, le seul, et je n'ai jamais eu envie de le partager sauf aujourd'hui avec toi. – Merci pour cette belle déclaration, je suis si heureuse de t'avoir rencontré. Tu es la plus belle chose qui me soit arrivée depuis… une éternité, tu es peut-être ma plus belle rencontre. – Si ça t'intéresse, j'ai beaucoup d'autres collections : des pipes, des assiettes, des montres à gousset, etc., mais j'étais sûr que tu serais fascinée par les ivoires. J'ai aussi de très jolis sacs en maille, certains sont en plus brodés, je te les montrerai une autre fois. Il faut que je sois une fois de plus honnête avec toi, je ne t'offrirai pas un de ces objets, ils font partie de ma vie, comment te dire, ça peut paraître très égoïste, je ne peux pas m'en séparer, c'est vital pour moi. – Je sais Roland, je t'accepte comme tu es parce que c'est justement cela qui me plaît en toi, ce que tu es.
De toute ma vie jamais une femme ne m'avait parlé ainsi. Notre histoire ne faisait que commencer et je pouvais me réjouir de l'avoir rencontrée à une étape de mon parcours où j'étais persuadé que le meilleur était derrière moi. C'est ainsi que régulièrement, je lui proposais une série d'objets que j'avais soigneusement choisis selon ce que j'estimais être ses centres d'intérêt. J'étais fier du regard qu'elle portait sur mes trouvailles, elle si cultivée, moi si instinctif, nous découvrions nos goûts communs mais abordés par un prisme différent. Elle mettait des mots sur les affects qui m'avaient poussé à acheter telle ou telle œuvre. Elle me disait que mon goût était inné tandis que le sien s'était forgé au fil du temps suite à de nombreuses lectures. C'est par ce biais qu'elle a réussi à me rendre plus réceptif aux visites dans les musées et c'est là que j'ai découvert que j'avais acquis quelques trésors.
Une première année s'écoula, puis une seconde, nous vivions chacun chez soi mais avions fini par nous rencontrer presque tous les jours. Je faisais des efforts pour entretenir mon appartement et passais du temps à faire la poussière, Alice m’avait proposé de m'envoyer sa femme de ménage mais il était pour moi inenvisageable qu'une personne étrangère entre dans mon logement. Mon abri était comme une seconde peau, je m’y sentais en sécurité et même lorsque je quittais Alice que j'aimais tant, j'étais toujours très satisfait lorsque je franchissais la porte de mon logis. Je suis content de ma vie, je ne regrette rien, j'ai choisi la liberté au prix de la solitude mais pour être honnête l'histoire que j'ai vécue durant quatre ans avec Alice est ma plus belle histoire d'amour. Ma liberté se dessinait autrement, les quelques concessions que j'ai dû faire m’ont été rendues au centuple. Alice de son côté disait ne jamais s'être sentie aussi heureuse et apaisée. Elle savait que quoi qu'il arrive, elle pouvait compter sur moi. La suite de notre histoire l'a prouvé. Elle a eu un cancer du sein détecté trop tard, la chimio a dû être interrompue, elle ne la supportait pas, de toute façon, il semblerait que ça n'aurait servi à rien. Durant cette période, je l’ai visitée quotidiennement et accompagnée jusqu'à la fin. Son départ a été difficile mais surmontable, on ne change pas de nature à mon âge. Égocentré, ne comptant que sur moi, j'ai petit à petit repris ma vie d'avant. Néanmoins elle avait laissé une trace, et je retournais seul dans les musées qu'elle avait souhaité que je découvre avec tant d'insistance.
Suite à ma demande d'exil dans trois pays frontaliers, j'ai reçu une réponse positive concernant la Suisse, et ai été convoqué au consulat : ensuite tout est allé très vite. Je suis donc parti avec une petite valise, comme dans ma jeunesse, juste le minimum. J'ai séjourné à l'hôtel une semaine à Genève, sillonnant la cité à mon rythme. Je ne m'y sentais pas à l'aise, certes le lac était magnifique mais tout y était trop luxueux, ce n'était pas pour moi. J'ai poursuivi vers Lausanne et là tout de suite j'ai eu le coup de foudre. Une ville calme, apaisée avec un centre historique. Je me suis posé dans le premier hôtel en face de la gare, très vite j'ai pris la décision d'acquérir un appartement. Alice aurait aimé cette ville ancienne avec ses musées, ses antiquaires, son côté bourgeoisie de province. Je suis entré dans une agence immobilière et j'ai été reçu par Sofia. Il y avait très peu de logements disponibles, la demande excédant l'offre de très loin. J'ai dû revoir mon budget à la hausse ayant plus de choix dans une gamme supérieure sans être très luxueuse. Sofia avait l’âge d'être ma petite-fille. En trois jours nous avions fait le tour de ce qui était disponible et j'étais pressé. J'ai flashé sur un appartement situé sur les hauteurs de la ville, 80 m² avec une petite terrasse d'où l'on apercevait le lac. Sofia a souri :
– C'est drôle, vous avez choisi l'immeuble où vit ma mère. Si vous voulez, on peut aller prendre un café chez elle, vous pourriez lui poser des questions sur le quartier.
C'est ainsi que j'ai fait la connaissance de Magdalena, une femme d'origine slovène résidant en Suisse depuis une vingtaine d'années. Nous avons tout de suite accroché. Elle avait longtemps travaillé avec un antiquaire et continuait à tenir la boutique quelques heures par semaine « pour le plaisir ». Je lui donnais la soixantaine, elle en avait dix de plus et c'était encore une belle femme.
Ensuite les choses se sont accélérées, le logement était en bon état, je n'avais pas de travaux à prévoir : dès que je suis sorti de chez le notaire je pouvais organiser mon déménagement. Heureusement que je gardais mes collections toujours précieusement enveloppées, ça facilitait les choses pour les déménageurs. Au départ je voulais tout mettre en carton moi-même mais je n'en ai pas eu la force. Je ne pouvais pas tout emmener, j'ai dû faire des choix. Sur place Sofia et sa mère m'ont beaucoup aidé, elles m'ont adressé les bonnes personnes pour me seconder dans mon installation. Je ne voulais pas m'épuiser, je devais économiser mes forces pour ma nouvelle vie. Je n'étais pas obligé de me précipiter pour revendre mon appartement en France, ça facilitait les choses. J'ai toujours eu beaucoup d'aisance pour parler avec les gens que je ne connaissais pas. Là où je deviens méfiant c'est lorsque cela se prolonge dans la durée, en général je coupe court. Alice a été une exception, Magdalena en sera une autre. Elle est issue d'un milieu très modeste, elle s'est faite toute seule en quittant son village et en rejoignant Ljubljana, la capitale slovène, hébergée chez une tante, avant d’émigrer en Suisse. Elle est moins savante qu’Alice, plus instinctive, ce n'est pas une intellectuelle mais elle a une bonne connaissance des objets qui circulent dans le monde des antiquaires. Elle a tout appris sur le terrain et n’a pas honte d'avouer que son physique lui a été d'une grande aide ; elle était jeune, était volontaire et avait des objectifs, sa beauté n'avait été qu’un tremplin.
Au début je l'accompagnais souvent à pied lorsqu'elle travaillait, il n’y a que de la descente pour rejoindre le centre de Lausanne. Je traînais en ville la fin de matinée, parfois je la rejoignais pour le déjeuner. Nous parlions d'histoire, de guerres, de politique, elle a des idées très arrêtées. C'est une femme qui a vécu seule une grande partie de sa vie ; je me demande si elle a déjà été amoureuse, mais elle reste discrète sur sa vie sentimentale passée et je ne lui pose aucune question. Je sais qu'elle a élevé sa fille seule, le père avait sa propre famille et n'a pas souhaité la reconnaître. C'est une femme qui vit l’instant présent, qui a dû s’endurcir pour survivre et qui est fière de là où elle est arrivée. Je ressens pour elle une profonde sympathie, sa compagnie est importante, c'est ma seule relation sociale dans ce pays. Sa fille me rend quelques services et entre nous un vrai lien s'est établi. Je les invite souvent au restaurant, ça me fait plaisir. Vu de l’extérieur, on nous prend pour un couple en sortie avec sa fille. Ça nous amuse beaucoup. Mais je n'ai pas d'attachement amoureux pour Magdalena, c'est une amie chère, c'est déjà beaucoup.
Dans mon appartement lausannois je déballe mes objets petit à petit, c'est un peu comme si je retrouvais la présence d'Alice, elle restera l'amour tardif de ma vie. J'ignore si un jour je proposerai à Magdalena de venir voir mes collections. Je sais que ce n'est pas leur valeur esthétique qui l’interpellera mais leur valeur marchande, c’est avant tout une femme d’affaires. Nous nous entendons bien et je ne prendrai pas le risque qu’elle me déçoive.
Le printemps arrivant, Magdalena me propose de l'accompagner une dizaine de jours dans la région d'Engadine, elle y séjourne tous les ans au bord d'un lac non loin de Saint-Moritz, le paysage lui rappelle son village natal de Slovénie. Elle connaît un petit hôtel très familial mais me propose aussi la location d'un appartement, où chacun aurait sa chambre. J'ai envie de tenter l'expérience, à mon âge il ne faut pas attendre. J'ai toujours aimé l'hôtel, ça permet de garder une certaine indépendance. Partager un appartement avec une femme, ça ne m'est jamais arrivé, je n'y tiens pas. Je sens qu'elle est un peu déçue, elle pense que je méfie d’elle. « Nous aurions davantage de place et l'on ne serait pas obligé de manger au restaurant deux fois par jour, chacun garderait son autonomie. » Non décidément je n'en ai pas envie. J'aurais aimé partager cette expérience avec Alice mais nous n'en avons pas eu le temps, de toute façon elle n'aurait jamais osé prendre une telle initiative. Je vais accepter la proposition de Magdalena, l'air de la montagne me fera du bien. Je l’inviterai très souvent au restaurant, elle aime ça et n'a jamais refusé que je paie la note. Ce n'est pas qu'elle soit intéressée, elle a toujours vécu ce genre de situation sans se poser de questions. Elle a réservé à l'hôtel et nous verrons bien comment notre relation évoluera. Sofia serait bien venue avec nous mais j'ai cru comprendre que sa mère n’y tenait pas.
|