« Biiiip ! Biiiip ! Biiiip ! » Cinq heures du matin, toujours la même musique : le camion poubelle des éboueurs. L’avertisseur de recul puis le grand fracas des ordures qui tombent dans la benne. Chaque jour à la même heure, sauf le dimanche. J’ai beau mettre des boules Quies, le bip lancinant agresse mes oreilles. Le pire, c’est qu’inconsciemment mon cerveau a enregistré l’heure de passage et se met en éveil, comme s’il attendait, anxieux. Mes débuts de journée se font au son de la valse des poubelles. S’il n’y avait que ça… Je pensais en louant un appartement dans cette résidence cossue, loin des boulevards, que j’aurais la tranquillité nécessaire à mon activité. Car je suis écrivain, et un écrivain ça a besoin avant tout de silence, de calme, pour bien peser et façonner les mots. Exercice purement intellectuel qui ne peut souffrir d’être parasité par des nuisances extérieures, quelles qu’elles soient. Il me faut une absence d’agitation autour de moi afin d’atteindre le niveau de concentration souhaité, de pouvoir faire cheminer ma pensée sans encombre. Le moindre bruit m’arrache à cet état de grâce et perturbe le subtil agencement des phrases. Quand le voisin du dessus passe l’aspirateur, malgré l’isolation j’entends un bourdonnement ; quand celui du dessous écoute la télé, je perçois un murmure constant ; les portes qui claquent, l’ascenseur, les cris des enfants, j’entends tout, tout ! Je n’en peux plus de ce tapage quotidien qui me tape sur les nerfs et impacte mon métier, il n’y a plus qu’une solution : fuir !
— Le Béarn ? C’est vers Toulouse, non ?
Je lève un sourcil.
— Toujours aussi calé en géographie, toi. Le Béarn c’est dans les Pyrénées-Atlantiques. La patrie d’Henri IV, la ville de Pau. Proche du Pays basque.
Mon ami avale une gorgée de bière puis repose son verre sur la table de la terrasse où nous sommes installés.
— Qu’est-ce tu vas foutre là-bas ? — J’en ai marre de Paris, j’en peux plus. — T’es pas le premier à dire ça. — Sauf que j’ai vraiment pris ma décision. J’ai donné mon préavis, je pars le mois prochain. J’ai la chance d’avoir un taf qui me permet de travailler n’importe où.
Je me tais pour laisser passer un scooter au pot d’échappement défectueux qui pétarade joyeusement.
— Et il s’appelle comment, le bled où tu vas te perdre ? — Arthez-d’Asson, 516 habitants. — La vache !
Des vaches, en effet, il ne pouvait pas mieux dire ! Dans les prés qui bordent la départementale me conduisant à ma nouvelle demeure je compte de nombreux troupeaux. Des laitières aux pis volumineux, prêts à craquer. Je comprends mieux le blason du Béarn maintenant, deux bovins rouges sur fond jaune. Couleurs étranges, il faudra que je me renseigne… L’itinéraire sinueux pénètre le Piémont, ainsi qu'on nomme les contreforts pyrénéens, longe une rivière au cours rapide et clair. Ça change de la Seine paresseuse et de son eau boueuse. Des montagnes massives, impressionnantes, commencent à dominer le paysage. J’avais oublié la capacité du relief à nous transporter d’émotion, à élever notre esprit pour côtoyer le domaine des dieux. Je me promets d’entreprendre des randonnées quand je serai bien installé. En attendant, je me félicite de mon choix. La vallée paisible et verdoyante qui déroule sous mes yeux est une invitation à la création littéraire, nul doute que je trouverai ici le silence recherché. J’ai commencé un récit médiéval, basé sur l’ancienne coutume du charivari. Ça consistait à faire un maximum de bruit pour exprimer un désaccord, par exemple si des membres d’une communauté dérogeaient aux règles établies ou aux valeurs morales : un mariage hors-norme, une mauvaise action, un comportement inadapté, tout ce qui pouvait choquer les bonnes mœurs. Les gens se munissaient alors d’ustensiles bruyants pour se déchaîner sous les fenêtres des contrevenants. Tintamarre qui durait tant que les fautifs ne faisaient pas acte de contrition, en se soumettant à une punition qui souvent les tournait en ridicule, parfois en versant une rançon symbolique. Rien de franchement violent dans ces manifestations mais une façon de rappeler ce qui se faisait et ne se faisait pas. Dans mon roman, le curé du village commet le sacrilège d’abandonner la soutane pour se mettre en ménage avec une jolie veuve. Stupeur et colère de la population, privée de messe en attendant un remplaçant, scandalisée du renoncement à ses vœux d’un homme d’Église. Il n’en faut pas plus pour déchaîner un charivari des plus outrés. Alors, tous les soirs, un groupe vient se former devant le domicile de la veuve, braille à tue-tête, tape des sabots, agite clochettes et sonnailles, provoque un raffut de tous les diables pour clamer son indignation ! J’en suis à ce chapitre, réfléchis aux suites à donner pour le couple fautif. Me voici à destination. Je gare ma voiture devant ma nouvelle maison, à l’écart du village, en bordure d’une forêt épaisse. C’est une vieille béarnaise, comme les gens du coin disent, une bâtisse d’autrefois retapée avec les exigences du confort d’aujourd’hui. Elle a du caractère avec son toit en lauzes, ses murs en moellons apparents, et le porche typique à franchir pour accéder à une cour tapissée de galets plus ou moins déchaussés. Située sur un versant sud elle jouit d’une bonne exposition, donnée cruciale pour ces habitations réputées sombres et froides. Parfait, je serai très bien ici ! L’état des lieux a été réalisé, le bail signé, j’ai les clés en main et plus qu’à m’installer au sein de ce lieu riche de promesses. Je sens que les idées vont fuser dans ma caboche. Je n’étais pas vraiment en panne d’inspiration, néanmoins rien de tel qu’une perte des habitudes pour relancer la machine, la nouveauté ne pouvant que stimuler les neurones. Je choisis une petite pièce à l’étage, pousse une table brinquebalante face à une fenêtre qui offre un panorama incomparable. J’y dépose avec précaution mon ordinateur portable. Il y a quelque chose d’incongru à poser cet outil de pure technologie entre des murs séculaires. Après avoir calé le pied branlant de la table, je peux enfin pianoter sur le clavier. Voyons, chapitre III, les villageois sont en train de manifester :
« Isabeau de Bailly avait les mains collées sur les oreilles, le visage défait. Ses traits d’ordinaire si charmants, empreints de délicatesse, affichaient une détresse sans nom que ne parvenait à tempérer l’ex-prêtre.
— Ma douce, calmez-vous, ils finiront bien par se lasser. — Se lasser ? Mais ne les connaissez-vous donc pas ? Vous qui avez passé des années à recevoir leurs plus viles confidences, vous ne les connaissez pas encore ? Ce sont des teignes ! De vraies sangsues qui jamais ne nous lâcheront !
Il baissa la tête, accablé. Assurément elle avait raison. Paysans rudes et têtus accrochés à leurs terres autant qu’à la stricte observance des coutumes. Ils avaient failli à leurs yeux et ils ne risquaient pas de leur pardonner sans un acte public de pardon.
— Peut-être… peut-être que nous devrions accepter leur châtiment. Ils en seront aises et nous laisseront enfin tranquilles.
Le regard de la veuve lança des éclairs.
— Par Dieu, plutôt mourir que d’être ainsi la risée de tous !
Elle revint à son poste d’observation, derrière les volets clos, à maudire la populace qui faisait dehors un tohu-bohu à rendre sourd un saint. »
Qu’est-ce que c’est ? Je stoppe le mouvement rapide de mes doigts, écoute. Des sons hachés, répétitifs, un aboiement de chien ! Rien à voir avec les jappements nerveux du chihuahua de la grand-mère mais des aboiements profonds, caverneux, où l’on devine qu’il y a du coffre derrière. Bon sang, ça vient d’où ? Je me lève, contrarié, ouvre grand la fenêtre pour localiser l’origine de la perturbation. C’est en provenance de la ferme de mes voisins, pourtant distante d’une centaine de mètres. J’aperçois un gros chien blanc, de la race des patous si je ne m’abuse, en train de gueuler vers je ne sais quoi. Ce sont normalement des chiens de berger qui surveillent les brebis quand elles sont en altitude, au chômage à cette saison celui-ci doit s’ennuyer. Aïe, je n’avais pas prévu ça ! Pas d’affolement, ce sont les dérangements mineurs et somme toute normaux de la vie en campagne, rien de comparable avec un camion à poubelle persécuteur. Ce gros balourd finira bien par rentrer à la niche et me laisser retrouver ma concentration. Ce désagrément assombrit néanmoins mon humeur. Je me suis exilé au fin fond du pays pour dénicher un havre de paix, j’espère que je ne vais pas rapidement déchanter. Le fait est que ce chien m’a coupé dans mon élan, je ne parviens plus à m’appliquer. Si j’insiste mon écriture sera médiocre, je me connais. Je préfère refermer l’ordinateur et descendre à la cuisine, de toute façon il est tard, l’heure du dîner approche. Après le repas je me cale dans un fauteuil, devant une cheminée où j’allume un feu pour me mettre dans l’ambiance. Au bout d’une heure je repose Michel Houellebecq, intéressant mais qui commence à me fatiguer les yeux. L’éclairage n’est pas fameux dans le salon. Je débouche un bon vin, juste un verre avant d’aller me coucher. Les dernières bûches achèvent de se consumer, le ballet hypnotique des flammes s’atténue et laisse place à une obscurité envahissante. La pendule d’un autre âge égrène son décompte fatidique. Ce serait presque angoissant si l’alcool n’engourdissait déjà mes sens. Hormis le son mécanique du balancier, quel silence ! On entendrait les esprits se frôler dans les couloirs de cette maison qui a vu défiler plusieurs générations. Finalement terrassé par la fatigue, je pars rejoindre ma chambre.
« Tip tip tip tap tap tap ! » Que… ? Je me redresse sur un coude, tends l’oreille. « Tip tip tip tip BBRRAANNNG ! » Nom de Dieu ! Ma main se dirige à l’aveuglette vers la table de chevet, allume la lampe. J’ai le palpitant qui s’affole, il y a du bruit là-haut, j’en suis sûr, je n’ai pas rêvé. J’attends encore, assis dans mon lit, ne sachant que faire. On aurait dit que ça provenait du grenier, au-dessus de ma tête. Des souris sans doute, mais quand même, des souris c’est tout petit, tout léger, ça ne ferait pas un tel raffut ! Des rats ? Pouah, j’espère pas ! Et puis ce boum, ils ont dû faire tomber quelque chose. Je ne suis pas d’une nature trouillarde, mais là je dois avouer ma crainte. Un bruit inconnu, au cœur de la nuit, ça vous met le courage à rude épreuve, qui plus est dans une vieille demeure. « Tip tip tip tapatapatap », ah non, ça recommence ! Bon, plus d’hésitation, faut aller voir. J’enfile mon pantalon, un sweat, puis je me lance à l’assaut du grenier, lampe en main. Vu que je n’y ai pas encore mis les pieds, il me faut un moment avant de trouver l’escalier étroit qui y mène. Les marches craquent, des fils d’araignée se collent à mes cheveux, tous les ingrédients d’un film d’horreur… Je prends une bonne inspiration et pousse – elle force – pousse d’un coup d’épaule une porte minuscule. J’ai l’impression de réveiller la montagne quand elle s’en va cogner le chambranle. Au moins, s’il y a des intrus, ils savent que j’arrive et ça les fera fuir. Le faisceau de la lumière inspecte les recoins, balaie les poutres vermoulues, parcours les voliges poussiéreuses où repose une lourde toiture en lauzes. L’image du grenier correspond à la maison, c’est de l’ancien. Une odeur de bois et de moisissure assaille les narines. Je remarque une pile de pots de fleurs dont l’un est brisé au sol, à tous les coups l’origine du bruit. À part ça rien d’anormal, sinon d’innombrables crottes qui jonchent le plancher comme des grains de riz tout noir.
— Des lérots. — Des quoi ? — Des lérots, ça ressemble aux loirs, il y en a souvent dans les combles par ici.
Ça a l’air d’amuser l’agent immobilier au téléphone, moi ça ne me fait pas rire du tout. Je n’ai quasiment pas fermé l’œil de la nuit à cause de leur vacarme ! Car ils sont revenus les bougres.
— Et on s’en débarrasse comment ? — Vous êtes sûr ? Les gens vivent avec au village, ça ne les dérange pas. Certains disent même que ça porte bonheur. — Écoutez, je suis venu ici pour le calme, la tranquillité. J’ai besoin de me reposer la nuit. — Oui, oui, je comprends. Je vais faire venir quelqu’un, il mettra des pièges. — Merci.
Je raccroche, passablement énervé. Après le patou, les lérots, ce sera quoi le prochain animal ? Je dois me résoudre à côtoyer une campagne pleine de vie ; pas une vie citadine grouillante et polluante, mais la vie sauvage des fermes et forêts. Ça trottine et ça furète dans tous les coins, ça aboie et ça meugle. Pas grave, je vais m’habituer, je DOIS m’habituer. Une semaine plus tard, les lérots ont senti le danger et émigré vers un autre grenier, plus de dérangements notables. J’ai bien avancé et attaque le chapitre V :
« Avec les huées, des jets de tomates et d’œufs pourris s’abattaient sur les deux malheureux qui faisaient grise mine. Isabeau enfourchait l’avant de l’âne, vêtue d’une robe grossière en toile de jute ; le prêtre défroqué lui tournait le dos, affublé de la calotte de ses anciennes fonctions. En direction de la croupe de l’animal, il était obligé de lui tenir la queue, offrant ainsi un spectacle des plus ridicules. Un bonhomme, masque effrayant sur le visage, tirait l’âne par une corde et s’ouvrait un passage à travers la foule en donnant du bâton si besoin. Il y avait des faux airs de carnaval dans cet attroupement, sauf que les principaux protagonistes n’étaient pas à la fête. Leur repentance devait passer par la grande rue jusqu’à la place centrale du village, où les attendait l’échevin, perché sur une tribune. Le tapage atteignit son comble quand les conjoints fautifs, souillés d’immondices, parvinrent à ce terminus. Il y eut alors un déchaînement de clameurs et de vociférations, que seul l’échevin put faire cesser en levant les bras. Aussitôt un silence religieux se fit tandis qu’il déroulait gravement un parchemin. Tête baissée, les joues d’Isabeau ruisselaient de larmes pour la plus grande satisfaction des mégères.
— Alors que nous, honorables villageois de Piegut, sous la protection de notre aimé seigneur Simon-de-Bussière, archichancelier du palais, avons été fort contrariés par l’attitude de Bertrand Cavin, gardien de l’église, et veuve De Bailly, la paire ici présente. Susdits d’une union coupable devant le Très-Haut, à l’encontre des saintes lois, de la bonne observance, ceci tout entier responsable d’offense à la vertu. Lesquels prévenus, ayant accepté pénitence ce jour et ici-là, sont absous du péché qui en aucune manière ne doit être reproduit en quelconque endroit ni par quiconque… »
« VVVVVRRRRMMMMM ! BBBBBRRRRUMMMMMM ! » Je me fige, l’index en l’air… c’est quoi ce bordel ? Je bondis vers la fenêtre, l’ouvre, reçois en pleine face un rugissement de tronçonneuse. La maison est accolée à un bois, c’est de là que partent les bruits de la machine, rejointe maintenant par une seconde ! Les deux moteurs s’unissent en un concerto pour décibels d’une intensité rare. Le craquement de l’arbre qui ne tarde pas à s’écrouler au sol n’est pas mal non plus. Je m’effondre sur ma chaise, aussi abattu qu’Isabeau et Bertrand sur leur âne. La situation vire au critique, impossible d’écrire dans de telles conditions. Ma mise au vert se transforme en un cauchemar phonique, comment était-ce envisageable si loin des centres urbains ? C’est cet instant que mon portable choisit pour se mettre à sonner.
— Alors le Béarnais ? — Ah, c’est toi ? Salut. — Comment ça se passe mon vieux, tu ne donnes aucune nouvelle ? — Oui, excuse-moi, je suis très pris par mon roman. — Il doit bien avancer j’imagine, rien pour te distraire. — Hé ben… pas vraiment en fait. — Comment ça ? — On raconte beaucoup de bêtises sur la campagne, c’est aussi bruyant qu’ailleurs. — Ah bon ? Y a pas que les cui-cui des p’tits zoziaux ? — Hélas… Dis-moi, ta mère loue toujours l’appart’ Porte de Saint-Cloud ? — Tu déconnes, là ? — Non, je suis sérieux. — Pff, c’est dur de te suivre toi ! Oui, elle le loue toujours, mais tu sais qu’il est proche du périph’, le bruit de fond qui va avec. — T’inquiète, ça m’ira.
On discute encore un peu de choses et d’autres puis je raccroche, quelque part apaisé. Je me suis toujours fié aux aléas du destin, l’appel de mon ami sonnait avec opportunité le glas d’une expérience. J’ai essayé, j’ai échoué, ainsi va la vie.
|