Rouler mon sac de couchage bien serré ; plier les cartons qui me servent de matelas ; coincer le tout derrière la grosse conduite de chauffage. Train-train quotidien. Je squatte la salle de sport municipale. En fait j’ai trouvé au bas d’un escalier, sur la droite de l’entrée principale, un réduit, couvert, qui donne sur une entrée de service. Je suis donc protégé de la pluie et, pour moi, c’est le principal. Des employés ont découvert que je dormais là, un matin où je ne m’étais pas réveillé à temps. Trop d’alcool la veille. Mais ils me tolèrent. Ils me permettent même d’utiliser les lavabos, une fois, le matin, avant de disparaître.
Alors chaque matin je disparais. Je rejoins le centre-ville, à côté de la porte de la boulangerie : “Au croissant d’or”, endroit qui m’est réservé pour faire la manche. Ce matin-là, comme d’habitude, le profil bas, un vieux quart de scout à la main, j’attendais que les pièces tombent dans ma sébile, lorsqu’un homme assez âgé, mais sportif, massif pour tout dire, s’est approché rapidement, m’a glissé un billet de dix euros de la main à la main, en me faisant un clin d’œil qui se voulait amical. Surprise. À peine ai-je eu le temps de regarder son visage. Je ne me souviens que de cheveux blancs coupés très courts et d’un regard incisif. Des yeux bleu acier, froids qui vous foraient l’âme. Enfin, dix euros, c’est inhabituel. C’est même la première fois que ça m’arrive depuis que je bas les trottoirs. Rien à voir avec les piécettes que je récolte habituellement.
Quand je fais la manche, je ne pense à rien. Je regarde, c’est tout. Les clients entrent, les clients sortent. Certains sont gênés de me voir là. Je leur tends mon gobelet. Ils évitent mon regard. Ils pénètrent rapidement dans la boulangerie. Je les dérange et cela ne me déplaît pas. Ce sont bien les seuls à qui je demande d’une voix plaintive : “Une p’tite pièce s’y’ous plaît.” Je sais que je les touche au plus profond d’eux-mêmes. Quelque chose qu’ils n’ont pas encore résolu dans leur vie. Un mal sourd qui les gratouille. Je les aime bien au fond. J’ai toujours préféré les faibles, les mal finis à ceux qui se prélassent dans leurs certitudes, aux carrés du cerveau, aux fachos de la ligne droite.
Il y a aussi ceux qui passent sans me voir. Pour eux je n’existe pas. Je suis encore moins qu’une merde. Une merde, ils y font attention, pour ne pas marcher dedans. Je suis sûr qu’ils pensent pouvoir me traverser sans me toucher, comme à travers un ectoplasme.
Et puis il y a mes clients, très différents les uns des autres. Celui-ci me dit bonjour du bout des lèvres, laisse tomber sa monnaie dans ma timbale, entre mal à l’aise dans la boulangerie. Il a fait sa bonne action du jour, mais il me considère et me considérera toujours comme un extraterrestre. Celle-là ressort avec un croissant. “C’est pour vous. Je veux bien aussi vous donner une petite pièce, mais il faut m’assurer que ça ne sera pas pour boire.” “Oui, maman, j’te l’jure.” N’importe quoi. Y a le catho de service qui se renseigne sur ma déchéance. “Comment en êtes-vous arrivé là ? Mon pauvre monsieur, ça doit être dur parfois, surtout quand il fait froid. Venez nous voir au presbytère, on vous donnera un p’tit quelque chose : des couvertures… quelques vêtements…”
Enfin il y a l’autre. Il ne cherche pas à comprendre, il t’accepte tel que tu es. Il discute avec toi comme avec n’importe qui d’autre, sans faire cas de ton état… L’autre jour, cette petite fille… Elle s’est plantée devant moi. Elle m’a regardé droit dans les yeux. (Je ne sais pas ce qu’elle y a vu.) Elle m’a caressé la main. Je me suis baissé, instinctivement. Elle m’a fait un gros bisou sur la joue. J’ai plané pendant toute la journée. Meilleur qu’un kil de rouge.
Dans quelle catégorie pourrai-je bien le classer, mon balaise aux dix euros ? Aucune idée. Enfin, dix euros, c’est déjà une somme. De quoi me permettre d’arrêter ma journée de travail. Un casse-dalle et direction le port… un petit coin tranquille… J’ouvre mon bouquin. Ah ! Les romans… Grâce à eux, je vis par procuration. Je m’oublie complètement. Je peux lire une journée entière, planqué dans un coin, sans penser à manger, ni même à boire. Une façon comme une autre de ne plus exister.
Mon client est revenu ce matin. Après m’avoir salué : “Ça va Mat’lot ?” (D’où connaît-il mon nom ?), il m’a offert une bouteille de bordeaux, fallait voir la mine réprobatrice des mémères, ainsi que quinze euros. Ma cote monte dirait-on. Il m’a aussi invité à manger dans une brasserie près de la gare. Pourquoi pas ? Toujours un repas de gagné. D’abord on a discuté de tout et de rien, puis il s’est mis à me questionner, les yeux dans les yeux. J’ai tout déballé : l’accident alors que je naviguais au large des Açores : ma femme et ma petite, écrabouillées par un chauffard. L’enterrement, à peine débarqué d’avion. Ma belle-mère que je renvoie chez elle avec pertes et fracas, alors qu’elle ne cherchait qu’à m’aider. Et puis les longues journées passées sans sortir. La boisson, pansement coutumier. Enfin, la déglingue complète : les zonards comme compagnons de saoulerie et boire, boire, boire, du matin au soir et plus si possible. Je me maudissais et puis je me plaignais en maudissant les autres. Je me sentais victime et responsable. J’avais les yeux fous. Très vite, je ne suis plus rentré chez moi. Sale, repoussant, je ne savais plus où finissaient mes cheveux et où commençait ma barbe. Je me souviens, j’avais même perdu mes grolles.
C’est alors que j’ai rencontré Bébert. Le vieux Bébert. La soixantaine bien sonnée. Un âge avancé dans notre profession. C’était un trimardeur à l’ancienne. Toujours sur les routes avant de venir s’échouer chez nous. Il louait ses services dans les fermes, nourri, logé, rien de plus. La liberté disait-il. Le vieux m’a pris sous son aile. Il m’a apprivoisé peu à peu, puis il a commencé à faire sortir mes peurs, mes angoisses, mon profond dégoût de tout. Au début ça a été dur. Du fait de son grand âge et de l’amitié que je lui portais, je ne lui ai pas cassé la gueule. Parfois c’était moins une… Et puis au fil du temps, je me suis senti de plus en plus léger. J’abandonnais tout ce que je croyais être moi. Je vomissais un être que j’avais supporté plus de quarante ans. Je me vidais. Aujourd’hui je ne suis plus rien et plus rien ne me touche. En fait ce n’est pas vraiment le cas. Ça me travaille encore parfois. Mais c’est juste comme un léger mal de crâne auquel on s’habitue. Et si la douleur est trop forte, il y a toujours la supérette et sa potion magique : le bon rouge des familles. Finalement c’est comme si j’avais été aspiré d’un trou noir et gluant mais que je tournais toujours autour, inlassablement, tâchant de ne pas le voir.
Pendant que je lui racontais mon histoire, mon “bienfaiteur” m’écoutait avec beaucoup d’attention, sans me poser de questions. Juste une oreille à mon service. Puis il s’est levé, m’a serré la main avec chaleur. “À bientôt Mat’lot !” Qui c’est ce mec ? Un curé en civil ? Un travailleur social qui cherchera une solution à mon problème ? Non, trop vieux pour ne pas être en retraite. Ou alors un ancien journaliste qui tue le temps comme il peut en menant des enquêtes bidon après avoir été mis au rancart. C’est bizarre, il ne m’inspire pas confiance. Son regard peut-être qui semble cacher trop de choses.
Ne pas se tracasser avec ça. J’ai gagné un repas, une bonne bouteille pour ce soir (comme somnifère il n’y a pas mieux), c’est tout ce qui m’importe.
Bingo, encore lui. Il pleuvait ce matin. Il ne s’est pas attardé, mais avec le billet, il m’a laissé un mot où était notée son adresse. J’étais invité le soir même à l’occasion d’une sorte d’anniversaire. Je n’ai pas très bien compris. Il m’a précisé aussi qu’il ne serait pas seul. Je préfère. Il commence presque à me faire peur.
Avec cette humidité j’ai écourté la manche pour me réfugier à la bibliothèque municipale. Comme je ne pue pas, on m’y accepte. On est même fier de ma présence dirait-on : la cloche que l’on sort de son abrutissement grâce à la “culture”. La culture, j’en ai rien à faire. Tout ce que je demande c’est un bon bouquin qui puisse occuper mon esprit, qui fasse taire la petite voix nasillarde qui me ramène au bord du trou noir. Ma bonne conduite m’ayant ouvert le droit d’emprunter autant de livres que je désire, je ne m’en prive pas. Je ne les abîme pas, je les rends à la date convenue et j’ai même droit en prime à un sourire de la bibliothécaire.
J’ai trouvé l’appartement de mon “curé journaliste”. Il m’accueille à bras ouverts, me fait entrer dans son salon. Quatre autres hommes, tous d’un âge certain, sont avachis dans leur fauteuil, un verre à la main. Les présentations. J’apprends que ce sont d’anciens militaires, camarades de combat, comme ils disent. J’accepte un whisky (quel luxe), et me cale aussi dans un fauteuil que me propose le maître de maison. Aucune femme. Ah si ! La cuisinière, du moins c’est ainsi que je la nomme au vu de sa tenue, nous demande de passer à table. C’est elle qui fera aussi le service. Un repas de roi arrosé plus qu’il ne faut. La conversation est assommante : souvenirs d’anciens combattants. Des paroles droites, d’hommes qui vous regardent dans les yeux et qui ont des couilles, oh là ! De grosses couilles, pas comme les jeunes d’aujourd’hui qui se laissent bouffer par leur gonzesse. Bref je me tais, je mange, et je bois plus qu’il n’est raisonnable même pour moi qui suis blindé de ce côté-là. D’ailleurs tout le monde boit. Les cadavres s’entassent en bout de table. J’apprends aussi qu’on fête la bataille de Diên Biên Phu, ils ne parlent pas de défaites, ainsi que la libération des prisonniers des camps d’internement vietminh. Tous y sont passés et s’en vantent. Personne ne s’occupe de moi. Je ne sais vraiment pas ce que je fais là. Ont-ils besoin d’un témoin docile pour écouter leurs histoires ?
Après le dessert et le digestif, le colonel, c’est ainsi que les autres l’appellent, s’adresse directement à moi : “Tu vois Mat’lot, tous les ans nous nous réunissons, du moins ceux d’entre nous qui n’ont pas encore passé l’arme à gauche, pour nous remémorer l’Indochine, notre guerre et notre captivité. Dans certains camps les Viets nous obligeaient à jouer à un jeu qui les excitait particulièrement.” Le colonel appelle la cuisinière qui entre et lui tend un revolver. “Tu connais la roulette russe ? Voilà ce que je te propose : tu prends ce revolver, tu l’appuies sur ta tempe, tu presses la gâchette. Tu as cinq chances sur six de t’en tirer. Si tu t’en tires, tu n’auras plus aucun souci financier jusqu’à la fin de ton existence : une sorte de retraite sous forme de pension à vie. Les uns comme les autres nous avons assez « barbouzé » en Afrique à la bonne époque pour avoir amassé de quoi nous permettre de t’offrir cette petite prime. Si les choses se passent mal pour toi, tu seras délivré d’une existence qui te pèse au point de vivre au rebut de la société. Finalement nous t’offrons la possibilité de finir en beauté, non ? En homme.”
C’était donc ça. Toute cette cour à coups de billets, d’invitations au restaurant, d’écoute amicale. J’avais bien raison de me méfier. Le colonel, avec ses yeux de tortionnaire. Rien à voir avec Bébert et sa générosité. Me voilà assis en face d’un quarteron de sadiques qui ont besoin de sang pour réchauffer leurs vieilles artères. Leur fric sale, je m’en fous. Je ne sais pas ce qui me retient de saisir le revolver et de tirer dans le tas, au hasard. Trop facile : on trouve un SDF. Pas de famille, pas vraiment d’amis pour s’étonner de sa disparition. Aucun problème pour se débarrasser du corps. Pas de recherche, ni vu ni connu. Le colonel me regarde, comprend ce qui se passe dans ma tête. “Ne fais pas l’imbécile… souviens-toi que tu as le choix.”
Le choix… C’est vrai que d’un autre côté ce serait une façon d’en finir une bonne fois pour toutes. Qu’est-ce qui me retient ? J’ai déjà tout d’un mort-vivant. Pratiquement plus rien de personnel, à part mes fringues, quelques envies que je voudrais solder au plus offrant, le désir de n’être plus qu’un regard insensible. Et les cinq vampires qui m’observent comme si j’étais le sauveur…
Je prends l’arme que me tend la servante. C’est la première fois que je tiens un revolver : lourd, froid, gueule de mort. Et bizarrement, une excitation comme je n’en avais pas ressenti depuis longtemps sourd dans mes veines. Je lève l’arme vers ma tempe : montée d’adrénaline qui enflamme mes méninges. L’impression, qu’en moi, un barrage vient de céder. Étonnamment je me sens revivre. Tout me semble de nouveau possible, comme par exemple de jouer sa vie sur un coup de poker. Le doigt sur la gâchette. Banco !…
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