En ces temps reculés, dans la petite ville de Mellibourg située au cœur de la Creuse, devait avoir lieu un procès singulier.
Aucun des villages alentour ne pouvait manquer d’y envoyer un émissaire qui, au retour, pourrait décrire les situations avec les mots du cru, ceux que l’on entend souvent et que l’on comprend bien. D’avance, on se faisait une joie de l’écouter.
Toutes les informations de la région s’échangeaient à l’estaminet, calé sur la place, non loin de l’église. Les commerçants itinérants s’y arrêtaient assoiffés de transmettre ce qu’ils avaient entendu ailleurs autant que de connaître les nouvelles du coin qu’ils iraient colporter en d’autres lieux.
Ainsi s’était répandu le bruit qu’un procès aurait lieu à Mellibourg. Les représentants chargés d’une mission d’observation étaient déjà partis. Depuis lors, des quatre coins du département la même question se répétait lorsque quelqu’un entrait dans un café :
- Alors, l’est-il revenu, l’envoyé ?
Les gens regrettaient de ne pas avoir pu faire le déplacement eux-mêmes, sans doute sauraient-ils à cette heure le fin mot de l’histoire. Enfin, il fallait bien prendre son mal en patience car il était notoire que la justice prenait son temps.
À Mellibourg, à vrai dire, l’affaire était entendue, le coupable devrait payer ses méfaits de sa vie, l’avocat général avait réclamé la mort par pendaison. Les jurés, rendus à sa cause, instruits la veille du déroulement de la procédure, attendaient sans marques d’impatience la plaidoirie de l’avocat de la défense. En habits du dimanche, les cheveux plaqués, gominés, les moustaches et barbes fraîchement taillées, les douze hommes choisis pour rendre ce jugement populaire se prenaient très au sérieux. Ils regardaient tour à tour la salle, les magistrats, la partie civile et le prévenu, affichant des airs placides, conscients de la charge qui leur incombait.
Ce procès particulier réunissait dans la salle une population hétéroclite, l’ambiance était de celle qu’on retrouve lors des grandes célébrations religieuses. Le gratin se mélangeait aux petites gens et tout ce beau monde, heureux d’être ensemble, persuadé de l’issue de ce simulacre de combat entre leur représentant et celui de la défense, n’était là que pour, d’un même élan, entériner une évidence. Ah ! qu’il était bon d’être tous du même avis, de ne pas avoir à se torturer l’esprit pour trouver des arguments, défendre ses convictions.
Les crimes reprochés, odieux, ne laissaient aucune place au pardon. Il suffisait de regarder la dame Ciboule pour s’en convaincre. Échevelée, le teint chiffonné, effondrée sur sa chaise, elle pleurait la perte de sa mère et de sa chère fillette. Elle demandait réparation, on allait la lui donner, on était là pour ça !
Le juge, déplacé contre son gré, était énervé par ce procès incongru, cela se sentait. La pendaison aurait pu avoir lieu sans lui, la Loi ne s’en serait pas offensée. L’avocat de la défense venait de la Capitale. Pour l’occasion, il avait revêtu une grande robe noire à jabot blanc et une perruque grise, bouclée, ridicule. Rien ne l’y obligeait mais il voulait en imposer.
Le juge se racla la gorge avant d’utiliser un petit marteau qu’il cogna sur sa table pour ramener le silence. Puis il demanda d’une voix tonitruante :
- Alors Maître, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? - Je suis prêt votre Honneur !
Et l’avocat qui cachait un air juvénile sous sa perruque et un monocle, se dirigea au centre de l’arène, non sans faire des effets de manches qu’il avait longues et larges pour impressionner son auditoire.
- Messieurs les jurés, nous reconnaissons l’abomination des crimes qui nous sont reprochés.
Peu habitués au phrasé des gens de robe, ce « nous » collectif en choqua quelques-uns. Certains se demandèrent même si, des fois, cet homme aux allures de corbeau n’avait pas participé aux crimes. L’attention du public s’en trouva renforcée.
- Résumons les faits, s’il vous plaît, et voyons où se trouve la responsabilité de ce que je qualifierai de déplorable événement.
Les yeux s’agrandirent, les faits étaient déjà connus, le coupable dans la salle.
Dans une cage étroite, l’accusé, terrorisé, bavait et roulait des yeux en tout sens. Enserrant son cou, un large collier d’acier relié à une chaîne tendue l’obligeait à rester debout à la vue de tous. Ainsi il ne pouvait faire de mal à personne et pourtant on le craignait encore.
- Je vous demande de prendre en compte la nature du prévenu. Regardez-le bien !
Les jurés se crurent obligés de tourner la tête vers le monstre enchaîné, le public au risque de se tordre le cou, fit de même. Certains frémissements en dirent long sur l’effet que la contemplation de l’abject criminel faisait à certaines femmes.
- À n'en pas douter, vous en conviendrez avec moi, il est différent ! Nous ne pouvons lui demander de réagir comme nous ! asséna Maître Gaston Rivière. Alors voyons les faits. Il est avéré que le prévenu a perpétré deux crimes odieux, qu’il s’est repu de la chair de ses victimes et… oui… comme nous l’a démontré l’avocat général, que ces meurtres étaient prémédités.
Le jury acquiesça avec un bel ensemble. Tout le monde était d’accord. La dame Ciboule laissa échapper un sanglot, détournant l’attention de l’auditoire. Maître Rivière en profita.
- Cette femme pleure la perte de sa mère et de son enfant, mais il est trop tard !
À la voix vindicative de l’orateur, la salle sentit qu’une déclaration importante allait être faite. L’avocat s’avança vers les membres du jury et commença son attaque, d’une voix plus calme, les yeux fixés sur ceux d’un juré.
- Vous, là ! Vous connaissez la différence entre le bien et le mal, vos parents vous l’ont apprise dès votre plus jeune âge, n’est-il pas ?
L’homme interpellé hocha la tête, bêtement. Les yeux brillants de Gaston en cherchèrent un autre.
- Croyez-vous que les parents de l’accusé étaient en mesure de lui transmettre les rudiments de la vie en société ?
La dénégation du deuxième renforça Rivière dans sa position. Intérieurement il jubilait d’être tombé sur de tels bêtas qu’il pourrait leur faire prendre des vessies pour des lanternes presque sans effort. Il porta son attention sur un troisième, un homme blond, ventru et moustachu.
- Croyez-vous que l’accusé ait une intelligence comparable à la vôtre ?
La moustache frémit mais la tête refusait obstinément de bouger. Gaston Rivière avait affaire à un têtu. Le cordonnier pris pour cible, sieur Vacher, torturait la casquette qu’il avait entre les mains, cherchait de l’aide sous son soulier, mais comme il ne la trouvait pas, pour mettre fin au supplice qu’il vivait, il finit par secouer la tête de droite à gauche en soufflant un peu fort. Ensuite, persuadé qu’il s’était fait rouler par l’homme de justice, il se mit à transpirer à grosses gouttes. Trop tard, Gaston avait eu la réponse qu’il attendait. Il ne sourit qu’un dixième de seconde avant de poursuivre :
- Non messieurs les jurés, l’accusé n’est pas à même de réfléchir comme vous le faites, il n’a ni votre intelligence, ni votre éducation. Sa nature le pousse à tuer et rien n’est venu contrarier cet instinct. Personne ne l’a jamais instruit du bien et du mal.
Il laissa passer un petit moment pour que la salle digère ses phrases. « C’est qu’il en fallait du temps à ces foutus primitifs pour qu’ils comprennent bien de quoi on leur parlait », pensait Rivière. Quand enfin il crut reconnaître une lueur d’entendement dans les yeux de certains, il poursuivit :
- Pourquoi l’avocat général a-t-il requis la pendaison ? Il nous l’a dit : parce qu’il y avait préméditation ! Mais, vous-mêmes, messieurs les jurés, ne vous arrive-t-il pas, le dimanche ou pour les fêtes, de tuer une poule, un cochon, un veau ? Ne vous êtes-vous pas léché les lèvres, caressé le ventre, en prévision du bon repas que vous feriez lorsque vous auriez tué l’animal ? N’avez-vous pas attiré la bête par la ruse, en douceur, pour qu’elle vienne se jeter sur votre couteau ? N’y a t-il pas eu préméditation ?
Un brouhaha salua son discours. « Ce ne sont que des bêtes, ce sont nos propres bêtes ! » Rivière n’en tint pas compte.
- L’accusé ne fait aucune différence entre les animaux et les humains. En ces temps difficiles, il prend ce qu’il trouve pour nourrir sa famille. La petite fille habillée en rouge se trouvait seule dans la forêt. Est-ce la place d’une fillette, je vous le demande ? Pourquoi sa mère l’avait-elle revêtue d’un tel habit pour traverser les bois ? Le loup ne pouvait la manquer. Imaginez que le loup se soit trouvé à dix lieues de là. La petite aurait-elle été en sécurité pour autant ? N’arrive-t-il pas de croiser dans vos forêts des sangliers furieux ou pire, des maraudeurs. N’y a-t-il pas bien d’autres pièges qu’une fillette ne saurait éviter ?
Dans la salle, personne ne s’attendait à ce que la plaignante soit ainsi accusée mais quelques femmes acquiescèrent discrètement aux propos de l’avocat qui continua :
- Le loup s’est rendu sympathique, s’est enquis de la santé de la fillette et lui a demandé où elle se rendait. La fillette n’avait-elle pas été alertée par sa mère des dangers qu’il y avait à fréquenter un loup ? … Poursuivons. L’enfant a parlé de sa mère-grand, malade, seule chez elle, a donné l’adresse à l’animal qui s’est précipité chez la vieille dame pour la dévorer. Nous savons qu’ensuite l’accusé a patiemment attendu l’arrivée du chaperon rouge pour le tuer à son tour. C’est une malheureuse affaire qui aurait pu être évitée ! Que faisait donc cette petite fille seule dans les bois alors que la nuit allait tomber ? Pourquoi la dame Ciboule n’a-t-elle pas hébergé sa mère le temps qu’elle se rétablisse, comme une fille aimante et respectueuse doit le faire ? Si la dame Ciboule était allée elle-même apporter la galette et le petit pot de beurre plutôt que d’y envoyer une fillette non avertie des dangers de la forêt, rien de fâcheux ne serait arrivé !
L’auditoire semblait réfléchir. On ne pensait plus à l’accusé mais à la succession d’événements qui avait engendré la tuerie. Certains tentaient de dévisager la mère qui, tassée un peu plus sur sa chaise, gardait la tête baissée, de peur de rencontrer un regard accusateur.
Gaston décida d’abattre sa dernière carte. Il se savait très fort pour convaincre ses semblables et n’avait plus aucun doute sur l’issue de l’affaire.
- Laisseriez-vous votre fille traverser une forêt que l’on sait fréquentée par une meute de loups ?
Pour beaucoup d’auditeurs, la responsabilité de dame Ciboule semblait bien engagée. Ce procès qu’ils avaient demandé pour conjurer la terreur que les loups leur inspiraient, ce procès qui n’avait qu’une seule issue possible tout à la gloire de l’homme, prenait une tournure inédite.
- Juger et pendre ce loup serait le reconnaître comme votre égal. Est-ce bien ce que vous voulez ?
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Gaston s’éloignait de Mellibourg à cheval, plutôt fier de lui. Il pleuvait, sa monture glissait sur le chemin boueux. L’avocat jubilait d’avoir réussi à renverser une situation perdue d’avance. Le loup ne serait pas pendu. Les hommes lui avaient enduit le pelage de peinture rouge puis l’avaient relâché. Ils organiseraient une battue le lendemain et le tueraient sans autre forme de procès. C’était ainsi que les choses se passaient entre les hommes et les animaux sauvages depuis des siècles, pourquoi les premiers avaient-ils voulu qu’il en soit autrement cette fois-là ? Le brillant avocat se le demandait encore mais il pensa avec une certaine satisfaction les avoir guéris à jamais de traîner des animaux en justice.
L’avocat allait bon train, impatient de raconter ses exploits à ses amis. Il se trouvait dans les bois de Torcy, lorsqu’un sanglier traversa le chemin juste devant sa monture. Le cheval se cabra, projeta l’homme dans le fossé avant de s’enfuir au grand galop. La tête de Rivière heurta une pierre, lui faisant perdre connaissance.
Alors que la nuit tombait et qu’au loin, des loups hurlaient, Rivière se réveilla. Après avoir repris ses esprits, tremblant de froid, couvert de boue, il se releva. Sur sa jambe gauche, son pantalon taché de sang était coupé laissant voir une profonde estafilade dans la chair.
- Dans quelle ornière me suis-je fourré ? dit-il à voix haute pour se rassurer.
Seule la lune éclairait sa précaire situation. Un bruissement le fit sursauter et le ramena à la dure réalité : il fallait s’organiser pour survivre. En claudiquant, Gaston ramena quelques feuillages humides dans l’idée de faire un feu. Il les prenait sous les arbres là où ils devaient être un peu plus secs. Il constitua un fagot qu’il dressa dans une petite clairière. Les loups étaient proches, il le sentait.
Soudain il en vit trois. L’un d’eux était rouge et Gaston ne savait s’il fallait ou non s’en réjouir.
La boîte d’allumettes dans sa poche n’en contenait que deux. Avec empressement il gratta la première. Trop d’empressement sans doute car elle atterrit droit dans les herbes mouillées. Il lui restait une chance, une seule de voir le prochain jour se lever. Il allait risquer sa vie sur ce dernier coup aussi réfléchit-il un moment avant de gratter la dernière allumette.
Il lui fallait trouver du papier ou quelque chose qui s’enflammerait facilement. Tout autour de lui avait cette humidité des campagnes qui vous pénètre jusqu’aux os. Il pensa à prendre de l’écorce qu’il arracha aux arbres en s’écorchant les doigts. Les loups l’observaient en silence. L’allumette s’enflamma à la première sollicitation. La protégeant de ses mains, notre héros l’approcha du petit tas d’écorces placé sous l’amoncellement de branches. Une bourrasque que rien ne laissait présager, éteignit la mince flamme avant même qu’elle n’atteigne son but. Rivière lança un hurlement de déception devant cet acharnement du sort.
Ce cri sembla réveiller deux des loups qui bondirent dans sa direction. Mais le rouge s’interposa. Était-il possible qu’il ait une certaine reconnaissance pour celui qui lui avait évité d’être pendu ? Toujours est-il qu’il sembla réussir à convaincre ses compagnons de ne pas attaquer, ils se retirèrent et disparurent de la vue de Gaston. Alors le loup rouge s’approcha et dit :
- Tu m’as sauvé. Pour te prouver que je ne suis pas un chien, je te laisse une heure pour t’enfuir. Ensuite, nous te pourchasserons.
L’avocat qui avait une grande habitude des négociations, essaya bien de gagner quelques heures supplémentaires, mais la bête s’éclipsa sans écouter ses supplications.
Une heure quinze plus tard, Rivière, boitant bas, avait fait moins d’un kilomètre en direction du village qu’il avait quitté plus tôt, lorsque le loup rouge se trouva en travers de son chemin.
- Laisse-moi encore un peu de temps, tu vois bien que je suis blessé ! J’ai fait en sorte que ces gens t’épargnent sans rien te demander en retour.
L’animal semblait sourire et Gaston reprit confiance.
- De combien de temps as-tu besoin ? demanda le loup avec un air filou.
Et avant même que l’avocat ait pu répondre, il lui sauta dessus et l’égorgea.
La battue organisée le lendemain laissa les chasseurs bredouilles. Le loup rouge semblait avoir décidé de changer de décor.
Dans une autre contrée, ce terrible ennemi des hommes fut bientôt connu pour sa ruse et sa témérité. Toujours teint en rouge, sa tête était ornée d’une perruque grise qui lui seyait fort bien. L’animal marqua tellement les esprits qu’il inspira une chanson aux enfants. Ces derniers formaient deux groupes et chantaient tour à tour :
- Où sont les loups ? - Dans la forêt. - Qu’est-ce qu’ils y font ? - Ils y travaillent. - À quel métier ? - Au charcutier. - Faut-il les tuer ? - Oui !
Plus tard, une variante de la comptine préféra plutôt s’inquiéter du sort des cerfs. Peut-être était-ce parce que les loups avaient finalement été exterminés.
Personne ne pleura la mort de maître Rivière, parce qu’enfin, n’était ce pas de sa faute ? N’était-il pas bien placé pour connaître les dangers qu’il y avait à traverser les bois ?
La dame Ciboule mourut de chagrin, écrasée par la culpabilité qu’un talentueux avocat s’était acharné à lui reconnaître.
Le cheval de Gaston, emballé, poursuivit sa route jusqu’à Rome, vérifiant une fois encore la croyance populaire qui veut que tous les chemins mènent au même endroit.
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