Lille Flandre Putain de mal de tête, je n’aurais jamais dû accepter ce dernier verre... Elle n’était pas mal c’est vrai, mais qu’est-ce qu’elle pouvait boire ! Alors que le whisky me tiraillait les entrailles tout en faisant danser frénétiquement mes neurones désolidarisés, il semblait l’habiller, elle, d’un sourire. Un simple sourire, qu’est-ce qu’elle pouvait boire… Grande, les cheveux plus blonds que bruns, ce fut sur sa robe que mon regard se posa le premier. Température hivernale oblige, la belle portait sous sa longue tenue blanche une paire de collants qui s’avéra plus tard n’être que des bas. N’est-il pas curieux de voir toutes ces jambes déambuler sous nos yeux impuissants alors que le thermomètre ne dépasse pas la jauge de la première dizaine. Ma sœur m’avait vaguement apporté un élément de réponse lors d’un repas dominical interminable. Selon elle, cela venait de la pudeur féminine. Exhiber ses jambes noircies par le nylon est plus aisé que déambuler en bikini le long d’une promenade anglaise. Elle se permit de rajouter une phrase concernant l’épilation, mais je ne l’écoutais déjà plus. Cette « jeune femme », comme la société civile doit à présent l’appeler au grand dam de son paternel, n’avait pas à avoir peur de se dénuder. Au contraire. Ses formes n’étaient pas parfaites, des hanches trop larges de quelques centimètres la faisaient passer de la catégorie « magnifique » à celle de « mignonne ». Dans les rapports humains il suffit souvent de peu. Du haut de mes vingt ans je peux l’affirmer. La psychologie féminine me dépasse, mais j’ai bien compris une chose, ce sont les filles mignonnes qu’il faut draguer. Ce sont avec elles que nous avons des chances de baiser sans trop de difficultés. La belle Lilloise s’appelait Ophélie, mais ce n’est pas son nom que j’emporte avec moi dans ce TGV. Lui n’est là que pour me donner l’occasion de me pavaner à mon retour auprès de mes camarades. Arrogant, sa sonorité m’enivre pourtant de sa simplicité : Ophélie, ma belle endormie. Sans complexe, je me remémore la douceur de sa peau et la violence de notre étreinte. Le souvenir de ma cour titubante m’ennuie. Je perds goût au jeu. Il m’épuise et me lasse. Une société performante exige des éléments performants ! Je ne mettrai pas une croix sur mes branlettes quotidiennes pour autant, disons que je vais les reconsidérer. Si la fiction est plus contrôlée que la réalité je vais m’efforcer d’écrire avec sincérité pour ne pas subir les foudres de votre jury. Les nouvelles ne sont pas bonnes, j’espère que celle-ci le sera. À ma gauche, place 74, une jeune adolescente s’explose le tympan sur un rythme de Lady Gaga. Elle semble se foutre de mes considérations et je me fous bien des siennes. La boucle est bouclée, la ceinture attachée ! La route est longue, j’espère que cette lolita a les Stones sur son Ipod. Je sais ce vœu vain, il faudrait qu’ils aient sorti un nouveau tube et qu’ils lui fassent bouger son petit cul dans une boîte bondée. Le « milieu de la nuit » m’est peut-être inconnu mais je reste à peu près sûr de n’avoir jamais entendu le moindre riff de Keith mettre en transe une meute d’adolescentes voldkalisées. She’s a rainbow et mieux qu’Arthur, elle se fait prendre en photo (2 night) avec ses copines. Tant pis, sa musique électronique et son imbécillité transpirante ne m’empêcheront pas de me dénuder à mon tour. Ce mal de tête échouera tout autant. Vous serez contraints de suivre station par station mon strip-tease intégral. Vous, lecteurs, qui cornez bien souvent les pages noires d’un polar best-seller assis à ma place. Tuer le temps avec des histoires de meurtre, pourquoi pas. Je préfère pour ma part écrire celle d’un être déjà mort, d’une personne qui voyage dès qu’elle peut pour fuir sa vie. Parler de soi à la troisième personne est pompeux voire présomptueux, je le suis. Ophélie l’était aussi mais on ne retient d’elle que son charme et son sourire qui se nourrit de mes frasques alcooliques. En voyageant tout est singulier. Un pas dans une rue inconnue est différent de celui qui vous extirpe de votre lit chaque matin. Embrasser Ophélie n’était en rien comparable avec les baisers que je peux échanger au quotidien avec ma Marianne dans les couloirs de la fac. Les valeurs ne sont pas universelles. À Lille je n’ai pas pensé fidélité, à Lille je me suis imposé comme simple limite : la jouissance. Pas étonnant que je sois encore plus perdu qu’à mon départ. Une bulle de 72 heures dans ma vie couplée d’un mal de tête, voilà ce que j’ai gagné. À fuir on ne profite que du dépaysement et d’une belle carte postale. Les souvenirs, eux, s’effacent. J’entends la voix métallique de la SNCF qui annonce notre arrivée à Paris. Ma voisine fait ses affaires et emporte avec elle un morceau de Cali. Dois-je me réjouir de ce départ ?
Paris Gare du Nord À six ans j’ai appris à lire mais je n’aimais pas ça. Écrire ne m’enchantait guère plus. Ce qui me plaisait c’était de faire semblant. À l’école il m’arrivait de passer plus de temps à justifier un travail non fait qu’à le faire. L’efficacité du mensonge m’encouragea à en user fréquemment. Le théâtre me permit de me glisser dans la peau d’un personnage, mais sa durée à l’échelle d’une vie était trop éphémère pour le menteur en herbe que j’étais. J’ai alors décidé de n’écrire qu’une seule histoire, la mienne. À la fin de mon enfance le premier chapitre était plutôt chiant, le dur n’arriva qu’à mon adolescence. Il me suffisait le soir de m’imaginer la journée à venir et je faisais tout pour réaliser mes plans. Je fus en quatre ans : bon élève, à la limite du redoublement, introverti, dragueur, sympathisant communiste et frontiste. Je fus tout ce que j’écrivais le soir dans ma petite tête bouillonnante à l’idée de ce projet polymorphe. Les spécialistes auraient certainement diagnostiqué une forme de schizophrénie avancée, j’en étais parfaitement conscient. C’est ce qui m’amusait, pousser mon corps et mon esprit dans cette transe. Je rentrais dans le monde à ma manière, à mes manières. L’adolescence c’est peut être ça au fond. Je me demande comment pouvait être Ophélie à ses quinze ans. Avec sa gueule, je l’imagine au bras du « beau gosse » de la classe. Formant un joli couple et s’embrassant langoureusement dans les files d’attente du Carrefour sous le regard écœuré d’un type de mon genre. Ce n’est pas l’exposition des « sentiments » qui m’énerve chez ces gamins, c’est leur stupidité. En jetant un coup d’œil rapide à la rangée de droite je constate avec amusement qu’un jeune couple vient illustrer ma pensée. À cet instant, ce n’est pas la solitude qui vient faire ses griffes sur ma gueule sinon la tristesse. J’aimerais m’interposer et crier à la minette que son mec ne l’aime pas, qu’il ne pense qu’à la profondeur de son bonnet (si c’est un romantique) ! L’initiative serait vaine, parce que la vérité n’intéresse pas la mignonnette. Elle ne connaît pas la valeur de l’amour et s’indigne de la réserve des adultes. Pourtant, c’est elle qui trogne de voir ses parents se voler un baiser et qui n’imagine plus ses grands-parents forniquer depuis la mort de Pompidou. C’est con, elle me plaît bien cette petite. Il ne faut pas que je sois fataliste, elle n’est pas condamnée, elle a 15 ans, elle me ressemble juste un peu trop à son âge… À penser que le flirt n’est qu’une affaire d’ado, elle creuse sa propre tombe affective et paraphe son contrat de divorce d’une encre indélébile. Quand fatalisme et réalisme se déchirent dans ma tête douloureuse, un panneau indiquant la gare de Vierzon apparaît sous mes yeux endormis.
Vierzon Laura. C’est à ce nom qu’elle répondait présente en cours de philosophie. Dénomination banale pour une fille qui l’était tout autant. Taille légèrement plus élevée que la moyenne, gorge généreuse, Laura correspondait à certains critères esthétiques contemporains c’était indéniable pour un adolescent comme moi. Ce fut cette femme en force qui me poignarda pour la première fois. Enfonçant sa dague au plus profond de mon être, elle n’imagina pas ce qui en suivit. Je ne parle pas des larmes superficielles que l’on expose à ses amis pour récolter une accolade chaleureuse mais de celles que l’on intériorise et qui noient peu à peu l’optimisme que l’on peut encore entretenir. Je ne reçus aucune bouteille d’oxygène pour me sauver de ce naufrage, ni l’alcool, ni les drogues ne furent mes bouées de sauvetage. Le Rhône dans lequel elle me jeta fit dériver mon corps jusqu'aux berges festives de la Garonne. Saint-Pierre fut l’adresse de ma nouvelle vie. Quand nos conceptions sont mises à mal il n’est pas chose aisée que de déterminer les causes de ce malaise. Je ne crois pas en l’intemporalité des relations humaines, elles sont conjecturelles et intéressées. Il me semble avoir toujours pensé ainsi le soir dans mon lit, un critérium posé sur l’oreille gauche. Ce n’est pas le sourire effacé de la belle Laura qui me poussa dans ce train un coup de pied au cul, seulement, l’amour que je lui portais me faisait léviter dans un espace dénué de violence superficielle. Je ne sentais pas cette odeur dégueulasse en passant devant la raffinerie de Feyzin tous les matins, la mélodie incessante des cloches de Saint-Sernin ne me cassait pas les couilles et m’enchantait presque. Redescendu de ce shoot affectif mon quotidien me parut hostile. La tolérance est une vertu que je redécouvris, son perfide corollaire en fut la haine. Vivre avec soi-même et pour soi-même n’est pas une sotte idée. Il me semble avoir entendu Ophélie prêcher ainsi hier soir. Si une jeune femme de vingt ans s’adresse de la sorte à un compagnon intravagina c’est que je n’ai pas bien saisi la véritable portée de l’apparente encyclique. Peu importe. Le jeune couple de la rangée de droite s’est assagi. Elle mâchouille un chewing-gum (haleine fraîche oblige pour « bébé cœur » en mal d’amour) en tripotant son Ipod, lui ne fait rien. Il est incroyablement statique, son regard est vide. Un bouquin de Balzac est sorti mais l’absence de marque-page semble prouver le degré d’implication du jeune homme dans la lecture de l’œuvre. Après tout, Wikipédia lui apportera des informations qu’il ne trouvera même pas en lisant son Père Goriot. Ce qui compte c’est d’avoir le bac, il lira plus tard…
Limoges La gare des Bénédictins me laisse un instant songeur. Le bâtiment ferroviaire est beau. Je serais bien descendu fumer une cigarette devant ce hangar limousin. Combien avaient-ils été déportés en délaissant leur culture pour la prometteuse capitale désormais à portée de main. Curieuse image que cette ville me véhicule de mon siège rembourré. Elle semble si fragile, si cassante, à l’image de la porcelaine qui fit sa renommée dans une époque plus raffinée. Le quai s’anime, la machine infernale grince et se remet en route, elle me ramène chez moi… « La Cité des violettes », ma terre d’adoption, ma terre promise. La brique, l’engouement des Toulousains pour le rugby et les troisièmes mi-temps m’ont partiellement amusé. La monotonie des blocs d’Empalot, qui n’ont pas eu le droit aux colombages de la Daurade, m’a révolté. Ce sont toujours les gros poissons qui passent entre les mailles du filet et si par hasard l’un d’eux se fait attraper il devient un trophée que l’on expose pendant des jours entiers sous des traits pixélisés au JT de 13 h. Zola m’a appris à accepter la laideur de la pauvreté. Cette indécrottable condition qui s’immisce jusque sous les plus belles paires de Jimmy Choo. God save the queen et son trône avec ! Le contrôleur m’accoste brutalement et jette un regard curieux à mon écran d’ordinateur. Mon béret vissé sur mon crâne en ébullition et ma chemise déboutonnée de moitié doivent me donner une allure bobo. C’est sans doute ce que je recherche. L’apparence est primordiale si l’on souhaite mentir avec conviction. Je souris niaisement et lui tends mon « titre (honorifique) de transport ». J’ai cette chance de fuir mon quotidien et je veux que ce professionnel du déplacement le sache. Je veux que la blancheur de mes dents électrocute d’arrogance et de cynisme sa pauvre condition de fonctionnaire guichetier. Il composte d’un petit trou ma carte de séjour et s’évanouit dans le wagon suivant. Du balai ! Ophélie aurait été plus excitante à poinçonner que ce petit bout de carton ridicule, informe et magnétique. La chaleur de sa compagnie à la place de cet ordinateur qui me brûle les couilles, voilà une image qui m’enchante. Mais la belle a préféré l’humidité de son Nord. Mais la belle a préféré fuir la bête. Notre séparation ne s’est pas faite sur le quai de gare, aucun baiser ne fut dérobé ni donné. L’amour charnel nous a parfaitement convenu louant la spontanéité de l’être humain ; son goût pour l’impulsion et l’engagement sans conditions. L’enfance est un boulet à tête maternelle que l’on traîne avec nos partenaires. C’est en me masturbant plus jeune que je découvris le sentiment de culpabilité. Ce salaud se nourrissait de la peur de voir ma mère faire irruption dans la chambrée. Quelle tête aurait-elle faite ? Quelle réaction aurait-elle eue ? Certainement de l’indifférence, de l’amusement tout au plus. Et pourtant je restais des minutes entières, rongé de remords à regarder ma bite se dégonfler dans un coin de ma chambre. Le sexe n’est définitivement pas une pratique solitaire. Ophélie me manque déjà, mais je n’ai pas le droit d’y penser, elle n’est pas mienne. L’absence de Laura exacerbe mes pulsions. Les cris du bambin assis à ma gauche m’achèvent. Ce petit prince croit pouvoir se foutre de la bienséance et chialer à la gueule d’autre usager d’un service public en toute impunité ? Bien sûr, c’est un gosse. Les seuls concepts qu’il est en mesure d’appréhender sont papa et maman. Enveloppé dans sa cellule familiale ce pleurnichard ne doit pas être si mal. Une grosse tétine vient l’aider à se taire. Le monstre devient un petit ange sur lequel je m’apitoierais presque, ce gros bout de plastique dans la gueule. Message subliminal que passent les parents à l’enfant : « Ferme ta gueule chéri ! » Je souris en repensant au jour où j’insultai pour la première fois ma mère. Le « ta gueule tu m’fais chier » n’avait pas été très convaincant : elle resta toute l’après-midi à pleurnicher. La colère ne se digère pas facilement.
Brive Brive et sa bande de gaillards est grise en ce jour de dimanche. La ville semble de mon hublot le parfait contraire de Limoges. La tristesse de l’architecture en finit même écrasée par l’indifférence que semble réclamer cette bourgade oubliée du grand cercle parisien. À l’issue d’un affrontement il y a un gagnant et un perdant. Brive n’est même pas dans la course, elle ne se confronte à personne et en tire une certaine complaisance. À la différence de moi et de cette vie que je perds un peu plus de jour en jour. De cette attente malsaine d’un drame qui me permettrait de justifier mon mal-être. Les polissonnes, les farouches je n’en ai plus rien à foutre ! Ophélie peut très bien prendre une chambre d’hôtel avec Laura pour partouzer dans le sud de la France, ma boussole indiquera toujours fièrement le Nord. La pensée est longue et frivole, je comprends cet engouement pour le contact physique. Mon voisin de train a décampé dans ce trou du cul de la France me laissant seul avec mes pensées charnelles. Mon mal de tête est parti avec lui laissant ma confiance s’infuser au plus profond de mon être. La douleur que j’en retire m’amène à regretter ma céphalée chronique. Un homme me fixe derrière son journal. Il paraît vieux, mais ne doit guère avoir plus de la quarantaine. Le train est un endroit parfait pour espionner les gens. Je croyais cependant que cette activité perdait de l’intérêt avec le temps. Il veut ma photo ou quoi ce con ? Son regard stérilise ma pensée, j’écris merde ! Personne n’occupe le siège à côté de moi et la façon dont ce quadra le scrute me fait peur. Mes craintes sont fondées…
- Je peux m’asseoir à côté de vous ? - Oui. - Je m’appelle Paul, désolé de vous importuner, mais les voyages en train m’ont toujours profondément ennuyé. - Disons qu’il y a des moments plus intenses…
Une gêne intergénérationnelle prit place sans le moindre titre de transport.
- Vous êtes étudiant ? - Oui. - C’est bien. J’aimerais l’être de temps en temps. - Pourquoi ? - Je garde un bon souvenir de ma vie étudiante. Loin de tous les tracas quotidiens, des gosses, des impôts… - Vous n’aviez qu’à pas vous marier et ne pas travailler. - Je suis divorcé et au chômage. - Félicitations !
Laisser cet homme envahir ma bulle a été la pire erreur de mon séjour. Paul fut l’adulte le plus sincère que je n’avais jamais rencontré. De Brive à Montauban il me dépeignit en détail son divorce avec la belle instit’ qui lui fit quatre enfants dont l’aînée avait mon âge, son départ de Paris pour le Sud-Ouest dans l’espoir de se réchauffer le cœur, son job de commercial insignifiant… Rien, je ne vis pas le début d’un optimisme dans ses grands yeux froids. L’évocation de la naissance de son petit Jack lui valut un haussement d’épaule. Est-ce donc pour cela que l’on s’inflige de tels sacrifices ? Pour un vulgaire haussement d’épaule partagé avec un étranger dans la monotonie d’un train de province. Combien de Paul peut-il y avoir dans ce wagon ? Un, deux, peut-être. Suis-je moi-même un Paul en puissance ? Monsieur, revenez ! Vous ne pouvez pas peindre ce tableau, sans en expliquer le sens ! Mon anxiété souligne le manque de tabac. J’aimerais pouvoir m’enfoncer bien profondément des écouteurs en caoutchouc et m’exploser les tympans de riffs aussi acides que débiles, mais j’ai des choses plus importantes à faire. Je dois trouver un moyen de contourner l’absurdité de la vie. La gare Matabiau approche et je n’ai toujours pas l’ébauche d’une réponse. Je suis foutu !
Marc-Antoine Thevenot
|