Ce n’était vraiment pas de sa faute. Sa maison était là depuis toujours après tout. Une belle et haute maison de maître, idéalement placée sur un joli promontoire de façon à surplomber légèrement la route. Dans sa jeunesse, il n’y avait aucune autre habitation dans cette partie du village. Autrefois, quand Henriette se reposait sur son balcon, des prés s’étendaient à perte de vue. Aujourd’hui, trois maisons se dressaient là, toutes proches, juste dans son champ de vision. Le balcon était l’endroit préféré d’Henriette et elle avait toujours passé des heures à y contempler le paysage. Et bon. Soyons honnête. Sans être tout à fait un vestige antique, elle n’était plus toute jeune. À son âge, les habitudes avaient la peau dure. Aujourd’hui comme hier, Henriette continuait d’admirer ce qui s’étendait sous ses pieds. Ce n’était vraiment pas de sa faute si, à la place des écureuils et des oiseaux, c’était désormais des voisins qui se trouvaient là.
La soixantaine bien entamée, retraitée depuis un peu plus de six ans, Henriette avait une vie active et bien remplie. Mère de trois enfants qui venaient la voir presque tous les jours, grand-mère d’une tribu de onze petits-enfants qu’elle adorait gâter, présidente du club de randonnée, bloggeuse à ses heures perdues, Henriette n’observait pas ses voisins parce qu’elle n’avait que cela à faire, parce qu’elle était seule et isolée ou parce qu’elle s’ennuyait à mourir. Elle observait ses voisins pour la même raison qu’elle regardait Game of Thrones : parce qu’elle s’était attachée aux personnages et qu’elle refusait de les laisser en plan.
Ainsi, tous les jours entre 7 h 30 et 8 h 30 le matin (en prenant son petit déjeuner), entre 13 h et 14 h l’après-midi (pendant son repassage) et entre 19 h 30 et 21 h 30 le soir (digestion oblige), la sexagénaire se mettait à son balcon et, jumelles à portée de mains (pour le cas où), elle regardait avec bienveillance le « paysage ».
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Elle commençait toujours par Louise et Paul Mercier. Ils vivaient avec leur fille unique, Clara. Clara avait été malade pendant longtemps. Un cancer contre lequel toute la famille avait lutté. L’épreuve avait soudé le couple, là où certains se seraient déchirés. Ils avaient fait des sacrifices, mis entre parenthèses leur carrière afin de passer plus de temps auprès de leur enfant. À eux trois, ils avaient formé un mur de bronze face auquel le malheur avait été impuissant. Et puis, enfin, il y a un an, Clara avait guéri. Henriette avait adoré cet épisode. Il y avait eu une grande fête, comme si, tout à coup, la vie avait décidé de refaire une entrée fracassante dans cette maison si longtemps désertée. Depuis, tout semblait bien se dérouler pour les Mercier. Ils partaient travailler avec énergie, riaient à table, recevaient des amis. Mais Henriette n’était pas dupe. Elle voyait les larmes au bord des yeux de Louise qui menaçaient de couler chaque fois qu’elle était seule. Elle sentait la tension dans les épaules de Paul et comptait les trop longues secondes d’hésitation avant qu’il ose sortir de sa voiture le soir. Sans le son, il avait fallu un peu de temps à Henriette pour comprendre ce qu’elle voyait à l’image. Ce n’est que quelques semaines plus tôt, lorsque Marc, le facteur, avait glissé par erreur le courrier des Mercier dans sa boîte que la vieille dame avait compris. Une lettre d’une université située en Angleterre l’avait éclairée. La petite allait bientôt fêter ses dix-huit ans. L’été prochain, elle partirait poursuivre ses études et elle avait choisi l’étranger pour cela. Ses parents allaient se retrouver seuls. Ses parents qui ne savaient plus comment vivre à deux.
Quand Henriette croisait Louise ou Paul, ils ne lui parlaient que de Clara. Clara qui était si belle. Clara qui était amoureuse. Clara qui réussissait très bien à l’école. Ils avaient bâti un foyer dont le fondement et le cœur était leur fille. Une fois partie, ils avaient peur de découvrir que, sans elle, ils ne pouvaient plus tenir debout. Cela rendait Henriette folle de frustration. Ils s’aimaient bon sang ! Cela se voyait à des kilomètres (enfin… à une bonne vingtaine de mètres, du moins, c’était évident). Pourquoi doutaient-ils de pouvoir recommencer à vivre ensemble, de pouvoir faire des projets pour eux-mêmes. Ils ne tentaient rien, ne bougeaient pas, attendaient le départ de leur fille comme des condamnés l’exécution de leur sentence, persuadés que l’autre ne voudrait pas continuer le chemin à deux, alors qu’ils en crevaient d’envie chacun de leur côté.
Face à Game of Thrones, Henriette était impuissante. Elle ne pouvait brandir l’épée pour aider Jon à défendre le mur. Elle ne pouvait avertir Tyrion des pièges qui l’attendaient. Mais ici, c’était différent. Elle pouvait agir, choisir de donner un petit coup de pouce au destin ! C’était sans doute déplacé. Ses enfants seraient certainement très en colère s’ils l’apprenaient. De nos jours, se mêler des affaires des autres était devenu un tel crime ! Mais, et alors ? L’indifférence tue, là où il aurait suffi d’un rien pour éviter le drame. Elle serait ce rien. Elle avait déjà un plan.
Chaque année, son petit-fils, Nat, devait vendre des billets de tombola pour l’école. Le premier prix était un voyage pour deux à Haddington, en Écosse (les villages étaient jumelés, le voyage avait lieu à cet endroit chaque année). Henriette l’enverrait sonner à la porte de Louise. Elle était sûre que sa voisine achèterait au moins un billet. Les Mercier gagneraient-ils ? Sans doute pas. Mais Henriette avait des économies. Quoi qu’il arrive, Louise partirait avec Paul. Et qui sait ? Perdus dans les Highlands, peut-être commenceraient-ils à redécouvrir ce qu’elle, depuis son balcon, n’avait jamais cessé d’admirer : l’amour débordant qui les unissait l’un à l’autre.
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Après Paul et Louise dont l’affection et la tendresse lui donnaient du courage, Henriette portait toujours son attention vers la seconde maison, celle d’Andrée et de Dan. Et souvent, ses mains se crispaient d’appréhension. Le bonheur était absent de cette demeure-là.
Andrée était belle. Une beauté surannée. Douce et fragile. Quand elle avait emménagé avec son mari, deux ans plutôt, elle était vive, joyeuse. Son rire clair résonnait souvent jusqu’aux oreilles usées d’Henriette, lui arrachant un sourire involontaire. Mais depuis peu, Andrée ne riait plus. Dan la trompait. Elle le sentait. Cela se voyait dans ses hésitations face aux caresses de son époux, dans le léger froncement de ses sourcils quand il rentrait trop tard. Henriette, elle, savait. Elle avait vu l’autre femme, un week-end, alors qu’Andrée était à l’étranger. Elle était jolie, mais un rien vulgaire. La sexagénaire n’avait pas compris comment on pouvait préférer une femme comme ça à Andrée. Ni comment, d’ailleurs, on pouvait vouloir s’occuper de sa maîtresse dans le lit de son épouse. Une blessure supplémentaire pour Andrée, si elle l’apprenait. Les hommes manquaient cruellement de délicatesse, parfois.
Un matin, Andrée avait demandé une explication à son mari. Sans entendre ses mots, Henriette avait deviné à ses gestes que Dan niait, puis accusait. La jeune femme avait fini en larmes, le suppliant de la pardonner d’avoir si peu confiance en lui. Sa voisine en aurait pleuré de rage. C’était odieux. Ce jour-là, Henriette avait été à deux doigts de tout révéler. Au dernier moment, cependant, elle avait hésité. Comment être sûre que ce qu’elle s’apprêtait à faire n’allait pas aggraver les choses ? Avait-elle le droit de briser ce couple dont, au fond, elle ne savait rien ? Dans le doute, Henriette s’était abstenue. Avaient alors suivi de longues semaines durant lesquelles, le cœur rongé d’angoisse et de culpabilité, elle avait regardé le couple se détruire, tout en veillant de son mieux sur Andrée. C’était des attentions toutes simples : prendre le temps, quelques minutes, pour parler avec elle chaque matin ; l’inviter à la maison pour qu’elle puisse être un peu avec les petits. Andrée adorait les enfants. Auprès d’eux, elle souriait. Mais cela ne suffisait plus. Il y avait trop de douleur dans les yeux de la jeune femme. Henriette commençait à avoir peur.
Et puis, un miracle s’était produit. Marc, toujours facteur, avait un jour interverti le courrier d’Andrée avec celui du troisième voisin d’Henriette, le jeune Axel. Marc devenait vieux. De l’avis d’Henriette, il aurait dû prendre sa retraite depuis des années. Sa manière bien à lui de faire la tournée rendait fou tout le quartier. Un matin mémorable, il avait même placé l’ensemble du courrier de la rue dans la boîte de la pauvre madame Fernandez. Celle-ci avait dû faire la distribution à sa place, ce qui lui avait pris une bonne demi-journée et nécessité l’aide de la moitié des habitants. Elle en riait encore.
Henriette, d’habitude, ne riait pas. C’était plus qu’agaçant de devoir se rendre à la poste deux fois par semaine pour savoir si personne n’avait rapporté du courrier pour elle. Mais enfin, cette fois-là, elle aurait bien embrassé Marc pour être un tel distrait. Parce que, en se trompant, le facteur avait obligé Andrée à aller frapper à la porte de son voisin, or cette rencontre-là avait fait des étincelles.
Axel devait avoir vingt-trois ou vingt-quatre ans. Il avait emménagé quelques mois plus tôt, alors qu’il terminait tout juste ses études. Sa vieille voisine ne savait pas trop ce qu’il voulait faire dans la vie, mais, ce qui était sûr, c’est qu’il ne semblait pas pressé de commencer à travailler. Il passait le plus clair de son temps à jouer de la guitare ou du violon sur sa terrasse, sans souci de rien. D’accord, il fallait admettre qu’il jouait drôlement bien, mais quand même. Les gens jasaient. Henriette, elle, l’adorait. Avec son sourire à fossettes et ses yeux pétillants, il lui rappelait son vieux Charles du temps de leur jeunesse. La moitié de ses petites-filles, les grandes, les adolescentes, étaient folles de lui. Il faudrait d’ailleurs qu’Henriette veille à ce qu’elles n’apprennent pas trop vite ce qui se tramait dans le cœur de leur idole, sans quoi elle suspectait que la fréquence de leurs visites allait chuter dramatiquement. Parce que voilà. Depuis le fameux jour du courrier, Axel était amoureux d’Andrée.
Du haut de son perchoir, Henriette n’en avait pas perdu une miette. Plus menue que jamais, son paquet de lettres à la main, Andrée était allée sonner chez le garçon dont la musique rythmait la vie du quartier. Il était passé midi, mais cela n’avait pas empêché Axel d’ouvrir à moitié habillé, les cheveux en bataille, tout juste sorti du lit. Gênée, Andrée lui avait tendu ses enveloppes sans oser le regarder, lui demandant sans doute s’il n’avait pas, par hasard, reçu les siennes. Le jeune homme avait été comme pétrifié, posant sur elle le regard des enfants le matin de Noël. Émerveillé. Il lui avait fallu de longues secondes avant de lui répondre, tant et si bien que la jeune femme avait dû reposer sa question. Du coup, il avait sauté vers sa boîte aux lettres pour en extraire le contenu et le tendre à sa visiteuse, sans même regarder si c’était bien ses lettres qu’il lui remettait. Et Andrée, qui depuis des mois ne souriait plus, avait ri.
Dans le cœur de la vieille femme qui les observait, un barrage avait cédé. Elle savait, désormais, ce qu’elle devait faire. C’était si évident. Juste sous son nez, depuis le début. Et Dan pouvait bien aller au diable ! Depuis cette date, au moins une fois par semaine, quand la tristesse l’emportait sur le visage Andrée, Henriette guettait le facteur à l’entrée de la rue. Elle lui proposait de prendre le courrier pour ses voisins en même temps que le sien. Il lui remettait toujours, ravi, sans doute, de ce temps gagné. Alors, elle inversait les deux piles de lettres et observait son œuvre.
Axel se levait plus tôt, ces temps-ci. Et la première chose qu’il faisait était de se précipiter vers sa boîte. Son sourire, à lui seul, quand il découvrait une lettre pour sa voisine aurait suffi à rassurer Henriette si seulement elle avait douté du bien-fondé de ses actes. Ce n’était pas le cas. La semaine dernière, Andrée avait invité le jeune homme à rester déjeuner lorsqu’il était arrivé avec ses lettres, plaisantant sur l’étourderie du facteur. Elle avait ri presque tout le temps qu’avait duré sa visite. Hier, Henriette l’avait entendue chanter dans son jardin. Bientôt, le bonheur qui grandissait en elle serait suffisamment fort pour qu’elle ose affronter Dan. Bientôt, elle aimerait assez pour trouver le courage de déployer ses ailes.
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Par la fenêtre de sa camionnette, Marc regardait la femme dont il était amoureux depuis toujours penchée à son balcon. Il savait parfaitement ce qu’elle était en train de faire, ses jumelles à la main. Il ne le lui reprochait pas, mais il aurait bien aimé qu’elle se montre un peu plus discrète. Elle finirait par avoir des ennuis, si elle ne faisait pas un peu attention. Pour commencer, elle ferait bien de se redresser un peu, si elle ne voulait pas risquer une mauvaise chute. Elle n’avait plus quinze ans, bon sang! Pourtant… Qu’elle était belle, qu’elle était vibrante de vie, son Henriette, lorsqu’elle se mêlait des affaires des autres. Pour la millième fois, Marc se demanda s’il avait bien fait de l’encourager dans cette voie. Il n’aurait peut-être pas dû s’arranger pour qu’elle voie la lettre d’admission à l’université de la petite Clara. Mais, avant de savoir ce qui se tramait chez les Mercier, Henriette se rongeait les sangs pour eux. Et Marc n’avait jamais pu la savoir malheureuse. Cela avait été une telle joie, pour elle, le jour où les deux époux étaient revenus de leur voyage en Écosse, plus sereins et plus forts face au départ de leur fille. Et puis, même sans Henriette, la belle Andrée ne méritait-elle pas de trouver le bonheur ? Se tromper de boîte aux lettres ne lui coûtait rien, à part quelques remarques amusées ou agacées des habitants du village. Pourquoi n’aurait-il pas essayé ? Après tout, il l’avait bien fait pour madame Fernandez quand, à la suite de son opération, elle avait commencé à s’enfermer chez elle, en refusant de voir du monde. Et madame Fernandez ne lui était rien. Alors qu’Henriette, il aurait fait n’importe quoi pour la rendre heureuse. Cela ne justifiait-il pas un rien d’indiscrétion ?
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