En ce début du mois de janvier, le froid s’était installé sur le pays. Un froid sec et vif qui laissait tous les matins la gelée blanche sur les champs et sur les chênes. Les branches noires des pins ponctuaient les collines, et soulignaient la transparence de l’air. Le soleil du matin jouait avec les cristaux de glace et relevait les traces laissées par la sauvagine durant la nuit. Il ne lui fallait pas longtemps néanmoins pour en venir à bout et, dès dix heures, le manteau blanc avait disparu là où il pouvait l’atteindre. Par contre, sous les arbres et à l’ubac, il résistait, et la terre elle-même était gelée. Dans les zones les plus froides, les ruisseaux étaient décorés de franges de glace, donnant comme un air nordique à ces paysages méditerranéens. Le mistral avait soufflé pendant six jours et rendait encore plus insupportable la morsure du froid à ceux qui devaient être dehors pour tailler les vignes, les doigts gourds et recommençant sans cesse le même geste. On les voyait, solitaires, au milieu des forêts de ceps nus, avancer régulièrement, brisant de leurs pas lourds les mottes de terre gelées ; les seuls qui osaient braver la température. Le mistral avait soufflé pendant six jours accentuant l’impression de froid et s’immisçant sous les vêtements les plus chauds. Tous attendaient le septième jour, croyant comme fer au proverbe qui dit que ce vent démon souffle trois, six ou neuf jours.
Le septième jour, le mistral était tombé. C’était comme si la vie se réveillait après une longue hibernation. Dès le matin les rues du village s’étaient remplies. Le vent avait laissé derrière lui un ciel d’un bleu comme un cri. Aucune brume ne venait troubler la vision. On commençait à voir par la campagne quelques fumées là où les paysans brûlaient soit les sarments de vignes, soit les bas-côtés des champs. Ces colonnes montaient droites vers le ciel pur comme pour s’y noyer.
Marcel s’était levé de bonne humeur ce matin-là, il avait espéré la chute du vent, et elle était là. Cela faisait plusieurs jours qu’il voulait aller aux truffes avec son chien. C’était la première année qu’il l’avait, et il voulait lui apprendre à les trouver. Pour cela, il devait d’abord en trouver lui-même avec la méthode traditionnelle, à la mouche, et il fallait une atmosphère calme, pas de vent. Il avait bien plu en juin et en août, il devait y en avoir beaucoup, à attendre sous la terre la main du découvreur. Marcel n’avait pas de chênes truffiers sur ses terres, il devait aller explorer ceux qui se trouvaient dans la colline et qui n’appartenaient à personne. Au moins c’est ce qu’il disait. Il avait eu quelques mots avec Honoré sur le sujet. Il irait en début d’après-midi, quand le soleil serait au bon niveau pour pouvoir repérer le vol des mouches. Ce matin, il irait finir de tailler le morceau de Mathilde qui ne se trouvait pas très loin de la colline où se trouvaient les truffières, la colline d’Honoré.
Vers midi, Marcel avait fini son travail, taillé les ceps et ramassé les sarments. Il fit un feu pour les brûler, et en profita pour se faire comme déjeuner une roustide. Il avait pour cela apporté un morceau de pain qu’il fit griller sur les braises, une petite bouteille d’huile d’olive nouvelle, quelques gousses d’ail et des olives au sel. Une fois le pain grillé, il frotta l’ail dessus, les olives, et y versa enfin l’huile encore verte de sa jeunesse. C’était le plat qu’il fallait pour la saison. Assis à proximité du reste du brasier, il contemplait la campagne vide, comme éteinte par le frimas. Il avait choisi une place au soleil. Le chien à ses côtés était allongé sur les pierres blanches, profitant de la chaleur de midi.
Vers deux heures il partit pour les truffières. C’était un chemin assez long car il ne tenait pas à se faire voir. Il passerait par le vallon des Guègues, pour remonter jusqu’au col, descendrait par le petit bois de pins, et arriverait enfin sur les anciennes terrasses d’oliviers, abandonnées depuis longtemps, et sur lesquelles il savait que des chênes truffiers avaient prospéré.
La transition, du coteau ensoleillé au vallon fut rude. Le ruisseau courait au travers de bosquets d’yeuses qui empêchaient le soleil d’y pénétrer. La glace était jusque sur le chemin, et craquait à chacun de ses pas. Vers le sommet, la végétation devenait encore plus dense, et le chemin se perdait dans des champs de salsepareilles qu’il fallait écarter de la main pour avancer. Les mains rendues gourdes par le froid, cela devenait de plus en plus pénible. Il se reposa quelques instants sur une ancienne charbonnière. C’était étrange que les lieux où avaient été édifiés ces bûchers restent sans végétation aucune pendant des décennies, comme si le charbon avait définitivement brûlé la terre qui en conservait encore les stigmates et qui était devenue noire. Seuls quelques filaments de mousses ou de lichen se hasardaient à les conquérir.
Arrivé de l’autre côté du versant, on était dans un autre monde. Ici, c’était les pins qui régnaient. Le soleil coulait à flots au travers des branches tordues qui s’élevaient, dénudées, comme des prières vers le ciel. Il fallait ici faire attention où l’on marchait. Les branches tombées à terre, les souches, les rochers étaient autant de pièges qui pouvaient vous faire tomber. Il fallait marcher prudemment, et surtout ne pas faire de bruit. Il ne fallait pas se faire remarquer. Le chien avait semblé comprendre lui aussi, et alors qu’il gambadait lors de la montée, il suivait maintenant son maître pratiquement dans ses jambes.
Marcel arriva aux terrasses par le bas. Il devait rejoindre celles qui étaient les plus hautes en passant par le bord des champs, là où il y avait un peu de végétation pour le cacher. La plupart des murs étaient encore debout, témoignant de la qualité du travail patient de ceux qui il y a longtemps, avaient peiné sur cette terre. Devant passer en dehors des chemins, il dut les escalader, et souvent aider le chien qui n’était pas suffisamment grand pour les sauter. Les anciens oliviers, qui avaient dû être travaillés amoureusement par ceux qui les avaient plantés si loin du village, avaient survécu, mais étaient envahis de salsepareilles et de ronces. Leurs ramures, non taillées, donnaient comme un air de liberté à leur port. Quelques olives étaient encore sur les branches, toutes flétries du gel. Les herbes sauvages, brûlées par le froid, décorées de perles de rosée glacée, recouvraient les anciens labours. Ils s’approchaient des truffières.
Elles étaient là, sur la dernière terrasse. Quatre ou cinq chênes verts qui semblaient comme plantés par un jardinier méticuleux qui aurait enlevé toute herbe de leurs pieds pour mieux les mettre en valeur. C’était à ce rond dépourvu de végétation que l’on reconnaissait une truffière. La maladie des racines de l’arbre, qui donnait naissance à ce fabuleux champignon, tuait aussi tout le reste. Du bord du champ, Marcel pouvait voir que personne n’était encore passé. Après ces six jours de mistral, il était le premier à venir. De toute façon, peu de monde connaissait cet endroit. L’éclairage était parfait, en commençant par l’Est, il pourrait toutes les faire en étant face au soleil. Il fallait que le chien ne vienne pas piétiner le brûlé avant qu’il ne localise les truffes. Il était obéissant, il resterait sur la lisière. Il fallait d’abord préparer de quoi tapoter la terre pour faire peur aux mouches. La truffe se tapit à quelques quinze ou vingt centimètres sous la surface. Une mouche vient y pondre et, pour cela, fore un puits à la verticale. Quand le soleil est là, la mouche est souvent au-dessus du puits. Si elle est dérangée, elle s’envole et trahit donc son hôte. Il suffit de marquer le point de départ d’une pierre, et ensuite on continue l’exploration, méthodiquement. Une branche de romarin fit l’affaire, et Marcel commença son exploration.
Au bout d’une heure, il avait placé cinq pierres. Il appela le chien et s’agenouilla à la première. Il lui fit sentir la terre, et commença ensuite à gratter avec un tournevis qu’il avait apporté pour cela. La terre était encore gelée, mais le travail avançait vite. Quand il eut creusé cinq centimètres, il prit un peu de terre dans ses mains et la sentit. La truffe était là, dessous. La terre embaumait cette odeur si particulière. Il fit de nouveau renifler la terre au chien qui commençait à vouloir lui aussi gratter pour voir ce qui pouvait bien donner cette odeur. C’est à la main, pour être sûr de ne pas abîmer le précieux champignon que Marcel termina de creuser, le nez tout sali de la terre bien grasse qui avait donné naissance à ce trésor. Il prit la truffe dans ses mains, elle devait bien peser cent cinquante grammes. C’était un excellent début. Il en coupa un morceau qu’il donna au chien. Il fallait faire des sacrifices pour lui apprendre. Il se leva, et se dirigea vers la deuxième pierre.
Le coteau où se trouvaient les terrasses était un des versants d’un grand vallon qui descendait vers le village. Autrefois tout avait été cultivé ici, on distinguait des traces de murs de pierres sèches et de chemins sur tout le territoire. De l’autre côté, à l’ubac, un vieux jas démoli semblait monter la garde au milieu de quelques pins rescapés du feu qui avait effleuré la zone quelques années auparavant. Au milieu, un chemin charretier montait jusqu’au col. Il avait été autrefois utilisé par les nombreuses familles vivant dans les collines, pour le ravitaillement, et pour écouler leurs maigres récoltes. Par endroits, on voyait encore dans le rocher les ornières gravées par les roues cerclées de fer des tombereaux lourdement chargés. Aujourd’hui il n’était plus emprunté que par quelques promeneurs l’été et par les chasseurs de l’automne au printemps. Le coin était connu pour regorger de sangliers, et le col était un passage de grives. Le calme régnait. Le froid rendait tous les sons clairs et cristallins. Le soleil commençait à décliner. Marcel et son chien pouvaient se croire seuls au milieu de cette nature sauvage mais accueillante.
Le bruit que fit le coup de feu se répercuta de haut en bas du vallon, l’écho remplit l’espace comme un orage d’été. Tout se figea. Le chien, surpris, prit peur et se réfugia auprès de son maître.
On trouva le corps de Marcel, veillé par son chien frigorifié et affamé, deux jours plus tard. Son sang avait pénétré la terre, et s’était figé dans le froid et l’oubli. Il avait encore une truffe dans la main ; trésor éphémère, improbable raison de mourir.
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