peinture de otto dix
Mon très cher ami,
Je vous écris enfin après quelques mois de silence, et je suis un peu penaud de n’avoir pas répondu à votre dernière missive plus tôt. Les temps sont durs, et j’ai dû faire face à diverses péripéties qui m’ont conduit à me déplacer assez souvent. Mais ce n’est certainement pas une excuse. Sachez néanmoins que vous avez toujours été très présent à mon esprit, et que souvent, le souvenir de nos discussions a été un réconfort dans l’adversité.
Si je vous écris précisément aujourd’hui, c’est aussi que ce qui s’est passé hier m’a profondément affecté, et me pousse à répondre enfin à votre question concernant le tableau figurant dans l’entrée de mon appartement parisien. J’ai souvent éludé la question, mais je ne le puis plus, et je veux pouvoir témoigner de cette histoire fantastique. Vous serez, s’il m’arrive malheur, le dépositaire de cette confession.
Tout a commencé quand j’avais quatorze ans. Comme vous le savez, et cela a été la cause de notre première rencontre au lycée, je parle avec l’accent de Provence. Cet accent a été acquis dans un petit village du haut var dont je suis originaire. Vous ne le trouverez pas sur une carte, Châteauneuf-les-Moustiers a disparu, ses habitants tués ou partis vers des lieux meilleurs. Il était situé sur les montagnes qui marquent l’entrée des gorges du Verdon, ce grand canyon qui peut rivaliser, j’en suis sûr, à ce que l’on trouve dans les Amériques. Il surplombait la partie la plus effrayante de ce profond torrent, le Point Sublime. Ici se trouvent des falaises de plusieurs centaines de mètres de haut, tombant dans une eau verte et froide.
Nous étions souvent au pied des falaises, l’été, nous les enfants, pour nous amuser à plonger dans l’eau glacée qui vous enserrait comme une pieuvre, et vous laissait, épuisé, sur la berge ensoleillée, sous le chaud soleil de ces régions. Nous étions toute une bande cette après-midi-là, je devais être le plus âgé, j’avais cette chance. Vers six heures, nous décidâmes de rentrer, et nous empruntâmes le chemin de pierres qui rejoignait le village.
Oh, il n’était pas bien gros ce village ! Il avait été laissé à l’écart de la nouvelle route qui rejoignait la Palud-sur-Verdon, et il déclinait petit à petit. Il faisait encore chaud, et la pente était rude ; nous entendîmes soudain le bruit d’une cavalcade sur les pierres plates. Il y avait encore beaucoup de chevaux à l’époque et cela ne nous surprit pas, nous nous rangeâmes sur le côté tout en continuant à discuter. Ce n’est qu’au bout de quelques minutes, surpris de n’avoir pas été dépassés, que nous nous retournâmes pour voir l’attelage qui nous avait alertés.
Nous avons alors été saisis d’effroi, ce qui montait sur la route, c’était une vision d’enfer. Un cheval, entouré d’une brume qui laissait croire à un mirage s’approchait, décharné, les yeux grands ouverts, aveugles, ses côtes apparaissaient sous sa peau flasque, des traces de coups zébraient son corps émacié, une vision de cauchemar. Mais ce qui le chevauchait était encore pire, un être difforme, au rictus s’ouvrant sur une cavité noire, nu sans doute, les doigts réduits à des os à peine recouverts de lambeaux de peau, la poitrine, celle d’un déterré. Dès que nous nous retournâmes, ils accélérèrent le pas et nous dépassèrent. Le bruit des sabots sur les pierres résonne encore dans mon esprit.
Nous revînmes au village en courant, personne ne crut à notre histoire, et je me rappelle encore l’air outré de ma mère qui croyait que nous avions inventé une histoire pour leur faire peur alors que les temps étaient si durs. Malgré ceci, c’est peut-être la dernière image que je garde de ma mère presque heureuse.
Ce n’est que quelques jours plus tard que la nouvelle nous arriva ; je ne sais pas exactement combien, j’étais jeune et insouciant à l’époque, et le temps avait une autre qualité. Mais la nouvelle arriva, le dix juin mille neuf cent dix-sept, tous les hommes du village, les dix-neuf qui étaient partis, étaient morts lors d’une offensive allemande sur le front des tranchées. Le village devint d’un coup un village de veuves, désespérées, sans ressources. Je ne vais pas vous raconter dans le détail la suite, cela est de plus confus dans mon esprit, mais nous partîmes tous, et ça a été la mort du village.
Aujourd’hui, vous y trouveriez encore quelques pans des murs qui faisaient des maisons dans lesquelles il faisait bon vivre en famille. L’église est debout, sur la place qui avait vu tous nos jeux d’enfant, le monument aux morts que personne ne vient plus fleurir reste comme un ultime témoignage, les noms de familles entières y ont été gravés. Le mien y figure, celui de mon père et de mes deux frères. Ma mère n’a jamais accepté leur disparition, quand elle mourut, cinq après, elle les attendait toujours. Je fus placé chez mon oncle à Aix, là où nous nous sommes rencontrés, et je n’ai plus jamais remis les pieds à Châteauneuf-les-Moustiers.
Dans cet après-guerre fou, j’avais oublié la vision de cauchemar qui nous était apparue en ce jour funeste. Je l’avais oubliée jusqu’à notre voyage d’études à Berlin dix ans plus tard. C’était en septembre mille neuf cent vingt-cinq, rappelez-vous. Nous étions partis pour parfaire notre allemand, et visiter les grands musées de la capitale de l’ancien ennemi. Déjà, vous étiez militant politiquement, et vous avez passé plus de temps à discuter avec quelques groupuscules qui s’opposaient à la montée du nationalisme germanique qu’à visiter les expositions.
C’est peu avant notre départ que, par hasard, je visitai une exposition d’œuvres faites par des artistes ayant fait la guerre de quatorze. Quelle ne fut pas ma stupeur quand je vis, comme pièce principale de l’événement, un tableau représentant exactement le cavalier et la monture qui nous avaient autant effrayés là-bas, sur les rives du Verdon ! Tout y était, les formes, les couleurs, l’apparence, l’effroi que je ressentais à nouveau. Il s’agissait d’un tableau d’Otto Dix, un peintre, engagé dès le début de la guerre, et qui l’avait faite comme mitrailleur en première ligne, pendant toute sa durée. Une bibliographie figurait dans une petite brochure donnée à l’entrée. Il était écrit que le peintre avait eu l’idée de ce tableau lors de la grande offensive du six juillet mille neuf cent dix-sept.
Une fois rentré à Paris, j’ai contacté un ami peintre pour lui demander de m’en faire une copie. C’est cette copie qui figure dans l’entrée de mon appartement, et sur laquelle vous m’avez si longuement questionné. Comment en effet supporter une telle vision de cauchemar chaque fois que l’on rentre chez soi ? Mais vous voyez, pour moi, derrière l’horreur, et le pardon, que représentaient pour moi cette scène, je revoyais les jours heureux où j’étais avec mon père, mes frères, les jours heureux où ma mère me prenait dans ses bras quand ils me taquinaient. Mais ce n’est pas la raison qui m’a poussé à vous écrire. Avant d’y venir, je dois vous raconter un autre événement pour lequel la mort sur son cheval est intervenue.
C’est beaucoup plus tard, et c’est vous qui en avez été l’instrument. Vous étiez en Espagne, aux côtés des républicains. De temps en temps vous pouviez me faire parvenir quelques nouvelles de vous et du cours de la guerre. Je les utilisais pour essayer de réveiller l’opinion publique, en vain. Un jour, vous me fîtes parvenir la photographie d’un village qui avait été rasé par les partisans de Franco, aidés par l’aviation allemande : Guernica, la ville martyre. Quand j’ouvris la lettre, la photographie tomba, je la ramassai, et me figeai sur place. Là, au milieu de la rue, le cheval, et son cavalier, le cheval d’Otto Dix, le cheval de mon enfance, ce qui avait détruit ma famille. Je courus montrer l’image à mon épouse, elle ne distinguait rien de ce que je lui décrivais, elle ne voyait qu’une rue vide, bordée de ruines. J’ai gardé l’image, je l’ai montrée plusieurs fois, je suis le seul à voir le couple.
Quelques mois après, je visitai quelques amis qui connaissaient Picasso, le sujet de la conversation tomba sur Guernica. Ils me parlèrent de la commande que le grand peintre avait reçue des républicains pour faire en sorte que le sort de cette ville ne fût jamais oublié. Ils me parlèrent de son tableau. Je ne le vis que deux ou trois ans plus tard, une reproduction dans un magazine d’art. Au milieu du tableau, je fus à peine surpris de voir le cheval dessiné dans un paroxysme de souffrance. Picasso n’avait peut-être pas été là-bas, je ne sais pas s’il a eu en sa possession la même image que moi, mais j’étais sûr que nous partagions le même secret, au-delà de la guerre, c’était cette créature qui avait décidé de l’annihilation de la ville espagnole.
Je ne sus que faire de cette découverte, dans la débâcle de la guerre d’Espagne, je n’ai pas voulu vous inquiéter avec ces histoires. Nous vivions une époque pleine de menaces, les peuples semblaient décidés à refuser de voir la réalité en face, soit en se réfugiant dans un pacifisme bêlant, soit en allant chercher dans un hypothétique glorieux passé la raison de leur fierté, et la justification de leurs actes abominables.
En même temps, un matérialisme effréné laissait penser que tout se résoudrait par la vertu du progrès, que le progrès apporterait la richesse, et empêcherait la guerre, car il la rendrait trop meurtrière. Vous n’y croyiez pas bien sûr, et souvent je vous vis vous enflammer contre le laissez-faire général, contre le renoncement aux principes fondateurs. Je ne pouvais vous suivre sur toutes les conclusions que vous en tiriez, mais j’étais de tout cœur avec vous sur les constats qui s’imposaient.
J’en arrive à la fin de ma lettre, j’espère que vous comprenez maintenant pourquoi j’ai toujours été si prudent, et si secret sur cette affaire. J’en arrivais à douter parfois de ma santé mentale. Mais hier, je crois avoir eu la preuve que si quelque chose il y a, je ne suis pas le seul à le voir.
Je me promenais dans la rue principale, devisant avec des compagnons d’infortune, quand nous fûmes interrompus par le bruit d’une cavalcade. Nous nous retournâmes tous les trois, mais je savais déjà ce que nous allions voir. La mort était là, descendant au grand galop la rue, nous recouvrant de poussière à son passage. Tous les trois nous l’avions vue, nous en discutâmes longuement, je ne leur dis rien. Je ne sais pas pourquoi.
Je n’arrive pas à me décider entre prendre au sérieux cette vision, comme mon cœur me le suggère, et proposer d’évacuer d’urgence le village, ou bien l’oublier, la cataloguant dans les cauchemars que la situation actuelle fait naître chez tous les patriotes. Écrire cette lettre m’a permis de rationaliser, vous êtes encore venus une fois à mon aide. Tout cela n’a pas de sens, ce n’est qu’une succession de coïncidences. Je vais poster cette lettre, et ensuite, en pensant à vous, à nos discussions enflammées sur l’art ou la politique, je dégusterai un reste de cognac.
Je reste, vous le savez, votre très humble serviteur.
Oradour-sur-Glane, le six juin de l’an mille neuf cent quarante-quatre
TGV entre Paris et Toulon, le 12 février 2008
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